Légendes chrétiennes/L’enfant voué au diable et le brigand qui se fait ermite

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II


l’enfant voué au diable et le brigand qui se fait ermite.


Écoutez tous, et vous entendrez
Un conte qui est fort beau,
Et dans lequel il n’y a pas de mensonge,
Si ce n’est un mot ou deux, peut-être[1].


Il y avait une fois deux pauvres gens, mari et femme, mariés depuis longtemps. Mais ils n’avaient pas d’enfants, ce qui les chagrinait beaucoup. Cela faisait aussi que la plus grande union ne régnait pas toujours entre eux, et ils se querellaient assez souvent. Si bien que la femme s’écria, un jour, à la suite d’une de ces scènes de ménage :

— Je voudrais avoir un enfant, dût le diable l’emporter plus tard !

Quelques jours après avoir prononcé ces paroles coupables, elle se trouva enceinte, et, au bout de neuf mois juste, elle donna le jour à un fils, un enfant de fort bonne mine.

Elle avait un frère prêtre, qui fut le parrain de l’enfant et lui donna le nom de Maudès, comme lui-même.

Maudès venait à merveille et poussait comme la fougère, au printemps. Son parrain lui fit l’école de bonne heure, et il apprenait tout ce qu’on lui montrait. À l’âge de huit ans, on l’envoya à l’école, chez les moines d’une abbaye voisine. Il y allait seul tous les matins, portant dans un panier ses livres et son dîner, — du pain et du beurre, une crêpe, et quelquefois un peu de lard. Puis il s’en revenait, le soir, l’école finie. Un matin qu’il allait à son ordinaire à l’abbaye, en repassant sa leçon, le long de la route, et son panier à son bras, dès qu’il eut dépassé une croix de pierre qui se trouvait dans un carrefour, et devant laquelle il se découvrait toujours, un barbet noir sortit de derrière un buisson, vint droit à lui et, prenant le petit doigt de sa main gauche dans sa bouche, il se mit à le sucer et ne l’abandonna qu’à la porte de l’abbaye. Et tous les jours, désormais, quand il passait dans cet endroit, le barbet noir l’y attendait et lui suçait le petit doigt de la main gauche, jusqu’à la porte de l’école. L’enfant n’osait en rien dire, ni à ses parents, ni aux moines, parce que le chien noir l’avait menacé de le dévorer, s’il parlait. Mais, gai et joyeux jusqu’alors, il était devenu triste, silencieux, et maigrissait de jour en jour, d’une façon inquiétante. On avait beau l’interroger à ce sujet, il gardait le silence et se contentait de pleurer à chaudes larmes. Il en vint à un tel point qu’il faisait pitié à voir. Son parrain, à force d’insistances et de prières, réussit enfin à le faire parler, et il avoua tout. Le lendemain matin, comme Maudès se rendait à l’école, à son heure habituelle, le prêtre était caché derrière un buisson, au bord de la route, et quand il vit le barbet noir prendre dans sa bouche le petit doigt de l’enfant, il s’élança de sa cachette, et, s’avançant vers lui :

— Retire-toi, vilaine bête, et laisse en paix cet enfant, qui est mon filleul.

Le chien grogna, montra les dents, et, prenant la parole comme un homme, il dit :

— Cet enfant m’appartient ; quand il aura douze ans, je l’emmènerai chez moi, et en attendant, je viens tous les jours sucer son sang et la moelle de ses os, et cela me fait grand bien. Le prêtre fit sur lui le signe de la croix, et il se retira, en montrant les dents. Maudès revint alors à la maison, accompagné de son parrain, qui dit à sa sœur de préparer un grand repas pour le lendemain et d’y inviter tous leurs parents, des deux côtés. Ce qui fut fait.

Quand on fut à table, vers le milieu du repas, le prêtre, s’adressant à sa sœur, devant tous les convives, lui demanda si, un jour ou l’autre, elle n’avait pas formé quelque demande ou quelque vœu coupable.

— Je ne m’en souviens pas, dit-elle, mon frère, si ce n’est pourtant qu’avant de devenir enceinte, je dis un jour, dans un moment d’impatience et d’humeur, que si j’avais un enfant, peu m’importerait que le diable l’emportât plus tard.

— Hélas ! ma pauvre sœur, vous en aviez trop dit, et voilà d’où vient tout le mal. Vous avez voué votre fils au démon, et le triste état où vous le voyez aujourd’hui vient de ce que tous les matins, quand il se rend à l’école, le diable, sous la forme d’un barbet noir, lui prend dans sa bouche le petit doigt de la main gauche et suce son sang et la moelle de ses os.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria la mère, n’y a-t-il donc plus moyen d’empêcher mon pauvre enfant d’être damné dans l’enfer ?

— Hélas ! c’est bien difficile. Je ferai pourtant mon possible. Je donnerai à mon filleul une lettre pour un saint prêtre de mes amis, qui est plus savant que moi et qui peut-être pourra encore l’arracher aux griffes de Satan.

Maudès partit, muni de la lettre de son parrain, pour se rendre auprès de ce saint personnage. Celui-ci, après avoir lu la lettre, poussa un soupir et dit au jeune homme que sa science n’allait pas si loin, et qu’il lui faudrait s’adresser à notre Saint- Père le Pape lui-même.

Et Maudès, sans perdre courage, se remit en route vers Rome. Après beaucoup de mal et de peine, il arriva au terme de son voyage et alla aussitôt se prosterner aux pieds du Saint-Père et lui conta tout. Le Pape lui dit qu’il lui faudrait aller plus loin encore, jusqu’à un frère ermite qu’il avait et qui faisait pénitence, au milieu d’un bois. Et il ajouta, en lui donnant une boule d’or :

— Voici une boule d’or que je vous donne et que vous n’aurez qu’à suivre, car elle roulera d’elle-même devant vous et vous conduira jusqu’au seuil de mon frère l’ermite, qui est le plus saint homme et le plus savant qui soit au monde, et si celui-là ne peut pas vous sauver, vous n’avez pas besoin de vous adresser ailleurs, car vous êtes irrémédiablement perdu. Tous les jours son bon ange vient le visiter, converser avec lui, et lui donner des conseils et des leçons sur toutes les choses humaines et divines. Voici une lettre que vous lui remettrez et qui lui expliquera le but de votre visite. Allez, mon fils, et que Dieu soit avec vous.

Maudès se remit en route, marchant sur les traces de sa boule, qui le conduisit jusqu’au seuil de l’ermite.

— Salut, boule d’or de mon frère, dit le vieillard, en la voyant. Qu’y a-t-il de nouveau pour qu’il t’envoie vers moi ?

Maudès lui présenta la lettre du Saint-Père. Le vieillard la lut, réfléchit un peu, puis il dit :

— Restez passer la nuit dans mon ermitage, mon fils, et demain, quand mon bon ange viendra me rendre visite, selon son habitude, je le consulterai sur votre cas et lui demanderai si votre nom est inscrit sur le livre de vie.

Le lendemain, quand l’ange vint, l’ermite l’interrogea sur le cas du jeune homme, et l’ange lui répondit :

— J’examinerai le livre de vie, et je vous dirai demain si son nom y est ou s’il n’y est pas.

Et quand l’ange revint, le lendemain, il dit à l’ermite :

— J’ai examiné le livre de vie, comme je vous l’avais promis ; hélas ! le nom de votre jeune protégé ne s’y trouve pas ; il doit être sur l’autre livre, celui de mort ou de perdition !

Et l’ange s’en alla là-dessus, tout triste.

L’ermite dit à Maudès, en lui présentant une lettre et une autre boule semblable à celle du Pape :

— Il faut vous remettre en route et aller plus loin, mon fils ; voici une boule qui marchera devant vous ; vous n’aurez qu’à la suivre, et elle vous conduira jusqu’à mon frère le brigand, qui habite avec sa bande dans une forêt, offensant continuellement Dieu et faisant tout le mal possible ; celui-là connaît bien et vous montrera la route de l’enfer, où vous devez aller à présent. Prenez encore cette lettre, que vous lui remettrez, et qui lui expliquera votre cas.

Maudès ne désespéra point pour entendre ces paroles ; mais, s’armant de courage, il se remit en route, à la suite de sa boule, qui marchait devant lui, et arriva à l’habitation du brigand. Celui-ci s’était converti ; il avait congédié sa bande et vivait à présent seul, sous un rocher, au milieu du bois, priant constamment et faisant rude pénitence. Pour s’habituer au feu de l’enfer, où il se croyait sûr d’aller, ou pour le moins au purgatoire, il avait construit un four dans lequel il pasait tous les jours quelques moments, le chauffant un peu plus, à chaque fois. Il reconnut la boule de on frère l’ermite et dit, en la voyant arriver :

— Salut, boule de mon frère l’ermite. Il y a longtemps que je ne t’avais vue ; qu’y a-t-il donc de nouveau, pour qu’il t’envoie jusqu’à moi ?

Maudès lui remit alors la lettre de l’ermite. Il la lut et s’écria :

— Hélas ! mon pauvre enfant, comment, toi aussi, et si jeune ?... Toi qui n’as encore fait de mal à personne, condamné au même sort que moi, qui suis chargé de crimes et d’iniquités de toute sorte !… Mais, écoute-moi bien ; suis de point en point mes conseils, et je t’arracherai encore aux griffes du diable, qui croit pourtant bien te tenir. Retourne chez ton parrain, et dis-lui de te faire faire une paire de sabots ; mais il faudra qu’aucune main n’y entre avant tes pieds. Tu te muniras d’une fiole d’eau bénite et te rendras ensuite avec tes sabots et ta fiole à l’endroit où tu rencontrais tous les jours le barbet noir, quand tu allais à l’école, et tu l’appelleras. Tu verras alors venir à toi un homme qui te sera inconnu. Il te dira de monter sur son dos, pour te porter chez son maître. Mais comme il te trouvera trop lourd, il te priera de descendre et appellera un autre plus fort que lui. Un autre individu arrivera aussitôt et te priera aussi de lui monter sur le dos ; mais il te trouvera également trop lourd et appellera un troisième. Ce troisième aussi ne pourra te porter, et ils conviendront alors entre eux de faire de toi trois morceaux, afin de pouvoir te porter ainsi plus facilement chez leur maître. Tu leur diras : — « Je vous appartiens, je le reconnais ; mais il faut que vous m’emportiez tout d’une pièce, tel que je suis, ou vous perdrez tout droit sur moi. » Enfin, à eux trois, ils viendront à bout de te porter jusqu’à la maison de leur maître. Quand tu arriveras dans l’enfer (car c’est bien là qu’il te faut aller), tu y verras, entre autres choses, mon siège, dans une fournaise ardente. Puis le maître de ces lieux te donnera une coquille de patelle (brinik) et te dira qu’il te faudra remplir d’eau avec elle un grand bassin dont le fond est percé, et que tu seras libre de t’en aller quand tu l’auras rempli, mais pas avant. Tu feras semblant de te résigner et te mettras résolument à l’ouvrage ; mais quand tu auras vidé trois ou quatre fois ta coquille dans le bassin, tu y verseras trois gouttes d’eau bénite de ta fiole, et le bassin se trouvera rempli instantanément. Alors tu iras dire au grand diable que ta tâche est accomplie et qu’il n’a qu’à venir voir, s’il ne croit pas. Le grand diable, émerveillé et n’y comprenant rien, te dira que tu es libre de partir. Mais tu lui répondras que tu ne t’en iras pas avant qu’il ne t’ait signé de son sang qu’il renonce à tout pouvoir et sur toi et sur celui à qui est destiné le siège qui m’est réservé, dans la fournaise où le feu est le plus vif. Il le dira : « Jamais ! jamais ! car pour celui-là il m’appartient bien, et il ne m’échappera pas. » Tu lanceras alors de l’eau bénite autour de toi, de tous côtés, jusqu’à ce qu’on te somme de t’en aller. Tu répondras que tu ne t’en iras qu’avec une promesse du grand maître de l’enfer, signée de son sang et par laquelle il renoncera à jamais à tout pouvoir sur toi et sur moi. Vas, à présent, mon enfant, et que Dieu t’assiste.

Maudès promit de se conformer de point en point à ces instructions, et, s’armant de courage, il se mit en route, en priant Dieu de l’assister. Il accomplit heureusement son redoutable voyage, visita l’enfer, se tira à son honneur de l’épreuve du bassin percé, résista sans faiblir aux menaces de Satan et des siens, et rapporta un contrat bien en règle, et par lequel le roi des enfers renonçait à tout droit sur le brigand repenti et sur lui-même. Au retour, il visita d’abord le brigand. Celui-ci, à la vue du contrat, se jeta à terre, les bras en croix, et adora et remercia Dieu ; puis, embrassant le jeune homme, il lui dit :

— Tu as souffert bien du mal, mon fils, à mener à bonne fin cette terrible épreuve ; il me reste à te demander encore un autre service, dont je ne te serai pas moins reconnaissant que du premier.

— Parlez, mon père, répondit Maudès.

— Je vais maintenant confectionner une croix de bois sur laquelle tu m’attacheras, en me clouant les mains et les pieds, comme notre divin Sauveur. Puis, tu dresseras la croix debout, et arroseras et enduiras mon corps avec de la poix et de la résine bouillante, jusqu’à ce que ma chair se détache par lambeaux. Tu lèveras alors les yeux au ciel, pour voir quel temps il fera.

Maudès, effrayé, répondit :

— Je ne pourrai jamais faire ce que vous me dites là, mon père !

— Hélas ! mon enfant, je ne puis pourtant être sauvé sans cette dernière épreuve.

— Alors, j’essaierai, mon père.

Et ils confectionnèrent ensemble la croix. Puis le vieillard s’étendit dessus, et Maudès l’y fixa en lui enfonçant des clous dans les mains et les pieds. Ensuite, il fit bouillir de la poix et de la résine dans une chaudière, et en enduisit le corps du crucifié, dont des lambeaux de chair se détachaient et tombaient à terre. Plus d’une fois, il fut sur le point de défaillir dans cette horrible besogne, et de s’enfuir ; mais, songeant que le salut du vieux brigand était à ce prix, il eut le courage d’aller jusqu’au bout. Il leva les yeux au ciel, pour voir le temps qu’il faisait, selon la recommandation du vieillard, et vit venir à tire d’aile, du côté du nord, un corbeau noir, qui s’abattit en croassant sur une des branches de la croix ; puis aussitôt une colombe blanche, venue du côté du levant, vint se poser sur l’autre branche de la croix, et un combat acharné s’engagea entre les deux oiseaux. Au fort du combat, la croix tomba sur Maudès, attentif aux péripéties de cette lutte du mauvais génie contre le bon génie, et dont le résultat, il le savait bien, devait décider du sort du crucifié. Il fut tué du coup.

Le lendemain, dans la visite qu’il fit à l’ermite, selon son habitude, son bon ange lui dit :

— Hier, il y avait grande fête, au paradis.

— Pourquoi donc ? demanda l’ermite.

— Vous vous souvenez du jeune homme qui était allé trouver votre frère l’ermite ?

— Oui. Eh bien ?...

— Eh bien ! hier, ils sont entrés ensemble au paradis.

Et là-dessus, l’ange s’éleva vers le ciel.

Quand il fut parti, l’ermite s’écria, outré de colère et de jalousie :

— Eh bien ! Dieu n’est pas juste, puisqu’il reçoit dans son paradis un méchant comme mon frère, un brigand chargé de crimes et d’iniquités de toute sorte, et m’oublie et semble me repousser, moi qui ai passé toute ma vie à le servir, à l’adorer et à faire dure pénitence !...

À peine eut-il prononcé ces paroles, qu’un grand coup de tonnerre se fit entendre, et il fut précipité au fond de l’enfer, sur le siège qui y était destiné à son frère le brigand.

(Conté par Vincent Coat, ouvrier à la manufacture des
tabacs de Morlaix, le 16 mai 1876.)



  1. Voici le texte breton de cette formule initiale par laquelle
    le conteur à qui je dois cette légende avait l’habitude de commencer ses récits :

    Selaouit holl hag e hlevfet
    Eur gaoz hag a zo kaer meurbed,
    Ha na eûs eu-hi netra gaou
    Met marteze eur gir pe daou.