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L’Âme bretonne série 4/Une cellule de l’organisme breton III La maison et le mobilier plougastélois

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Édouard Champion (série 4 (1924)p. 16-22).


III

LA MAISON ET LE MOBILIER PLOUGASTÉLOIS.


Nous nous sommes un peu attardés autour du calvaire de Plougastel, et c’est qu’il le mérite sans doute, et c’est aussi, comme je l’expliquais plus haut, qu’on n’a pas l’embarras du choix et qu’il est la seule œuvre d’art de quelque intérêt que nous offre le bourg, avec un assez beau retable Louis XIII en bois sculpté et doré provenant de l’ancienne église et qui a trouvé place dans la nouvelle.

Mais Plougastel ne tient pas tout entier dans son bourg et, qui ne connaîtrait que lui, ne connaîtrait pas ou connaîtrait mal la péninsule. Il faut sortir de ce bourg, comme je l’ai fait, emprunter au hasard l’un des cinq ou six chemins boisés qui s’enfoncent vers l’Auberlac’h ou l’anse du Teven et par les éclaircies desquels l’œil s’évade de grève en grève et de ravin en ravin jusqu’aux confins de l’horizon, cerné par l’échine circonflexe des Montagnes-Noires et les quatre cimes violettes du Ménez-Hom. Sur la première venue de ces routes, avisez derrière ses vergers la première ferme qui se présentera. Examinez-la, puis entrez. Il ne sera pas besoin que vous recommenciez l’expérience et, les observations que vous ferez céans, vous pourrez sans risque les généraliser et les étendre à toutes les fermes de la péninsule.

Chaque province, sans doute, a son type général d’habitation, et la Bretagne ne pouvait faire exception à la règle. Mais, en y regardant d’un peu près, on voit vite que, dans le détail, ce type est susceptible d’un assez grand nombre de variantes et que la maison cornouaillaise, par exemple, n’est pas tout à fait la maison léonarde, qui, elle-même, ne se confond pas avec la maison trégorroise ou vannetaise.

Il arrive même, à la faveur de leur « péninsularité », que certaines régions, comme le pays bigouden ou le pays plougastélois, introduisent dans ces types secondaires une variété nouvelle. J’ai visité, au cours de mes divers séjours dans la commune de Plougastel, un assez grand nombre d’habitations rurales. Qu’elles soient au nord, au sud, à l’est, à l’ouest ou au centre de la péninsule, leur disposition à toutes est la même : elles affectent toutes une forme rectangulaire et, aussi bien, presque toutes sont de construction récente, en schiste et granit rejointoyés.

C’est dire qu’elles ne diffèrent pas sensiblement à l’extérieur du commun des maisons manables du Léon et de la Cornouaille ; mais elles ont de plus un auvent en ardoises et, dans le ventail supérieur de leur porte, une petite porte intérieure (dor bihan) qui s’ouvre et se ferme à l’aide d’un battant mobile en bois plein. Dans la région de l’Auberlach, enfin, les cheminées sont fréquemment surmontées de petites croix en fer. Les étables et les granges, à l’écart de l’habitation principale, reçoivent assez souvent une couverture de glui ; jamais l’habitation principale. La tuile même ne se risque pas ici et toutes les toitures des maisons sont en ardoises. Premier signe d’aisance. Un signe plus certain encore de bien-être, c’est l’étage dont la plupart de ces maisons de cultivateurs sont pourvues. Remarquez, en effet, que cet étage est, à certains égards, une pure superfétation : on y loge les armoires, les coffres et autres objets mobiliers exclus par le rite domestique de la pièce du rez-de-chaussée ; on n’y habite pas.

C’est cette pièce du rez-de-chaussée qui est restée partout la pièce essentielle et à tout faire, à la fois dortoir, réfectoire, cuisine, salle de travail et de réception. Elle occupe généralement toute l’étendue du rez-de-chaussée, sauf le coin réservé à l’escalier. On y entre de plain-pied. Il ne s’y trouve pas de corridor. Mais, perpendiculairement à la porte, est placé un buffet-vaisselier qui fait office de cloison. Quand on a contourné le buffet, on a devant soi la cheminée, haute et large, avec des bancs ou des fauteuils en bois de chaque côté de l’âtre ; le chambranle en est caché par une toile cirée à fleurs ; sur le manteau sont appliquées des étagères chargées de vaisselle et qui encadrent une niche vitrée abritant un crucifix.

Du premier coup d’œil on saisit l’importance attribuée ici au foyer domestique. Il est vraiment encore un autel et, autant qu’à la présence du crucifix sur son manteau, cela se marque aux soins qu’on prend de son entretien, à l’élégance des étagères, à l’éclat de la vaisselle qui le décore, etc. Tout y est en ordre ; le combustible, landes et mottes, n’empiète pas, ne déborde pas de tous côtés comme dans les fermes du reste de la Bretagne, et cela grâce à une particularité de la maison plougastéloise qui a su ménager près du foyer un réduit spécial, nommé le patafourn.

Le patafourn ou plataforn (corruption peut-être du mot français plate-forme) est, dans sa plus simple expression, une grande tablette de bois raboté dont on emprunte le dessus comme desserte et sous laquelle on entasse le combustible. Le patafourn, transformé en chapelle ardente, fait également office d’échafaud pour l’exposition des morts. Il occupe un recoin de la pièce obtenu par une ingénieuse disposition des meubles alignés contre le mur du fond, face à la porte et à la fenêtre. Ces meubles placés bout à bout, sans solution de continuité et bordés de bancs-tossels, sont toujours des lits-clos. Ils ne forment pour ainsi dire qu’un seul panneau, de longueur plus ou moins grande, suivant l’étendue de la pièce ; mais ce panneau s’arrête à deux mètres environ du foyer et c’est dans le vide laissé par lui que s’ouvre le patafourn. De l’autre côté du foyer, contre le mur de pignon, un second buffet-vaisselier, bordé d’un banc-tossel, fait vis-à-vis à un lit-clos détaché, adossé lui-même au dos du buffet-cloison de l’entrée et bordé aussi d’un banc-tossel. C’est un nouveau réduit, un nouveau compartiment plutôt, qu’on a ainsi obtenu par la disposition des meubles dans cette pièce sévèrement rectangulaire. L’espace compris entre les bancs et qui est éclairé par une fenêtre à embrasure sert de salle à manger et reçoit à cet effet une table oblongue et massive dont le couvercle mobile dissimule fréquemment un pétrin[1].

Voilà, dans ses grands traits, l’aménagement intérieur d’une ferme plougastéloise. Ceux de mes lecteurs qui ont visité des fermes trégorroises, léonardes ou vannetaises, pourront faire la comparaison.

Précisons, maintenant, certains points de notre inventaire. Ce qui frappe tout de suite, quand on pénètre au rez-de-chaussée d’une maison de Plougastel, c’est la profusion des lits-clos et des vaisseliers. Ils sont, avec la table, les bancs et une horloge, les seuls meubles de la pièce. Lits et vaisseliers, même en sapin et de fabrication moderne, ont du cachet et une certaine grâce un peu lourde, comme la race. On n’y retrouve ni les fuseaux ni les roues des meubles cornouaillais. Les motifs ornementaux de ces meubles-ci auraient plutôt du rapport avec les spirales et les courbes du style Louis XV. Tels quels, antiques ou modernes et toujours cirés, vernissés, polis comme des miroirs, ils contrastent par leur richesse avec la pauvreté des bancs-tossels qui sont en bois blanc et sans la moindre moulure. Le lit-clos isolé près de la fenêtre, en face de la table, et qui est réservé aux maîtres, est généralement aussi le plus finement ouvragé et le mieux accoutré du logis. Un bénitier avec son buis, des images de sainteté, des devises pieuses brodées à la main autour d’un Sacré-Cœur ou du monogramme de Jésus-Christ, sont accrochés extérieurement aux panneaux de chaque lit. À Godwin-Vihen, près Saint-Gwénolé, une affiche, rapportée par la femme Hérou d’une retraite à Lesneven et collée par elle sur le mur, près de son lit, lui répète matin et soir :

AR MARO
A zo eur moment terrubl
Evit ar bec’herien
Galvet in ractal dirag
Ar Barner souveren[2]

Variante bretonne du Mane, Thecel, Pharès et qui flamboie sur bien d’autres murs qu’ici ! Comment ce peuple, nourri de si graves enseignements, ne serait-il pas dévot dans l’âme ?

Mais sa dévotion, pour profonde soit-elle, ne l’a pas assombri. Les gilets et surgilets du costume masculin, les corsages et les tabliers des femmes, les bonnets des enfants, le luren même (bandelettes) des bébés au maillot, déroulent toute la gamme du prisme, chantent sur tous les tons la joie de vivre. Ce peuple est le plus ardent des coloristes. Et c’en est aussi le plus raffiné. Les violets, les verts, les rouges, les jaunes vifs, qui formeraient ailleurs le plus adultère mélange, se juxtaposent et se combinent sur lui harmonieusement. Il porte cet amour de la couleur jusque dans son mobilier et ses ustensiles de ménage. Vous ne trouverez qu’à Plougastel ces cuillers en buis incrustées d’étain, sculptées de motifs rouges et verts, avec des cœurs creusés dans le manche, tapissés d’étoffe à fleurs et recouverts d’un petit carreau. Et vous ne trouverez encore qu’à Plougastel ce luxe de bols, d’assiettes et de plats en faïence peinte et dorée qui chargent les vaisseliers et qui, remarquez-le, ne remplissent qu’un rôle décoratif. On ne s’en sert jamais. Toute cette vaisselle est exclusivement pour la montre, pour le régal des yeux. Le Plougastélois pousse si loin ce goût de tout ce qui brille qu’il réserve un petit coin de son champ pour la culture de ces courges non comestibles, mais qui prennent en mûrissant les tons les plus chauds et ressemblent vraiment à de fabuleux fruits d’or. Et, l’hiver venu, avec son jour gris et la mélancolie de ses brumes, il aligne ces énormes pépites sur la corniche des lits-clos, sur les étagères des vaisseliers ; elles lui égaient la tristesse des « mois noirs » ; elles sont pour lui comme des gouttes de lumière, des parcelles de soleil miraculeusement conservées…

  1. Pour être complet, il faudrait signaler encore, près de la porte, l’arcelvé ou évier (deux tablettes de pierre épaisse portées par deux massifs également en pierre sur lesquelles on pose les bassines, jarres, etc., avec un conduit percé dans le mur pour l’écoulement des eaux grasses) et le charnier en granit, avec couverture en bois, adossé généralement au premier des lits et lui servant de banc.
  2. « La Mort est un moment terrible pour les pécheurs appelés à comparaître devant le souverain Juge. »