Légendes chrétiennes/Les deux moines et les deux femmes

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— Je ne puis vous loger, pauvres pèlerins, leur répondit-elle.

— Au nom de Dieu, ayez pitié de nous ; nous sommes rendus de fatigue ; le temps est mauvais, et il nous faudra coucher dehors, si vous refusez de nous recevoir, car nous avons frappé vainement à presque toutes les portes du village.

— Je vous plains de tout mon cœur, et je vous recevrais volontiers ; mais mon mari est absent, et je crains qu’il ne soit pas content, quand il rentrera, car il n’aime pas les moines.

— Vous nous mettrez quelque part où il ne nous verra pas, sur votre grenier, si vous voulez ; nous ne sommes pas difficiles, et nous partirons demain, au point du jour, avant que votre mari soit levé.

— Entrez alors, mes bons moines, car vraiment j’ai pitié de vous.

Les moines entrèrent ; la femme leur fit un peu de soupe, à la hâte ; puis ils montèrent sur le grenier.

Tard dans la nuit, le cordonnier rentra, ivre et faisant grand bruit. Il ne trouva rien de bon de ce que sa femme lui présenta à manger, et il lui jeta les plats à la tête et se mit à la battre.

Le jeune moine, qui dormait, s’éveilla à ce bruit, et, oubliant qu’il devait garder le silence, il demanda à haute voix à son compagnon ce que cela signifiait. Le cordonnier, entendant parler sur le grenier, s’écria :

— Qu’est-ce à dire ? C’est, sans doute, votre amant que vous avez caché sur le grenier ?

— Ce sont deux pauvres pèlerins exténués de fatigue, deux moines, que j’ai logés, répondit la pauvre femme, et qui doivent partir, au point du jour, pour continuer leur route.

— Des moines dans ma maison ! hurla le cordonnier ; je veux leur casser la tête ; ils ne sortiront pas vivants d’ici !

Et il prit un bâton et une hache, et se mit en devoir de monter au grenier. Mais, ivre comme il l’était, il avait grande peine à monter l’escalier, et les moines, qui avaient tout entendu, s’échappèrent par la lucarne, contre laquelle se trouvait une échelle.

Le cordonnier, ne trouvant personne dans le grenier, redescendit et se remit à battre sa femme de plus belle.

La nuit suivante, les deux moines logèrent dans un château où il y avait une dame très-riche, mais très-méchante. Son mari, ne pouvant vivre avec elle, l’avait quittée. Elle plaisanta les deux pèlerins, disant qu’elle leur trouvait assez bonne mine, pour des hommes de pénitence, qu’ils étaient des hypocrites, qu’ils buvaient plus de vin que d’eau, et autres choses semblables.

Quand on lui servit à souper, elle ne trouva rien à son goût ; elle jeta les plats et les mets à la tête des domestiques, et revint à la cuisine railler et insulter les deux moines. Ceux-ci ne répondaient rien à toutes ses injures, et leur silence et leur résignation ne faisaient qu’exciter sa colère. Elle les envoya coucher dans l’étable aux vaches.

Les deux moines partirent, le lendemain, dès que le jour parut, et sans même demander à déjeûner. Tout en marchant, le plus jeune avait l’air tout pensif, et l’autre lui demanda :

— À quoi pensez-vous donc, mon frère ?

— Je pense à quelque chose que je voudrais bien voir arriver.

— À quoi donc ? Dites-moi, je vous prie.

— Oh ! c’est bien inutile, car je ne puis rien à cela, ni vous non plus.

— Dites toujours, pour voir.

— Eh bien ! je pensais que si Dieu avait mis ensemble, d’un côté le cordonnier et la châtelaine, et de l’autre le châtelain et la femme du cordonnier, peut-être les choses eussent-elles été mieux comme cela.

— Je suis aussi de votre avis, répondit le vieillard ; mais peut-être cela peut-il se faire : rien n’est impossible à Dieu ; prions-le du fond du cœur, et peut-être daignera-t-il exaucer notre prière.

£t ils s’agenouillèrent tous les deux sur la route et prièrent. Puis ils se remirent en route.

Dieu écouta leur prière et l’exauça, et, le lendemain matin, la méchante châtelaine se réveilla dans une pauvre boutique, avec le cordonnier ivre à ses côtés ; et la femme du cordonnier se réveilla dans un beau lit de plume, dans une chambre garnie de riches tentures, le lit et la chambre de la châtelaine. Elle en était si étonnée, qu’elle croyait rêver, et elle n’osait pas quitter son lit, dans la crainte de voir tout s’évanouir comme un rêve, et de se retrouver dans son échoppe avec son mari.

Comme l’heure à laquelle la châtelaine avait l’habitude de sonner pour qu’on vînt la lever et l’habiller était passée depuis longtemps, sa femme de chambre, craignant qu’elle fût malade, monta, ouvrit la porte tout doucement, et fut bien étonnée de voir dans le lit une jeune femme aussi jolie que l’autre était laide. Elle s’excusa d’être venue sans avoir été appelée, et demanda si madame voulait se lever et déjeûner.

— Quand cela vous sera commode, répondit la nouvelle châtelaine d’une voix douce et bonne.

La femme descendit, tout émerveillée de ce qu’elle voyait et entendait, et raconta la chose aux domestiques.

— Ah ! puissiez-vous dire vrai ! répondirent-ils.

Mais ils ne croyaient pas à un changement si extraordinaire.

La nouvelle châtelaine se leva alors, parla à chacun et à chacune avec douceur et bienveillance, et il leur fallut alors croire au miracle.

On en écrivit aussitôt au seigneur châtelain, et il se hâta d’accourir et fit célébrer son mariage avec la nouvelle compagne que Dieu lui envoyait.

Au bout de quelques mois qu’ils étaient ensemble, heureux autant qu’on peut l’être sur la terre, ils voulurent voyager, pour voir du pays et des choses curieuses. Comme ils passaient un jour dans un pauvre village, une femme presque en haillons, qui lavait son linge au bord d’un ruisseau, jeta là son battoir et se mit à courir après leur carrosse, en criant au cocher :

— Arrête ! arrête, Jean !…

Le seigneur mit la tête à la portière, et, ayant reconnu sa première femme, il dit au cocher :

— Fouette ! fouette !... au grand galop !...

La méchante, ne pouvant suivre, fut obligée de retourner à l’échoppe du cordonnier, et comme elle arriva en retard et que l’heure du repas était passée, il lui fallut exécuter la danse du bâton.

De cette façon, la femme méchante et laide se trouvait unie à l’homme méchant et laid, et la bonne et la jolie au bon et au beau, et tout était pour le mieux.

(Conté par la femme Colcanab, de Plouaret.)