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L’Âme bretonne série 4/Une cellule de l’organisme breton IV Le costume

La bibliothèque libre.


Édouard Champion (série 4 (1924)p. 22-30).


IV

LE COSTUME.


Après la maison, le costume.

Celui des habitants de Plougastel a de bonne heure fixé l’attention.

Abel Hugo, frère de Victor, dans La France Pittoresque (1833), trouvait que l’habillement du Plougastélois « imprime à sa physionomie quelque chose d’étrange et d’antique. Un bonnet de forme phrygienne de couleur brun clair recouvre sa tête ornée de cheveux touffus et flottants sur les épaules. Une large capote de laine, descendant à mi-cuisse et garnie d’un capuchon, retombe sur un gilet qu’entoure une ceinture de mouchoirs de Rouen ; des pantalons très larges et à poches latérales, forment le complément de ce vêtement singulier qui ressemble assez à celui que nos peintres modernes donnent aux Albanais ».

Il est assez curieux, par parenthèse, qu’Abel Hugo, dans sa description, soit resté à peu près muet sur les vives couleurs du costume plougastélois ; il en assombrit jusqu’au bonnet qu’il peint « brun clair » et qui était rouge. Pol de Courcy se montrait plus précis en 1865. À cette époque, le costume usuel des hommes de la péninsule se composait d’un pourpoint à basques (porpant) en berlinge blanc ; d’une veste à manches [roqueden], également en berlinge blanc ou en silésie violette ; de deux gilets de dessous, verts, rouges, blancs, bleus ou violets ; d’un pantalon à la turque, de toile, de berlinge brun ou de drap noir, suivant la saison, et qui se fermait le plus habituellement au moyen d’une cheville de bois et, quelquefois, d’une clef à laquelle on substituait le dimanche un double bouton ; d’une cravate de couleur à nœud coulant ; d’un turban à carreaux autour des reins ; d’un bonnet rouge et, les jours de pluie ou de tempête, d’un caban en toile piquée et matelassée. Très différent était le costume de cérémonie (noces, pardons, etc.) : le porpant, doublé de vert, se faisait alors amarante ; le pantalon et le bonnet étaient remplacés, l’un par une grande culotte rouge serrant aux genoux les bas de flanelle blanche, l’autre par un large feutre garni de chenilles de couleur. Et l’on jetait sur le tout — ce qu’oublie, Courcy — une grande cape noire à l’espagnole.

De ce double costume, tant usuel que de cérémonie, il est demeuré fort peu de chose. Et, tout d’abord la cape, l’habit et la culotte amarante, ainsi que le grand feutre à chenille qui se relevait sur les côtés, ont disparu à peu près complètement. En ces dernières années pourtant, sur l’initiative de l’Union régionaliste bretonne, qui tint une de ses sessions à Plougastel, quelques Plougastélois ont sorti de l’armoire les anciens costumes de noces et les chapeaux à chenilles de leurs pères. Au concours de costumes de Brest, en 1908, le grand prix d’honneur fut attribué à un superbe costume de marié du XVIIIe siècle, entièrement amarante, guêtres comprises, sauf les gilets, blanc bordé de bleu, vert bordé de jaune. La ceinture elle-même était à carreaux rouges ; de la culotte, serrée aux genoux, tombait un flot de dentelles.

Tout en applaudissant aux tentatives de restauration de l’Union régionaliste bretonne et du comité des fêtes brestoises, nous ne nous en dissimulons pas la vanité : il n’est guère à penser que la mode revienne jamais de ces beaux costumes rétrospectifs, qui resteront très probablement de simples curiosités archéologiques, des objets de vitrine, comme les costumes des paludiers du Bourg-de-Batz. De même le bonnet rouge, complètement passé d’usage et auquel, sur la côte, les pêcheurs-cultivateurs ont depuis longtemps substitué le vulgaire béret bleu. Quant au chapeau des hommes de l’intérieur, c’est maintenant celui du reste de la Cornouaille et du Léon : un feutre à cuve et à ruban de velours noir fermé par une boucle en argent.

Mais, pour avoir fortement évolué en ces cinquante dernières années, le costume plougastélois n’en a pas moins gardé, à la coiffure masculine près, une très vive originalité. Il se compose essentiellement d’un surgilet à manches, gileten ivar c’horré, violet ou vert à volonté (violet de préférence les jours de cérémonie), bleu, si l’homme est en deuil, et de trois gilets sans manches : le premier vert ou violet (mais toujours d’une couleur différente de celle du surgilet ; vert donc, quand celui-ci est violet, et violet quand il est vert) ; le second rouge (ou bleu, en cas de deuil) ; le troisième en flanelle blanche à ganse rouge (bleue, en cas de deuil). En outre, ce surgilet et ces gilets sont ornés aux boutonnières et au col de galons et de broderies dont la couleur verte, jaune, rouge, diffère de celle du vêtement lui-même. Entre les premières boutonnières et le col, au-dessous de la branchette ou de l’étoile qui décore le devant du surgilet, le propriétaire de l’habit fait toujours broder l’initiale de son prénom (cette initiale est le plus souvent à l’envers. Ex : C, F, E .) Une rangée de boutons descend de chaque côté du surgilet et sur le devant des gilets, et le choix de ces boutons n’est pas plus livré au hasard que le reste du costume : en poils de chèvre pour le gilet blanc ; en métal pour les autres gilets, ils sont en os ou en nacre pour le surgilet. Ajoutons que les gilets doivent être « étagés », de manière à se laisser voir du premier coup d’œil. Une dernière particularité : quand le Plougastélois porte son surgilet déboutonné, c’est qu’il est en tenue de cérémonie (pardons, messes, festins, noces) ; quand il le porte boutonné, c’est qu’il est en petite tenue, qu’il vaque à ses affaires ou se rend au marché.

Le Plougastélois ignore les bretelles et s’en tient encore, comme la plupart des Bretons, à la ceinture ou turban, tantôt en coton à carreaux, tantôt en flanelle bleu clair. La culotte ou braie fermée d’une clavette en buis, ibil beuz, a dû disparaître d’assez bonne heure, car on ne la voit même pas sur les plus vieux habitants de la paroisse. Mais le pantalon actuel s’en souvient encore : en drap noir l’hiver, l’été en toile blanche, il est toujours très évasé dans le haut, comme le pantalon à la hussarde ou la culotte de cheval, avec des poches basses sur les côtés, « assez larges, me dit un loustic, pour y entrer un cochon de lait, assez profondes pour y faire disparaître un litre d’eau-de-vie » ; serré aux genoux, ce pantalon moule étroitement la jambe jusqu’au cou-de-pied. Les vieux seuls portent encore des pantalons de berlinge, étoffe de laine grossière généralement brune et extraordinairement résistante, dont la principale fabrique se trouvait au moulin à foulon de Kergoff. L"élevage des moutons ayant presque entièrement cessé dans la commune, le moulin a fermé ses portes. Un vieillard me disait :

— J’ai quatre pantalons. Trois sont en berlinge et ils me survivront.

— C’est vrai, confesse son compagnon, plus jeune. Ces berlinges duraient très bien vingt ans. C’était quasi inusable. Mais l’élevage des moutons ne peut s’accommoder avec le développement de la culture maraîchère.

Sur le reste du costume masculin, il n’y a aucune particularité notable à signaler : bas, souliers, sabots ressemblent à ceux des autres régions de la Bretagne ; mais la chemise, empesée, montante, comporte, en plus, une cravate en soie brochée de couleurs vives, fabriquée spécialement à Lyon[1] et non à Plousastel, comme le dit M. Choleau, où on se borne à la coudre et à la replier sur une doublure blanche.

En somme, un Plougastélois a toujours au moins trois costumes : un costume de travail et deux costumes de cérémonie. Le deuxième jour des noces, en effet les assistants du sexe mâle, qui sont en surgilet violet ou vert le premier jour, se mettent en surgilet bleu pour le service funèbre que les familles des deux mariés font célébrer à la mémoire de leurs défunts. Le bleu, pourtant, n’est pas la couleur exclusive du deuil, comme le violet est surtout la couleur de la joie : c’est aussi la couleur sérieuse, adoptée par les hommes d’un certain âge. Mais ce bleu est de plusieurs tons : vers trente ans, les hommes mariés qui l’adoptent choisissent le bleu d’outre-mer ; les vieillards lui préfèrent le bleu de Prusse, qui se rapproche du noir. On voit apparaître, d’ailleurs, depuis quelques années, le noir comme couleur de deuil : le gilet noir à ganse bleue est particulièrement grand deuil.

Des prescriptions tout aussi sévères régissent l’habillement féminin. Plus lourd, moins chatoyant que celui des hommes, il comprend deux jupes : celle de dessous, lostenn dindan, en flanelle bleue ; celle de dessus, lostenn war c’horré, en drap noir pendant la semaine, en drap violet les dimanches et jours fériés et toujours liserée d’orange. Sur cette seconde jupe, on noue, pour le courant, un tablier de pilpous rayé ; les jours de cérémonie, un tablier en soie bleu pâle, verte, rouge ou gorge de pigeon, avec application de dentelles d’argent. Le corsage, véritable cuirasse, s’appelle krapos : suivant le cas, il est vert, violet ou bleu, et se porte sur l’hivizenn, sorte de camisole en drap noir, relevée aux manches jusqu’à la hauteur du coude, de manière à former une sorte de poche où les ménagères précautionnées insèrent la liste de leurs « commissions ». Un tricot de même couleur (blanc pour les noces) descend jusqu’aux mains. N’oublions pas le chiloc’h ou coq. C’est le nom donné à l’espèce de crête qui termine par derrière le krapos. Il est en carton rigide, recouvert de drap galonné : placé à la proue des femmes, au-dessous du ruban de la jupe, plus encore qu’à une crête, il ressemble à un gouvernail symbolique. Par dessus le krapos est noué, en semaine, un châle ou mouchoir de cotonnade. Mais là, derechef, le protocole intervient : tantôt le châle est un imprimé bleuté à fleurettes blanches ; tantôt les fleurs sont remplacées par des rayures blanches, et c’est qu’alors la femme est en deuil. Le deuil féminin se révèle également à la couleur noire du ruban des coiffes et du ruban des tabliers, ainsi qu’à l’adoption du kapot pour les dimanches et jours fériés. Ce kapot ou cape qui ne tombe que jusqu’aux genoux et se ferme par des agrafes en cuivre, est muni d’une visière rigide et dessine sur la tête comme un casque : on le met sur le bras pour entrer dans les maisons, mais on le garde à l’église.

Pour les jours de fête ou de cérémonie, les femmes ont un troisième châle complètement blanc, en tulle ou en mousseline, et une coiffe de même nuance et de même tissu, uni ou brodé, dont elles laissent pendre les ailes sur leur dos et sur le devant du corsage. En temps ordinaire, cette coiffe, qu’Abel Hugo admirait fort et qu’il comparait au chapska polonais, est en percale et relevée et épinglée sur la tête ; un cintre en zinc, nommé bourleden, lui assure la rigidité nécessaire ; deux barbes en descendent sur l’épaule ; une mentonnière de couleur la fixe au cou. Il ne faut pas moins de deux mètres d’étoffe pour la confection de cette belle coiffe, dont on ne peut mesurer l’amplitude qu’une fois dépliée et qui est le grand luxe des Plougastéloises. D’autre part, la blancheur immaculée qu’elles s’efforcent de lui conserver ne peut être obtenue par les procédés ordinaires : la lessive ne se fait que deux fois ou trois fois l’an dans les fermes bretonnes. Il en découle que, pour subvenir aux nécessités journalières, une Plougastéloise qui se respecte doit posséder au moins une grosse de coiffes, soit 144 !

Cela suppose une certaine aisance, parfaitement réelle d’ailleurs et dont la richesse des costumes enfantins nous fournit une nouvelle confirmation. Mais comment se reconnaître dans tout ce bariolage, au milieu de cette sarabande polychrome des bonnets, des tabliers, des luren ou bandelettes à franges d’or et d’argent, des turbans, des châles, des jupes de dessous nommées sae chez les enfants en rupture de maillot, puis drogot chez les fillettes de quatre à douze ans et qui présentent alors cette particularité de se rattacher au krapos pour tenir la taille ? Le lostenn se noue, en effet, à la ceinture et ne peut être porté que par les femmes dont les hanches sont formées.

On le voit, tout ou presque tout, dans ces costumes, est méticuleusement établi et réglé ; la part du caprice, de la fantaisie individuelle, y est aussi restreinte que possible : du premier coup d’œil, un connaisseur distingue au genre de sa vêture la condition d’un Plougastélois ou d’une Plougastéloise. Et voici le plus étrange de l’histoire : costumes masculins, costumes féminins, costumes d’enfants sont confectionnés à Plougastel par des femmes. Le seul kemener (tailleur) de la commune, vieux vétéran des guerres du troisième empire et de 1870, François Ropartz, plus connu sous le sobriquet de Fanch ar Pruss, a pris sa retraite l’an passé[2]. On ne suppose point qu’il ait eu des successeurs. Deux sortes d’ouvrières travaillent aux costumes tant masculins que féminins ; la couturière proprement dite et la tailleuse. La couturière ne « fait » que les coiffes, tabliers, mouchoirs, cravates, etc. ; c’est la tailleuse qui confectionne le reste. Pour le costume masculin au moins, il va sans dire que, dans ces conditions, tout essayage complet est assez difficile, mais les tailleuses sont adroites et il est rare qu’elles soient obligées à des retouches. On cite particulièrement, pour leur habileté professionnelle, Marie-Barba Gwennou et ses filles, tailleuses pour hommes au bourg de Plougastel…

  1. D’une façon générale d’ailleurs (et sauf autrefois le berlinge et le pilpouz) les éléments du costume plougastélois sont fournis par le dehors : c’est à Montauban, par exemple, que se fabrique spécialement pour la péninsule le drap violet nommé solférino en français, chilisi (déformation du mot français silésie) mouk en breton.
  2. 1910.