Kholstomier/Chapitre3

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 6p. 153-158).
◄  II.
IV.  ►


III

Le soleil, déjà au-dessus de la forêt, brillait gaiment sur l’herbe et sur les méandres de la rivière. La rosée diminuait et se condensait en gouttes ; la légère vapeur du matin se dispersait comme une fumée. Les nuages se pommelaient, mais il ne faisait pas encore de vent. Derrière la rivière, s’étendaient les seigles verts, enroulés, et l’on sentait l’odeur de la verdure fraîche et des fleurs ; le coucou chantait dans la forêt, et Nester, allongé sur le dos, calculait combien il avait encore d’années à vivre. Les alouettes voletaient sur le seigle et dans la prairie. Le lièvre retardataire égaré au milieu du troupeau bondissait dans l’espace, s’arrêtait près du buisson et écoutait. Vaska dormait, la tête enfouie dans l’herbe. Les jeunes juments s’écartant de lui encore davantage se perdaient en bas. Les vieilles, en hennissant, faisaient dans la rosée des taches fraîches et choisissaient des places où personne ne les gênait. Mais déjà elles ne mangeaient plus et goûtaient seulement les petites herbes fines. Tout le troupeau, insensiblement, s’avancait dans la même direction.

Et de nouveau, la vieille Jouldiba marchait lentement devant les autres, leur montrant la possibilité d’aller plus loin. La jeune et noire Mouchka, qui avait son premier poulain, hennissait sans cesse et, en levant la queue, s’ébrouait sur son poulain gris. La jeune Atlassnaia, au poil lisse et brillant, la tête tellement baissée que son toupet, noir comme de la soie, lui couvrait le front et les yeux, jouait avec l’herbe et frappait avec sa patte velue mouillée de rosée. Un des poulains plus âgés, imitant sans doute quelqu’un, soulevait pour la vingt-sixième fois sa petite queue courte, galopait autour de sa mère qui, habituée déjà au caractère de son fils, mangeait tranquillement l’herbe et seulement, de temps en temps, lui jetait un regard oblique de son grand œil noir.

Un des plus petits poulains, noir, avec une grosse tête, le toupet en avant, entre les vieilles, la petite queue tournée encore du même côté que dans le ventre de sa mère, l’oreille dressée, fixait ses yeux inexpressifs, sans changer de place, sur le poulain qui galopait, et se reculait sans qu’on sût s’il enviait ou blâmait que l’autre fit ainsi. Quelques-uns tétaient en avançant le nez ; d’autres, on ne sait pourquoi, malgré les appels de leurs mères, couraient d’un petit trot gauche, d’un côté tout opposé, comme s’ils cherchaient quelque chose, et ensuite, on ne sait encore pourquoi, s’arrêtaient et s’ébrouaient d’une voix désespérée et perçante. D’autres, par-ci, par-là, étaient allongés sur le flanc ; d’autres apprenaient à mâcher l’herbe et quelques-uns se grattaient l’oreille avec la patte de derrière. Deux juments, encore pleines, marchaient à part ; elles déplaçaient lentement leurs pattes et mangeaient encore. On voyait que leur état était respecté des autres, et personne, parmi la jeunesse, n’osait venir près d’elles et les déranger. Si une dévergondée voulait les approcher, alors un mouvement de l’oreille et de la queue suffisait pour lui montrer toute l’inconvenance de sa conduite.

Les étalons, les juments d’un an, jouant déjà aux personnages sérieux, sautaient rarement et se réunissaient en joyeuse compagnie. Ils mangeaient l’herbe lentement, en courbant leur long cou de cygne, et comme s’ils avaient eu des queues, en agitaient le tronçon. Comme les grands, quelques-uns se couchaient, se roulaient, ou se grattaient l’un l’autre. La compagnie la plus gaie était formée de juments de deux et trois ans, des célibataires. Elles marchaient presque toutes ensemble et formaient une foule joyeuse de vierges. On entendait parmi elles les piaffements, les cris aigus, les ébrouements, les hennissements. Elles se réunissaient, les têtes des unes sur le dos des autres, se flairaient, sautaient, parfois soulevaient la queue toute droite et, ni trot, ni galop, avec feinte et coquetterie, couraient devant les camarades. La plus belle de toute cette jeunesse, était une polissonne de jument baie. Tout ce qu’elle faisait, les autres le faisaient aussi. Où elle allait, la foule des autres allait aussi. La polissonne était, ce matin, d’humeur particulièrement gaie. L’humeur gaie l’avait empoignée comme elle empoigne les hommes. Encore en buvant, en plaisantant sur le vieux, elle avait couru le long de la rivière ; feignant de s’effrayer de quelque chose, elle reniflait, puis galopait à toutes jambes par la prairie, si bien que Vaska devait courir après elle et les autres qui la suivaient. Ensuite, quand elle eut un peu mangé elle se mit à se rouler, à agacer les vieilles en les devançant, puis ayant séparé un poulain de sa mère, elle se mit à courir après lui, comme pour le mordre. La mère, effrayée, cessa de manger, le poulain cria d’une voix plaintive, mais la polissonne ne le touchait pas, elle l’effrayait seulement et donnait le spectacle à ses compagnes qui regardaient avec sympathie ces taquineries. Ensuite, elle se mit à tourner la tête au cheval gris d’un paysan qui, de l’autre côté de la rivière, traînait la charrue dans un champ de blé. Elle s’arrêta fièrement, un peu de côté, dressa la tête, se secoua, hennit longuement d’une voix douce et tendre. Dans ce hennissement de la polissonne s’exprimaient un sentiment et une certaine tristesse : on y sentait le désir et la promesse de l’amour, et la tristesse de l’attente.

Un râle de genêt, en courant d’un endroit à l’autre dans la rosée épaisse, appelait sa compagne d’une voix passionnée ; le coucou et la caille cherchaient l’amour, et les fleurs s’envoyaient l’une à l’autre, sur l’aile du vent, leur poussière parfumée.

« Et moi aussi, je suis jeune, belle et forte, disait le hennissement de la polissonne, et jusqu’ici je n’ai pas éprouvé la douceur de ce sentiment ; non seulement je ne l’ai pas éprouvée, mais pas un seul amoureux ne m’a encore vue ».

Et le hennissement expressif, triste, jeune, se propageait en bas dans le champ et, de loin, arrivait jusqu’au petit cheval gris. Il dressait les oreilles et s’arrêtait.

Le paysan le frappait de son lapot, mais le petit cheval, charmé du son argentin du hennissement lointain, hennissait aussi. Le paysan se fâcha, le tira par la guide et le frappa d’un tel coup de lapot dans le ventre qu’il n’acheva pas son hennissement et avança. Mais le petit cheval gris ressentait de la douceur et de la tristesse et, des blés lointains, pendant longtemps encore, arrivait jusqu’au troupeau, avec le son d’un hennissement passionné, la voix irritée du paysan.

Si le petit cheval avait pu, au son de cette voix, oublier tout, jusqu’à son service, alors qu’aurait-il fait s’il avait vu la belle polissonne, quand elle l’appelait, les oreilles dressées, les naseaux dilatés, humant l’air, prête à s’élancer, et tremblant de tout son corps jeune et beau ?

Mais la polissonne ne s’attardait pas longtemps à ses impressions. Quand la voix du cheval gris se tut, elle s’ébroua encore et, baissant la tête, se mit à creuser le sol avec son sabot, ensuite elle partit, pour éveiller et agacer le hongre pie.

Le hongre était le martyr et le bouffon de cette jeunesse heureuse. Il souffrait plus par elle que par les hommes. Il ne faisait de mal ni aux uns ni aux autres. C’était nécessaire aux hommes, mais pourquoi les jeunes chevaux le tourmentaient-ils ?