Légendes chrétiennes/Le petit agneau blanc

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XII


le petit agneau blanc.


Il y avait une fois, il y aura un jour,
C’est le commencement de tous les contes.



Il y avait une fois un roi qui était veuf. Il avait deux jeunes filles dont l’une était jolie, et l’autre ne l’était pas. La jolie, qui se nommait Marguerite, conseillait à son père de se remarier, et l’autre, qui avait nom Louise, l’en dissuadait, si bien que le vieux roi ne savait ce qu’il devait faire. Il se remaria pourtant.

La nouvelle reine, qui n’était ni belle ni bonne, aimait Louise, qui était, comme elle, laide, colère et méchante, et elle n’aimait pas Marguerite, qui était jolie, douce et bonne. Louise accompagnait partout la reine, qui lui achetait souvent de belles robes et de riches parures, et la pauvre Marguerite, mal vêtue, presque en guenilles, était envoyée, tous les matins, de bonne heure, garder les moutons, sur la grande lande, avec un morceau de pain noir, du pain de chien, et parfois une crêpe moisie pour toute pitance. Le vieux roi faisait en tout la volonté de la reine et n’osait lui résister en rien[1].

La pauvre Marguerite ne se plaignait jamais, et, tout le long du jour, on l’entendait qui chantait, sur la lande, ses prières et quelques cantiques pieux qu’elle savait. Elle avait dans son troupeau un petit agneau blanc qu’elle affectionnait particulièrement, et elle lui parlait comme s’il la comprenait, et, au printemps, elle l’ornait de fleurs, et l’agneau la suivait partout.

Un jour qu’elle chantait et jouait comme d’habitude avec son seul ami, un seigneur qui chassait dans les environs entendit sa voix fraîche et claire, et s’arrêta pour l’écouter, puis il se dirigea vers elle et lui dit :

— Bonjour, jeune bergère ; vous avez le cœur gai, à ce qu’il paraît.

— Le temps est beau, monseigneur, et j’ai du plaisir, aujourd’hui, à garder mes moutons sur la lande.

Le seigneur causa avec elle quelque temps, et il fut si enchanté de sa conversation et la trouva aussi si jolie, qu’il lui demanda si elle voulait se marier avec lui.

— Excusez-moi, répondit-elle, monseigneur ; je ne suis qu’une pauvre fille, une bergère gardant ses moutons sur la lande, et je ne possède rien ; voyez comme je suis mise !

— Oh ! cela ne fait rien, car il ne manque pas d’argent chez moi pour vous acheter de beaux habits et tout ce qui pourra vous faire plaisir.

— Grand merci, monseigneur, mais je ne veux pas me marier. Ce qui me plaît et me convient, c’est d’être bergère avec mes moutons, sur la lande.

Là-dessus, le seigneur s’en alla.

Un instant après, Marguerite vit s’avancer vers elle une dame si richement vêtue et si belle, qu’elle éclairait comme le soleil du bon Dieu, et le petit agneau blanc alla lécher ses pieds.

La belle dame parla de la sorte à la bergère :

— Bonjour, Marguerite, ma chère enfant, sage et aimée de Dieu.

— Bonjour, madame, répondit Marguerite, étonnée.

— Votre marâtre, mon enfant, pour vous causer de la peine, fera mettre à mort votre petit agneau blanc ; mais laissez-la faire : moi, je vous en dédommagerai.

— Jésus ! répondit Marguerite, désolée, faire mourir mon cher petit agneau blanc, qui n’a jamais fait de mal à personne !

Et le petit agneau se frottait contre la belle dame en bêlant : bééé ! bééé !

— Quand la chère bête sera morte, reprit la dame, demandez qu’on vous donne sa tête et ses quatre pieds. Je reviendrai vous voir et vous dirai l’usage que vous devrez en faire.

Alors la belle dame se retira, et Marguerite se mit à presser son petit agneau blanc sur son cœur et à le baiser, en versant des larmes.

Le vieux roi survint en ce moment et lui dit :

— Hélas ! mon enfant, il vous faudra vous séparer de cet ami si cher, car demain il sera mis à mort.

— Jésus, mon père, que me dites-vous là ? C’est mon seul compagnon et mon seul ami sur la terre, et vous voulez me l’enlever !

— Je ne puis plus résister aux obsessions de la reine, qui me demande sans cesse de le faire mettre à mort ; tantôt elle me disait encore : « Comme cet agneau doit être tendre et serait bon à la broche ! Nous avons, après-demain, un grand diner, et nous le mangerons rôti. »

— Mon père, vous êtes le maître, et vous en disposerez comme il vous plaira ; mais, si vous le faites mettre à mort, je vous demande en grâce de me donner sa tête et ses quatre pieds.

— Je demanderai à la reine, mon enfant, si elle consent à vous accorder votre demande.

Le vieux roi retourna au palais, et un domestique qui l’accompagnait passa une corde au cou de l’agneau et l’emmena.

— Eh bien ! demanda la reine au roi, que vous a répondu votre fille ?

— Elle n’a pas dit grand’chose, répondit le roi ; elle demande seulement qu’on lui donne la tête et les quatre pieds de son agneau, qu’elle regrette beaucoup.

— Qu’on les lui donne, si cela peut lui faire plaisir.

L’agneau fut tué sur le champ, et le lendemain matin, quand Marguerite se rendit à la lande avec ses moutons, selon son habitude, elle emporta dans son tablier sa tête et ses quatre pieds.

La belle dame revint la voir ce jour-là, et lui dit :

— Eh bien ! mon enfant, avez-vous pu obtenir la tête et les quatre pieds de votre agneau ?

— Oui, madame, les voilà.

Et elle les lui montra.

Alors la dame les prit et planta la tête au milieu de la lande et un pied à chaque coin. Et aussitôt, une fontaine d’eau claire et limpide jaillit à l’endroit où était la tête, et à la place où étaient les pieds poussèrent deux pommiers et deux poiriers couverts de fruits superbes.

La dame avait disparu, sans rien dire.

Marguerite, émerveillée de ce qu’elle voyait, voulut d’abord goûter de l’eau de la fontaine ; et elle y puisa avec une belle tasse d’argent, qui était attachée à la margelle avec une chaîne d’argent, et but.

— Dieu, comme cette eau est délicieuse ! s’écria-t-elle aussitôt.

Et elle en puisa une seconde tasse, but encore et trouva cette fois à l’eau un goût de vin, de vin délicieux. Elle alla alors visiter les pommiers et les poiriers. Les branches étaient trop hautes un peu pour qu’elle pût en cueillir les fruits ; mais elles s’abaissèrent d’elles-mêmes à sa portée, et elle cueillit pommes et poires, en mangea et les trouva délicieuses.

Désormais, quand elle en éprouvait le besoin, elle mangeait à discrétion du fruit de ses arbres, puisait de l’eau ou du vin à sa fontaine, et elle était heureuse, trouvait le temps court et chantait constamment.

Son père vint la visiter un jour, et fut bien étonné de voir la fontaine et les quatre arbres couverts de beaux fruits.

— Que signifie tout ceci, ma fille ? demanda-t-il.

— C’est la tête et les pieds de mon petit agneau blanc, que j’ai plantés en terre, mon père. Venez voir mes belles poires, mes belles pommes et ma belle fontaine.

Et elle conduisit son père jusqu’aux arbres. Le vieux roi voulut cueillir des pommes et des poires ; mais les branches s’élevaient d’elles-mêmes quand il essayait de les atteindre, et il fallut que Marguerite lui cueillît une pomme et une poire de chaque arbre.

Ils allèrent alors à la fontaine, et Marguerite y puisa avec la tasse d’argent, et la présentant au vieillard, elle lui dit :

— Buvez, mon père.

Le roi but et trouva l’eau délicieuse.

Marguerite remplit une seconde fois la tasse, et la lui présentant encore :

— Buvez, à présent, un peu de vin, mon père.

— Du vin, ma fille ! où donc ?

— Du vin de ma fontaine, mon père ; buvez, et voyez.

Le roi but la tasse tout d’un trait, puis une seconde et une troisième, si bien qu’il se trouva ivre et s’en retourna au palais en titubant et en chantant.

Quand la reine le vit revenir dans cet état :

— Où avez-vous été vous soûler de la sorte ? lui demanda-t-elle d’un ton aigre.

— J’ai été voir ma fille Marguerite, sur la grande lande.

— Oui, et vous lui avez porté du vin, et vous vous êtes enivrés ensemble.

— Non, vraiment, je ne lui ai pas porté de vin, et ce que j’ai bu a été puisé à une fontaine, une fontaine de vin qui est dans la grande lande ; il faut que vous voyez cela et que vous en buviez vous-même.

— Que dites-vous là ? Vous vous moquez de moi ; mais je vais à l’instant voir votre fille sur la lande, où je la trouverai sans doute dans un bel état.

Et la reine courut aussitôt à la grande lande. Mais quand elle vit la fontaine et les quatre arbres couverts de beaux fruits, elle resta un moment immobile et la bouche ouverte d’étonnement. Elle crut que Marguerite était sorcière, si bien qu’elle eut peur et lui parla avec douceur :

— Jésus ! mon enfant, les belles choses ! et comme vous devez vous trouver bien ici !

— Oui, vraiment, ma mère ; venez goûter mes fruits.

Et elle la conduisit aussi jusqu’aux arbres, et comme les branches s’élevaient encore d’elles-mêmes quand la reine voulait les atteindre, Marguerite lui cueillit des pommes et des poires, qu’elle trouva délicieuses. Puis elles allèrent à la fontaine, et la reine s’y enivra aussi, et s’en retourna au palais en dansant et en chantant, tout comme le roi.

Le seigneur chasseur, qui songeait toujours à la jolie bergère qu’il avait rencontrée sur la grande lande avec ses moutons, revint aussi lui rendre visite, et fut tout émerveillé à la vue du changement qui s’était opéré dans ces lieux. Il mangea aussi une pomme et une poire, but de l’eau et du vin de la fontaine, et s’enivra. Il fit alors la cour, à Marguerite, et lui fit tant de belles promesses et de serments d’amour, qu’elle finit par lui promettre de le prendre pour mari.

Les noces furent célébrées dans le château du nouveau mari, qui était un riche seigneur, et il y eut de grands festins et de belles fêtes.

Le roi et la reine y assistèrent avec Louise, qui n’était pas encore mariée, et qui enrageait de voir le bonheur de Marguerite. On servit sur la table des pommes, des poires, de l’eau et du vin de la grande lande, où Marguerite gardait ses moutons, et tout le monde en faisait l’éloge. Quelqu’un des convives dit alors à la nouvelle mariée :

— Vous serez mieux dans ce beau château, madame, que sur la grande lande avec vos moutons.

— Je me trouvais très-bien avec mes moutons, sur la grande lande, répondit-elle, et je regretterai ma belle fontaine avec mes pommiers et mes poiriers aux fruits si délicieux ; je voudrais les voir ici, dans le jardin du château.

En se levant de table, la société alla se promener dans le jardin, et grand fut l’étonnement de chacun d’y voir la fontaine de la grande lande, avec les deux pommiers et les deux poiriers, un à chaque coin du jardin, et toujours chargés de fruits ; et près de la fontaine se tenait une belle dame vêtue tout en blanc et brillante comme le soleil du bon Dieu. Et la belle dame monta au ciel devant toute la société, en souriant à Marguerite et en lui disant :

— Au revoir, au ciel, dans le palais de la sainte Trinité.

Tout le monde vit clairement, alors, que cette belle dame était la sainte Vierge elle-même[2].


(Conté par Anna Levrien, serrvante, de la commune
de Prat, 1872.)





  1. Dans les contes similaires, c’est ordinairement une marâtre qui favorise sa fille, laide et méchante, au détriment de la fille de son second mari, jolie, bonne et douce de caractère. Il y a sans doute altération du thème primitif de la part de la conteuse.
  2. Il me semble que la sainte Vierge de ce conte devait être originairement une fée.