L’Âme enchantée/Mère et fils/Partie 1

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Albin Michel (3p. 9-79).
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Mère et fils

PREMIÈRE PARTIE


La guerre n’était pas pour effrayer Annette. Elle pensait :

— « Tout est guerre… »

La guerre sous le masque…

— « …Je n’ai point peur de te voir, à visage découvert. »

Tous les siens sont, comme elle, de ceux qui reçoivent l’événement avec le moins de révolte. Elle, par cet acquiescement fataliste qu’elle a cueilli sous la lumière de sa récente épreuve :

— « Je suis prête. Advienne que pourra !… »

Sylvie, sa sœur, par une attente secrète, dont elle réprime à peine le cri d’impatience :

— « Enfin !… »

Enfin ! Le cours monotone des jours s’élargit. Va s’élargir le cercle des amours et des haines…,

Son fils, Marc, dans un sombre enthousiasme dont il n’exprime rien ; mais le décèlent la fièvre de ses mains et ses yeux… Il est donc apparu, le tragique idéal, que redoutait sa faiblesse, mais qu’invoquait en lui la voix d’instincts obscurs, que la jeunesse n’avoue pas, l’appel aux forces enchaînées, qui gisent sous l’ennui d’une époque dépouillée de ses raisons de vivre !… Il voit partir ses aînés, dans une ivresse d’action et de sacrifice, dont le flot roulera bien des boues, avant qu’il soit longtemps ; mais en ces premiers jours, la source en reste pure, — autant qu’elle peut l’être chez des adolescents, dont l’âme est polluée de troubles éléments. Penché sur le courant, Marc, du bout de la langue, lape ceux-ci et celle-là : — la pureté brûlante de cette immolation, et le limon, au fond. Il envie et redoute le demain qu’ils vont mordre… Quand il lève les yeux, il rencontre ceux de sa mère. Leurs regards se détournent. Ils se sont compris, assez pour ne pas vouloir se laisser comprendre davantage. Mais ils savent qu’ils marchent tous deux sous la même nuée.

Le seul qui ne participât point à l’exaltation, était le mari de Sylvie, Léopold : il était le seul du groupe, qui partît. Il avait calculé que sa classe, une des plus anciennes de la territoriale, ne serait pas prise immédiatement, que les appels s’échelonneraient par tranches. Il n’avait point de hâte. Mais un pressentiment lui soufflait que la guerre en aurait plus que lui, et qu’elle ne l’oublierait pas. Elle se souvint de lui plus vite encore qu’il ne pensait. Il était de Cambrai. Il se trouva aux avant-postes. Pour un homme de son âge, c’était là un honneur dont il se fût passé. Il fit bonne figure cependant, au départ. Il le fallait bien ! Sylvie était héroïque ; et il y avait peu de pitié à attendre des yeux de ces autres femmes. Chacune avait son homme, son mari, son amant, son fils, son frère, qui partait. Qu’ils partissent tous ensemble donnait à l’anormal un semblant de régularité. Le trouble eût été pour elles que l’un d’eux discutât. Aucun ne s’y risqua. Léopold n’y songea point. Non moins que l’ordre d’appel, l’acceptation des siens était catégorique. Et ce petit loup, Marc, qui, d’un regard soupçonneux, jalousement épiait sa faiblesse !… Il crâna. Pour le souper d’adieu, le bon gros trinqua avec tout l’atelier. Il avait le cœur lourd, pourtant, de le quitter. Mais, pour ses intérêts, il pouvait être sûr que Sylvie saurait les bien garder. Le reste !… le mieux était peut-être de ne pas y penser… Elle était une Lucrèce, pour l’instant… Sacrée femme !… Il lui mouilla la joue de sa larme, en la quittant. Elle dit :

— Ce sera une promenade. Quel magnifique été ! Prends garde de t’enrhumer !

Annette l’embrassa. (C’était autant de gagné !) Elle avait pitié de lui. Mais elle ne le montra point, pour ne pas l’affaiblir… « N’est-ce pas ? Puisqu’il le faut !… » Et le regard qui quêtait ne trouva dans le regard affectueux de la grande sœur que l’inflexible :

— Il faut.

Un mur. Nulle issue qu’en avant.

Il partit.


La maison, du haut en bas, comme une ruche, dégorgeait son essaim. Pas un de ses rayons, qui n’offrît son tribut. Chaque famille avait ses mâles à sacrifier.

En haut, dans les mansardes, ces deux ouvriers, pères de famille. Au cinquième, le fils de cette veuve, vieux garçon de trente-cinq ans. Sur le palier d’Annette, ce jeune employé de banque, nouvellement marié. Au-dessous, les deux fils de la famille du magistrat. Au-dessous, le fils unique du professeur de droit. Tout en bas, le fils du « bougniat », qui tenait le débit de vin, au rez-de-chaussée. Au total, huit guerriers, qui ne l’étaient point par leur volonté ; mais on ne la leur demandait point : l’État moderne décharge de la peine de vouloir ses libres citoyens. Et ils le trouvent très bien : c’est un souci de moins ! Du haut en bas de la maison, assentiment parfait. À une exception près (mais on ne la remarque point) : la jeune madame Chardonnet ; la voisine d’Annette, cette nouvelle mariée : trop faible pour protester. Des autres, bien peu comprennent pourquoi leur liberté entière, leur droit de vivre, doivent être aliénés aux mains d’un maître occulte, qui va les sacrifier. Mais, à part un ou deux, ils n’essaient pas de comprendre : ils n’en ont pas besoin pour acquiescer ; ils sont tous élevés dans le consentement, d’avance. Mille qui consentent ensemble se passent de raisons. Ils n’ont qu’à se regarder faire, et à faire comme les autres. Tout le mécanisme d’esprit et de corps se déclenche, de soi-même, sans effort… Mon Dieu ! qu’il est facile de mener au marché le troupeau ! Il y suffit d’un berger borné et de quelques chiens. Plus les bêtes sont nombreuses, plus elles sont dociles à diriger, car elles forment masse, et les unités se fondent dans le total. Un peuple est une pâte de sang qui se coagule… Jusqu’aux heures fatales du grand ébranlement, où périodiquement se renouvellent les peuples et les saisons : alors, la rivière gelée, qui brise sa banquise, saccage la contrée, en la recouvrant de sa chair en fusion…

Ces hôtes de la maison ne se ressemblent point. Leur foi, leurs traditions, leur tempérament diffèrent. Chacune de ces cellules d’âmes, chacune de ces familles, a sa formule chimique. Mais chez toutes, l’acceptation est la même.

Tous, ils aiment leurs fils. Ainsi que les neuf dixièmes des familles françaises, ils ont tout bâti sur eux. À peine entrés dans la vie, dès vingt-cinq ou trente ans, ils reportent sur leurs enfants, au prix de sacrifices obscurs et quotidiens, leurs joies qu’ils n’ont pas eues, et leurs ambitions qu’ils ont renoncé à réaliser, de leurs mains. Et, au premier appel, ils les donnent, ces fils, sans récrimination…

Mme veuve Cailleux, au cinquième. Elle a près de soixante ans. Elle en avait trente-trois, et le garçon huit à neuf, quand le papa est mort. Depuis, ils ont vécu ensemble, sans se séparer. En une dizaine d’années, ils n’ont point, je crois, passé un jour entier, qui ne fût sous le même toit. On dirait un vieux ménage. Car, quoiqu’il n’ait pas atteint la quarantième année, Cailleux fils, Hector, a déjà l’air d’un fonctionnaire retraité ; et sa vie est finie, avant d’avoir commencé. Il ne se plaint pas de son sort. Il n’en voudrait point d’autre. Le père était employé des postes. Le fils l’est, à son tour. D’une génération à l’autre, on n’a pas avancé, on se retrouve au même point. Mais se maintenir au même point, n’être pas retombé, sait-on quelle somme d’efforts, souvent, cela représente ? Qui ne perd point, il gagne, — quand on est faible et peu fortuné. Pour élever son fils, la mère, sans ressources, a dû servir comme femme de journée. C’est pénible, pour qui a eu son chez-soi de petite bourgeoise. Elle n’a point récriminé. Maintenant, on est remonté à l’humble paradis perdu. Elle se repose en travaillant, mais pour soi et son fils ; elle a son chez-soi chez lui. Une bonne figure bovine du Berry, qu’on verrait mieux avec le bonnet blanc à ruches qu’avec le chapeau de dame que, le dimanche, elle perche sur sa tête grise au chignon clairsemé. Une grande bouche édentée, qui ne parle jamais fort, mais qui a pour son fils et pour ses connaissances un sourire affectueux et las. Le dos un peu voûté. Elle est la première levée ; et, le matin, elle apporte au fils le café au lait dans son lit. Quand il est au bureau, elle tient l’appartement, méticuleusement. Elle prépare les repas ; elle est bonne cuisinière, et lui, assez gourmand. Le soir, il lui répète ce qu’il a entendu dans la journée. Elle n’écoute pas très bien ; mais elle est heureuse de l’entendre. Elle va, le dimanche, à une messe du matin. Lui, non. C’est admis entre eux. Il n’est pas incrédule, mais il n’est pas croyant. La religion est une affaire de femmes. Elle s’en occupe pour les deux. Ils font, l’après-midi, un petit tour ensemble, mais ils vont rarement au delà du quartier. Il est vieux avant l’âge. Ils sont contents, sans frais, de bonheurs réduits, qui se répètent dans l’ordre accoutumé. Leur union est si forte qu’il ne s’est point marié et ne se mariera point : il n’en sent pas le besoin. Pas d’amis, pas de femmes, presque pas de lectures : il ne s’ennuie jamais. Il a le même journal, que déjà lisait son père. Le journal a changé plusieurs fois d’opinion. Mais lui, n’a pas changé, il est toujours de l’opinion du journal. Peu de curiosité. Une vie automatique ; le meilleur est pour eux leurs entretiens monotones, ou, sans parler, le déroulement prévu des mêmes petits actes quotidiens et des rites. Ils sont sans passion, — hors leur intimité, qui est une chère habitude. Que rien ne la vienne troubler ! Changer le moins possible. Penser le moins possible. Ensemble, rester tranquilles…

Et ce modeste vœu ne leur est pas accordé. La guerre, l’ordre de départ, viennent les séparer. Elle soupire et se hâte de lui préparer ses effets. Ils ne protestent pas. Le plus fort a raison La grande force a parlé.

Les Cailleux sont à l’étage au-dessus d’Annette. À l’étage au-dessous est la famille Bernardin. Père, mère, deux fils, deux filles. Catholiques, royalistes. Du Midi Aquitain.

Le père est magistrat : un petit homme corpulent, tassé, poilu comme un sanglier, la barbe courte et drue qui lui mange le visage ; il est vif et sanguin, il cuit à l’étouffée. Car il est né campagnard et gaillard ; il suffoque dans la ville, et il crève son cuir. Il aime bien manger, il a le rire gaulois ; et la moindre contrariété fait foncer le vieux ragot, piétinant, boutoir baissé, dans des transports de rage, aussi brefs que violents ; ils sont coupés, soudain : il pense à sa fonction et à la confession ; au milieu d’un grognement, il se réprime et prend des manières onctueuses.

Des deux fils, le cadet, vingt-deux ans, vient d’entrer aux Chartes. Il s’est fait la petite barbe en pointe, le sourire mince et aigu, les yeux battus, le regard équivoque, de la fin du siècle XVI. C’est un très bon garçon, qui voudrait avoir l’air pervers d’un mignon de la troupe de M. d’Épernon. — L’autre fils, vingt-huit ans, la face pleine et rasée, la chevelure artistement rejetée en arrière et drapée par larges masses, des mèches comme des vagues, la tête à la Berryer, commence à s’illustrer comme avocat, dans les procès des « Camelots ». Quand le Roi sera de retour, il sera garde des sceaux.

Les trois femmes, mère et filles, évoluent au second plan. (Annette les connaîtra, plus tard.) Effacées, lisant peu, sortant peu, n’allant jamais au théâtre, mais souvent à l’église, elles occupent leur temps à des œuvres pieuses.

Les trois hommes ont reçu une solide et stricte éducation classique… « Rome, l’unique objet…)) Il leur serait plus facile de discourir en latin, que, sortis des frontières, de demander leur chemin en anglais ou allemand. Ils ne daignent. C’est aux barbares du Nord d’entendre notre langue. Ils vivent dans l’idéal du passé. Tous les trois, bons chrétiens, ils admirent sans réserves le paganisme de Maurras : il est si bon Romain ! Ils sont de gaie humeur, bons vivants, et ils ne détestent point, lorsqu’ils sont seuls, entre hommes, les histoires gaillardes. La famille réunie — les six — vont à la messe ; et c’est un spectacle tout à fait édifiant. Leur horizon est fermé, mais clairement dessiné : comme ces paysages de France, aux lignes nettes et bien coordonnées, dont le cercle de collines enferme depuis des siècles la vieille petite ville inchangée. La paroisse de Paris est aussi une ville de province. On n’a point de malveillance pour ce qui est hors des murs, à peine un peu d’ironie, sans connaître, a priori ; on l’ignore, on vit pour le petit cercle clos ; et au-dessus, il y a Dieu, le pan de ciel, où chantent, dans les tours blanches, les cloches de St-Sulpice.

Cependant, lorsque le gouvernement de la République réclame les deux fils, pour nourrir de leur chair les mitrailleuses de l’ennemi, aucun ne fait d’objection : « la Gueuse » est devenue sacrée. Les six ont de la peine ; mais ils ne la montrent pas. Ils savent qu’il faut rendre à César ce qui est à César. Dieu n’est pas exigeant. Il se contente de l’âme. Il abandonne le corps. Et même, il n’émet plus de droits sur l’action. L’intention lui suffit. Et César en profite. Il a tout pris.

Au second, M. Girerd, le professeur de droit, veuf depuis quelques années, habite avec son fils. Du Midi, lui aussi ; mais ce n’est pas du même. Protestant des Cévennes. Se croit libre-penseur : (illusion commune à plus d’un bonnet-carré de notre Université). Mais « parpaillot » dans l’âme, comme diraient (comme disent) les jeunes Bernardin, qui se gaussent en famille de son air engoncé et de sa mine de prédicant de Monsieur l’Amiral. Un très digne homme. Très strict sur les devoirs, et plein de préjugés moraux : (ce sont les pires, car ils sont sans pitié). Avec toute l’estime qu’il a pour ses voisins d’en haut, et la courtoisie un peu raide, mais parfaite, dont il ne se départ jamais, il leur rend, comme on dit, la monnaie de leur pièce. Malgré sa volonté sincère d’impartialité, le catholicisme lui parait comme une tare, un vice de conformation, dont les plus honnêtes gens gardent toujours, quoi qu’ils fassent, les stigmates. Il y voit, sans hésiter, la cause du déclin des nations latines. Il est pourtant historien scrupuleux, qui se défend de la passion, dans ce qu’il dit et écrit, au risque de paraître froid et ennuyeux : — il l’est, dans ses leçons, documentées, bourrées de références et épinglées de notes, qu’il nasille d’une voix monotone. Mais sa critique historique est, à son insu, faussée par des idées préconçues, qu’il ne remarque même pas, tant elles lui sont évidentes, et par son absence totale de plasticité, qui lui interdit de s’adapter aux diverses pensées. Cet homme qui a lu considérablement, qui a tout vu dans les livres, qui a beaucoup vu dans la vie, a gardé sous le poil gris un fond de candeur comique, attendrissante, — épouvantante : car elle autorise tous les fanatismes. Le sens moral, très haut. Le sens psychologique, atrophié. Ceux qui ne lui ressemblent pas, il ne les comprend pas.

Son fils est comme lui. Jeune docteur en Sorbonne, qui vient de soutenir, à trente ans, une thèse remarquable, cet historien voit le monde par la lunette des idées. Des siennes, bien entendu. Les verres auraient besoin d’être vérifiés par l’opticien. Il ne s’en est jamais avisé. Pour lui, comme pour son père, « au commencement », n’est pas le fait. « Au commencement, est le principe. » La République est un principe. Les conquêtes de la Révolution première ont l’évidence d’un théorème. Et la guerre qui s’engage est la suite obligée de la démonstration. Elle doit établir dans le monde la Démocratie et la Paix. Ils ne se disent pas que, cette paix, il serait peut-être plus sage de commencer par la garder. Mais ils ne doutent point que ceux qui la rompent ne soient ces peuples arriérés, qui se refusent à voir et accepter la vérité. Il faut donc, pour le bien du monde et leur bien propre, les y forcer.

Ces deux hommes, père et fils, — on dirait frère aîné et jeune frère — qui se ressemblent et qui s’aiment, grands et droits, maigres et fiers, vivent enveloppés d’une idéologie qui ne laisse point, de l’épaisseur d’un ongle, pénétrer le doute. Leur science est, en toute honnêteté, au service de leur foi démocratique. Ils n’en ont pas conscience. Leur conscience, c’est leur foi. Ils croient. Ils croient. Ils croiraient sur le bûcher. (Sur le bûcher, il y sera, le fils, dans la tranchée ! Et le père y sera, de cœur saignant, avec lui)… Ils croient… Et ces hommes se réclament de la libre-pensée !…

Le jeune Girerd est fiancé à Lydia Murisier : une charmante, vaillante fille, d’une riche famille de Genève, qui s’est éprise de lui, et qu’il aime religieusement. L’amour de Lydia n’est peut-être pas religieux, il est même très profane ; mais afin de lui ressembler, il s’efforce de l’être, de même que ses riants yeux bleus tâchent à se faire sérieux. Profane elle le serait, Lydia, du fond de sa nature, qui ne demande à la vie que les bonheurs naturels, la terre, l’air et l’eau, et toutes les saisons, la santé, le soleil, l’amour du bien-aimé, — si le bien-aimé ne cherchait le bonheur de la vie hors la vie, dans les idées. Alors, elle s’étudie à l’y chercher, avec lui. Et tout ainsi, docilement, cette petite Helvète qui, seule, n’eût point eu de raison pour prendre parti dans la querelle des nations, apprend par cœur le catéchisme français républicain. Révolution de l’an I et Droits de l’Homme armé, — la foi de son fiancé… Ah ! si elle s’écoutait, comme elle l’emporterait dans ses bras, à l’abri de la mêlée ! Que cette guerre l’oppresse ! Qu’elle est loin de sa pensée !… Mais elle se le reproche, puisque le bien-aimé voit et juge autrement : elle est faible, elle a tort. Pour être digne de lui, elle doit se fermer les yeux, et voir par ses yeux à lui… Ô mon amour, je veux croire, puisque tu crois, je crois…

Elle se refuse à croire, — la seule de la maison, — Clarisse Chardonnet, la voisine d’Annette, sur le même palier. Non, non, son amour à elle n’est pas de ceux qui se sacrifient, qui sacrifient l’aimé à la fausse foi de l’aimé !… Ce n’est pas vrai, d’ailleurs ! De foi, il n’en a pas : il n’a que le respect humain, la peur de l’opinion. C’est un employé de banque, médiocre, gentil garçon, joli garçon, fines moustaches blondes, yeux pâles, un peu fade. Les affaires du monde, la banque, la politique, — avouons-le ! la patrie — lui sont indifférentes, totalement, absolument, La seule affaire au monde, pour lui, est cette petite femme qu’il a prise (ou si c’est elle ?) il y a trois mois. Quels mois !… Ils n’en ont pas assez. Les doigts leur tremblent, quand ils évoquent, entrelacés, les nuits passées. Comme elle le tient, cette passionnée ! … Une petite ouvrière de Paris, qui l’adore comme un dieu, un dieu qui est à elle, son bien, son jouet, son chat, son animal familier, son âme, si elle en a une, ses entrailles, son tout, sa propriété ! … Elle est une brunette maigre, frêle, fiévreuse, des yeux veloutés, des lèvres comme un fil rouge dans le visage blême, qu’elle s’applique à farder ; par la passion tout le sang est sucé. — Et lui, complaisamment, il se laisse adorer ; il n’est pas étonné ; il s’abandonne à la dévorante ; et chacun est proie, à son tour. Aucun ne songe que le jeu doive finir. La vie n’a pas un autre sens…

Mais quand la guerre vient le chercher, il se lève sans protester. Ce n’est point gai, et il n’est point brave. Il en pleurerait, de ce qu’il quitte, et de ce qu’il va trouver. Mais il craint d’être ridicule et méprisé, s’il laissait voir sa faiblesse. Aimer trop n’est pas d’un homme. — Elle a bien compris Elle lui crie :

— Lâche ! Lâche !

Et elle sanglote.

Il se rebiffe et ricane, vexé :

— « Lâche », c’est bien le mot, en vérité, pour l’homme qui va faire le héros ! « Mourir pour la patrie ! »…

Elle le supplie de ne pas continuer. Ce mot de mort la terrifie. Elle lui demande pardon. Il a beau jeu pour étaler sa forfanterie patriotique ; c’est un moyen de se donner du cœur. Et elle n’ose plus protester ; elle est trop seule, elle ne peut pas dire ce qu’elle pense : le monde entier (ce n’est rien !) et lui (c’est tout !) diraient que c’est une hérésie. Mais elle sait bien que, dans le secret, tout bas, il pense comme elle, le malheureux !… « Mourir pour la patrie !… » Non, non, pour la galerie !… Les hommes sont lâches ! Ils n’ont pas le cœur de défendre leur bonheur. Les malheureux ! Les malheureux !,.. Elle essuie ses yeux. On est en scène. Il faut sourire, puisqu’il le veut. On pleurera dans la coulisse… « Oui, toi aussi !… Tu ne me trompes pas. Tu as, comme moi, la mort au cœur. Ô lâche, lâche, pourquoi pars-tu ? » Et lui qui lit dans sa pensée pense tout haut :

— Que peut-on faire ?

Mais elle est femme et passionnée. Elle n’entend pas. Elle n’entend pas ce qui la gêne…

— Ce qu’il faut faire ? Il faut rester.

Il hausse l’épaule, découragé.

Ah ! Le monde entier est contre elle !… Le monde est contre lui, aussi. Mais elle lui en veut, à lui ! Il donne raison au monde. Il se soumet. Pourquoi ?…

Ils se soumettent aussi, les deux ouvriers des mansardes : Perret (sellerie-maroquinerie) et Peltier (monteur-électricien). Ils étaient prêts à marcher contre la guerre. Mais puisqu’on ne marche pas contre, il faut bien marcher avec. Un autre choix n’est pas laissé. Socialistes ils sont, partis de la même conviction. Mais d’où l’on part, l’on s’éloigne. Et ils ne sont pas tous deux à la même étape.

Perret croyait, dur comme fer, il y a huit jours encore, qu’il n’y aurait plus de guerre :

— Tout ça, c’est des foutaises de journaux, et du bluff de ces joueurs de poker, ministres et diplomates autour de leur tapis vert. Et d’ailleurs, si ces maquignons de peuples nous em…, on les mettra au pas. Nous sommes un peu là ! Nous, de l’Internationale, Jaurès, Vaillant, et Guesde, Renaudel, Viviani, et tous les syndicats. La division de fer. Et tous les camarades de l’autre côté du mur, ceux de l’Allemagne… Écoute un peu, Peltier ! Déjà, ces jours derniers, nous (les nôtres) et eux, on s’est rencontrés, tout est organisé, le mot d’ordre est donné. Et si jamais les bougres se risquaient à la mobilisation, la mobilisation, c’est nous qui la ferions, des bras croisés !…

Mais Peltier ricane et sifflote de côté, dans sa barbe, et il dit à Perret :

— Tu es jeune, camarade !

Perret se fâche. Il a ses trente-sept ans passés ; et trente-sept à la peine, ça en vaut bien cinquante des jeans-qui-ne-foutent-rien. Mais Peltier, tranquillement, lui réplique :

— Justement ! Tu as trop peiné, tu n’as pas eu le temps de penser.

Et comme Perret proteste, en lui servant tout chaud l’article qu’il vient de lire dans le dernier numéro de son journal, — le seul qui mente selon la pente de son entendement, — Peltier hausse l’épaule, et dit, d’un air lassé :

— Quand il s’agit de parler !… Mais quand il s’agit d’agir !… Ils se défileront tous.

Ils se sont tous « défilés ». Jaurès une fois abattu, comme un taureau, d’un coup, par le lâche matador qui se cache derrière le volet, il y a eu ce grand cortège dans Paris atterré, cette sombre fête funèbre, ces discours, ces discours, cette pluie de discours sur celui qui ne pouvait plus parler. Et ils étaient tous là, ceux qui pleuraient l’homme couché, et ceux qui pensaient :

— Il est mieux, là-dedans…

Et le peuple qui attendait la parole vengeresse, le mot d’ordre qui rompt l’angoisse, l’éclair dans les ténèbres. Et, de toutes ces bouches qui dégorgeaient leur mortuaire éloquence, rien n’est sorti que la mort et le reniement. Ils ont dit :

— Nous jurons que Jaurès sera vengé.

Et la phrase du serment n’était point terminée que déjà ils l’avaient trahi : ils se faisaient les pourvoyeurs de la guerre, qui l’a assassiné. Ils disaient au peuple :

— Allez tuer ! Faisons l’Union Sacrée sur le corps de nos frères !

Et ceux d’Allemagne ont dit de même.

Le peuple s’est tu, désorienté. Et puis, après un moment, il s’est mis à clamer, et il a emboîté le pas. Raisonner seul, n’est pas son affaire. Puisque ceux qu’il a chargés de raisonner à sa place, ses guides, le mènent à la guerre, c’est qu’il lui faut y aUer. Et Perret, maintenant, se persuade qu’il va servir la cause du peuple et l’Internationale. Après la guerre, l’âge d’or !… Faut se dorer la pilule !

Mais Peltier, désabusé, dit :

— Va-t’en voir s’ils viennent ! La cause du peuple, j’en ai soupé. Je vais tâcher de servir la mienne. Le tout est de faire comme eux — (il pense aux grands requins du socialisme, qui l’ont lâché) : — s’arranger…

Peltier s’arrangera…

Du haut en bas de la maison, l’esprit est sans violence. On en veut aux Allemands d’être les agresseurs : (ils le sont, c’est entendu ! Cela ne se discute point.) On n’aime pas la guerre, on y va, résolus à leur donner une leçon. Et, du fond de la douleur, qui se replie, muette, les dents serrées, la conscience du sacrifice éveille l’enthousiasme. Mais la haine n’est pas née.

On n’en trouverait traces, peut-être, que chez Ravoussat (Numa), le « Marchand de bois et Débit de vin », d’en bas. Ce gros homme dépoitraillé, qui traîne ses pieds goutteux dans des chaussons tachés, parle beaucoup des Boches en crachant des injures, et il envie Clovis, son fils, d’aller leur trouer la panse, à ces saucisses. Et le garçon se réjouit : une partie de plaisir ! Il goûtera là-bas de la bière et des Gretchen. On rit. On crie… Mais je lis tes inquiétudes, que tu étouffes à coups de gueuloir, gros homme, et ta colère des risques auxquels tu es forcé d’exposer ton fils, ton fils unique…

— S’il était !… S’ils allaient !… Nom de Dieu !… S’ils allaient me l’abîmer !…

N’importe ! Dans l’ensemble, l’atmosphère de la maison est digne, sans fureur, sans faiblesse pleine d’une religieuse et virile acceptation. On montre sa confiance, comme un arc, tendue vers le Dieu inconnu. Les troubles que l’on a, on les garde pour soi.

Ai-je tout visité ? Dans mon tour du logis n’ai-je oublié personne ?

— Ah ! si fait. Au cinquième, dans le petit appartement à côté des Cailleux, ce jeune écrivain, Joséphin Clapier, vingt-neuf ans, cardiaque, réformé. Il se terre. Son instinct l’avertit de ne pas trop se montrer. Pour l’instant, on le plaint. Mais la pitié est un prêt, dont il est prudent de ne pas abuser. Et Clapier est prudent. Sa conscience n’est pas tranquille… Il y a cet œil, en bas : Brochon, que je passais… Cependant, il est malaisé de passer sans le voir : le mari de la concierge. Il est agent de police. Celui-là ne part pas, on a besoin de son œil et de ses poings ; le devoir le retient attaché au rivage. Il n’en est que plus guerrier ; il veille sur les suspects, sur l’ennemi de l’arrière. Mais il couve sa maison, d’un regard paternel ; elle est d’un bon esprit, elle lui fait honneur. Il a pour ses locataires des indulgences spéciales. Toutefois, le devoir avant tout ! Il a l’œil sur Clapier. Clapier est pacifiste.

Cette fois, c’est bien tout, je termine ma revue, par le chien de la maison. Je suis entré partout, — excepté au premier. Le premier est fermé. Le premier est sacré. Il est au propriétaire. Et M. et Mme Pognon, riches, âgés, ennuyés, sont partis en vacances. Ils ont touché leurs loyers en juillet. Ils reviendront en octobre… Un trimestre qui passe…

Et un million de vies.


Ils sont partis, les huit guerriers. Et ceux qui restent retiennent leur souffle, pour entendre au loin leurs pas. Les rues bruissent. Mais sur les cœurs, dans la maison, pèse, la nuit, un silence tragique.

Annette est calme. Elle n’y a point de mérite, n’ayant rien à risquer. Elle le sait, et elle en est humiliée. Si elle était homme, nul doute qu’elle ne parte, sans hésiter ! — Serait-elle aussi ferme, si son fils avait cinq ans de plus ?… Qui sait ? Elle dirait que cette pensée lui fait injure. Une rougeur au front, de colère contre soi, elle est femme à regretter qu’elle ne puisse jeter, avec soi, dans le jeu, tout ce qu’elle aime… Regretter, oui, peut-être… Mais le jeter ?… Vraiment ?… Elle en est sûre ?… Ayons l’air de le croire ! Si on la démentait, elle froncerait son sourcil de Junon courroucée. — Mais quand le jeune garçon vient à passer près d’elle, il faut qu’elle se réprime, pour ne pas l’étreindre dans ses bras passionnés. Elle l’a. Elle le tient…

Quelques possibilités d’action qui dorment en sa nature, elle n’a pas à agir. Elle — (son fils et elle) — elle est, pour un temps, à l’abri. Le sort lui a accordé le répit d’observer. Elle le met à profit. Son regard est libre. Aucune idéologie ne le trouble. Les problèmes de guerre et de paix, jusqu’à cette heure, ne l’ont point occupée. Depuis près de quinze ans, elle est prise tout entière par le conflit le plus proche : le combat pour le pain, et par le plus brûlant : le combat avec soi-même. C’est là qu’est la vraie guerre ; elle reprend tous les jours ; et les trêves qu’elle consent sont des chiffons de papier. Quant à celle du dehors, la politique des États a passé loin d’Annette. La Troisième République, ou plutôt — (car ce veule régime, tout comme son partenaire, le loquace Empereur, n’a jamais voulu oui, sans vouloir aussi non, alternativement, prônant la poudre sèche et le sec olivier) — la fortune de l’Europe, dont l’Europe ne fut pas digne, a maintenu quarante ans (les quarante ans d’Annette) une paix non troublée, où la guerre ne fut vue de toute une génération que lointaine, estompée, sous son aspect de décor, ou d’idée, — spectacle romantique, ou thème à discussion morale et métaphysique.

Tranquillement imbue de son éducation scientifique officielle, des temps où la relativité n’avait pas encore tout fait chanceler, Annette est habituée à accepter ce qui est, comme un ordre de phénomènes, qui est une fois donné, et que régissent des lois. La guerre fait partie des lois de la nature. Il ne lui est pas venu sérieusement à l’idée de nier les lois de la nature, ou de s’y opposer. Elles ne ressortissent pas au cœur, ni même à la raison ; mais elles commandent celle-ci et celui-là : on doit les accepter. Annette accepte la guerre, comme elle accepte la mort, comme elle accepte la vie. De toutes les nécessités qu’on a reçues de la nature, avec le don énigmatique et sauvage de la vie, la guerre n’est pas la plus absurde, ni, peut-être, la plus cruelle. Et quant à la patrie, le sentiment d’Annette n’a rien d’exceptionnel ; il n’est pas très brûlant, mais elle ne le met pas en question. Elle n’y a jamais songé, dans la vie courante, pour en faire parade, ou pour l’examiner. Lui aussi est un fait. Or, à cette première heure où la guerre, comme le marteau de l’horloge sur la cloche, vient le faire sonner, il paraît à Annette que c’est une partie d’elle-même, une vaste province engourdie, qui s’éveille. Et sa première impression est d’en être élargie. Elle était comprimée dans la cage de son individualisme. Elle s’échappe et détend ses membres ankylosés. Elle sort du sommeil de son isolement. Elle est un peuple…

Et tous les mouvements d’un peuple se font sentir en elle. Dès le premier instant, elle a conscience sourde qu’une grande porte de l’Âme, qui, à l’ordinaire, reste fermée, — le temple de Janus — s’ouvre !… La nature sans voiles, les forces qui se montrent à nu… Que va-t-elle voir ? Qui va surgir ?… Quoi que ce soit, elle est prête, elle attend, elle se trouve dans son élément.

La plupart de ces âmes qui l’entourent ne sont point faites pour cette vie torride. Elles fermentent. La première semaine d’août n’est point passée que la fièvre les gagne. Elle travaille ces organismes sans défense. La peau se marbre des poussées du sang vicié par l’afflux soudain de germes acres et pestilents. Les malades se taisent, absorbés. Ils s’enferment en chambre. L’éruption couve.

Annette est calme. Elle est la seule, dans son milieu, à ne pas se trouver désaxée ; elle serait plutôt « normalisée ». C’est effrayant à dire : elle respire à l’aise. Elle est sans doute comme ces femmes — ses mères — du temps des Grandes Invasions. Lorsque les vagues de l’ennemi venaient battre les palissades de leur cité roulante, elles montaient sur leurs chariots, pour concourir à la défense. Et leurs seins nus respiraient mieux, au vaste souffle de la plaine. D’un lent et large battement, leur cœur aspirait la lutte, l’embrun des flots ennemis à l’assaut ; et par delà, elles embrassaient les champs ravagés, où les roues de leurs chars s’étaient gravées, et l’horizon, le cercle sombre des forêts, les lignes souples des collines, et la coupole du libre ciel, qui attend les âmes libres. Annette, sur le chariot, regarde et reconnaît :

— … C’est ainsi…

Comme dit l’Inde :

— « Et cela, c’est toi, mon enfant. »

Le cirque du monde est rempli par l’Âme envahissante. Elle se reconnaît en lui… Moi, ces âmes enfiévrées… Moi, ces forces cachées, ces démons mis à nu, ces sacrifices, ces cruautés, ces enthousiasmes, ces violences… Moi, ces puissances maudites et sacrées, qui vont sortir du fond…

Ce qui est en les autres est en moi. Je me cachais. Je me découvre. Je n’étais jusqu’ici qu’une ombre de ce que je suis. Jusqu’ici, je vivais le rêve dans mes jours ; et le réel était dans mes rêves refoulés. Le voici, le réel ! Le monde en guerre… Moi…

Comment exprimer par des mots l’indicible qui gonfle, comme le moût dans la cuve aux vendanges, le silence et le songe de cette âme de Bacchante ? Ce bouillonnement qui monte, qu’elle observe, qu’elle hume — et ce calme vertige… Un drame terrible se joue ; elle en est une actrice. Mais le moment n’est pas venu encore pour elle d’entrer en scène ; elle est prête, mais elle n’est pas prise ; elle peut contempler le torrent de l’action. Elle aspire ce moment unique. Penchée sur le courant, son regard y chavire ; mais elle se retient au bord, attendant la réplique, qui lui dira :

— À ton tour ! Jette-toi !


Le torrent gronde et se gonfle. Les barrages sont rompus. C’est l’inondation… La déroute, les massacres et les villes en flammes. En quinze jours, l’humanité d’Occident a replongé, de quinze siècles, au fond. Et voici, comme aux anciens temps, les tourbillons de peuples, arrachés de leur sol, qui refluent devant l’invasion…

L’interminable exode des réfugiés du Nord s’abattait sur Paris, ainsi qu’une pluie de cendres, avant-coureur des laves. Jour après jour, la gare du Nord versait, comme un égout, leur flot lamentable. Boueux et harassés, ils s’entassaient par gros paquets sordides, aux abords de la place de Strasbourg.

Annette, sans travail, et dévorée du besoin de dépenser sa force inactive, traversait ces troupeaux humains, ces amas de lassitudes, que secouaient des accès de clameurs et de gestes heurtés. Et son cœur bondissait, d’indignation et de pitié. Parmi cette multitude d’infortunes anonymes, où elle perdait pied, il lui fallait saisir un être, sur qui fixer ses prunelles de myope et son aide passionnée.

Dans le hall de la gare, elle vit, à peine entrée, au creux d’un renfoncement du mur entre deux piliers, — elle choisit (l’instinct choisit) un groupe : deux figures, — un homme étendu, une femme assise à terre, qui lui tenait la tête sur ses genoux. Épuisés, ils s’étaient, aussitôt débarqués, abattus près de l’entrée. La vague des passants buttait contre la femme assise, qui faisait un rempart au gisant. Elle se laissait piétiner. Elle n’avait d’yeux que pour la face aux paupières fermées. Annette s’arrêta et, l’abritant de son corps, se pencha pour la considérer. Elle ne voyait que la nuque, le cou d’un blanc laiteux, robuste, une crinière rousse, épaisse, tachée de crasse, comme de coulées de suie, et les mains qui serraient les joues cireuses de l’homme étendu. Un homme ? Un jeune garçon, de dix-huit à vingt ans, à bout de souffle. Et d’abord, Annette crut qu’il venait d’expirer. Elle entendait la femme, une voix lourde et ardente, qui tumultueusement répétait :

— Ne meurs pas ! Je ne veux pas !…

Et les mains marbrées de boue et de meurtrissures palpaient les yeux, les joues, la bouche du masque immobile. Annette lui prit l’épaule. Elle ne se retourna pas. Annette, agenouillée près d’elle, lui écarta les doigts, pour tâter le visage du garçon. La femme ne parut point remarquer sa présence. Annette dit :

— Mais il vit ! Il faut le sauver.

Alors, l’autre s’agrippa, et cria :

— Sauve-le moi !

Visage contre visage, Annette vit une face criblée de taches de rousseur, aux vigoureux méplats, où frappaient d’abord la bouche charnue et le nez court, dont la ligne formait, avec l’avancement des lèvres, comme un mufle. Laide : le front bas, l’ossature des joues et les maxillaires forts. Mais cette bouche exigeante, et cette masse de cheveux roux qui lui faisaient le crâne comme une tour posée sur le front étroit. On ne voyait qu’après, les yeux, larges et bleus, — des yeux flamands, — de chair.

Annette demanda :

— Mais il n’est point blessé ?

Elle souffla :

— Nous avons marché, des jours, des jours. Il est forcé.

— D’où venez-vous ?

— De C… Tout au Nord. Ils sont venus, ils ont brûlé. J’ai tué… Au mur de la ferme, j’ai décroché le fusil. Et de derrière la haie, j’ai tiré sur le premier… Nous nous sommes sauvés. Dès qu’on s’arrêtait de courir, pour halener, on entendait leurs pieds, derrière, galoper. Ils viennent comme un rouleau. Tout le fond du ciel est noir… Une barre de grêle qui monte… Nous courons, nous courons… Il tombe… Je l’ai porté.

— Qui est-il ?

— Il est mon frère.

— Il faut sortir de cette poussière. On marche sur nous. Debout ! Avez-vous, à Paris, quelqu’un de connaissance ?

— Je ne connais rien. Et je n’ai rien. Tout est détruit. Nous avons fui sans un argent, sans un vêtement que ceux qui nous collent au corps.

Annette n’hésita point :

— Je vous emmène.

— Où ?

— Chez moi.

Elles prirent l’homme étendu, la sœur par les épaules, Annette par les jambes. Toutes deux étaient robustes, et le corps amaigri ne pesait guère. Elles trouvèrent, sur la place, une civière ; un vieil ouvrier et un gamin s’offrirent à la porter, La sœur s’obstinait à tenir la main du frère ; elle gênait les porteurs et se heurtait aux passants. Annette lui prit le bras et l’emboîta sous le sien. Aux oscillations du brancard, elle sentait ces doigts qui se crispaient, et quand les porteurs déposaient, un instant, leur charge, la femme s’agenouillait auprès, sur le trottoir ; elle passait ses mains sur le visage du frère, avec un flot de paroles rudes et caressantes, où se mêlaient au français des mots flamands.

On atteignit la maison. Annette les installa dans sa salle à manger. La famille Bernardin prêta le lit d’un fils. On fit une autre couchette, sur le plancher, avec le matelas d’Annette. Le malade n’avait pas repris connaissance ; il fut déshabillé ; un médecin, demandé. Avant qu’il arrivât, la sœur, qui refusait de se reposer, s’affaissa terrassée ; et, pour quinze heures entières, le sommeil l’engloutit.

Ce fut Annette qui veilla.

Ses regards se portaient de l’un à l’autre masques : l’un, cireux et creusé, comme si on le voyait se vider de sa vie ; — l’autre, violent, tuméfié, la bouche grande ouverte, qui respirait de la gorge ; il en sortait, par coups de vent, des mots incohérents. Annette s’assoupissait, dans le silence de la nuit, gardant ces deux sommeils : le sommeil de la mort, et celui de la folie. Et elle tressaillait, se demandant pourquoi elle venait d’introduire sous le toit de la maison une torche hallucinée.


D’un appartement à l’autre, avant cette heure, les relations étaient nulles. Tout au plus savait-on les noms de ses voisins immédiats. Les premières semaines de guerre rapprochèrent les distances. Ces petites provinces, entr’ouvrant leurs barrières d’octroi, s’allièrent en la nation commune. Leurs espoirs et leurs craintes se trouvaient, pour une fois, confondus. On ne passait plus sans se voir, quand on se frôlait dans l’escalier. On apprenait à se regarder en face, et on se découvrait. Quelques mots s’échangèrent. L’individualisme ombrageux n’opposait plus sa réserve d’amour-propre aux questions soucieuses ; on partageait ses nouvelles de ceux qui étaient partis, et de la grande parente menacée, la patrie. Aux heures d’attente du courrier, un petit groupe se formait, au bas de l’escalier ; les inquiétudes isolées se réchauffaient dans la confiance mutuelle. L’esprit complaisant, qui sait aussi bien se créer qu’oublier à propos ses préjugés, tacitement laissait tomber, pour un temps, ceux dont la grille lui avait servi à parquer les voisins. — M. Girerd faisait maintenant société avec M. Bernardin. Et Mesdames Bernardin, pieuses personnes, aimables mais timorées, répondaient aux avances d’Annette, avec un sourire obligeant : elles avaient décidé de ne plus se rappeler — jusqu’à nouvel ordre — leurs doutes à l’égard de la voisine énigmatique et de sa maternité, peut-être, irrégulière… On n’était pas devenus plus proches, ni plus tolérants ; on n’acceptait rien de plus, aujourd’hui qu’hier. Mais ce qu’on n’acceptait point, on feignait de l’ignorer.

Seule, la petite Mme Chardonnet s’enfermait dans sa peine ; et elle se refusait à voir le regard affectueux de Lydia Murisier, qui lisait son tourment et offrait d’y mêler le sien, avec son espérance.

Ils étaient tous, du haut en bas, les passagers du même bateau ; et le typhon venait. Le danger les égalisait… Que la terre tout entière n’est-elle menacée ! (Elle le sera)… On verrait tous les peuples, enfin, contre la Nature, devenir l’humanité ! … Mais il faut deux conditions : l’une, qu’à aucun la chance ne soit ouverte d’échapper sans les autres ; — la seconde, qu’à tous une chance demeure d’échapper au danger : car s’il n’en était plus, l’homme abdiquerait. — Ces conditions ne sont jamais réunies longtemps. Elles l’étaient, en ce temps.

La grande ruée allemande venait battre presque aux portes de Paris. Le gouvernement avait décampé. Tous ceux de la maison exprimaient leur mépris indigné pour la fuite à Bordeaux. Sylvie était enragée. Elle rappelait ses grand’mères, quand le roi Louis avait pris la poudre d’escampette. Il n’eût pas fait bon tomber sous ses ciseaux, pour nos héros du Château-Margaux ! Mais ce serait une dette à régler plus tard. On avait des soucis plus urgents. Tante et neveu, Marc et Sylvie, bêchaient, brouettaient, aux travaux de terrassement, que Gallieni ordonnait, pour occuper la fièvre de Paris. Point de panique. On attendait, escomptant le mieux, prêts au pire. Marc caressait dans sa poche son fameux revolver ; il était bien capable d’espérer l’entrée des Allemands à Paris, pour l’essayer. Annette, aux mains brûlantes, tranquille en apparence, ne s’est mieux portée jamais ; elle sait ce que risquent elle et son fils, enfin !… Elle est soulagée. — Les autres sentent de même. Les angoisses des parents sont adoucies par la pensée qu’ils sont associés, un peu, aux dangers de leurs fils.

Lydia Murisier vient lire, chez Annette, les lettres de son fiancé. Les deux femmes se sont attirées, avant de s’être parlé. Annette a perçu le chant secret de source dans la prairie. Et Lydia a lu dans le sourire attendri de la grande sœur qu’elle a la clef de cette musique, — elle seule dans la maison. Il lui est doux qu’on l’entende. Mais de ce chant du cœur, elles ne se disent rien. C’est défendu, dans ce bruit d’armes, d’écouter trop la mélopée des jours de paix, la flûte qui pleure le bonheur. Lydia lit les lettres de l’aimé, qui parle du devoir exalté des soldats de la Civilisation. Le jeune stoïque l’associe à son rayonnement glacé. L’amoureuse Lydia s’y baigne, avec une joie frissonnante. La chaleur de son sein fait fondre la neige des idées. Elle est encore enfant ; l’austère sacrifice se dore d’illusion ; l’héroïsme est, pour elle, encore à demi un jeu. Elle le sait dangereux, mais elle croit, elle veut croire à la protection d’un dieu — de son dieu — qui veille sur son amour. (Son dieu et son amour n’ont-ils pas même visage ?) Elle paraît confiante, heureuse, et elle rit de son bon rire de gorge, comme font les enfants. Et puis, soudain, elle pleure, et ne veut pas dire pourquoi. Et Annette a pitié. Elle la voit qui s’exalte avec des pensées qu’elle récite, ardemment, tout d’un trait, — jusqu’à ce qu’elle butte, en hésitant… (Ne s’est-elle pas trompée sur un mot ? Elle s’excuse du regard, avec un sourire confus et charmant). Et Annette aurait envie de la prendre dans ses bras et de lui dire :

— Petite fille, ce que tu dis n’est pas de toi. Appuie ton front contre ma bouche ! Quand tu te tais, j’entends ton cœur…

Mais il n’est pas bon qu’elle l’entende. Elle a raison. Qu’elle récite les mots appris, qui font l’oubli ! Les idées endorment le cœur.

Toute la maison en est grisée. L’exaltation atteint son faîte, pendant les jours — les cinq jours — que se déchaîne la bataille des nations. Les instincts naturels de défense, d’entr’aide, de gloire, de sacrifice, prennent l’essor… Et c’est le jour, où, sur la place Notre-Dame, la foule implore la Pucelle. Et d’une galerie de la basilique, le cardinal jette au dehors le mot :

— Victoire !


Et tout s’arrête. L’essor se brise. L’âme retombe. Depuis octobre, l’action piétine. Le danger suprême est passé. L’épine est pour longtemps enfoncée dans la chair, qui s’envenime. Il faut s’organiser pour vivre ainsi, des ans. Mais qui pourrait, d’un cœur ferme, envisager ces ans ? On se ment. On nous ment. Pour maintenir l’exaltation, on a recours aux moyens factices : la « gniole » de la presse, — ses leurres et ses atrocités. (Elles sont bien siennes : elle les accueille, elle les invente, avec une joie de cannibale.) Et le public, comme un ivrogne, est secoué, dans sa torpeur, par des sursauts de haine rouge.

La maison cuit dans son jus, de souffrance, d’irritation, d’impatience, d’ennui. L’hiver se traîne. La morbide fermentation des âmes apparaît, à la morne lumière.

Les deux réfugiés du Nord, Apolline et Alexis Quiercy, étaient restés chez Annette. Elle les avait recueillis, pour quelques semaines, jusqu’à ce que le frère fût rétabli et qu’ils eussent trouvé un autre logement et un emploi. Mais ils n’en cherchaient pas. Ils estimaient naturel d’être recueillis chez Annette. Et ils ne se gênaient point. Ce qu’elle pouvait dépenser, ce n’était pas à eux de le compter ! Ils se regardaient comme des victimes, envers qui le reste de la France avait des dettes. Il arriva qu’Apolline se plaignît du logement : dans la salle à manger ils étaient à l’étroit. Elle n’allait pas jusqu’à réclamer à Annette sa chambre ; mais si on la lui eût donnée, elle eût tout juste dit : « Merci ! » Marc était exaspéré. Il avait pour cette femme une répulsion, qui le fascinait.

Hôtes étranges. Alexis passait une partie de ses journées, étendu. Apolline ne sortait guère ; et il n’était pas facile de les décider à aérer. Ils restaient enfermés, sans bouger. Alexis était de nature torpide ; et, de sa chasse à courre du mois d’août, il demeurait fourbu. Il avait les cheveux blonds, plantés bas et frisés, le front étroit et bombé, les yeux petits, bleus vagues, les lèvres gonflées, la bouche ouverte pour respirer. Il ressemblait à sa sœur ; mais elle était le mâle. Il parlait peu, s’absorbait dans une songerie vitreuse, ou broutait le rosaire, en tripotant un chapelet. Les prières sont un berceau, où se balance l’esprit qui somnole. Le frère et la sœur étaient dévots, à leur façon. Dieu était à eux : ils y campaient, comme chez Annette : c’était aux autres de déloger. Inerte, mais tenace, Alexis s’incrustait. Il laissait le mouvement à Apolline. Cette fille, en qui dormait une brutale énergie, la tenait étouffée, des heures, assise et courbée sur des travaux d’aiguille, où ses doigts impatients couraient avec justesse. Et tout à coup, elle jetait l’ouvrage à la volée, se levait, piétinait ; elle se mettait à marcher, marchait, marchait en rond, dans l’étroit espace entre le lit et la fenêtre ; elle s’arrêtait, pour montrer le poing à un ennemi absent ; elle parlait de lui crever les yeux avec ses ongles ; et elle parlait, parlait, d’une voix qui geignait, grondait, menaçait, rabâchait. À la fin, brusquement, elle se jetait sur le lit de son frère, et elle l’étreignait, avec un torrent de paroles passionnées. Il y mêlait les siennes, dolentes et monotones. Enfin, enfin ! se faisait le silence. La mort semblait dans la chambre…

Un pareil voisinage n’était pas reposant. Mais on n’osait pas trop se plaindre : on les plaignait ; il fallait tâcher d’être patients les uns pour les autres. Chacun souffrait. Ils avaient eu plus que leur part : avant de fuir, ils avaient vu brûler la maison avec la mère infirme, et fusiller le vieux domestique ; on comprenait que leur esprit en restât ébranlé. Annette, indemne d’épreuves, se croyait tenue de supporter cette lourde présence. De tous elle était la seule avec qui Apolline consentît à frayer. Les rapports n’allaient pas loin. Cette nature déréglée passait sans transition de l’hostilité maussade à l’ébauche de sympathie, pour retomber au même point. À ces rares moments où elle se rapprochait, on eût dit qu’elle sentait dans la nature d’Annette quelques traits de parenté. Ce n’étaient point ceux qu’Annette avait plaisir à reconnaître ; elle en était gênée. Quand le rideau retombait entre elles, elle avait un soulagement. Mais ces contacts étaient rares ; Apolline, plus souvent, égoïste, s’enfonçait dans le marais de son âme trouble et violente. Une odeur de fièvre en montait. Le jeune chien en arrêt, Marc, l’avait humée avec dégoût, avec attrait. Il la haïssait et il l’épiait. Et cette atmosphère de passion méphitique pesait, les nuits sans sommeil, sur Annette. On eût dit que, dessous les portes, filtrât, le long de l’escalier, une influence paludéenne. Sur le même palier, porte à porte avec Annette, Clarisse, enfermée, grelottait. Elle refusait de voir personne. Elle en voulait au monde entier. Il faisait froid et nuit en elle. Tout son sang était — semblait — arrêté. Elle se sentait comme une écorce d’arbre gelé, qui devient pierre. À peine si remontait, par bouffées, le chaud, quand arrivaient les nouvelles de celui qui était parti. Elle les lisait, les yeux secs, le cœur figé : il lui avait volé, en la quittant, le soleil des nuits. Après avoir lu, elle froissait le papier et le gardait en boule dans son poing. Cependant, elle lui répondait une lettre brève et incolore, où rien ne perçait de ce qu’elle souffrait ni de ce qu’elle aurait voulu faire souffrir. Elle ne dissimulait point ; elle était de celles pour qui écrire ne semble fait que pour parler de ce qui est autour, — rien de ce qui est au fond ; — de ce qu’on fait, — rien de ce qu’on pense, rien de ce qu’on est. À elle-même, elle n’en parlait point. Pour converser avec son cœur, il faut sentir battre son cœur. Son cœur était crispé sous le gel. La souffrance même était raide. Et comme une barre, la rancune.

Mais, au printemps, la glace fondit. Un jour, Marc l’entendit rire. Elle allait et venait dans la chambre ; et se mirait. On la rencontra dans l’escalier. Elle sortait tard. Elle était mise avec goût : fille de Paris, elle avait l’instinct de la toilette ; la ligne de son corps gracile et ses mouvements étaient souples, comme d’une chatte : elle en avait le feu qui dort, et la froideur dans les yeux. Elle passait sans bruit ; elle évitait de s’arrêter ; elle saluait, d’un signe de tête ; si on lui parlait, elle répondait avec réserve un mot poli, et s’éloignait ; elle entendait ne rien partager du mien, du tien :

— « Je vais mon chemin, allez le vôtre !… »

Elle était comme une étrangère. — On pardonne tout, plutôt que le refus de manger au même plat. La jeune femme fut cernée par la malveillance des pensées. Elle ne s’en soucia. Et l’on avait trop à faire que de surveiller ses pas. Un seul guettait ses rentrées dans la nuit ; et son imagination travaillait : — Marc. Lui toujours… Il est bien entouré ! À droite, à gauche de son lit, ces vierges folles. Leur corps qui brûle… Un vent de luxure souffle sur Paris. La luxure est sœur de la haine.

La haine peut être chaste, aussi. Elle était associée, chez la famille Bernardin, à l’Homme de Douleur. La « Prière pour la Paix », que le Saint-Père adressait à la chrétienté, était chambrée par l’État et par le clergé. Les deux compères étaient d’accord : il y avait urgence à tamiser la voix du Très-Haut. Les fidèles étaient en révolte. Le sang gallican bouillait dans les veines. Bernardin père, pieux, mais fougueux, fulminait contre le pape étranger. Heureusement, on avait en France de saints hommes pour camoufler le Verbe…

— « Saint-Père, Votre Sainteté nous enjoint de prier pour la paix… Fort bien ! Nous allons l’expliquer… Votre volonté soit faite, — pourvu qu’elle soit la nôtre !… La paix, la paix, mes frères… »

— « La paix, c’est la victoire », répète docilement, après le cardinal-archevêque, la voûte de Notre-Dame.

Et les lambris dorés de la Madeleine :

— « La paix, Seigneur, la vraie, la vôtre — c’est-à-dire la nôtre — mais non pas l’autre, celle de l’ennemi que nous voulons tuer !… »

Il ne s’agit que de « définir !… »

À ce compte, les consciences chrétiennes se rassurent. La famille Bernardin se déclare bien satisfaite du pape et de ses bergers. Chez le vieux magistrat se mêle curieusement à l’édification la joie malicieuse d’avoir interprété, au rebours du vrai sens, un texte de la loi. Le front baissé devant l’autel, les yeux dévots, obstinés, un rire furtif vient de passer dans sa barbe rude…

— « C’a été du beau travail… Fiat volontas tua !… Saint-Père, vous êtes joué… »

Et le père Sertillanges faisait pleurer d’extase les pauvres femmes qui voyaient le Christ « poilu », avec leurs fils, dans la tranchée de Gethsemani. Par une épouvantable transfiguration, le champ de carnage apparaissait aux yeux rougis, aux cœurs affolés, comme l’autel où, dans le calice de boue et d’or, de la douleur et de la gloire, le sacrifice du sang divin est célébré.

Et la première qui le but, jusqu’à l’ivresse du désespoir, fut la jeune bouche, faite pour baiser, de Lydia Murisier.

Le bien-aimé était tombé. Dès les premiers jours de septembre. On fut longtemps à l’ignorer. Dans la confusion de ces troupeaux entre-choqués, qui fonçaient, reculaient, renfonçaient, tête baissée, le mur de chair, qui piétinaient la chair des morts, le temps manquait pour faire le compte. Lydia, confiante, lisait encore les lettres du vivant, lorsqu’avait disparu déjà, depuis quinze jours, toute trace de sa substance. La patrie était sauvée ; on ne pouvait imaginer que les sauveurs ne le fussent point. — En octobre, l’arrêt de mort tomba sur la maison. Sa cruauté ne laissait aucun doute. Le récit d’un compagnon disait le jour, l’heure et la place. L’arrêt tomba. Dans la maison, rien ne parut changé. M. Girerd s’était verrouillé. Sans le concierge qui savait tout, nul n’aurait su. Lydia avait passé comme une ombre ; elle était venue chez son beau-père ; elle habitait maintenant avec lui. Mais le logement semblait désert. On n’entendait aucun bruit. Annette longeait la porte, — descendant l’escalier. Le silence l’étreignait ; elle n’osait le rompre…

Elle frappa ; après une attente, Lydia ouvrit. Dans l’ombre du couloir on ne voyait pas ses traits. Les deux femmes, sans un mot, s’embrassèrent. Lydia pleurait en silence. Annette, sur sa joue, sentait couler l’eau des paupières brûlantes. Lydia la prit par la main et la mena dans sa chambre. C’était six heures du soir, on n’était éclairé que par la lumière d’une autre chambre. M. Girerd devait être là ; mais on n’entendait pas remuer. Annette et Lydia s’assirent ; elles se tenaient les mains, et parlaient à voix basse : Lydia dit :

— Je pars ce soir.

— Où allez-vous ?

— Je vais le retrouver.

Annette n’osait questionner.

— Où ?

— Où dort mon bien-aimé.

— Comment ?

— Oui, le lieu du combat est aujourd’hui dégagé.

— Mais comment pourrez-vous, parmi tous ces milliers ?…

— C’est lui qui m’indiquera. Je sais que je le retrouverai.

Annette eût voulu crier :

— N’allez pas ! N’allez pas !… Il est vivant en vous. N’allez pas le chercher, dans l’odeur des charniers !

Mais elle comprenait que Lydia n’était plus libre : Annette touchait ses mains, mais c’était le mort qui les tenait. Elle dit :

— Ma pauvre petite, est-ce que je ne pourrais pas vous accompagner ?

Lydia dit :

— Merci.

Et, montrant la porte éclairée :

— Mon père vient avec moi.

Elles se dirent adieu.

Le soir, Annette entendit descendre dans l’escalier le pas sans poids, le pas accablé, des deux partants.

Dix jours après, ils rentrèrent, discrètement, comme ils étaient sortis. Annette l’ignorait, lorsqu’entendant sonner, elle ouvrit, et qu’au seuil de la porte elle vit Lydia en deuil et son sourire navré. Il lui sembla voir Eurydice, qui revient sans Orphée. Elle l’étreignit et l’emporta presque dans sa chambre. Elle s’enferma. La petite fiancée avait hâte de raconter son voyage au pays des morts. Elle ne pleurait pas ; il y avait dans ses yeux une joie exaltée ; mais c’était encore plus déchirant. Elle murmurait :

— Je l’ai trouvé… Il m’a guidée… Nous errions dans les champs ruinés, parmi les tombes. Nous étions las et découragés… En arrivant près d’un petit bois, c’était comme s’il m’avait dit : « Viens !… » Un petit bois de chênes nains… Il était plein de linges ensanglantés, de lettres et de loques… Un régiment y avait été cerné… J’allais. J’étais menée. Père disait : « À quoi bon ? C’est assez. Revenez ! » — Au pied d’un chêne, à l’écart, je me suis baissée, j’ai ramassé dans la mousse un chiffon de papier, j’ai regardé… Ma lettre ! La dernière qu’il ait ouverte !… Et son sang était dessus… J’ai baisé l’herbe, je m’y suis couchée, à la place où il s’était étendu ; c’était notre lit ; j’étais heureuse ; j’aurais voulu y dormir toujours. L’air était rempli d’héroïsme… Elle avait un sourire d’extase désolée. Annette n’osait plus la regarder…

M. Girerd paraissait pétrifié. Inflexible, il avait repris son métier. Il ne causait avec personne. Mais, dans son cours, dans ses discours, dans des articles véhéments, il prêchait la croisade implacable, il s’acharnait, il tuait l’âme de l’ennemi, il la souffletait, il la retranchait de l’humanité. Dans la maison, chacun le saluait, mais l’évitait : son regard, quand il passait, semblait un blâme pour ceux qui vivaient encore. Ils se sentaient coupables envers lui. Et leur instinct, pour se trouver un bouc émissaire, ramassait en faisceau l’accusation diffuse et s’accordait pour en diriger le coup vers l’homme de là-haut, — celui qui n’était pas parti.

Clapier (Joséphin), le cardiaque… Un mal de tire-au-flanc ! Le cœur d’un vrai Français est toujours assez bon pour mourir, en se battant… Mais il était de ces gens qui avaient attiré sur nous la guerre et l’invasion : — les pacifistes !…

Un garçon distingué, timide, bon écrivain, qui n’eût demandé qu’à vivre en paix, avec sa plume et ses bouquins. Chaque fois qu’il se penchait sur la cage de l’escalier, il respirait l’odeur du soupçon qui montait. Sur son passage, les portes s’entr’ouvraient, pour l’observer. Mais on feignait de ne pas voir, quand il saluait. Brochon, dans sa loge tapi, regardait d’un autre côté ; mais dans la rue, une fois sorti, Clapier trouvait Brochon qui suivait, à trente pas derrière son dos. Et, sur le palier de son étage, il lisait l’insulte goguenarde dans les yeux des femmes d’ouvriers…

Il en inventait plus de la moitié. Inventer, c’était son métier. Il avait l’imagination qui bourdonnait, comme un verre de bec Auer. Il s’affola. Il vivait seul ; et l’esthétisme ne suffit pas pour supporter longtemps l’isolement de la pensée. Il y faut un caractère. Cette denrée ne se trouve pas au fond de l’encrier. Encore que les beaux mots engagent à se bien tenir. Mais si l’on se tient mal, les beaux mots engagent à mentir. Ils n’eurent pas trop de peine à adapter Clapier et son pacifisme à la tâche virile qu’exigeait d’eux le souffle féroce de la maison. Il s’enrôla dans la censure. Il fut officier décacheteur. Il n’était pas mauvais garçon. Il ne voulait de mal à personne. Mais comme les faibles, quand ils dévient, vont toujours plus loin que les forts, il fit du zèle, il exagéra. Il dénonça les menées du pacifisme. Il n’avait de cesse qu’il n’obligeât ses anciens compagnons à venir, comme lui, à Canossa. Un renégat est affamé de renier en compagnie. Malheur à qui lui résista ! Le bon garçon aux mains molles sentait lui pousser, au bout des doigts, les griffes de l’État. Son cœur poussif eut des battements du grand Corneille. Il fut Romain. Il était prêt à immoler — s’il en eût eu — les siens.

À ce prix, il conquit les faveurs de Brochon. Mais il ne comprit jamais pourquoi de bons patriotes, comme Annette, quand elle le voit désormais, lui tournent le dos.


Annette était troublée. Elle avait perdu sa sûreté du début. À mesure que les jours, les mois passaient, le malaise s’accentua. Elle avait peu de travail, trop de temps pour penser. Et elle percevait autour d’elle l’Esprit monstrueux, qui prenait possession de ces êtres, — des plus grossiers, des plus charmants. Tout était anormal, les vices et les vertus. L’amour exalté, l’héroïsme et la peur, la foi et l’égoïsme, et le total sacrifice, sentaient la maladie. Et la maladie gagnait, elle ne laissait personne indemne.

Annette en était d’autant plus impressionnée qu’elle n’attribuait pas au mal une cause accidentelle : elle ne songeait pas à inculper les volontés, les intrigues, les responsabilités ; elle ne connaissait pas cette guerre ; elle connaissait la guerre. Elle était à l’écart de ses combats, de ses conseils ; elle ne voyait pas la face de la Bête ; elle recevait au visage son souffle empoisonné. Plus que jamais la guerre lui apparaissait comme un fait de nature — (la décomposition est naturelle, au même titre que l’intégration organique), — mais un fait pathologique, une peste de l’âme. Au lieu qu’on n’a point l’habitude d’étaler ses maladies, on exposait celle-ci, comme le Saint-Sacrement ; on la parait d’idéal et de Dieux, comme on pare de fleurs et d’or en papier la viande de boucher. Pas une de ces pensées, même des plus sincères, n’était pure de mensonge et de servilité envers le monstre, dont la lèpre les rongeait. Annette en reconnaissait chez elle-même les symptômes. Elle aussi brûlait de ces passions de meurtre et d’immolation, — de tout ce que n’avouent point le cœur et les sens, et qu’auréole l’esprit, qui ment. Ses nuits étaient livrées à la vie lourde et criminelle des rêves.

Mais Annette, peut-être, s’il ne s’était agi que d’elle, n’aurait point réagi contre l’empoisonnement. Cet état lui était commun avec tous. Elle y avait part, comme aux dangers. Pourquoi l’eût-elle repoussé ? Elle l’eût subi, avec hauteur, avec dégoût, en s’interdisant seulement de se farder. Elle l’eût subi, si elle n’en eût vu les effets terrifiants sur celui qui lui était précieux, plus que la lumière de ses yeux.

Marc était atteint. Beaucoup plus que les grands, car sa chair était plus tendre. Rien ne lui échappait, de tout ce qui se passait, dans la maison et au dehors. Ses yeux et ses oreilles, son flair, son corps entier, pareil à une caisse de résonance, captaient les ondes nerveuses, qui rayonnaient de ces âmes chargées d’électricité. Il avait un instinct inquiétant, plus mûr que son intelligence, qui subodorait les drames troubles de la conscience.

Longtemps avant les autres, il avait lu sous la nuée fuligineuse, le destin de ses deux voisins, le frère et la sœur, — lu sans comprendre, mais lu au fond. Longtemps avant sa mère, il avait saisi la métamorphose qui s’opérait en Clarisse Chardonnet. Annette en restait encore au désespoir de la délaissée, quand il voyait la mue et le nouveau plumage. Il l’épiait à travers la cloison. Quand elle sortait, il était là, dans l’escalier, pour respirer son sillage musqué. Les moindres transformations dans sa mise et ses façons étaient enregistrées. Il eût été le mari ou l’amant, qu’il n’en eût pas été plus occupé. Ce n’était pas qu’il l’aimât. Mais une curiosité l’enfiévrait, qui n’était pas innocente. Ces âmes, ces corps de femmes… Voir ce qu’il y a dedans !… Il la devinait coupable, avant qu’elle ne le fût. Elle n’en était que plus attrayante. Il eût voulu la suivre — non ! — être en elle — Qu’est-ce qui se passe sous ce sein ?… Goûter ses désirs, ses tressaillements secrets, ses pensées défendues… Ses sens n’étaient encore qu’à demi décidés… Garçon, ou fille ?… Et l’on ne sait pas encore si l’on voudrait la fille, pour l’être, ou pour la posséder.

Il rentrait, un soir, assez tard, avec sa mère. Il vit — il crut voir — dans la rue mal éclairée, les prunelles brillantes… Clarisse passait, escortée. Il eut un :

— Ah !

de surprise, et il baissa les yeux, par une pudeur bizarre, afin qu’elle ne pût savoir qu’il l’avait vue. Annette, qui avait entendu son exclamation, lui demanda pourquoi. Il se hâta de détourner l’attention. Il lui semblait qu’il eût le devoir de protéger Clarisse. Mais après, il se reprocha de n’avoir pas bien regardé. Était-ce elle ? Il n’était plus sûr. Il la dévorait… Elle ? Non. La femme inconnue.

Cette obsession gonflait ses nuits. Elle ruisselait de cette maison, de l’atmosphère de cette ville en guerre, comme une terre en chaleur, sous le couvercle d’un ciel d’orage, chauffé à blanc. L’attente, l’inquiétude, l’ennui, le deuil, la mort, allumaient le désir. Clarisse n’était pas la seule de ces âmes possédées.

La fille de Perret ne rentre plus au logis ; le père n’est plus là pour veiller aux braconniers ; et, le gibier levé, la mère n’a rien su de mieux que crier et jeter la fille à la porte. Et de cela, non plus, Marc n’a rien perdu. — Elle s’appelle Marceline. C’est presque comme si c’était lui… La gamine effrontée, avec son œil rieur qui regarde en dessous, ses paupières chiffonnées, son nez relevé du bout, son petit menton gras, ses lèvres d’aegipan qui avancent, aiguisées en bec d’anche !… Il voudrait bien en jouer ; mais la seule pensée de leur contact sur les siennes fait courir un frisson, de ses genoux aux épaules. Quand ils se rencontrent dans l’escalier, elle l’appelle par son prénom, et elle le dévisage, afin de le troubler. Et lui, qui se fait hardi, pour cacher son émoi, il l’appelle Perrette. Elle rit. Ils échangent des regards complices.

Peltier n’a pas de fille. Mais son honneur — s’il le met là — n’est pas moins écorné. Sa femme, belle commère, gaillarde et avisée, chausse des bas de soie et des bottines à vingt crans de lacets. Elle les a gagnés ; elle travaille à l’usine ; mais ce qui vient par la flûte s’en va par le tambour… Que voici un proverbe bien fait pour ces temps guerriers ! Il est bon patriote. Mme Peltier aussi. Elle ne trompe son mari qu’avec des Alliés. Est-ce lui faire tort ? C’est combattre avec lui. Elle le dit, et elle rit. Cette verte Gauloise n’est sa dupe qu’à moitié. Mais, mon Dieu ! son pauvre homme ne s’en porte pas plus mal, si elle s’en porte mieux… Tant pis pour les absents ! Et tant pis pour ce qui fut et pour ce qui viendra ! Le présent a grand « gousier ». Il prend tout, il veut tout, il est tout. — Il est rien. C’est le gouffre.

Marc y roule. Fou, qui s’inquiète de l’avenir ! L’avenir, il n’y en aura peut-être pas. Si tu comptes sur lui, tu seras volé. Prends ! Sers-toi sur-le-champ, n’attends pas qu’on te serve ! Tu as des dents, des mains, des yeux, un corps merveilleux, qui est plein d’yeux, comme la queue d’un paon, — qui prend la vie par tous les pores. Prends et prends !… Aime et connais, jouis et hais !…

Il courait dans Paris, manquait ses classes, fiévreux, curieux, désorbité. La guerre, la femme, l’ennemi, le désir, — Protée de flamme aux mille langues, que de boissons enivrantes à laper — jusqu’à l’écœurement ! Que de sujets pour s’exalter — jusqu’à l’heure de retomber accablé, usé, pour la vie !… Il était bien difficile de surveiller le poulain lâché. Chacun était en proie à ses pensées. Annette fut longtemps avant de se méfier. Dans son malaise qui grandissait, elle ne pouvait rester, les mains oisives. Elle n’avait plus de leçons pour s’occuper. Austèrement, les familles bourgeoises économisaient sur leur budget, en supprimant le gagne-pain des institutrices, — ces inutiles ! Annette prit, quelques semaines, un service de nuit, en suppléance, dans une ambulance de Paris.

Marc en profita. Il décampa, rôda, le cœur battant, flairant, plus occupé de voir que de goûter, trop inexpérimenté pour oser, trop orgueilleux pour s’exposer à être moqué, en trahissant son ignorance, — sans s’arrêter, les jambes lasses, la bouche sèche, le feu dans les paumes, allant, venant et revenant, tournant autour… Il n’aurait pas tardé à être happé si, pour sa chance, dès la seconde nuit qu’il battait les fourrés, dans un bar équivoque, parmi une société qui n’était point pour lui, une main, une petite main ferme ne lui eût agrippé l’épaule ; et une voix mi-fâchée, mi-rieuse, lui dit :

— Mais qu’est-ce que tu fiches ici ?

Sylvie, sa tante… Mais elle, qu’y faisait-elle ? Comme il ne manquait pas d’aplomb, il le lui demanda :

— Et toi ?

Elle éclata de rire, l’appela : « Galopin ! » et, lui emprisonnant le bras sous son aisselle, elle lui dit :

— Tu me fais perdre ma soirée. Mais le devoir avant tout ! Je te tiens, je te ramène.

Il protesta en vain. Toutefois, elle consentit à le promener un peu, avant de rentrer. Tante et neveu, bec à bec, se décochèrent des sarcasmes. Elle comprenait bien que le jeune animal eût envie de courir, mais elle avait assez de bon sens pour savoir les dangers d’une précoce liberté…

— Est-ce que tu crois que tu es à toi, petit veau de lait, que tu peux disposer de toi ? Halte-là ! Tu es notre bien. Tu appartiens à ta mère. Objet de musée. À mettre sous clef.

Elle bouffonnait, en le grondant. Et lui, de révolte, il piaffait. Pas libre, lui ? Pourquoi donc elle ?

— Parce que je suis mariée, mon bel ami !

Cette audace lui coupa le fil. Elle le regardait, ironique. Il voulut se fâcher, et il rit :

— C’est bon, je suis pris ! Mais toi aussi, je t’ai prise.

Elle rit. Ils étaient de moitié dans le délit. Du doigt, de l’œil, ils se menacèrent. Elle le ramena au logis. Mais elle ne le trahit point à Annette. Elle se méfiait de l’austérité de sa sœur aînée et de son sérieux. Au fond de soi, elle pensait :

— On n’empêche pas le ruisseau de rouler. Posez une pierre devant : il n’en saute que mieux.

Et brusquement, Annette ouvrit les yeux. Elle vit qu’il ne faisait pas bon laisser le petit seul, au nid. Elle renonça à son emploi. Le dégoût l’avait prise, de cette ruée de femmes vers l’homme blessé, l’amour qui se mêle à la pitié, l’amour dans le sang, l’amour du sang !…

— Ne fais point la fière ! Tu l’as senti…

De toutes les hypocrisies, la plus fauve. La bête humaine civilisée assaisonne ses instincts féroces d’une odeur de mensonge. Elle la respira dans son petit. Il la portait dans ses vêtements, dans ses cheveux, dans le duvet tendre de son corps… Que l’odeur de mort n’eût pas le temps de l’imbiber jusqu’au cœur !

Ce n’était pas seulement ce trouble éveil de la puberté qui l’effarait, cet assaut des sens, cet égarement de petit faune, qu’il ne pouvait dissimuler. Une mère qui connaît la vie attend cette heure ; et si elle ne la voit pas venir sans émoi, elle ne s’étonne pas ; elle veille en silence et attend — avec tristesse, avec orgueil, avec pitié — elle attend que le jeune mâle ait franchi l’épreuve nécessaire, qui brise la gaine et qui achève de le séparer du corps maternel. Mais cette heure qui, dans les temps calmes, peut sonner comme un bel angélus de midi dans la campagne, par un jour d’avril amoureux, — avait de rauques battements dans la tempête de ces peuples délirants.

Un soir, lasse du labeur et des courses d’un jour, Annette s’était assise au Luxembourg. Son fils vint à passer, avec des compagnons de lycée. Ils s’arrêtèrent pour discuter, au milieu d’une allée. Un bouquet d’arbres les séparait du banc d’où Annette, invisible, assistait. Elle entendit son fils, sa voix ardente et railleuse qui célébrait les temps proches, où l’on rendrait à la Bochie deux yeux pour un, et pour une dent, toute la gueule. Ces gamins reniflaient d’avance la curée, la sueur et le sang de la bête éventrée ; ils jouaient les hommes forts, sans scrupules inutiles, sans faiblesses. Marc, fanfaron de crimes, disait :

— Les Boches ont violé, égorgé, brûlé : ils ont bien fait ! Nous ferons mieux. La guerre est la guerre. Ce sera la fête. Naturellement, dans nos journaux, nous parlerons pour les idiots, de la civilisation. Nous civiliserons.

On l’approuvait. Il était fier de son succès. Ils n’en finissaient pas de se pourlécher de leurs exploits, « des femmes, des filles qu’ils féconderaient — (ça, c’est dommage !) — du noble sperme des Français ! »… Ces polissons ne savaient pas ce qu’ils disaient. Ils étaient hommes. Les hommes non plus ne savent pas le mal qu’ils font. Mais ils le font.

Annette fut souffletée. L’outrage qui jaillissait de la bouche rieuse de son gamin, elle le reçut au cœur — au ventre… « Feri ventrem !… » — Voilà celui qu’elle avait engendré ! Ce louveteau ! « Il ne savait pas… » Quand il saurait, ne serait-il point pire ?… Comment l’arracher à l’appel immonde de la Forêt ?

Et un autre jour, elle l’entendit, cette fois, en face, qui se divertissait sans pudeur de ces maquilleurs de la paix et de la guerre, des hommes de Dieu et du Droit. Ses yeux aigus n’avaient rien perdu de l’héroïque hypocrisie des Girerd et des Bernardin, qui, pour gagner la partie engagée, trichaient avec la Croix et avec l’Idée. Il n’y avait jamais cru ; il ne croyait à rien (pour l’instant !) Ces enfants avaient pris l’écœurement des mots, des mots, que remuaient les grandes bouches, les langues pâteuses de leurs aines : la Justice et la République, le bon Dieu, des mots, des mots… clercs ou laïcs, de la même farine…

— … Ah ! le bon billet !… On ne me le « fait » pas !…

Au lieu de s’en indigner, Marc riait aux éclats. Il trouvait la bouffonnerie bonne, il était de jeu. L’idéalisme et la religion sont excellents comme poudre aux yeux, gaz asphyxiants. Le plus fort est le plus fourbe…

— Vivent nous ! Nous ne manquons pas de prédicateurs et de professeurs, de charlatans de l’Église, de la presse, du Parlement !… Fait beau mentir « pour Dieu, pour le czar, pour la Patrie ! » (Michel Strogoff). De toutes les inventions de l’homme, la plus belle, c’est les bons Dieux !…

Ce Machiavel de collège étalait avec forfanterie son cynisme qui s’amusait. Annette s’indigna Garder le calme eût valu mieux. Mais il touchait au plus sensible. Elle s’emporta, cria :

— Assez !

Marc s’étonna :

— Pourquoi ?

— On ne joue pas avec ces choses-là !

L’autre, narquois :

— On ne fait que ça !

— On meurt pour ça !

— Ah ! j’oubliais que tu es du temps où on les gobait. Je te demande pardon.

— Je ne te le donne pas, dit Annette, dont la violence montait. Cesse tes ironies !

— C’est ma façon d’être sérieux, dit Marc.

Il avait le regard mauvais, un sourire pincé au coin des lèvres. Il continua :

— Et je te ferai observer que je rends hommage à ces choses-là…

(Il soulignait.)

— C’est ce que je ne te pardonne pas, dit Annette. Ces choses, leur Dieu, leur foi, je n’y crois pas. C’est un malheur. Mais je respecte ceux qui y croient. Et quand je les vois qui rusent et trichent avec leur foi, — cette foi que je n’ai pas, je serais prête à la défendre ; je souffre pour elle. Marc dit :

— Tu as du temps à perdre. Il est plus pratique de se servir d’elle. Elle est une force, comme la bêtise humaine. Employons-la ! Employons-les ! Il faut que tout serve à la victoire. On a bien le droit de l’utiliser, — puisque je n’y crois pas !

Annette, la tête baissée, avança le front vers lui, le regarda dans les yeux, et lui dit :

— Ne me force pas à te mépriser !

Marc recula d’un pas.

Elle restait, les yeux irrités et le front en avant ; elle était bien encore la Junon génisse, prête à foncer, l’Annette des jours passés. Ses narines se fronçaient. Elle dit, avec rudesse :

— Je peux beaucoup supporter : les sept péchés, les vices, et même la cruauté. Mais une chose, mais une, je ne pardonne pas : l’hypocrisie. Jouer une croyance que l’on n’a pas, mentir à soi et aux idées, faire le Tartuffe de la foi, — mieux vaudrait n’être jamais né ! Le jour où je te verrais t’y dégrader, je te secouerais de moi, comme la boue de mes souliers. Si laid, si bas que tu sois, sois vrai ! J’aime mieux te haïr que te mépriser.

Marc se taisait, suffoqué. Tous deux tremblaient d’emportement. La dure parole avait cinglé sur ses deux joues. Il eût voulu répliquer, cingler à son tour : il avait le souffle rentré. Il ne s’attendait pas à cet ouragan. La mère, le fils, se dévisageaient en ennemis. Mais le regard du fils plia, malgré lui ; ses yeux se baissèrent, pour cacher les pleurs de rage qu’il refoulait ; il affectait de ricaner ; toute sa force il la tendait, pour qu’elle ne vît pas sa faiblesse. — Elle le quitta brusquement. Il grinça des dents. Il l’eût tuée !…

La parole, comme un fer rouge, avait marqué. Annette, à peine sortie, regrettait sa violence. Elle croyait pourtant s’en être rendue maîtresse. Mais, depuis quelques mois, l’orage s’amassait ; et elle sentait que cette explosion ne serait pas la dernière. Ses paroles, maintenant, lui parurent odieuses. Leur brutalité lui fit honte, presqu’autant qu’à lui. Elle essaya de se faire pardonner. Quand ils se retrouvèrent ensemble, elle se montra familière et tendre, comme si tout était oublié.

Mais lui, n’oubliait pas. Il la tint à distance. Il se jugeait insulté. Pour se venger, il affecta, puisqu’elle aimait que l’on fût franc, de dire et de faire tout ce qui pouvait la blesser…

— ( « Ah ! tu aimes mieux la cruauté ?… » )

Il dit, il laissa traîner à dessein sur sa table, — lettres ou notes pour son « Journal » — des choses atroces sur la guerre et sur l’ennemi, ou des propos licencieux. Il guettait l’effet sur le visage de sa mère. Annette souffrait, éventait son jeu, se contenait ; mais un moment venait, où elle éclatait. Il triomphait. Il disait :

— Je suis vrai.

Une nuit, pendant le sommeil de sa mère, il découcha. Il ne rentra qu’à midi sonnant, pour le repas. Annette avait eu le temps de passer par tous les degrés de l’inquiétude, de la colère et de la peine. Quand il parut, elle ne dit rien. Ils déjeunèrent. Marc, surpris, soulagé, pensait :

— Elle est matée.

Annette rompit le silence :

— Tu t’es sauvé, cette nuit, comme un voleur. J’avais confiance en toi. Je l’ai perdue. Ce n’est pas la première fois que tu en abuses. Je le sais maintenant. Je ne veux pas m’abaisser, t’abaisser, à te surveiller, jour et nuit. Tu ruserais, et cela te rendrait plus fourbe. Je t’emmènerai d’ici. Ici, je ne peux te défendre. L’air est malade. Tu n’es pas assez fort pour résister. Tout ce que tu dis et fais, depuis plusieurs mois, montre que tu prends toutes les contagions. Tu partiras avec moi.

— Pour aller où ?

— En province. Je demande un poste dans un collège.

Marc cria :

— Non !

Il n’avait plus sa belle assurance. Il ne voulait pas quitter Paris. Il consentit à prier sa mère. Il posa la main sur sa main, pressant, câlin :

— Ne le demande pas !

— C’est déjà fait.

Il retira sa main, furieux de s’être humilié pour rien. Annette déjà faiblissait. La moindre marque de tendresse avait raison d’elle.

Elle dit :

— Si tu me promettais…

Il l’interrompit sèchement :

— Je ne promettrai rien. D’abord, tu ne me crois pas ; tu viens de le dire : tu crois que je te tromperais… Je te tromperai si peu que je te le dis en face : je recommencerai. Tu n’as pas le droit de m’empêcher.

— Vraiment ! dit Annette, je n’ai pas le droit de veiller sur tes nuits ?

— Personne moins que toi n’est qualifiée !… Mes nuits, ma vie, sont à moi !

Un mot terrible était sorti. L’avait-il compris ? Annette pâlit. Marc aussi. Leur violence à tous deux dépassait leur pensée. Mais elle ne dépassait peut-être pas les méchancetés obscures et sauvages de l’instinct, qui sait les coups qu’il porte, et les porte, d’une main sûre. Ce sont des passes d’armes, foudroyantes et muettes ; la main frappe, avant que le cerveau ait calculé ; et, par une convention tacite, aucun ne dit :

— Touché !

Mais le coup a porté, et l’âme s’envenime.

À partir de ce moment, chaque mot de discussion ne fit qu’accroître les distances. Annette voyait trop crûment les défauts du jeune garçon, et l’en humiliait. Alors, il s’en faisait gloire. Il lui déniait toute autorité. Ce ton impérieux, cette mortifiante sévérité, l’eût poussé à dire ou faire toutes les insanités. Il refusa de plier. — Annette lui mit le marché en main : il la suivrait en province, ou bien elle l’enfermerait dans un lycée de Paris, comme pensionnaire. Il cria de colère. Ce pouvoir absolu, dont on usait contre lui, lui parut abominable. Et, de fureur, il choisit, par animosité — d’être enfermé.

— Que préfères-tu ?

— Tout, pourvu que je ne sois point avec toi !

Dur adieu. Il y avait de la haine entre eux… L’amour était au fond. L’amour, ivre de rancune. L’amour blessé, qui souffre, qui saigne, et qui veut se venger…