Légendes chrétiennes/Le fils du diable

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TROISIÈME PARTIE


le paradis et l’enfer.




I


le fils du diable.



Il y avait une fois une couturière nommée Fantic, jeune, jolie, élégante, et qui n’aimait rien comme la danse. Aux pardons, aux aires neuves, aux noces, nulle part on ne voyait une danseuse aussi légère et aussi infatigable que Fantic. Un jour, au pardon de Lanvellec, elle dansa tout une après-midi avec un seigneur que personne ne connaissait dans le pays, mais qui paraissait être très-riche, car il était bien mis, portait aux doigts des bagues d’or, et les pièces de six livres résonnaient dans ses poches. Après le coucher du soleil, son danseur, galant et bien élevé, la reconduisit sur le chemin de sa maison et lui parla de mariage.

— Venez trouver mon père et ma mère, lui répondit Fantic, en baissant les yeux, et adressez-leur votre demande.

Le seigneur inconnu l’accompagna jusqu’à la maison de son père et de sa mère, les salua poliment et leur demanda la main de leur fille.

Ils habitaient une chaumière d’apparence assez pauvre et vivaient péniblement en faisant valoir une petite ferme de quatre ou cinq journaux de terre. Ils furent bien étonnés de voir un seigneur si bien mis, et qui paraissait si riche, reconduire leur fille et la leur demander en mariage. Aussi, s’empressèrent-ils de donner leur consentement, se regardant comme très-honorés. Les fiançailles eurent lieu dès le lendemain, les noces dans la huitaine, et il y eut un grand festin.

Le lendemain, le nouveau marié parla de la sorte à sa femme :

— Je vais partir, à présent, pour un long voyage, et je ne reviendrai vous voir que lorsque vous aurez mis au monde votre premier enfant, c’est-à-dire dans neuf mois.

— Pourquoi me délaisser si tôt ? demanda Fantic, d’un ton suppliant.

— Il le faut. Mais j’ai encore une recommandation à vous faire auparavant : vous aurez un fils dans neuf mois d’ici ; mais gardez-vous bien de le faire baptiser, ou malheur à vous !

— Comment ! mon fils ne sera pas baptisé, comme les enfants des autres chrétiens ?

— Vous ne savez pas qui est votre mari ? Je suis le diable Beelzébud !

La jeune femme, en entendant cela, poussa un cri d’effroi et s’évanouit. L’autre partit.

Neuf mois après, pour abréger, Fantic accoucha d’un fils, comme le lui avait prédit son mari, qu’elle n’avait pas revu depuis.

— Il faut faire baptiser l’enfant, tout de suite, car il est bien faible, dirent le grand-père et la grand’mère.

— Attendez que le père soit arrivé, répondit la mère ; il m’a promis de revenir le jour où naîtrait son fils.

— Mais, ma pauvre fille, quel malheur, s’il venait à mourir avant d’avoir été fait chrétien ! Il est si faible ! Il n’y a pas un moment à perdre ; il faut le porter tout de suite à l’église.

Fantic n’osa pas insister davantage pour qu’on attendît. On chercha promptement un parrain et une marraine, et l’on prit la route de l’église avec l’enfant. Chemin faisant, on rencontra trois cavaliers, qui venaient au grand galop. Un d’eux descendit de cheval, enleva l’enfant des bras de sa nourrice, puis les trois inconnus continuèrent leur route et se rendirent auprès de la mère, qui gardait le lit. Quand celle-ci vit son mari en colère et les yeux semblables à deux charbons ardents, au fond de leurs orbites, de frayeur, elle cacha sa tête sous les draps.

— Je t’avais bien recommandé, malheureuse femme, lui dit-il, de ne pas faire baptiser mon fils, et tu as voulu me désobéir. Mais, heureusement, je suis arrivé à temps, et le mal n’est pas encore fait. Écoute-moi bien, et prends garde d’agir contrairement à ce que je vais le dire, ou tu t’en repentiras : tu garderas notre fils près de toi, sans le baptiser, jusqu’à l’âge de dix ans. Quand il entrera dans sa sixième année, tu l’enverras à l’école, chez les moines de l’abbaye voisine, et le jour où s’accomplira sa dixième année, je viendrai moi-même le chercher pour l’emmener avec moi, ou j’enverrai quelqu’un des miens. M’obéiras-tu, cette fois ?

— Oui, répondit la pauvre femme, saisie de frayeur.

Et les trois cavaliers, qui étaient trois diables, partirent.

L’enfant venait bien et avait bonne mine. Le jour où il entra dans sa sixième année, sa mère l’envoya à l’école à l’abbaye, comme le lui avait recommandé le père. Il apprenait tout ce qu’il voulait, et les moines étaient étonnés de son intelligence. Mais, à partir de ce moment, il maigrissait tous les jours, à vue d’œil, et il devint si triste, que c’était pitié de le voir. Les moines et ses parents aussi attribuèrent ce changement à une application trop soutenue ; mais la cause véritable était tout autre. Tous les matins, quand il se rendait à l’école, il rencontrait sur son chemin un barbet noir, qui lui prenait le petit doigt de la main gauche dans sa bouche et ne cessait de le sucer, jusqu’à la porte de l’abbaye. L’enfant en avait bien parlé à sa mère ; mais la pauvre femme ne faisait que pleurer, se doutant bien que ce barbet noir n’était autre chose que le père même de son fils. À mesure que l’enfant approchait de sa dixième année, sa tristesse augmentait tous les jours, et elle ne pouvait le regarder sans que les larmes lui vinssent aux yeux. Mais elle ne lui faisait pas connaître la cause de son chagrin et de sa douleur, malgré toutes ses instances et ses prières. Un jour pourtant, quand le terme fatal fut proche, elle lui déclara tout. L’enfant, à son tour, révéla le mystère à un vieux moine très-savant et qui l’avait pris en grande affection. Le vieillard consulta ses livres, puis il alla voir la mère de son élève et lui parla de la sorte :

— Votre fils a une bien triste destinée, et vous aussi, ma pauvre femme ! Mais laissez-moi faire ; ayez confiance en moi, et, avec l’aide de Dieu et d’un vieil ami ermite que j’ai, j’espère réussir à vous sauver tous les deux. Comme le terme fatal approche, demain, j’irai avec votre fils voir mon ami l’ermite.

La femme remercia le vieux moine et lui dit de faire tout comme il le jugerait à propos.


Le lendemain matin donc, le vieillard et l’enfant se mirent en route pour aller à la recherche du solitaire. Après avoir marché pendant plusieurs jours, ils arrivèrent enfin dans une grande plaine stérile et toute brûlée par le soleil. Ils y remarquèrent une pauvre hutte, construite avec des branchages d’arbres entremêlés de mottes de terre et recouverte de glaïeuls et de joncs des marais. C’était la demeure de l’ermite.

Le moine poussa la porte de l’habitation, et ils aperçurent au fond le vieillard, assis sur un galet chauffé au feu. La fumée sortait de dessous lui et sentait fortement la chair rôtie. Et pourtant il priait à haute voix, comme s’il ne souffrait point[1]

— Jésus ! mon père ermite, vous brûlez ! s’écria l’enfant, en voyant la fumée et en sentant l’odeur de rôti.

— Ce n’est rien, mon enfant ; n’y fais pas attention ; j’essaie de m’habituer ainsi au feu de l’enfer, où j’irai sûrement, sans tarder, à cause de mes crimes nombreux et épouvantables, car j’ai été un brigand redouté et sans cœur, dans ma jeunesse.

— Vous, mon père, aller en enfer, après une pénitence si terrible ? reprit l’enfant. Oh non ! cela n’est pas possible, car Dieu est bon et miséricordieux, et il vous pardonnera certainement, à cause de votre repentir et de votre pénitence ; mais moi, hélas ! je suis, dès ma naissance, destiné aux feux de l’enfer, et je m’y rends présentement.

— Que me parles-tu de l’enfer, mon enfant ? jeune comme tu l’es, tu ne peux avoir encore mérité d’y aller.

Alors le moine expliqua tout à l’ermite.

— Hélas ! s’écria le solitaire, votre sort est effrayant, mon fils, et celui de votre mère ne l’est pas moins. Mais ne vous laissez pourtant pas aller au désespoir, car la bonté et la miséricorde de Dieu sont infinies, comme vous le disiez vous-même, il n’y a qu’un instant. Voici ce qu’il vous faudra faire : c’est demain le jour fatal, dites-vous ? Vous passerez la nuit avec moi dans mon ermitage à prier et à écouter mes instructions, et, demain matin, vous vous rendrez à l’extrémité de la lande, ayant dans vos poches plusieurs burettes remplies d’eau bénite que je vous donnerai. Vous verrez bientôt arriver le diable Beelzébud, votre père, ou quelqu’un des siens, qu’il enverra pour vous chercher. Il vous invitera à monter sur son dos, afin d’aller plus vite. Vous obéirez ; mais, dès que vous serez sur son dos, il s’enfoncera en terre jusqu’à mi-corps, et vous jettera à bas en vous disant : « Que vous êtes donc lourd ! Est-ce que vous auriez sur vous des reliques saintes ou un morceau de la sainte croix ? » Vous assurerez que vous n’avez sur vous rien de semblable. Il se retirera avec peine de la terre et vous dira de monter encore sur son dos. Vous le ferez, et il s’enfoncera encore en terre jusqu’aux aisselles. Enfin, à un troisième essai, il disparaîtra jusqu’aux yeux. Alors, il poussera des cris effrayants, pour appeler du secours. Aussitôt, vous verrez accourir tout un troupeau de diables hideux, et, en vous poussant et en vous lançant de main en main les uns aux autres, ils viendront à bout de vous faire arriver dans l’enfer. Votre père, le grand diable Beelzébud, viendra pour vous recevoir. Lancez-lui à la figure une de vos burettes d’eau bénite, et il reculera aussitôt, en poussant des cris effrayants. Lancez alors de l’eau bénite tout autour de vous, à droite, à gauche, devant, derrière, et aucun diable n’osera approcher de vous. Jetez-en aussi dans des chaudières pleines, les unes d’huile bouillante, et les autres de plomb fondu, que vous verrez par là, et d’où sortiront des plaintes et des cris lamentables, car dans ces chaudières sont de pauvres âmes en peine, et, de la sorte, vous calmerez un moment leurs supplices, et elles vous en remercieront. On vous criera alors de tous côtés de vous en aller au plus vite, et on vous promettra de ne vous faire aucun mal, si vous y consentez. Mais n’écoutez rien, et continuez de lancer de l’eau bénite autour de vous, et dites que vous ne cesserez de le faire et ne vous en irez point avant que le grand diable Beelzébud, votre père, vous ait remis le contrat de mariage de votre mère, qu’il a emporté. Il vous le remettra, en vous ordonnant de partir sur le champ. Mais vous exigerez encore qu’il renonce à tout droit sur vous, sur votre famille et sur vos descendants, jusqu’à la neuvième génération, et qu’il le signe de son sang. Il vous accordera cela aussi, tant il aura hâte de vous voir partir. Lorsque vous tiendrez les papiers, vous vous en reviendrez ; mais, avant, videz toutes vos burettes dans les chaudières où les pauvres âmes en peine souffrent des maux inouïs. Si vous réussissez dans votre périlleuse entreprise, comme je le souhaite, du fond de mon cœur, ne manquez pas de venir me voir, au retour.

Le lendemain matin, les, deux voyageurs firent leurs adieux à l’ermite, et, pendant que le vieux moine retournait à son couvent, son jeune compagnon se dirigea seul vers l’extrémité de la grand’lande. Bientôt un diable vint à sa rencontre et lui dit en l’abordant :

— Tu as bien fait de venir de toi-même, car je t’aurais bien trouvé, en quelque lieu que tu te fusses caché. Monte sur mon dos, afin que nous allions plus vite, car ton père est impatient de te revoir.

Et l’enfant, sans hésiter, sauta sur le dos du diable. Mais celui-ci s’enfonça aussitôt en terre, jusqu’à la ceinture, et il rejeta à bas son fardeau en disant :

— Qu’as-tu donc sur toi ? Quelque relique de saint ou un morceau de la sainte croix, sans doute ?

— Je n’ai sur moi ni relique de saint ni morceau de la sainte croix.

— Eh bien ! monte encore, pour voir.

Il sauta une seconde fois sur le dos du diable, et celui-ci s’enfonça encore en terre, jusqu’aux aisselles, cette fois. À un troisième essai, il disparut jusqu’aux yeux. Voyant l’inutilité de ses efforts, il se mit à pousser des cris affreux pour appeler des camarades à son secours. Toute une armée de diables hideux accourut aussitôt. Bref, il finit par se trouver en plein enfer, et là, il ne manqua pas de se conduire exactement comme lui avait recommandé le vieil ermite, sans perdre courage ni faillir un seul instant, et il s’en retourna emportant le contrat de mariage de sa mère et l’autre écrit dont j’ai parlé plus haut.


Quand il arriva à la hutte du vieil ermite, celui-ci était toujours assis sur son galet brûlant, priant à haute voix et invoquant la clémence divine. Mais il était à présent si maigre, si décharné, qu’il ressemblait à un squelette ou à l’Ankou[2] en personne. Quand le vieillard aperçut l’enfant, il en éprouva une grande joie et lui parla de la sorte :

— Eh bien ! mon enfant, as-tu réussi dans ton voyage ?

— Oui, mon père ermite, grâce à vous.

— Non, mon enfant, ne dis pas grâce à moi, mais grâce à Dieu. À présent, tu es donc sauvé, et ta mère l’est aussi, comme toi ; mais, moi, malheureusement, je ne sais encore ce qu’il adviendra de moi.

— Votre repentir, mon père, est si sincère et votre pénitence si dure, que Dieu ne peut manquer de vous pardonner.

— Je sens que l’heure est venue pour moi, mon enfant, de paraître devant mon juge suprême ; je n’ai plus qu’un souffle de vie ; ma chair et mes os eux-mêmes sont calcinés, et je ne verrai pas le soleil de demain. Reste passer la nuit auprès de moi, et prie pour mon âme, qui a grand besoin de prières. Lorsque j’aurai rendu le dernier soupir, tu mettras le feu à la hutte de branchages et de feuilles sèches, et tu y laisseras ce qui reste encore de mon pauvre corps. Lorsque tout sera consumé, tu trouveras parmi les cendres un fragment d’os calciné. Ramasse ce fragment d’os ; mets-le dans un linge blanc, et va le déposer sur le mur du cimetière le plus voisin, puis cache-toi derrière la croix, pour voir ce qui se passera là.


L’ermite mourut dans la nuit, comme il l’avait prédit, et l’enfant brûla son corps, en mettant le feu à sa hutte ; puis il trouva parmi les cendres un fragment d’os calciné, le mit dans un linge blanc, alla le déposer sur le mur du cimetière le plus voisin, se cacha ensuite derrière la croix de pierre et attendit.

Un moment après, il vit venir, de deux points opposés de l’horizon, un corbeau noir et une colombe blanche. Le corbeau, le premier, passant au ras du mur, donna un coup d’aile au linge qui contenait l’os, et faillit le faire tomber dans le chemin qui longeait le cimetière. La colombe blanche vint à son tour, et, d’un vigoureux coup d’aile, elle rétablit le linge et l’os dans leur position première. Le corbeau et la colombe luttèrent ainsi pendant une demi-heure environ, avec des chances diverses, le premier voulant faire tomber l’os hors du cimetière, et la seconde s’efforçant de le rejeter dans le cimetière. Enfin, la colombe l’emporta : elle fit tomber l’os dans le cimetière. Le bon l’emportait sur le mauvais, et l’âme du vieil ermite, l’ancien brigand, était sauvée[3].

L’enfant, qui était à présent un jeune homme, car son voyage avait duré plusieurs années, sentit son cœur soulagé, et il revint alors à la maison et remit à sa mère son contrat de mariage, qu’il avait été lui chercher dans l’enfer[4]. Puis, il se fit moine, dans le couvent où il avait été à l’école. Sa mère aussi se fit religieuse, dans un couvent voisin. Ils vécurent tous les deux, le reste de leurs jours, comme vivent les saints, et quand la mort vint les chercher, elle ne leur fit pas peur, et ils allèrent, non pas en enfer, mais tout droit au paradis.

Puissions-nous tous les y aller voir, un jour !

Amen ![5]


___(Conté par Pierre Le Roux, fournier, au bourg de Plouaret.)





  1. Ces ermites de nos contes populaires rappellent les Richis et les Fakirs des Hindous. Voici comme on nous dépeint un d’eux, dans la Reconnaissance de Sakountala, drame du poète Kalidasa : « Le corps à moitié recouvert par un monticule formé par des fourmis ; la poitrine semée par une peau de serpent ; le cou étroitement pressé par les replis d’un collier de lianes desséchées ; portant un cercle de cheveux nattés qui entoure ses épaules et qui est rempli de nids d’oiseaux, à la place où il est, immobile comme un tronc d’arbre, ce solitaire se tient tourné vers le disque du soleil. »
  2. C’est le nom que nos paysans bretons donnent à la Mort personnifiée. Ce mot semble signifier l’oubli et venir du verbe breton ankouâd oublier.
  3. Voir un épisode semblable dans le premier volume de Gwerziou Breiz-Izel, Marie Quelen, page 95.
  4. Dans un conte slave de Glinski, connu sous le titre de : Le brigand Madey, un enfant, vendu au diable par son père, va également en enfer retirer le titre de la vente de son âme.

    Cf. L’Enfant vendu au diable, conte gallot, no XXIX des Contes populaires de la Haute-Bretagne, de Paul Sébillot.
  5. Ce sont les assistants qui répondent en chœur : amen ! quand le récit se termine par ce souhait, ce qui arrive fréquemment.