L’Âme enchantée/Mère et fils/Partie 5

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Albin Michel (4p. 133-218).
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Mère et fils

CINQUIÈME PARTIE


Annette n’avait point repris le chemin de Paris. Elle échoua, en route, à une station perdue, où nul ne viendrait la chercher. Elle était désemparée. Il lui fallait refaire ses comptes avec elle-même. Il lui fallait retrouver sa direction.

La fatigue des derniers mois se faisait, soudain, accablante : cette tension continue, ce dernier choc qui avait réveillé le sentiment cuisant de l’âge irrémédiable et le vain besoin de l’amour, de l’amour entier, qu’elle n’avait jamais eu. Une mélancolie, sans forme et épuisante. Tout ce don de soi, pour quoi ? Maintenant qu’elle avait tout donné et tout abandonné, elle se retrouvait terriblement libre. Les liens brisés. Mais où se tenir, s’ils ne vous tiennent ? Elle n’avait plus où s’accrocher… Le pire de tout : elle n’avait plus elle ; elle ne croyait plus en soi, elle ne croyait plus à sa croyance en l’humanité… Quel pire désastre ! Combien pire que de ne plus croire à l’humanité !… Une foi perdue, l’âme vigoureuse en refait une autre, elle rebâtit son nid. Mais quand c’est l’âme elle-même qui vous manque !… Elle était de sable, elle s’éboulait… Dans sa sincérité passionnée, l’intransigeante Annette se marquait, au front, de mensonge. L’humanité remplissait sa bouche ; mais sous sa toile, l’araignée, le cœur avide, guettait sa proie. L’humanité, pour elle, c’était l’homme… L’homme… ce premier-venu, aimable et insignifiant ! … Quel ridicule !… En avait-elle dépensé, des élans de foi et de dévouement — et tous ces risques : les siens et ceux des autres, entraînés à sa suite — pour se faire prendre à l’hameçon ! Cet enthousiasme de sacrifice, pour cette amorce, pour ce garçon — (lui ou un autre ! le hasard l’a pris pour esche !) — et on le pare comme une idole, et on habille son désir, pour que le plaisir soit complet, avec ces oripeaux d’idéalisme, avec ce saint nom, avec ce nom faux d’humanité ! …

Elle s’acharnait. Elle se calomniait… Blottie sur elle, le menton sur les poings, les coudes repliés, elle serrait sur ses flancs la défaite humiliée…

Elle s’était terrée dans une petite bourgade, au milieu des prairies. Elle n’en savait pas même le nom. Elle y était descendue, la nuit, au hasard, et elle était entrée dans la première hôtellerie. Une de ces grandes auberges bernoises, dont le vaste toit surplombe, au-dessus des minuscules fenêtres, aux carreaux divisés, fleuries de géraniums. Derrière ce rideau rouge, à l’ombre du large auvent, l’âme agitée, lentement, s’apaisa et rentra dans son lit. Mais ce ne fut pas sans s’être brisée plus d’une fois contre ses rives. On a beau s’être dit :

— C’est assez ! Je jette les armes, et je ne me défends plus. Je suis vaincue. J’accepte… N’en as-tu pas assez ?…

Elle n’en a pas assez. La nature vous rappelle, par agressions soudaines, que le traité n’est valable que lorsqu’elle l’a signé. Annette, plus d’un jour, eut à reprendre le combat contre la triple douleur de l’absurde passion, de l’éternelle sujétion, de la jeunesse enfuie, — le feu illusoire, le bûcher dérisoire, et les cendres de la vie. Le matin la trouvait lasse, muette, effacée, après les emportements des nuits… Elle n’était pas la seule. Que de calmes figures, qui semblent, dans le jour, engourdies et lointaines, et sous le rideau desquelles la bataille avec l’âme, chaque nuit, se poursuit !

Enfin, elle vint à bout de son compte. Elle était en faillite. Elle déposa son bilan. — Contre cette humanité en haine, qui se déchire et aboie à la mort, elle avait voulu dresser son âme de femme libre et seule, qui se refuse à la haine, qui se refuse à la mort, qui sanctifie la vie, et qui, sans vouloir faire un choix entre les frères ennemis, ouvre ses bras de mère à tous ses enfants… C’était un grand orgueil. Elle s’était surestimée. Elle n’était pas libre. Elle n’avait pas la force d’être seule. Elle n’était pas la mère qui s’oublie pour ses enfants. Elle oubliait l’enfant, le sien, celui de son sang. Elle était l’éternelle esclave, sournoise, qui se cache, et qui suit avidement, comme une chienne, le désir. Le beau désintéressement ! Tout son idéalisme était l’appât, dont la nature s’était servie pour la faire rentrer, sous le fouet, dans le chenil. Elle n’était pas de taille à s’émanciper du valet de chiens…

— Eh bien, soit ! Il me faut apprendre maintenant l’humilité… J’ai voulu… Je n’ai pas pu… C’est pourtant quelque chose, déjà, d’avoir voulu !… Je n’ai pas pu… Un jour, peut-être, un autre, meilleur, plus fort, pourra…

Vaincue, et acceptant, — sous réserve des révoltes à venir, — elle se décida à rentrer à Paris.

Dans son compartiment de wagon, elle était seule avec deux hommes, deux Français : — un jeune lieutenant blessé à la face, bandeau noir sur les yeux, la tête enveloppée ; — un infirmier l’accompagnait. Ce dernier, un rustaud robuste, indifférent, blasé sur les souffrances : (il en avait tant vu !). Quand il eut casé rudement son malade dans un coin, il ne s’en occupa plus. Il commença par mastiquer quelques tranches de jambon, il but à la bouteille, puis, enlevant ses godillots, il s’étendit tout de son long sur la banquette d’en face, et ronfla. Le blessé était assis du même côté qu’Annette. Elle le vit tâtonner, se lever péniblement, chercher dans le filet au-dessus de sa tête, ne pas trouver, se rasseoir, soupirer. Elle demanda :

— Vous cherchez quelque chose ? Est-ce que je puis vous aider ?

Il remercia. Il voulait un cachet pour calmer des élancements au front. Elle le lui fit prendre dans un peu d’eau. — Le sommeil les fuyait tous les deux. Ils se mirent à causer, dans le grondement du train qui cahotait. Assise près du malade, elle le calait contre les heurts ; et elle avait étendu sur ses genoux frileux une couverture. Il se sentait ranimé par cette présence compatissante. Et comme ils font presque tous, dans l’abandon, quand se penche sur eux la pitié d’une femme, il ne tarda pas à se confier, comme un enfant. Il lui livra ce qu’il n’eût point dit à un homme, — ni peut-être même à elle, s’il l’eût pu voir.

Une balle lui avait traversé les tempes, de part en part. Il était resté, deux jours, aveugle, sur le champ de bataille. Lentement la lumière avait semblé revenir. Et puis, elle avait de nouveau décliné. Elle s’éteignait, pour toujours. En la perdant, il perdait tout. Il était peintre. Elle était son bien et son pain. Et l’on ne savait si le cerveau même ne serait pas atteint. La douleur le tenaillait…

Ce n’était point le pire… L’âme agonisait. Elle pleurait sans larmes, dans sa nuit, une sueur de sang… Elle n’avait plus rien. On lui avait tout pris. Il était parti pour la guerre, sans haine, par amour pour les siens, pour les hommes, pour le monde, et pour les idées saintes. Il allait tuer la guerre. Il allait délivrer d’elle l’humanité. Ses ennemis mêmes. Il rêvait de leur porter la liberté. Il avait tout donné. — Il avait tout perdu. Le monde l’avait joué. Il avait reconnu trop tard l’énorme iniquité, les ignobles calculs des joueurs de la politique, où il n’avait été qu’une pièce sur l’échiquier. Il ne croyait plus à rien. Il avait été dupé. Et il gisait, sans le désir même de la révolte. …Vite sombrer, sombrer dans la fondrière, où l’on ne sera plus, où l’on ne se souviendra plus d’avoir été, — au fond de la fosse, que recouvre l’oubli éternel !

Il parlait sans éclat, d’une voix lasse et voilée, qui pénétrait Annette de douleur fraternelle… Ah ! qu’ils étaient semblables, en leurs destins contraires ! Cet homme qui n’avait vu dans la guerre que l’amour, comme elle que la haine, — et tous deux sacrifiés, à qui ? à quoi ? Tragique insanité de tous ces sacrifices !… Et malgré tout, et malgré tout !… dans l’excès de l’amertume — (devant un tel désastre, elle osait à peine se l’avouer) — une tragique volupté !… Non, ce n’est pas pour rien que nous sommes lacérés, piétinés, et broyés, comme une grappe de raisin ! Et même si c’est pour rien, n’est-ce rien d’être le vin ? Cette Force qui nous boit, que serait-elle sans nous ? Quelle terrifiante grandeur !… Penchée sur l’aveugle, elle dit, à voix basse et brûlante :

— Tous les dévouements sont dupes. Peut-être… Eh bien, il est mieux d’être dupe ! Moi aussi, je l’ai été. Je recommencerais. Et vous ?

Il fut saisi :

— Moi aussi !

Leurs mains s’étreignirent.

— Du moins, de la duperie nous deux, nous n’avons pas profité. C’est beau, d’être dupé !

Le train s’arrêtait. Dijon. L’infirmier, réveillé, descendait au buffet, pour s’humecter, Annette vit le blessé, qui tâchait de soulever son bandeau.

— Que faites-vous ? Ne touchez pas !

— Non, laissez !

— Que voulez-vous ?

— Vous voir, avant que soit, pour moi, la nuit.

Il écarta le bandeau. Et gémit :

— Trop tard !… Je ne vous vois pas.

Il se cacha le visage dans les mains. Annette lui dit :

— Mon pauvre petit ! Vous me voyez mieux qu’avec vos yeux. Je n’ai pas eu besoin des miens pour vous connaître. Touchez mes mains ! Nos cœurs se touchent.

Il s’agrippa à son poignet, comme s’il avait peur de se perdre. Il dit :

— Parlez encore ! Parlez-moi ! Parlez !

Cette voix était, pour ses yeux morts, une silhouette sur le mur. Avidement, il la fixait, tandis qu’Annette déroulait l’image en raccourci des quarante ans d’espoir et de vouloir, de renoncements, de défaites, et de recommencements, — des quarante ans de réel et de rêve (tout est rêve), qui avaient marqué son visage.

— Oui, ils l’ont bien modelé, pensait-il. L’âme affleure…

Le plus beau de ses tableaux, il le voyait maintenant. Mais nul ne le verrait que lui.

Elle s’arrêta de parler. Ils ne dirent plus rien jusqu’à la fin de la nuit. Un peu avant d’arriver, elle retira sa main, qu’elle lui avait laissée, et dit :

— Je ne suis rien qu’un compagnon de ta misère. Mais je bénis tes pauvres yeux, je bénis ton corps, et ta pensée, ton sacrifice et ta bonté… Et, à ton tour, bénis-moi ! Quand le Père oublie ses enfants, c’est aux enfants, l’un pour l’autre, d’être le Père.


Marc reçut, le matin, la dépêche qui lui annonçait le retour de sa mère. Il sursauta d’émotion. Depuis qu’elle l’avait quitté, elle ne lui avait envoyé qu’une carte, à son arrivée en Suisse. Il lui écrivait, chaque jour. Mais aucune de ses lettres, Annette ne les avait lues. Elles avaient échoué à la poste restante de la petite ville suisse, qu’Annette avait quittée, le lendemain de son arrivée ; et dans son désarroi, elle n’avait pas songé à donner une adresse où faire suivre. Ce silence, qu’il croyait voulu, le glaçait.

Il habitait l’appartement abandonné. Quoi qu’eût pu dire Sylvie, il avait refusé de reprendre logis chez elle. Il se prétendait assez grand pour habiter chez lui. Il y restait avec l’absente. Elle était autour de lui, disséminée ; il cherchait, mais en vain, à regrouper ses traces invisibles sur ces objets, ces meubles, ces livres et son lit. Il souffrait de l’indifférence qu’Annette lui montrait. Mais il ne lui en voulait pas ; pour la première fois de sa vie, il n’en voulait pas à un autre, du tort qui lui était fait. Il s’en voulait à lui ; il se répétait qu’elle était son bien, naguère, et qu’il l’avait laissé perdre. Il avait froid au cœur. Il allait, cet enfant, poser la tête sur l’oreiller de sa mère, pour mieux penser à elle. Et plus il pensait à elle, plus il sentait la différence entre elle et les autres qu’il aimait.

Il avait essayé de se reprendre à quelques amitiés. Il s’était rapproché de Pitan, il avait voulu lire au fond… Ah ! qu’il était creux, ce fond ! Cette foi, cet héroïsme, ce dévouement de caniche, comme ils manquaient d’accent personnel ! Quelle ombre, quel reflet ! Dès qu’on tâchait de le faire s’expliquer, de serrer de près sa pensée larvaire, on voyait le caniche en arrêt devant des mots brillants : on eût pu l’assommer sur place, il n’eût pas détourné ses yeux en boules de loto… (Inutile d’avertir que Marc était injuste ! Il l’était, de nature. Comme tous ceux pour qui aimer, c’est préférer ! La justice était le cadet de ses soucis.)… Marc n’avait aucun goût pour les esclaves des mots. Ce petit Diogène était en quête d’un homme qui fût homme, qui fût soi, à tout instant de sa vie, et non pas un écho. Et ne parlons pas des femmes ! Elles sont les éternelles serve padrone. Elles mettent leur volupté à engluer les hommes, avec elles enlacés, dans la toile visqueuse du mensonge de l’Espèce, au gros ventre et sans yeux…

Or, il en voyait une seule — (ou bien, il l’imaginait ? ) — qui, depuis aussi loin qu’il avait souvenance, se débattait contre la toile, la défaisait, s’évadait, et, reprise, recommençait… Sa mère… En ces jours de soliloque, enfermé dans l’appartement désert, d’où elle semblait partie pour jamais, il remontait ardemment le fleuve du souvenir, il s’efforçait de reconstituer l’existence de cette femme durant les dernières années, cette vie solitaire, l’inconnu de souffrances et de joies, de passions et de combats, qui la peuplaient. Car il avait pris assez connaissance de cette âme, pour savoir maintenant qu’elle n’était vide à aucun moment. Il l’avait laissée seule, livrée à son monde intérieur : quels droits avait-il, à présent, sur ce monde ? Elle s’était habituée à combattre seule, à vaincre, à être vaincue, et, seule, à poursuivre sa route. Où cette route la menait-elle, loin de lui, désormais ?… Il y pensa tant, il pensa tant à elle qu’il ne pensa plus à lui. Il eût voulu seulement lui aplanir, quel qu’il fût, le chemin…

Ce fut dans cet état d’esprit que le télégramme tomba. Telle une de ces explosions qui ponctuaient les jours de la ville assiégée. Il le relut plusieurs fois, afin de s’en convaincre. Ce retour, qu’il n’espérait plus, lui causait une joie craintive. Qu’est-ce qui la ramenait ? Il se gardait bien de penser que ce fût à cause de lui. Les dernières déceptions l’avaient rendu modeste. Un sentiment superstitieux lui soufflait la croyance que le meilleur moyen d’obtenir ce qu’on désire est de ne plus l’attendre.

Annette ne trouva point son fils, à l’arrivée. Le train avait huit heures de retard ; il n’entra en gare de Lyon qu’au milieu de l’après-midi. Marc était venu, était reparti, découragé, après une longue attente. Mais il ne tenait pas en place. Quand Annette arriva enfin à la maison, il venait d’en ressortir, pour courir de nouveau à la gare. Elle monta à son appartement, et elle l’y attendit. Elle fut touchée de voir qu’il avait mis des fleurs dans sa chambre. Elle s’assit, et appuya sa tête sur le dossier. Très lasse, elle tendit l’oreille, aux bruits de la rue et de la maison. Elle s’assoupit… Dans un nuage, elle perçut un pas qui montait, en courant, l’escalier. Marc entrait. Il eut un cri de joie. Annette, encore engourdie, sourit, pensant :

— Mais il m’aime donc ?

Elle fit effort pour se lever. Ses jambes refusèrent d’obéir. Elle tendit les bras. Il s’y jeta.

— Ah ! comme je t’ai attendue ! Comment es-tu venue ?

Elle ne répondit pas ; elle lui caressait les joues et les cheveux. D’un coup d’œil, il vit la fatigue et la peine sur le visage épuisé ; et un instinct l’avertit. Il arrêta les questions, les paroles qu’il avait sur les lèvres. Dans son embrassement, il l’avait soulevée de son siège… (Comme il était devenu fort, maintenant !… Mais elle, comme elle était faible !…) Elle se remit sur ses pieds ; et, soutenue par lui, ils firent ensemble quelques pas vers la fenêtre. Le soir jaune décolorait ses traits. Il dit :

— Il faut tout de suite te coucher…

Elle protesta ; mais la tête lui tournait ; et elle se laissa mener, porter presque, vers le lit ; il la força à s’étendre, il lui enleva ses chaussures, il l’aida à défaire ses vêtements ; elle ne résistait plus : c’était bon de s’abandonner à quelqu’un qui voulait pour elle et qui l’aimait…

…Qui l’aimait… Il l’aimait donc ?… Fatigue de penser !… Elle remit à demain… Et lui, fut peut-être heureux d’avoir une raison pour attendre de s’expliquer. Une seule question était urgente. Il la retournait sur sa langue. Il ne l’avait point dite, quand sa mère, couchée, s’excusa d’être si lasse :

— C’est honteux de venir, pour se faire dorloter ! … Pardonne-moi, mon petit !… Moi, qui étais si forte !… Mais je ne tiens plus debout. Je n’ai pas dormi depuis plusieurs nuits… Assieds-toi près de moi. Raconte-moi ce que tu as fait aujourd’hui, comment tu m’as manquée, à l’arrivée…

Il raconta, d’une façon embrouillée, ses allées et venues. Elle ne suivait pas le fil de ses phrases ; bientôt, le sens même des mots lui échappa ; mais le son de sa voix la caressait. Ses yeux se fermèrent. Il interrompit son récit, se leva, la regarda, s’écarta, à regret. Sa question le brûlait toujours… Il revint, hésitant, se pencha sur la dormeuse. Elle rouvrit les yeux… Il arrangea son oreiller, gauchement, et demanda avec précipitation :

— Tu restes, cette fois ?

Elle ne comprit pas, le regarda, étonnée. Il redemanda, d’un air qu’il voulut dégagé :

— Tu restes ?

Elle sourit :

— Je reste…
et s’endormit.

Il s’éloigna, allégé.


Il avait laissé la porte de sa chambre entr’ouverte. Il écoutait le souffle régulier de sa mère. Il se disait :


— Elle est là… Je la tiens… J’ai le temps…

Il y eut, encore cette nuit, une alerte d’avions ennemis. On entendit hululer les sirènes. Et ce fut, dans la maison, l’habituel branle-bas des locataires, qui se levaient et descendaient l’escalier. Marc sauta du lit, vint près de celui de sa mère. Elle dormait si bien qu’il ne se décida pas à la réveiller. Il pensa :

— La bombe peut tomber, à présent ! On est ensemble.

Il avait beau être brave : les autres nuits d’alerte, quand il était seul, il avait peur. Et, en ce moment (pourquoi ?) c’était presque un plaisir.

Le lendemain matin, Sylvie, inquiète de lui, passa. Elle l’appela : « petit chameau ! » quand elle apprit qu’Annette était arrivée : (il lui avait jalousement caché le télégramme, afin d’avoir, le premier jour, sa mère toute à lui). Mais Annette dormait encore, et Marc défendit l’accès de la chambre, comme un dragon. Au bruit de la dispute, Annette s’éveilla, et Sylvie entra. Elle avait beaucoup à dire ; mais elle aussi, du premier regard, vit que bien des pluies et des vents avaient troublé sa Rivière ; et sage, comme toujours, lorsqu’il s’agissait du bien de ceux qu’elle aimait, elle ne parla de rien que de ce qui pouvait la distraire : l’expérience de la vie lui avait appris que le premier remède, lorsqu’une âme est troublée, est de n’y point toucher, afin que de soi-même, peu à peu, le sable se dépose au fond. Elle plaisanta Annette sur son sommeil qui l’avait empêchée d’entendre les explosions de la nuit ; et elle bougonna contre Marc, ce petit animal, qui s’était obstiné, depuis le départ d’Annette, à coucher dans l’appartement de sa mère, au lieu de loger chez elle. Elle affectait de lui prêter des intentions d’escapades nocturnes. Mais il se mit en colère, il dit qu’il lui avait donné sa parole d’être sage, et qu’il n’admettait pas qu’on en doutât : s’il voulait s’amuser, contre le gré de Sylvie, il était assez grand pour le lui dire au nez. — Après, il se repentit d’avoir ainsi parlé, devant sa mère ; et il se retira, honteux. Lorsqu’il fut sorti, Sylvie, fièrement, dit à Annette :

— Quelle mauvaise tête ! Hein ! comme il nous ressemble !

Annette se demandait :

— Est-ce qu’il me ressemble ?

Elle tâcha de se remettre aux occupations domestiques ; mais la courbature morale ne s’effaça pas, de longtemps. Elle était vite épuisée. Marc s’arrangeait de façon à lui diminuer l’effort. Il n’avait point l’air de voir, mais il se trouvait toujours là pour lui éviter une fatigue, pour déplacer un meuble, ou monter sur une échelle, afin de poser un rideau. Ces prévenances étaient nouvelles, — pour lui, autant que pour elle ; — comme tous les gens très sincères, il craignait qu’on n’y vît un excès de zèle, entaché d’hypocrisie familiale ; alors, il avait soin de s’en acquitter avec détachement. Annette, touchée, déroutée, terminait son merci plus froid qu’elle ne l’avait commencé. Ils se tenaient tous deux dans l’expectative, attentifs, affectueux, parlant peu, s’observant de côté… L’autre allait-il parler ?… Chacun avait peur d’être de nouveau déçu, en parlant le premier. Marc évitait de questionner sa mère sur son voyage là-bas et son brusque retour. Et si elle retombait, parfois à son insu, dans une de ses rêveries, il détournait les yeux, comme par une pudeur craintive de lire en elle ; ou même il se retirait dans la chambre à côté, afin de ne point la gêner. Mais quand Annette interrogeait son fils sur ce qu’il avait fait pendant son absence, il était peiné par des questions auxquelles il avait répondu par avance dans ses lettres. Pour les avoir si mal lues, l’aimait-elle donc si peu ?

Elle eût ignoré toujours l’existence de ces lettres, sans un mot de Sylvie, qui la lui révéla. Sylvie venait s’informer « du petit ménage », comme elle disait ; elle s’était juré de ne pas intervenir dans la découverte mutuelle des deux cœurs qui se méconnaissaient, afin de leur en laisser la peine et la joie tout entières ; mais elle trouvait qu’ils étaient bien lents. Elle leur tendit la perche. Elle les traita d’amoureux. Marc était absent. Annette protesta :

— Je ne dis point toi, cœur dur ! (fit en riant Sylvie). Tu te plais à faire souffrir, c’est ton rôle.

— Ah ! tu peux en parler ! dit Annette.

Sylvie savait à quoi s’en tenir. Elle continua :

— Mais ton petit soupirant qui, pendant ton absence, t’écrivait, chaque jour…

Annette n’entendit plus le reste de la conversation… Il lui avait écrit, chaque jour ! Elle n’avait pas songé à réclamer ces lettres, qui étaient restées là-bas !… Oui, Sylvie disait vrai, elle était un cœur dur… Elle écrivit sur-le-champ, pour se faire retourner les exilées. Mais il fallait que Marc ne le sût point. Pourvu que le paquet ne lui fût pas remis par la poste ! Annette guetta le courrier, qui tarda bien des jours ; et elle eut la chance d’escamoter les lettres, des mains de la concierge, à quelques pas de Marc, qu’elle avait devancé. Elle attendit qu’il fût sorti, pour les lire.

Il y en avait huit. Un trésor !… Dès les premières lignes, les yeux d’Annctte s’embuèrent. Elle voulait tout lire, d’un coup, et elle ne pouvait plus lire. Elle se contraignit d’abord à les mettre en ordre, et à les lire lentement, une à une, à la suite. Mais elle fut incapable de se tenir à sa règle. Elle les dévora. D’une traite, au hasard, elle courut, sautant des lignes, s’arrêtant, revenant avidement aux paroles de tendresse. Après, quand sa première faim fut un peu apaisée, elle put les reprendre dans l’ordre, et elle les savoura. Elle était rouge d’amour et de confusion… Comme elle lui avait fait tort !…

Ce n’était pas qu’il fût plein d’effusions. Il répugnait à la sentimentalité — (d’autant plus qu’il en était, craignait-il, infecté) ; — et dans ses lettres, il se raidissait contre les mots tendres qui étaient près de sortir de sa bouche. Mais pour une mère qui connaissait les moindres plis de cette bouche, la contrainte imposée n’était que plus émouvante. Il évitait même d’employer le mot : « Chère », en lui écrivant. Sa première lettre disait :

— « Ma mère, — tu ne m’aimes pas…

(Le cœur d’Annette se crispa).

« …Je ne m’aime pas non plus. Je n’ai rien fait pour qu’on m’aime. C’est donc juste. Mais je suis pourtant ton fils ! Et je me sens plus proche de toi que de tout autre. Je n’ai pas pu te le dire. Laisse-moi te l’écrire ! J’ai besoin d’un ami. Je n’en ai pas. J’ai besoin de croire que tu l’es, même si tu ne l’es point. Ne me réponds pas ! Je ne veux pas que tu me dises que tu l’es, par bonté, par pitié. Je déteste la bonté. Je ne veux pas qu’on m’humilie. Je ne veux pas qu’on me trompe. Je ne t’aime point parce que tu es bonne. Je ne sais pas si tu es bonne. Je t’aime parce que tu es franche… Ne me réponds pas ! Quoi que tu penses de moi, il faut que je t’écrive. Même si ma mère n’est pas mon amie, j’écris à mon amie, je n’écris pas à ma mère. Il faut que je me confie. Je me pèse… Je suis trop seul. Je suis trop lourd ! Aide-moi ! Je sais que tu aides d’autres. Tu peux bien m’aider aussi ! En m’écoutant seulement. Je ne te demande pas de réponse… J’ai beaucoup à te dire. Je ne suis plus celui que j’étais. Depuis un an, j’ai changé, j’ai changé… En commençant cette lettre, je voulais te raconter ce que j’ai fait, depuis un an, et ce qui m’a changé. Mais je n’ose plus maintenant ; il y a trop de choses honteuses. J’ai peur de t’éloigner encore ; et tu es déjà assez loin ! Il faudra pourtant que je te dise tout, un jour, même si tu me méprises. Je me mépriserais encore plus, si je ne te le disais pas. Je te le dirai. Plus tard. Un autre jour. Aujourd’hui c’est assez. Aujourd’hui, je t’ai assez donné. — Je t’embrasse, mon amie. »

Ce ton d’amour impérieux étreignait, inquiétait, dominait Annette. Les lettres suivantes montraient le même esprit violent. Il ne se décidait point à livrer ce qui lui pesait le plus. À chaque lettre, il disait :

— « Sera-ce pour cette fois ? — Non, je ne peux pas encore. Décidément, je ne peux pas ! J’ai besoin d’oublier que tu es une femme. Mon ami… Veux-tu l’être ? Peux-tu l’être ?… Tu es une femme, quand même ; et je me méfie des femmes. Je ne les estime pas beaucoup. Pardon ! Pour toi, c’est différent. Pas depuis longtemps ! Jusqu’à l’année passée, je te jugeais comme les autres. J’avais de l’affection pour toi (je ne te l’ai pas montrée) ; mais je n’avais pas confiance. Maintenant, c’est changé. Il y a beaucoup de choses changées, beaucoup de choses que j’ai vues, que j’ai apprises, que je crois avoir devinées. De toi, de moi, des autres… Vois-tu, j’ai beaucoup appris… trop !… Et dans le tas, des choses qui ne sont point belles, et qui m’ont fait du mal. Mais je me dis que c’est mieux que je les sache, puisque c’est vrai. Le monde est laid. Je n’estime pas les femmes. Je méprise les hommes. Et moi, je me méprise. Mais toi, je te respecte. J’ai appris à te voir. J’ai appris de toi des choses que tu ne m’avais pas dites (tu ne m’as pas dit grand chose !) et que ma tante m’a dites. Et j’en ai appris d’autres, que ma tante ne m’a pas dites, parce qu’elle ne s’en doute pas : c’est une bonne femme, qui ne peut pas les comprendre… Mais moi, je les comprends… (Je crois… Non ! Je suis sûr…) Et cela m’a fait comprendre beaucoup de choses de moi-même, que je ne m’expliquais pas… Ah ! comme tout est confus, tout ce que je t’écris !… »

(Sa plume, de dépit, s’embourbait et crevait le papier.)

« …Comme il est difficile de s’exprimer, de loin, de près ! On a la langue nouée. Il me semble que je m’expliquerais mieux, si je t’avais devant moi… Et encore, non ! Je ne sais pas… Tes yeux, quand tu me regardes, indulgents, protecteurs ou moqueurs (les deux m’enragent autant), ou distraits, ou lointains… Tu regardes ailleurs… Regarde-moi, dans le cœur, droit au fond, comme ton fils, ton ami, comme un homme !… »

Annette voyait ce regard qui la fixait, exigeant et sévère. Et elle détournait les yeux, intimidée… Son fils, un homme !… Elle n’y avait pas songé. Une mère voit toujours en son enfant l’enfant. Dans ces lettres de l’adolescent heurtées, incertaines, irritées, elle entendait le ton du maître. Et, comme aux temps anciens, où la mère sans mari tombait sous la tutelle du fils aîné, elle courbait la tête.

Mais elle la redressa, aussitôt…

— Mon fils. L’homme que j’ai fait. Mon œuvre… On est égaux.


Elle continuait de lire, dans l’obscurité, sans avoir remarqué que la nuit était venue… Il rentra. D’un revers de la main, elle balaya les lettres sur la table et les jeta en bas. Elle ne voulait pas qu’il la surprît, lisant. Elle se refusait à lui avouer qu’elle ne les avait pas lues, avant.

Il s’étonna de la trouver sans lumière, et voulut allumer. Elle l’en empêcha. Ils vinrent près de la fenêtre, et, debout, ils causèrent. Ils regardaient la rue : les devantures s’éclairaient, les ombres hâtives passaient. Ils étaient gênés. Elle, cherchait à mettre en ordre cette ruée nouvelle de sentiments mêlés. Lui, se méfiait d’elle, il lui gardait rancune de ce que jamais elle n’eût fait allusion à tout ce qu’il lui avait livré. Ils parlaient avec froideur et confusion. Il y avait des silences. Il disait ce qu’il avait appris, dans l’après-midi : les nouvelles, la guerre, les batailles, les morts… rien d’intéressant ! Elle n’écoutait pas…

Et soudain, elle l’étreignit, en silence. Il se laissait faire, glacé de saisissement. Elle lui dit :

— Allume !

Il tourna le bouton de la lampe électrique. Et il vit les lettres éparses sur le plancher. Elle les lui montrait. Elle lui avoua tout, tout ce qu’elle avait résolu de lui cacher. Elle lui demanda pardon. Et elle dit :

— Mon ami…

Mais il n’était plus l’homme — celui qui dans ses lettres étalait un orgueil irrité. Il était un petit garçon, qui courut dans sa chambre cacher son émotion.

Elle ne l’y chercha point. Elle avait à maîtriser la sienne. Debout, à la même place où il l’avait laissée, elle se taisait, comme lui.

L’arrivée de Sylvie vint détendre l’enchantement qui les liait. Ils dînèrent tous trois ; et Sylvie, toujours en éveil, ne devina rien de leurs pensées. Ils étaient calmes et distants.

Mais quand elle fut partie, ils s’assirent autour de la table, et, les mains dans les mains, ils passèrent des heures à se confier tout bas. Puis, d’une chambre à l’autre, quand ils se décidèrent enfin à se coucher. Mais, au milieu de la nuit, il se leva, il vint nu-pieds près du lit d’Annette ; il s’assit sur une chaise basse, à son chevet. Ils ne se parlaient plus. Ils avaient besoin seulement d’être l’un tout près de l’autre.

Dans le silence, l’âme tourmentée de la maison montait. Les deuils et les passions de la maison en feu… À l’étage au-dessous, la famille Bernardin, décapitée de ses fils, « de profundis clamat » vers l’éternel silence… Deux étages au-dessous M. Girerd se ronge, veuf de son fils unique, raidi dans l’idolâtrie patriotique, qui est son seul recours contre le désespoir… À l’étage au-dessus, dans le jeune ménage Chardonnet, le secret obsédant, honteux, inavoué, brûle comme un fer rouge, la chair et la pensée ; il a fait, pour toujours, de ceux qui se sont aimés, pour toujours liés ensemble, deux étrangers… Dans l’appartement même d’Annette, de l’autre côté du couloir, une chambre vide, dont la porte reste craintivement fermée, conserve encore le souffle embrasé de l’incestueuse qui s’est tuée… La maison est une torche qui fume, à moitié consumée. Et de ceux restés vivants, à cette heure de la nuit, pas un ne dort. Leur fièvre, leur douleur, leur hantise, les dévorent…

Eux seuls, le fils et la mère, surnageaient sur la crête des âmes incendiées. Quelques mots leur montrèrent qu’ils y songeaient tous deux. Ils évitèrent d’en parler ; mais ils se prirent les mains comme par peur de se perdre. Ils se sauvaient ensemble, dans l’incendie du Borgo

Elle revint à son rôle de mère. Elle dit à son petit Énée :

— Maintenant, recouche-toi ! Mon petit, ce n’est pas raisonnable. Tu vas tomber malade.

Mais il secoua la tête, obstiné :

— Tu m’as veillé assez longtemps. C’est mon tour.

L’aube vint. Il s’était endormi, assis, la tête appuyée contre les draps. Elle se leva, elle retendit, sur son lit ; il ne se réveilla point. Et, dans le fauteuil, près de la fenêtre, elle attendit le jour.


Dans ces entretiens du soir et de la nuit, ils ne s’étaient presque rien dit — sinon l’essentiel : qu’ils s’étaient retrouvés et qu’ils marchaient ensemble. Mais les confessions précises du cœur et de l’esprit, ils les avaient reculées ; ils les reculèrent encore, durant les jours suivants. Peu à peu, seulement, Annette apprit comment, depuis un an, la pensée de son fils avait évolué, à l’égard de la guerre et de la société. Et, avec émotion, elle lut entre les mots — (car ils avaient autant de pudeur, lui à le dire en face, et elle à l’écouter) — la découverte qu’il avait faite de l’âme de sa mère, et le culte qu’il lui vouait.

Mais les aveux pénibles, qui pesaient sur le cœur de Marc, il ne se décidait pas à les faire. Annette ne tenait point à les provoquer. Cependant, elle perçut qu’il en resterait obsédé, tant qu’il n’aurait pu s’en délivrer : alors, elle aida l’esprit fiévreux, avec ses mains de bonne accoucheuse Un soir, au crépuscule — l’heure des confidences, quand on ne se voit plus qu’à peine — elle était près de lui, derrière lui, elle lui dit :

— Ton cœur est lourd. Donne-le moi à porter.

Il dit, baissant, la tête :

— Je veux, et je ne peux.

Elle l’attira vers elle, elle lui couvrit les yeux avec ses doigts, et elle lui dit :

— Tu es seul avec toi.

Il se mit à raconter, avec peine, à mi-voix. Il dit ses expériences des dernières années, le bon et le mauvais. Il avait pris sur lui de parler fermement, comme s’il s’agissait d’un autre. Mais aux instants difficiles, la phrase s’interrompait, et il ne savait pas s’il aurait le courage de poursuivre. Elle se taisait. Elle sentait sous ses doigts les paupières brûlantes et la honte. La pression de ses doigts disait :

— Donne ! Je prends la honte.

Elle ne s’étonnait point de ce qu’elle entendait. Ce qu’il avouait, ce qu’il taisait, elle l’avait toujours su. C’était cela, le monde, — le monde où elle avait jeté son fils, — où elle avait été jetée par la force inconnue… Elle le plaignait, elle se plaignait… Allons ! relevons-nous ! C’est ainsi. Acceptons !…

Après qu’il eut fini, il craignait ce qu’elle allait dire. Elle se pencha sur la tête baissée de son fils, et la baisa. Il dit :

— Pourras-tu oublier, maintenant ?

— Non.

— Alors, tu me méprises ?

— Toi, c’est moi.

— Mais moi, je me méprise.

— Crois-tu que je ne me méprise pas aussi ?

— Non. Pas toi !

— On est homme, on est fier, on est vil…

— Non. Pas toi !

— Mon petit, ma vie n’est pas pure. J’ai erré, j’erre encore… Et il n’y a point que les actions ! Pour des êtres comme nous, le jugement intérieur n’est pas d’une simple police, qui ne punit que les actes. Ce qu’on veut, ce qu’on désire, ce qu’on a caressé des doigts de la pensée, n’est pas moins humiliant que ce qu’on a accompli. Et c’est terrible, tout ce qu’on a pensé !

— Toi aussi ?… Au reste, je le savais.

— Tu le savais ?

— Oui, je crois bien que c’est pour cela… c’est pour cela que je t’aime. Je n’aimerais pas quelqu’un qui n’eût pas senti, pensé, voulu, aussi, ce monde défendu.

Debout derrière lui, elle le serra sans parler. Après un moment, il dit, avec un soupir :

— Je comprends la confession, maintenant. Je me sens allégé.

— Oui, quand l’un peut tout dire, et que l’autre peut tout entendre. Mais moi, à qui ferai-je la mienne ? Il ne m’est point permis de parler.

— Tu n’as pas besoin de parler…

Dans le silence et la nuit, il récita :

« Tu es venu, ta main me prend, — je baise ta main — Avec amour, avec effroi, — je baise ta main… »

Elle tressaillit… Cette voix du passé !…

— Ô Dieu ! d’où sais-tu cela ?

Il ne répondit pas. Il continua :

« Tu es venu pour me détruire, Amour… » [1]

Elle lui ferma la bouche avec ses mains :

— Tais-toi !

Confuse… Mais c’est si loin !…

— Est-ce moi ?… Une autre… Je fus cette autre… Elle est morte.

— « Je baise ses mains », dit Marc.

— Comment l’as-tu connue ?

Il se tut.

— Depuis quand le sais-tu ?

— Depuis qu’elle l’a dit. Je l’ai appris par cœur.

— Tu le savais par cœur, tu le portais près de moi, pendant toutes ces années ?… Quelle trahison !

— Pardon !

— Tu es un étrange garçon.

— Et toi, crois-tu que tu ne sois pas une femme étrange ?

— Que sais-tu des femmes ? Tu ne les connais pas.

Il protesta, offensé. Elle sourit :

— Vilain coq ! Coquelet ! Ne sois pas fier de ta science ! Ta lamentable science… Ce que tu connais d’elles, ce que tu crois en connaître, t’empêche de les connaître. Un homme ne connaît de la femme que sa propre jouissance. Pour la connaître vraiment, il faut savoir s’oublier. Ce n’est pas de ton âge. — Ce que je suis, mon ami, des milliers de femmes le sont. Je ne suis pas d’exception. Celles qui liront en moi, se reconnaîtront. Mais elles ferment sur elles les volets de leur maison ; et ceux qui vivent près d’elles ne se donnent pas la peine de regarder au travers : ce qui se passe dedans ne les intéresse pas. Toi, fripon, tu as vu, tu as mis ton œil entre les fentes. Et ce que tu as vu te paraît étrange. L’étrange, c’est que tu l’aies vu. — Mais ce que tu as vu, c’est la femme, mon ami.

— Eh bien, ça n’est pas simple !

— Toi non plus. On est beaucoup d’êtres en un.

— Mais tout de même, ils font un.

— Pas chez tous.

— Chez toi. Chez moi. Et c’est cet un, que j’aime en toi. Et je veux que tu l’aimes en moi.

— Nous verrons ! Je ne promets rien.

— Tu dis cela pour me piquer. Mais je t’y forcerai bien !

— Tu sais que le despotisme n’a pas de prise sur moi.

— Mais tu l’aimes, au fond.

— Si j’aime le despote.

— Tu l’aimeras.

Il se sentait bien fort, à présent ! Elle avait beau feindre de le traiter toujours en enfant, elle ne le trompait plus ! Il avait affirmé sur elle son avantage. Elle lui laissait prendre une autorité dans leur vie commune. Et elle avait un plaisir secret à la subir.


Il fit comme tous les hommes. Cette autorité, à peine l’eut-il conquise, il en abusa.


Il venait de rentrer. Elle était assise, et cousait, Il alla l’embrasser. Il était préoccupé. Il la regarda, s’éloigna, il eut l’air de chercher un livre dans la bibliothèque, il regarda par la fenêtre, il revint s’asseoir à la table devant elle, ouvrit, feuilleta le livre, comme s’il lisait, — puis allongeant le bras, il prit le poignet de sa mère, et dit précipitamment :

— J’ai quelque chose à te demander…

Il y avait longtemps qu’il voulait le dire ; mais il n’avait pas osé. C’est pourquoi il se hâtait, cette fois, de parler. Depuis qu’il était entré, Annette avait senti la question qui lui brûlait les lèvres ; et elle en avait la peur. Elle tenta de l’éluder. Elle fit mine de se lever, pour chercher un objet, et dit, d’un ton léger :

— Eh bien, demande, mon petit !…

Mais il la retint à sa place, fermement. Elle dut se rasseoir. Il ne lâchait point prise ; il avait les yeux baissés. Il se força à prendre un air assuré. Il dit avec brusquerie :

— Maman, il y a une chose, dont nous n’avons jamais parlé… Toutes les autres sont à toi, je n’ai pas le droit de te demander… Mais celle-là, j’ai le droit, elle est à moi, aussi… Parle-moi de mon père !…

Il était sous le coup d’une violente émotion. Ce n’était pas d’aujourd’hui qu’il souffrait de sa naissance irrégulière. Elle lui avait valu, dans ses contacts avec la société, bien des froissements, dont sa susceptibilité se hérissait. Mais il avait trop d’orgueil pour en convenir.

Dès les premiers mois au lycée, il avait reçu — mais non pas encaissé sans paiement — plus d’une blessure. Elle n’étaient pas profondes. Les écoliers de Paris ont d’autres chiens à fouetter que de s’occuper de la conduite des père et mère, — surtout pendant une guerre, qui chambardait toute morale et toute société. Le mépris goulu des femmes qu’affichaient la plupart de ces gosses ne les estimait bonnes qu’à la coucherie : ils ne leur eussent donc pas fait grief de leur liberté ; ils auraient craint de se montrer arriérés. Marc n’avait eu à subir que quelques réflexions grossières, mais sans méchanceté, de l’un ou de l’autre brave petit saligaud, qui peut-être pensait lui faire un compliment. Il ne l’avait pas pris ainsi. Il frémissait de toute allusion qui pût, même de loin, viser sa mère ; il était beaucoup plus ombrageux, pour l’honneur d’Annette, qu’elle ne l’eût été. La riposte, en pareil cas, était foudroyante. À coups de poing.

Plus tard, dans la visite de quinze jours qu’il fit à sa mère, en province, il saisit les regards des commères, qui jasaient en les épiant tous deux, et l’affectation de certaines bourgeoises à ne pas les voir, au passage. De ces impressions, il n’avait rien communiqué à sa mère. Mais elles ne contribuèrent pas peu à son aversion pour la province et à sa volonté de n’y plus retourner.

Ce n’était rien encore. Ceux qu’on n’estime point, on peut marcher dessus ce qu’ils pensent.

Ils n’existent pas plus que cette poussière. On en est quitte, après, pour brosser ses souliers, en crachant sur le cuir, pour mieux le nettoyer… Mais ceux à qui on tient ? Ceux dont notre cœur a faim ?…

Marc avait entamé sa dix-huitième année ; et depuis quelques mois, ses pas avaient croisé l’ombre d’or de l’amour. Un tendre sentiment s’était insinué dans ce jeune cœur entier et orageux. Il avait cru s’éprendre de la sœur d’un ami d’études, qu’il avait rencontrée quelquefois, dans la rue, avec son frère, puis seule ; tous deux avaient guidé le hasard, pour croiser leurs chemins ; l’attrait était réciproque. Marc était allé voir l’ami dans sa maison. Mais jamais il n’en reçut une invitation. Il n’en eût peut-être pas aussi vivement senti l’affront, si l’ami ne la lui avait étourdiment fait attendre. Depuis, l’embarras du frère, son empressement maladroit à éviter Marc, avaient accusé le caractère injurieux de l’oubli voulu. La famille entendait tenir l’indésirable à distance. Cette cuisante blessure fit découvrir à Marc — inventer, peut-être. — d’autres dédains, dont il ne s’était pas soucié. Il s’aperçut qu’il n’avait jamais été admis dans tels milieux bourgeois, que ses amis fréquentaient. Il n’avait jamais désiré sérieusement y entrer. Mais il lui sembla maintenant que la porte lui en était fermée au nez. Ce lui fut un soufflet. Il eut une convulsion de révolte contre cette société.

Mais bien qu’avec fureur il prît, contre elle, le parti de sa mère, il en voulait sourdement à celle qui lui valait ces affronts. Et sa pensée blessée revenait toujours à cette question : — « Quel était son père ? Pourquoi l’en avait-on frustré ? »… Il savait qu’il ferait mai à sa mère, en le lui demandant. Mais il avait eu mal, lui. Chacun sa part ! Il voulut savoir.

Annette avait prévu ce que Marc allait dire. Et pourtant elle espérait qu’il ne le dirait pas. Sans doute, elle lui devait ces secrets du passé ; elle s’était promis de les lui révéler, avant qu’il l’eût demandé. Mais elle remettait à plus tard, elle craignait… Et voici qu’elle s’était laissé devancer…

— Mon petit, fit-elle, troublée, il ne t’a jamais connu. Car… (je t’ai dit que je ne suis pas sans reproches, aux yeux du monde)… je me suis séparée de lui, avant ta naissance…

— N’importe ! dit Marc. Moi, je dois le connaître. J’ai le droit…

Son droit ? Lui aussi ! Est-ce qu’il allait en exciper contre elle ?… Elle dit :

— Tu as le droit.

— Vit-il encore ?

— Il vit.

— Comment se nomme-t-il ? Qui est-il ? Où est-il ?

— Oui, je te dirai tout. Mais attends, un moment…

Elle était oppressée. Il eut pitié. Mais il voulait connaître. Il dit sans chaleur :

— Maman, ce n’est pas pressé. Nous parlerons de cela, un autre jour.

Elle ne fut point dupe de son impatience mal déguisée. Elle ne voulait pas ramasser la grâce qu’il laissait tomber. Elle reprit sa volonté, et dit :

— Non. Ce soir. Tu es pressé de savoir. Et je le suis que tu saches. Ainsi que tu viens de dire, cette chose est à toi. Je la détiens. Je t’en dois compte, depuis trop longtemps. Et ma dette, ce soir, vient de m’être rappelée.

Il voulut s’excuser.

— Tais-toi, dit-elle. Ce soir, c’est à moi de parler.

Maintenant qu’elle allait parler, il eût presque souhaité qu’elle se tût.

— Fais la lumière, dit-elle. Et tourne la clef de la porte, que personne ne nous dérange !

Elle commençait à peine, qu’on vint, en effet, frapper. Sylvie, sans doute. La porte resta fermée.

Sans émotion apparente, Annette fît, à grandes lignes, le récit de son passé, les fiançailles rompues. Elle s’exprimait avec une pudeur hautaine, qui ne livre rien de ce qui lui appartient à soi seule, mais qui ne cache rien de ce qu’elle doit et veut dire. Elle tâchait, en parlant, de refouler l’obsession de ce que pensait celui qui écoutait. Il ne manifestait rien. Il écoutait, glacé. Il semblait que le fils et la mère fussent tous deux étrangers aux événements lointains, dont l’image défilait sur l’écran. Dieu sait pourtant avec quelle anxiété elle guettait — (mais sans rien consentir pour l’appeler) — une onde de sympathie ! Il resta impénétrable jusqu’à la fin du récit. Et alors, quand elle restait dans l’attente du verdict qu’il allait prononcer, il fit cette seule remarque :

— Tu ne m’as pas dit son nom.

(Elle ne l’avait désigné que par son prénom).

Elle dit :

— Roger Brissot.

(La froideur de son fils lui gelait le cœur.)

Il ne fut attentif qu’au nom qu’elle avait dit. Il le connaissait bien. Il s’écria :

— Le député socialiste !

Sa surprise cachait mal — ne cachait point sa joie.

Brissot avait conquis un éclatant renom parmi les parleurs du Parlement. Il fascinait la jeunesse. Cette fascination, Annette la lut dans le regard de son fils ; et elle trembla. Mais, trop orgueilleuse pour le montrer, et trop loyale pour déprécier l’adversaire, elle dit :

— Oui, son nom est illustre. Tu n’as pas à en rougir.

À peine l’avait-elle dit, qu’elle Usait sur les lèvres de son fils :

— Pourquoi donc m’en as-tu privé ?

Mais il ne le dit point. Il s’était levé ; il allait et venait par la chambre, sans parler. Elle suivait ses mouvements. Elle lut dans sa pensée. Et elle perdit le désir même de se défendre. S’il ne la défendait pas, lui, à quoi bon ?… Elle marcha droit au danger, non pas pour y parer, mais pour le faire entrer. Elle demanda :

— Tu veux le connaître ?

— Oui.

— Tu le peux… Je ne t’ai pas tout dit. Il sait ton existence. Il sait que tu es son fils. Et il serait prêt, sans doute, à t’accueillir comme son fils.

Marc, courroucé, cria :

— Et tu ne me l’as point dit !

Annette ferma les yeux, très pâle. Puis, elle les rouvrit, et les fixant sur ceux de son fils, elle dit :

— J’ai attendu, pour te le dire, que tu fusses un homme. Je vois que tu l’es devenu.

Marc ne sentit point la fière amertume. Il questionna :

— Où habite-t-il ?

— Je ne sais pas ; mais son adresse t’est facile à trouver.

Marc continuait de marcher, à grands pas, dans la chambre. Il ne pensait plus à elle. Il ne pensait qu’à lui. Il se jugeait lésé.

Il dit, sans pitié :

— J’irai le voir, demain.


Pourquoi cette cruauté dans le cœur des jeunes gens ? — Une fois dans sa chambre, seul, Marc en eut conscience ; mais il la savoura. Il savait qu’il faisait saigner un être qui l’aimait — qu’il aimait ; — et il n’était pas sans remords. Mais l’âcreté du remords ajoutait à la jouissance. Il se vengeait. De quoi ?… De ce qu’elle lui avait fait tort ? Ou de ce qu’elle l’aimait ? Si elle l’eût moins aimé, il se fût moins vengé. Il ne se fût point vengé, s’il ne l’eût point aimée. Elle lui était livrée sans défense. Il abusait. Et l’excuse de l’abus, sa jouissance inavouée, c’est qu’on se dit qu’on est maître, quand on veut, de cesser le jeu. Mais, une fois commencé, combien n’ont pu s’y arracher !

Annette souffrait… Elle l’avait trop aimé. Oui. Trop égoïstement… Comment aimer sans égoïsme ?

— Cet être, je l’ai fait de moi. Il est moi. Comment m’oublier, moi, en l’aimant !… Il le fallait, pourtant. Je n’ai pas pu, je ne peux pas… Je suis punie…

Elle savait, depuis longtemps, que ce jour viendrait. Et ce jour était venu. Elle avait trop attendu. Elle tremblait de perdre ce fils, qu’elle avait jalousement accaparé. Et elle l’avait perdu. Une seule minute avait suffi pour le détacher d’elle. Elle était terrifiée. Dans ces cœurs de jeunes hommes, toute une vie de dévouement maternel est oubliée, pour une minute de possession ou d’espoir passionné. Elle en avait eu la prescience effrayée. Mais la réalité passait le pressentiment… Il n’avait eu pour elle pas un mot tendre, pas un geste d’égards. Il l’avait jetée, d’un coup, par-dessus bord. Aucun compte du passé ! Il ne tenait compte que de demain… — Elle passa la nuit à se représenter ce demain, et la prochaine nuit, quand tout serait consommé. D’avance, elle était vaincue.

Elle n’essaya plus de lutter. Qu’il fût libre ! Quoi qu’il pût décider, elle se mit à son service. Si elle n’avait plus longtemps à le garder, elle avait à l’aider, jusqu’au dernier instant.

Au matin, quand elle le revit, elle ne revint plus sur ce qui était décidé. Elle lui prépara ses meilleurs vêtements, veilla sur sa toilette, s’absenta un moment, elle servit le déjeuner ; et tandis qu’ils étaient à table — (elle, se forçant à manger, pour qu’il ne pensât point qu’elle voulait être plainte ; lui, mangeant avec hâte et voracité, parce qu’il pensait aux heures qui allaient suivre et qu’il était pressé d’arriver) — elle lui dit qu’elle s’était procuré l’adresse qu’il cherchait ; et elle lui conseilla d’aller trouver Brissot, non pas à son domicile, mais à son cabinet d’avocat. Ses raisons étaient justes ; elle parlait posément. Il acquiesça. Il était reconnaissant à sa mère de l’effort qu’elle avait dû faire. Il ne lui en montra rien. Il n’entrait pas dans son plan de se laisser troubler maintenant par une émotion. Il voulait d’abord voir par lui-même et juger… Quant à celle qui resterait à attendre son jugement et souffrait, eh bien, elle souffrirait… Quelques heures de plus, ou de moins !.., Elle était habituée ! Il serait tendre, après. Oui, il se le promettait : quoi qu’il décidât. Et elle, d’avoir souffert, goûterait davantage le bonheur qu’il voudrait bien lui rendre… Il était trop sûr de son pouvoir sur elle, maintenant. Elle pouvait attendre… Il avait le temps !…


Roger Brissot avait, depuis 1900, parcouru une brillante carrière. Des causes retentissantes, ses succès au Palais, ensuite au Parlement, le mirent au premier rang. À la Chambre, il se tenait aux limites de deux partis : radical, socialiste, attentif aux voies d’eau, toujours prêt à passer de l’un à l’autre bateau. Plusieurs fois ministre, et de tous les portefeuilles : instruction publique, travail, justice, et même, un temps, marine — ainsi que ses collègues, il ne se sentait pas moins bien à sa place en ce fauteuil qu’en cet autre : tous les sièges sont pour tous les séants ; et ce n’est, après tout, dans l’un ou l’autre bureau, que la même machine, dont le maniement est le même. Quand on en sait le doigté, le reste — les administrés — est de peu d’importance. Et ce qui compte, en somme, c’est l’administration.

À traiter tant de sujets, il avait enrichi son matériel d’idées, ou, plus exactement, son répertoire de mots, — sans beaucoup apprendre du fond, car il était trop occupé à parler, pour avoir le temps d’écouter. Mais il parlait très bien. Sur un point cependant, ses connaissances s’étaient sérieusement étendues : sur l’élève du bétail électoral et sur son exploitation. Là-dessus, ils étaient quelques-uns parmi les hommes d’État de la Troisième République, qui étaient passés maîtres ; ils possédaient sur le bout des doigts le clavier des masses, ils avaient le secret des touches : faiblesses, passions, manies. Mais nul n’en savait jouer en virtuose plus accompli, nul ne faisait vibrer avec de plus somptueuses sonorités les accords souverains de la démocratie, les idéologies à la gueule d’airain, qui couvrent, évoquent et surexcitent les vertus de la race et ses vices cachés, que l’honorable Brissot. Il était le grand pianiste du Parlement. Son parti — ses partis (puisqu’il se laissait réclamer par plus d’un) — faisaient, à toute occasion, appel à ses talents pour les concerts de la Chambre, les discours retentissants, dont la musique, sur les grandes affiches blanches (votées par acclamations, aux frais de l’électeur), faisait le tour de France. Il ne s’y refusait jamais ; il était toujours prêt ; sa compétence était égale sur tous les sujets, — avec l’aide, bien entendu, de secrétaires actifs et informés : (il en avait une équipe). Son dévouement à son parti — à ses partis — et à sa gloire, n’avait de pair que ses poumons. Rien ne les lassait.

Ce zèle et cet organe, également magnifiques, furent bien utiles à la République, pendant la Grande Guerre. Elle les mobilisa. Roger Brissot fut chargé de convaincre le monde, et le peuple de France, des vérités premières, pour lesquelles ils devaient jusqu’au bout se ruiner. Il fut expédié en missions lointaines. Il avait bien fait mine de reprendre, au début de la guerre, ses galons de commandant de réserve, dans la cavalerie ; et même, il fut, en cette qualité, attaché quelque temps au grand Q. G., solidement assis au château de Compiègne. Mais on lui fit comprendre qu’il servirait plus efficacement le pays dans les tranchées d’Amérique ; et il y prodigua son souffle, sans l’épuiser. Au reste, à ses nombreux voyages et traversées, toujours en route pour Londres, New-York, la Turquie, la Russie, et presque tous les pays neutres ou alliés, il courut quelques sérieux dangers. La bravoure de Brissot était hors de question ; il eût aussi bien fait le coup de feu dans l’Argonne ou aux Flandres. Seulement, il comprenait les devoirs que lui imposait son génie. Afin de le conserver à la nation, il se laissa mettre à l’abri. Mais dans le service parlé, il se dépensa, à toute volée. Sa grande voix remplit les oreilles du monde. On l’entendit à Londres, à Bordeaux, à Chicago, à Genève et à Rome, voire à St-Pétersbourg, avant la Révolution ; dans toutes les villes de France, au front et à l’arrière, aux cérémonies funèbres et aux anniversaires. Il était, à l’étranger, l’incarnation de l’éloquence française. Il fut du grand ministère, qui se groupa autour de Clemenceau. Ils s’abominaient. Brissot ne supportait point, chez l’homme à la face de Mongol, l’absence de scrupules et surtout de principes. Et Clemenceau raillait, désobligeant, « le haut-parleur… »

— « Ta bouche, bébé La Vertu !… »

Mais toutes les inimitiés se turent, en face de l’invasion. Et les rivaux d’hier, associant leurs lumières, se partageant le gâteau, formaient — Millerand et Briand, Brissot et Clemenceau — autour de l’astre fixe, du clou de la Revanche, Poincaré le chicaneau — une radieuse constellation. Inoubliable époque de l’Union Sacrée, — trop tôt passée ! — où les chefs politiques de tous les partis, et même sans parti, comme les frères Aymon, enfourchaient la même croupe du vieux cheval de labour et de combat, La France résolus à tenir jusqu’à ce que la bête gagnât, ou qu’elle crevât.

La carrière de Brissot avait été sans nuages — si l’on excepte ceux que des rivaux envieux essayèrent de jeter sur son passé oratoire, entaché de quelques fougueuses envolées, certes un peu imprudentes, vers l’empyrée du pacifisme international. Mais qui parle toujours, il est fatal qu’il parle de tout ; et l’on ne peut exiger que chacune de ses paroles le lie : il serait écartelé plus qu’à quatre chevaux. Et puis, le pacifisme est, comme son nom l’indique, une potion dont l’usage anodin est licite, en temps de paix, — prohibé seulement quand la guerre a sonné : car ce n’est qu’alors qu’il serait efficace. C’est ce que le grand orateur n’eut point de peine à démontrer, — sauf à ces ennemis sans foi, que rien ne peut convaincre, même le zèle ardent que Brissot, Cornélien, mit à dénoncer ses compagnons d’hier, entêtés pacifistes, Allemands déguisés, qui prétendaient poursuivre leur jeu en temps de guerre, au risque d’énerver un peuple fatigué et de nous déposséder du fruit coûteux de la victoire. Le propre des grands hommes est d’être calomniés ; Brissot était assez fort pour ne pas se laisser assombrir par l’injustice. Il en riait, de ce plein rire gaulois, que ses admirateurs comparaient à celui de Danton : (rapprochement déplacé ! car Brissot n’avait point, disons-le, ce style de la Halle et ce ton débraillé). — Enfin, il était sans rancune, et prêt à obliger, demain, ses ennemis. L’essentiel était qu’il les eût roulés.

Tout s’achète ici-bas. Brissot paya, au foyer, sa fortune politique. Il n’était pas heureux dans sa vie domestique. La femme qu’il avait épousée, riche, blanche, grasse, anémique, une poularde truffée de bonnes valeurs en banque, était, à tous points de vue, pour un homme comme Brissot, une compagne insuffisante. Elle était de peu de ressources, de l’esprit comme des sens. Dénuée de personnalité, et malheureusement aussi sans la compensation qu’offre ce dénuement chez certaines nullités, de savoir s’effacer, elle encombrait l’horizon de son inexistence. Elle se plaignait, sans cesse, et elle n’admirait rien, même pas les talents et la gloire de son mari. Elle avait ce don funeste et, sans doute, maladif, de ne jamais retenir d’une vie riche en avantages que les désagréments. Elle récriminait. Contre tout. Contre tous. C’était, en quelque sorte, sa mission dans la vie. Au reste, elle ne faisait rien pour changer rien à rien. Elle répandait sur tout sa brume poissante et maussade, comme une pluie d’octobre. Tous ceux qui l’approchaient en restaient enrhumés. — On peut croire que ce climat ne convenait point au robuste Roger Brissot. Il y réduisit ses séjours au strict nécessaire ; et il s’en échappait, avec de vigoureux éternuements. Il allait trouver des climats plus heureux ; et le bruit de ses succès n’ajoutait pas peu à la nuée chagrine de la maison.

Cependant ses extras n’avaient point empêché que cet homme de devoir ne rendît ponctuellement à l’épouse son dû. Ce ne fut point sa faute si la parcimonieuse ne lui accorda qu’une fille. Brissot la chérissait. L’enfant, plaisante, riante, saine, aux joues pleines, aux yeux heureux, — mourut. Subitement. Des suites d’une opération sans danger, ou, plutôt, de l’anesthésie dont elle ne se réveilla point. Elle avait treize ans. Le ménage Brissot fut terrassé. La femme eut des raisons, cette fois, d’accuser le monde. Elle porta ses lamentations au pied des autels et dans les confessionnaux. Elle se mit dans la dévotion. Cela gêna bien la politique de Brissot : le cléricalisme n’était pas encore revenu à la mode ! — Le pauvre homme n’avait pas, pour le consoler, de Dieu ou d’hommes de Dieu. Il était durement frappé ; et seul, en face du portrait de la petite sur sa table de travail, il versa des larmes amères. La guerre fit diversion. Une activité forcenée lui fut un refuge contre sa pensée. Il fuyait sa maison, sa femme, et sa morte. Il les fuyait, hélas ! jusque dans des plaisirs où il achevait d’user le trop de force que les labeurs de la politique ne suffisaient pas à dépenser. Ses flagorneurs trouvaient là un autre trait de ressemblance avec Danton et sa ribote. Mais Brissot n’était point apaisé par la sienne. Il était homme de famille, comme presque tous les Français ; il avait besoin des affections domestiques : rien ne les remplace pour eux ; l’ambition, la gloire, le plaisir, dont ils semblent si avides, au fond, ne sont qu’un « Ersatz ». Brissot ne se consolait point de n’avoir pas de fils.

Il savait que le fils d’Annette était le sien. Il évitait d’y penser avant la mort de sa fille. Le souvenir d’Annette ne lui était pas agréable. Il l’écartait. Une sourde rancune le maintenait en lui, cicatrice d’une blessure d’amour-propre, et peut-être d’amour, mal guérie. Il avait perdu de vue cette femme ; mais il n’avait pu s’empêcher, deux ou trois fois, de se faire informer indirectement de ce qu’elle était devenue. Sans lui souhaiter de mal, il n’était pas fâché de savoir qu’elle avait manqué sa vie. Ce n’était pas à dire qu’il ne l’eût très volontiers aidée, si elle avait fait appel à lui ; mais cette revanche secrète, il savait trop qu’elle ne la lui accorderait jamais.

Deux ou trois fois, en quinze ans, il l’avait rencontrée, dans la rue, avec son fils. Elle ne fit rien pour l’éviter. C’était lui qui avait feint de passer sans la voir. Il en gardait une impression pénible, qu’il aimait mieux ne pas analyser… Que lui faisait cette histoire lointaine, cette femme qu’il avait eue et qui lui était devenue étrangère, cette passante obscure, — que lui faisait à lui, qui avait tout ?… Ô Dieu ! on a tout, on croit tout posséder, et l’on ne peut empêcher que, du fond du passé, un regret ressurgisse, le remords empoisonnant d’un rien qu’on a perdu ! Et ce rien devient tout. Et le tout devient rien. Et c’est comme une fissure, une fente imperceptible aux flancs du vase de vie ; et tout s’écoule et fuit…

Heureusement, ces rappels du passé étaient rares, et Brissot, assez habitué à l’insincérité, pour pouvoir se persuader qu’il ne les entendait pas. Quand on laisse derrière soi une heure sans gloire, le mieux est de se dire qu’elle n’a jamais existé. Brissot l’eût finalement annulée dans le panorama de sa vie occupée, si elle n’avait contenu que l’ombre silencieuse de cette femme et la sienne avec elle enlacée. Mai ? il y avait cet autre, qui ne se laissait pas effacer : — le fils.

Depuis que sa petite était morte, ce vivant le poursuivait. Il le rencontrait sans cesse, sur le chemin de sa pensée. Il ne connaissait point ses traits. Aux deux ou trois rencontres qu’il fit d’Annette, il ne put le fixer, et il n’était point sûr que l’image saisie en courant fût exacte. Une seule fois, il avait cru reconnaître, assis à quelques rangs de lui, dans l’autobus, le jeune garçon qu’il avait vu au bras d’Annette : ses yeux qui l’effleurèrent, étaient occupés d’une jolie voisine ; et Brissot l’observait, d’un regard attendri : son fils devait être ainsi… Mais en pouvait-il être sûr ?

Que ce fils lui manquait ! Pour lui, pour sa maison, pour son besoin d’affection, pour la joie naturelle de transmettre à celui de son sang, son nom, sa gloire acquise, ses biens et sa mission ! Pour donner le mot de passe au lugubre : « À quoi bon ? » — le Caron qui refuse de porter sur l’autre rive l’homme sans fils, la race sans avenir, celui qui va mourir et ne renaîtra jamais…

Mais ce sont des souffrances qu’on ne montre pas aux autres ; et nul n’en aurait rien su, si le hasard n’avait fait qu’une nuit de 1915, où il était en partie galante avec d’aimables personnes, honestes dames et curieuses, dont aucune n’était professionnelle du jeu, il rencontrât Sylvie ; (c’était au temps, assez bref, mais rempli, où elle faisait la fête). Elle était avec un personnage que Brissot connaissait. Les deux hommes, au souper, échangèrent leurs compagnes. Brissot n’eût point reconnu Sylvie ; mais Sylvie se chargea de lui rafraîchir le souvenir. Il manifesta une émotion inattendue de la rencontre, bien qu’aux jours d’autrefois, il n’eût pas tenu grand compte de la belle-sœur couturière, dont il ne se vantait pas. Sylvie n’en ignorait rien ; mais l’aventure l’amusa. Son partenaire se trouvait dans un état, où l’on n’est plus très maître de ce qu’on doit dire ou taire. Elle le fit parler. Brissot s’attendrit. Il la questionna avec avidité sur Annette, et sur Marc. Sans cacher pour celle-là une rancune, trop vive pour ne pas déceler, aux yeux de la commère qui acquiesçait, un dépit, un regret, il manifesta pour l’enfant un intérêt affamé. Il s’enquit de sa santé, de son travail, de ses succès, et de ses moyens de vie. Sylvie vanta son neveu, dont elle était fière. La fibre paternelle en fut encore exaltée. Brissot confia à Sylvie la joie qu’il aurait à voir son fils, à l’avoir près de lui, avec lui ; et il dit son désir d’en assurer l’avenir. Sylvie le redit, le lendemain, à sa sœur. Annette blêmit. Elle enjoignit à Sylvie de n’en point parler à Marc. Sylvie n’avait pas la moindre envie d’en parler ; elle était aussi jalouse de Marc que sa sœur, elle ne voulait point s’en dessaisir. Mais elle ne s’en faisait pas accroire sur ses vrais sentiments. Elle dit :

— Tu penses, si je vais aller le lui raconter ! Il n’aurait qu’à nous « plaquer »… !

Annette s’emporta. Elle ne voulait pas admettre qu’elle « fraudât » le petit. (Sylvie dit crûment le mot, en riant… — « Eh bien, quoi ? Chacun pour soi !… » ) Si elle le voulait à elle, c’était pour le sauver, lui. Elle le voulait défendre de ce qui pouvait détruire l’idéal qu’elle sculptait en lui… Mais elle savait bien qu’elle se défendait aussi ! L’avoir, par tant de fatigues et de peines, plus précieuses que les joies, couvé quinze ans, avoir fait de lui un homme, et le voir enlevé par cet autre, qui, sans avoir eu le souci, n’aurait que le profit, — cet homme qui, jamais, ne s’était inquiété de ses devoirs, et qui viendrait maintenant, alléguer ses droits, les droits du sang… L’ennemi !…

— Jamais !

— Je suis injuste ?… Soit ! Injuste, injuste… Oui ! Je le suis… C’est pour mon fils, c’est pour son bien !…


Son bien, le jeune Marc se chargeait d’en décider lui-même, lui seul ! Et il ne pardonnait pas aux autres d’en préjuger pour lui.

Il gardait encore au cœur une rancune contre sa mère, quand il la quitta froidement pour cette étrange aventure : la « quête » de son père. Il était plus troublé qu’il n’en avait l’air. Qu’allait-il trouver ? Il n’était pas rassuré sur l’issue de la journée. À mesure qu’il avançait, il était pris de l’envie de rebrousser chemin. L’audace de la démarche maintenant lui apparaissait. Mais il se dit :

— J’irai. Audacieux, s’il le faut, jusqu’à l’effronterie ! … Et tant pis pour la honte !… Je veux voir. Je verrai.

Il n’était plus très loin de l’adresse indiquée, quand son regard fut accroché par un nom sur une affiche… Son nom, le nom de celui qu’il cherchait ! L’annonce d’un meeting : cette après-midi, Roger Brissot parlait.

Il alla au lieu dit. Un hall de manège. Plusieurs heures à attendre. Plutôt que de rentrer chez lui, il s’assit sur un banc de la rue ; le dos tourné aux passants, il fit et refit son plan. Comment aborderait-il celui dont tout à l’heure il entendrait la voix ? À quel moment ? Que lui dirait-il ? Il ne ferait point de préambule. Il lui dirait, tout droit :

— Je suis votre fils.

En répétant ces mots, sa langue fut paralysée d’effroi… Et — le croirait-on ? — au milieu de son émoi, il pensa à M. de Pourceaugnac, ce petit Gaulois ! Il éclata de rire… Une ruse de l’instinct oppressé, qui cherche une diversion… Le burlesque de la scène effrontément s’accrocha à son émotion. Il alla, sifflotant, prendre un café noir. Mais du coin de la terrasse où il était assis, il ne perdait pas de vue la porte du manège. Et dès qu’elle s’ouvrit, il fut des premiers à entrer. Il se glissa au premier rang, près de l’estrade. Les places étaient réservées. Il se laissa refouler une fois, deux fois, trois fois, autant de fois qu’il faudrait ; tenacement, il revenait : il s’incrusta. Il était debout, pour mieux voir, adossé à un pilier de fonte, juste au pied de la tribune, lorsque Brissot entra. Il était si troublé, en dépit de ses prétentions à l’insensibilité, qu’il ne le vit qu’après que Brissot était installé. Il eut ce choc qui se produit quand un événement longtemps attendu s’est accompli : il est tout autre qu’on l’imaginait, il n’est pas ressemblant ; mais sa réalité lui confère un tel relief que tout l’imaginé s’effondre, crevé comme un cerceau de papier. Plus de : « S’il était ainsi… ou, ainsi ?… » — Il est, il est devant toi, de chair comme toi ; et il ne t’est plus possible de le changer, de toute éternité…

— Lui !… cet homme !… mon père !…

Quel coup !… D’abord, quelque chose qui dit :

« Non ! » Une rébellion. Il faut le temps de s’habituer… Et puis, brusquement, le parti est pris. Il n’y a plus à discuter. Le fait est là. J’accepte « Ecce Homo !… »

— Et cet homme, c’est moi… Moi ?…

L’avide curiosité se jette sur ce visage, en détaille les traits, tâché de se retrouver en lui…

Cet homme grand et gros, large face rasée, beau front, nez droit, nez fort, aux narines complaisantes, qui humeraient aussi bien que la rose le crottin, joues et menton charnus, portant beau, la tête rejetée en arrière, et bombant sa grasse poitrine, — un mélange d’acteur, d’officier, de prêtre, et de gentilhomme-fermier…

Il serre des mains, à droite, à gauche, il salue, de la main, des figures dans la salle qu’ont reconnues ses yeux explorant son public, tandis qu’il semble écouter ceux qui sont près de lui, il s’épanouit, il rit, il répond joyeusement, au hasard, à toute volée, avec des manières bonhomme, onctueuses et cavalières, tour à tour, tout ensemble… Le tumulte de la salle, ce vacarme de vieille marmaille qui parlent tous à la fois, empêche d’entendre les mots… Seulement, ce bourdon de cloche… Il est dans son élément…

— Moi ! Moi !… Cela !… Cette masse de chair ! Ce rire, ces poignées de main !…

Le maigre petit Marc, hâve et fier, comme un tambour d’Arcole, contemple ce gros homme, fleuri, exubérant, avec des yeux sévères. Il est beau, cependant ! Il exerce un attrait. Marc n’y échappe pas. Mais il se méfie. Il le flaire. Il ne reconnaît pas l’odeur. Il l’attend, au parler.

Brissot commence à parler… Et Marc lui est livré.

Brissot, avec un grand art, se gardait bien de donner, pour le début, tout son plein. Il posait l’instrument, calme, simple, sotto voce. Il savait que, pour les vrais virtuoses, un des moyens de tendre sur la salle frémissante le silence, est de jouer piano. D’autres se présentent en maîtres, avec des accords éclatants, dès les premiers pas ; mais ils ne progressent plus, et l’attention se détache : la maîtrise continue lasse. Lui, il venait à vous, tout franc, tout rond, un homme comme vous, un compagnon : vous lui donnez la main ; et lorsqu’il vous a pris, alors… Alors, vous verrez bien !…

Marc ne voyait rien. Il buvait. D’abord, il n’entendit pas les mots. Il entendait la voix. Elle était chaude et cordiale, fleurant la terre de France, évoquant le parfum de campagnes familières. Marc y reconnut l’r roulé bourguignon, que sa mère s’acharnait à lui arracher de la langue. C’était un lien secret qui se révélait entre eux, La marque de la tribu, le plus intime de la chair et le plus indélébile : la langue. Ces intonations rustiques, mâles et caressantes, le prenaient, comme sur ses genoux un père prend son enfant. Il était pénétré de gratitude affectueuse. Il était bien. Il était heureux. Il souriait de plaisir à celui qui parlait…

Et Brissot commença de remarquer le jeune garçon, qui le mangeait des yeux.

Il avait l’habitude, en parlant, de chercher dans la salle un ou deux auditeurs qui lui fussent un bon réflecteur de son éloquence. Il s’écoutait en eux. Il évaluait l’effet, la résonance. Et rapide à saisir au vol ces indices, il s’orientait, par eux, dans son discours, qu’il improvisait à mesure, d’après un scénario, — à part quelques grands morceaux, qui sont comme la cadence et les raplapla d’orchestre, dans les Concertos… Le petit tambour d’Arcole, qui lui faisait face — ses yeux ardents et riants dans le visage fiévreux — étaient un réflecteur superbe.

De se voir dans ce miroir, Brissot s’exalta…

Et le réflecteur, soudain, se ternit…

Marc entendait les mots.

Brissot avait rompu le charme. L’envolée de son éloquence venait de révéler au regard aigu de l’adolescent que les ailes étaient postiches. L’émerveillement du public, qui le suivait bouche bée, eut pour effet immédiat sur Marc, qu’il se mit en garde et réagit contre sa propre émotion. Il était de ceux qui, d’instinct, sont toujours en état de défense contre la contagion des foules. De s’être laissé, comme eux, prendre aux entrailles, par cette belle voix, il eut un dépit, il se raidit ; et, à partir de ce moment, il ne laissa plus rien passer de la bouche de l’autre et de son cœur à lui, qu’il ne le soumît à un contrôle agressif.

Devant le public conquis, Brissot embouchait le clairon des Immortels Principes, Il chantait la mission héroïque de la terre de France. Elle était l’enclume éternelle où se forgeaient les mondes, la table du sacrifice, l’hostie des nations. Les Champs Catalauniques, Poitiers, la Marne et Verdun, Pétain, Bayard, Mangin, Charles Martel, Joffre et la Pucelle… Inlassable, elle s’offre pour le salut des hommes. Et vingt fois immolée, elle ressuscite vingt fois. Seule de l’univers, en se défendant elle-même, elle défend l’univers…

Brissot parla du cercle d’or et de fer des Alliés. Leur amour entourait la France, comme les preux Charlemagne. Brissot avait été chez eux. Il pouvait de visu célébrer le désintéressement sublime de la République-sœur, à la bannière étoilée, qui, sans rien demander, accourait pour payer la dette à Lafayette et pour venger le Droit… La magnanime Angleterre… L’incorruptible Italie… Depuis l’âge des Croisades, jamais un tel spectacle !… Mais au lieu que les Croisades se disputaient la dalle tombale d’un Christ, la plus grande Croisade, celle d’aujourd’hui, était le nouveau Christ, qui brise le tombeau de l’humanité asservie… Etc.. Etc..

« L’immense indignité, dont le monstrueux Empire Boche était le seul fauteur et l’unique responsable, allait être, avec lui, écrasée. Tout le crime politique et social venait de lui, de lui seul, cette sentine : despotes abjects et masse dégradée, junker, faux socialistes, négriers, Picrocholes, Krupp, Hegel, Bismarck, Treitschke et Guillaume II. Bestiale férocité, délire de Sardanapale, Nietzsche qui se croit Dieu et aboie à quatre pattes… Les peuples gémissants et la fumée des ruines. L’innocente Belgique et la sainte Pologne. Reims, Louvain, les noirs vautours planant sur les villes ouvertes, pour massacrer sans risques les femmes et les enfants. Mais les blancs oiseaux de France fondent sur les bêtes de proie, et, dispersant leurs bandes, vont, par-dessus le Rhin, semer le châtiment sur la race coupable… La libération vient. Les peuples affranchis d’Europe, d’Asie, d’Afrique, vont, sous l’égide affectueuse de la libre France et de la libre Angleterre, boire à la fontaine de Liberté. Le dernier empire continental s’effondre. La République ouvre ses ailes. L’ange de Rude. Le génie de l’Arc de l’Étoile… Marchez, enfants de la patrie !…

« Je reviens du front. Merveille ! Ces enfants rient. Les mourants rient. Ils disent : « Courte et bonne ! Je n’ai pas perdu ma journée… » — On leur propose de les évacuer sur l’arrière. Ils répliquent : — « Jamais ! Accrochez-moi aux barbelés ! Je les empêcherai de passer… »

Marc rougissait de honte, et son regard se glaçait. .. Comme il les « touche », ces bœufs !… Ces mots creux, ces moyens vulgaires, ces lâches mensonges !… Il fixe avec un froid mépris l’orateur, qui ruisselle de sueur et d’éloquence. — Et Brissot, sans comprendre, pressent qu’un drame se livre dans l’esprit de cet auditeur. Il essaie de tous ses pièges pour reprendre le gibier. Il est déconcerté par ce regard qui le juge, il n’ose plus le regarder. Mais tandis qu’il continue de clamer :

— La France… La France unanime…
et déroule, sans trouble, en virtuose bien dressé, ses arpèges, il garde, préoccupé, dans un coin de son cerveau, l’image du jeune garçon : il la connaît déjà ; il cherche où il l’a vu ; mais dans l’emportement de sa période équilibrée, il ne peut s’arrêter pour suivre les traces du souvenir.

Il termine sur un puissant accord, que répercutent cent fois les clameurs de la salle. On est debout, on crie, on acclame, on se rue vers l’estrade, pour serrer les mains du grand citoyen. On est rouge d’émotion, on s’interpelle, on rit, et il y a des larmes dans les yeux. Brissot, heureux, détendu, jette un regard de côté vers le récalcitrant :

— Se déclare-t-il vaincu ?…

La place est vide. Marc a disparu.

Il n’a pu supporter jusqu’au bout la puanteur de l’éloquence. Il est parti brusquement. Mais il se trouve encore à la porte de la salle, quand se déchaîne le tonnerre des applaudissements. Il se retourne, la lèvre retroussée de dédain. Il contemple, un instant, cette salle en délire et le triomphateur. Il sort, et dans la rue il orache de dégoût. Il parle tout haut. Il fait le serment :

— Je jure, foule ignoble, de ne mériter jamais tes applaudissements !

À cette minute, Brissot qui, dans la salle, cause très haut et rit avec ses admirateurs, replace, à sa case exacte, l’image qui l’obsédait. Il vient de reconnaître l’adolescent de l’autobus.


Marc à grands pas marchait. Il fuyait. Il fuyait le lieu de la désillusion. Mais la désillusion était accrochée après lui… Dieu ! que le monde était changé, depuis qu’il avait fait ce même chemin, en venant, ce matin ! Bien qu’en venant, ce matin, il se défendît d’espérer, quel espoir le soulevait ! Quelle joie, quelle attente émue de l’homme qu’il allait trouver ! Cet homme, il lui apportait un tel besoin d’aimer et d’admirer ! Quand il avait entendu sa voix, il eût été tout près de courir à lui et de l’embrasser… De l’embrasser !… Dégoût !… Il essuya ses lèvres, comme si elles l’avaient touché ! …

— Le rhéteur répugnant, le pharisien, l’hypocrite ! … Menteur, menteur, menteur ! qui dupe la France et soi… La France, c’est son affaire, si elle aime le mensonge, si elle veut être dupée !… Mais soi !… Point de pardon ! C’est la dégradation… Dégoût, dégoût de lui, dégoût de moi !… Car moi, je suis fait de lui, je suis le fils de ce mensonge, ce mensonge est en moi !…

Il marchait comme un furieux. Il arriva près de la Seine. Il se pencha sur la berge. Il aurait voulu se laver jusqu’au sang, laver jusqu’à la chair, afin d’en arracher la fétide souillure. Il était sans raison, sans pitié, comme on l’est dans la passion, quand on a dix-sept ans. Pas un instant, il ne pensait que cet homme pût être bon, pût être faible, comme la moyenne des hommes, que s’il eût connu son fils, il l’eût chéri : car, comme la moyenne des hommes, il cachait sous l’amas de ses faiblesses, de ses mensonges et de ses malpropretés, un recoin sacré de sentiments purs, d’intacte vérité. Il ne pensait pas non plus que cette génération de vieux scolards, ces rhéteurs, ces hâbleurs à l’antique, (le faux antique, la camelote gallo-romaine !) a été, dès l’enfance, habituée à la verbolâtrie et qu’elle en est la victime, aussi bien que le comédien… « CommedianteTragediante… » Elle n’est plus capable, même si elle le voulait, de retrouver le contact du réel sous la montagne des mots qui l’étouffé…

Mais cela, c’est ce que Marc pardonnerait le moins ! Un jeune homme bien racé, qui part en chasse de la vie, aime mieux le crime que l’impuissance abjecte et son caquet ! Car si le crime tue, l’antre est mort-née…

« Bien racé… » La race de Marc est celle du menteur…

— Jamais !…

Il le sait, il le sent, il reconnaît maintenant en soi ses impostures, il se surprend à répéter des gestes, des intonations, qu’il a saisis chez l’autre, il se souvient d’en avoir joué pour son compte, avant de se douter de l’existence du modèle qu’il reproduisait… Il a beau rejeter l’héritage de cet homme. Il le porte…

— Jamais ! Jamais !… Rien entre nous ! Rien de lui ! Si, malgré moi, j’en suis la doublure, s’il se répète en moi, si je le recommence, — je me tue !

Il erra plusieurs heures, harassé, sans manger. La nuit était venue. Il ne songeait pas à rentrer. Comment se montrer ?… Avouer sa déception ?… Passa près de lui un grand blessé, mutilé de la face, l’œil évidé, une joue ravinée, comme si du plomb fondu l’avait rongée. Une femme du peuple, aux cheveux gris, le tenait par le bras, le couvait de son regard aimant et douloureux ; il se serrait contre elle…

Et, dans la pensée nerveuse de Marc, elle reparut : — la Mère… Sa fière image et son silence, sa vie d’épreuves et de passions non profanées, son âme intacte, sans mensonge, son mépris des mots, les profondeurs de sa solitude sans compagnon, et cette intransigeante volonté, contre laquelle il s’était cabré, qu’il avait maudite, qu’il bénissait aujourd’hui, son inflexible loi de vérité… Elle grandissait, en face de l’homme qu’il venait de reconnaître et de renier, l’homme de la foule… Et maintenant, il comprenait, il chérissait sa passion jalouse à le disputer au père, son injustice…

— Injuste ! Injuste !… « Je baise tes mains… » Bénie sois-tu !…

Et le souvenir de sa dureté pour elle, hier soir, ce matin, lui rejaillit à la face… Il repartit à toutes jambes. Vers elle. Il l’avait fait souffrir. Il allait réparer. Grâce à Dieu, il avait le temps…


Il arrivait au bas de l’escalier. La concierge l’arrêta :

— Il s’en est fallu de peu !… Votre maman est blessée…

Il n’écouta rien de plus. Il montait, quatre à quatre, l’escalier. Ce fut Sylvie qui ouvrit. Le visage sévère… Il dit, essoufflé :

— Maman ?…

Elle dit :

— Tu te décides à rentrer ?… Tout le jour, on t’a attendu.

Il la repoussa, sans égards, et passa.

Il ouvrit la porte de sa mère. Elle était couchée, la tête enveloppée. Il balbutia un cri. Elle, qui vit son émoi, se hâta de lui dire :

— Ce n’est rien, mon petit… Je suis sotte. Je suis tombée…

Mais, angoissé, Marc la touchait, de ses mains tremblantes. Sylvie l’écarta :

— Allons ! laisse-la tranquille ! ne l’agite pas encore !

Et, d’un ton rancunier, elle lui raconta ce qui s’était passé. Annette, le regard attaché au visage de son fils, rectifiait le récit, atténuait l’accident, tâchait de plaisanter, s’accusait…


(Ce qu’elle ne lui dit pas :)

Après le départ de son fils, elle avait la tête perdue. Elle se répétait :

— Il m’abandonnera.

Elle n’avait plus d’espoir. Pour attendre jusqu’au soir, elle se contraignit au travail. Elle dit :

— Qu’il m’abandonne ou non, je ne m’abandonnerai pas.

Malgré son extrême fatigue, elle s’imposa une tâche de gros nettoyage. Elle frotta le plancher, elle astiqua les cuivres, et lava les carreaux. Montée sur une petite échelle pliante, elle venait d’essuyer les vitres de la fenêtre ouverte qui donnait sur la rue ; elle fixait les rideaux… Fut-ce l’échelle qui glissa ?… Eut-elle une syncope de quelques secondes ?… Excès de lassitude et de préoccupation, ou, peut-être, une de ces étranges disparitions du soi, qui survenaient parfois, sans qu’elle s’en aperçût, tant elles étaient rapides ?… — Elle se retrouva en bas, sur le plancher. Elle aurait dû être précipitée dans la rue ; mais l’échelle, en glissant, tourna sur le côté et referma la fenêtre, dont la vitre se brisa. Annette avait le front et le poignet qui saignaient ; et quand elle voulut se relever, une douleur à la cheville l’avertit que le pied droit était luxé. Au bruit des carreaux qui grêlaient dans la rue, la concierge monta. Sylvie fut appelée.

Si rude que fût le coup dont elle restait meurtrie, Annette le sentait moins que la contrariété. Ce jour était le dernier où il lui fût permis d’avoir un accident. Elle ne voulait pas, en ce jour, avoir besoin de secours, ni surtout avoir l’air de faire appel à la pitié de Marc : elle l’eût trouvé odieux et dégradant, pour lui comme pour elle. Elle banda son énergie pour se tenir debout ; mais la douleur la poignit, le cœur lui défaillit : il fallut qu’elle se laissât mettre au lit. Elle était humiliée. Elle répétait :

— Que va-t-il dire de moi, lorsqu’il rentrera ?

Et, comme la souffrance rend moins maître de soi, Annette se laissa arracher par sa sœur le secret de son tourment. Sylvie sut que Marc était parti pour retrouver son père. Elle ne voulait plus se souvenir que c’était elle qui avait été l’intermédiaire. Elle trouvait Annette stupide d’avoir tout révélé à son fils. Mais il eût été déplacé de la rudoyer, à cette heure ; son irritation se tourna contre Marc. Pas plus qu’Annette, elle ne doutait maintenant que le petit ne les abandonnât. Elle le savait égoïste, vaniteux, prompt à sacrifier les autres à son plaisir. Elle ne l’en aimait pas moins. Elle ne l’en aimait que plus. Elle se reconnaissait en lui. C’est pourquoi elle ne lui pardonnait pas. Elle ne lui pardonnerait jamais, s’il les abandonnait. Si ?… C’était chose faite ! Pour qu’il tardât ainsi, n’était-il pas évident qu’il restait chez Brissot, qu’il dînait avec lui ? Elle n’admettait aucune excuse, aucune possibilité contraire. Elle était plus injuste, à elle seule, qu’Annette et Marc ensemble.

Son animosité se laissait voir, à chacun de ses regards, à chaque mot qu’elle disait, maintenant qu’il était là. Marc, peu patient, se hérissait, hostile, contre cette hostilité. — Mais Annette, très humble, ne songeait qu’à se faire pardonner. On eût dit qu’elle était en faute, d’être alitée. Le ton de Sylvie la blessait, plus que Marc. Elle lui imposa silence :

— Allons, dit-elle, assez !… Assez parlé de moi ! Ce n’est pas important…

Qu’est-ce qui était important ? — Marc le savait. Annette aussi. Sylvie, également. Mais elle s’entêtait à rester ; et Marc ne voulait point parler, tant qu’elle serait là. Annette la suppliait, du regard. Sylvie feignait de ne point comprendre… Et, brusquement, elle jeta la serviette qu’elle tenait, se leva sans un mot, et sortit.

La mère et le fils étaient seuls. Ils attendaient. Comment, par où commencer ? Marc regarda Annette. Elle évitait son regard, elle avait peur, et elle ne voulait pas que ses yeux la trahissent, elle ne voulait pas peser sur la décision de son fils.

Marc allait et venait dans la chambre. Il avalait son souffle, avant de commencer le récit de sa journée. Il jeta encore un regard sur sa mère, immobile, qui fixait la fenêtre en face de son lit. Il s’arrêta… Il alla droit à elle, il tomba à genoux, et la bouche sur les draps, baisant les genoux cachés, ses deux bras étendus sur le corps de la femme, il dit :

— Tu es mon père et ma mère.

Annette se tourna vers le mur, et pleura.

  1. Voir L’Âme Enchantée : L’Été.