L’Écornifleur/25

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 114-128).

XXV

SCÈNE

Sur la butte, encore. La nuit est tombée. Devant nous, toute la mer. Derrière nous, le carré des pommes de terre qui remuent et l’agitation d’ailes, le bruit de gorge des pigeons qui s’endorment. Des souvenirs de théâtre me reviennent. Il me paraît qu’une scène se prépare, et, comme si nous repassions nos rôles, nous nous taisons, et nous écoutons en nous la montée lente des choses à dire. Plus tard, Madame Vernet m’affirmera qu’elle a lutté, qu’elle s’est désespérément défendue contre moi, son honorabilité raidie ainsi qu’un bras tendu. Et moi aussi je lutte. J’ai traditionnellement écrit, déchiré, recommencé et enfin brûlé une lettre que je regrette comme si j’avais mis mon cœur en cendres.

Par quel mot effaroucher le silence ?

Il vaudrait mieux ne point parler, et, par un rapprochement gradué de nos corps, faciliter la pénétration de nos pensées. Demain, nous ne serons plus seuls !

Parfois, grossièrement tenté, j’ai envie de poser ma main sur le front de cette femme, de la serrer aux tempes avec violence et de lui dire :

« Allons ! pas tant de raisons, lève ta robe ! »

Mais la douceur de l’air, la phosphorescence des vagues, le recueillement de la nuit m’apeurent. Je ne me sens pas en train pour faire le malin, et je retiens ma gaudriole, comme un homme qui perd tout à coup sa gaîté en longeant le mur d’un cimetière.

Ce serait plus commode s’il s’agissait de la demander en mariage. Je me composerais une fois de plus un ami de circonstance auquel je donnerais toutes les qualités et un ou deux défauts. Elle me comprendrait. Nous parlerions posément, en gens qui font une affaire pour un homme de paille. Nous discuterions sans trouble. Elle dirait :

— « Habite-t-il la province ? Vous savez que s’il habite la province, je n’en veux pas. Restons-en là. »

Ou bien :

— « Fume-t-il au moins ? Un homme qui ne fume pas n’est pas un homme. »

Ou bien encore :

— « Est-il brun ou blond ? Je préfère qu’il soit blond. C’est peut-être moins beau qu’un brun pour commencer, mais c’est meilleur teint, et ça dure jusqu’à la fin. »

Malicieusement elle dénigrerait en lui ce qu’elle apprécie en moi. Selon que mon ami me serait un rival ou un repoussoir par contraste, j’avancerais ses affaires ou les déferais. Nous nous amuserions, sérieux. Enfin, avec la gravité d’un haut fonctionnaire qui dit à l’huissier : « Faites entrer ! » Madame Vernet dénouerait la comédie marivaudante :

— « Présentez cet ami ! »

Quel échec pour lui ! quelle victoire pour moi, quand je trouverais opportun d’apparaître, matois faune qui soulève des branches !

Mais il ne s’agit que de l’emprunter.

Le menton au creux de sa main, elle m’attend. Bien que je l’aime de tout mon cœur, je trouve son attitude disgracieuse. Elle s’est ramassée en grenouille de jeu de tonneau, et son buste, ses reins, informe masse d’ombre, occupent trop de place. Sa tête se détache de profil, pâlotte de froid, silhouette à la craie sur un fond de charbon. Mon regard glisse sur le front, tombe dans le noir de l’œil, se relève à la pointe du nez, ou passe entre les lèvres ouvertes comme en un cran de mire. Me dandinant, je lui mesure des reflets de lune, comme on dispose les rideaux d’une chambre de malade.

Le silence nous importune plus qu’un bavard.

HENRI

Est-ce que vous dormez, chère Madame ? Est-ce l’odeur du thym marin qui vous entête, ou, sphynx de faïence pour cheminée, rêvassez-vous ?

MADAME VERNET

Quand serez-vous poli ? Il est temps que mon mari revienne me défendre.

HENRI

Contre moi ou contre vous ?

MADAME VERNET

Contre l’ennui.

HENRI

Vous avez trop d’esprit. Je ferai ma malle cette nuit, et je partirai demain.

MADAME VERNET

Bon ! Qu’avez-vous besoin de faire le fantasque avec une vieille femme comme moi ?

HENRI

Je partirai demain.

MADAME VERNET

Dites ce qui vous prend.

HENRI

Tenez, Madame, vous n’êtes plus jeune, mais convenez que vous n’êtes pas encore vieille, vieille. Vous vous dites : « Ce garçon n’est pas beau : aucun danger. Il m’amuse, m’intéresse et m’émeut quand il dit des vers. C’est une anthologie : on n’a qu’à l’ouvrir. Nous allons faire ensemble de l’amour spirituel. Il sera mon troubadour. Quand je le ferai chanter, il me semblera qu’on me caresse l’oreille avec le dos d’un chat. S’il veut me toucher, je crierai : « À bas les pattes ! poète ! » Dieu merci, mes sens ne me tourmentent plus. Je trouve même qu’on accorde trop d’importance à la chose, oui, à la petite convulsion physique. Ce qu’il faut remplir, c’est mon cœur. Heureuse femme, je m’installerai à l’aise pour un long spectacle, et, les narines ouvertes, j’attendrai le nuage d’encens. Je dirai : « Allume les brûle-parfums. L’heure est venue de flairer quelque arôme ! » Je me compromettrai un peu, et les bonnes amies siffleront :

— « Elle a son poète de poche, qu’elle garde pour elle, au chaud, dans ses jupes. »

« Mais quand on est très honnête, on peut s’offrir des douceurs et récompenser sa vertu. Est-ce que je trompe mon mari, oui ou non ? Toute la question est là. D’ailleurs, vous voulez rire, à mon âge ? »

Songiez-vous, Madame, que vous pouviez m’arracher le cœur comme ceci :

Je me baisse, et je saisis un pied de pomme de terre. Il résiste. Je suis obligé de m’y reprendre à deux fois. Puis il cède, et je me promène de long en large sur la butte, le souffle fort, écrasant des feuilles dans mes doigts, et lançant de temps à autre, avec un éclat de voix, une pomme de terre à la mer.

Madame Vernet, interdite, ne bouge pas. Mes paroles, comme si je les avais jetées au creux d’un puits profond, n’ont pas encore retenti en elle. Enfin, à mon passage, elle me prend la main, me fait asseoir sur le banc, et me dit, presque sévère :

— « Vous me faites beaucoup, beaucoup de peine. »

Elle reprend :

— « Voulez-vous que nous causions un peu ? car, mon pauvre ami, vous n’avez dit jusqu’ici que des sottises. Elles ne comptent pas. Croyez que déjà je les ai oubliées, et répondez-moi comme à une mère. »

Mais je me relève, et, plein de colère, je crie :

— « Bon sang de bon sang ! vous n’êtes pas ma mère, vous êtes une femme que je veux ! là ! Êtes-vous contente, et suis-je assez brutal ?

MADAME VERNET

Les femmes ont dû vous faire bien souffrir pour que vous les méprisiez tant !

HENRI

Quelles femmes ? Ah ! c’est vrai ! vous me prenez pour un viveur. La tradition est là : le poète est un dresseur de femmes. Il ouvre les bras en demi-cercle : une femme saute dedans. Il ploie le genou : une femme s’assied dessus. Il se met sur le ventre : une femme docile se couche le long de lui. Sur nos calepins sont inscrites des listes de noms. Qui vous détromperait ? Je ne sais pas si mes confrères sont plus heureux que moi, mais ma part a été insuffisante. Quand j’avais bu deux bocks et mangé une choucroute, je disais : « Mâtin ! quelle noce ! »

Vrai, je ne mentais pas absolument, car je n’aime ni la saumure ni la bière, et en risquant un mal de cœur je méritais de moi-même et je pouvais montrer la pâleur de mon visage comme la dépouille d’un ennemi vaincu. Quant aux femmes, qui m’ont fait tant souffrir, comme vous dites, je les absous en public et solennellement.

Elles étaient innocentes de mes peines, les pauvres ! J’affirme qu’elles n’y entendaient pas malice. Si j’ai pleuré, tant pis pour moi : rien ne m’y obligeait. M’entendez-vous reprocher aux femmes de mon passé les tourments auxquels mon âme fut soumise ? N’est-ce pas moi, plutôt, qui leur dois des excuses ? Plus d’une fois, dans mes « nuits d’orgie », il m’est arrivé de me réveiller en sursaut. Quelque chose remuait sur le lit. Je saisissais et je lançais au milieu de la chambre une masse poilue qui se mettait à crier furieusement.

C’était le petit chien de « ma femme », car nous les appelons « ma femme », ces chères filles, pour jouer « à la famille » et nous donner l’air de supporter des charges.

Elle me disait :

— « Sois gentil, fais-lui une place ! »

Elle m’aimait moins que son chien. Je ne m’en sentais pas humilié. Je me collais contre le mur, et nous nous rendormions tous les trois. Ainsi ma vie de cœur est vieille d’une dizaine de nuits à prix fixe, et ma science de la femme se compose d’une courte étude sur son goût excessif pour les petits chiens. Je suis vierge ou peu s’en faut, et je dirais de moi volontiers : « C’est bon comme du neuf ! »

MADAME VERNET

Si vous êtes sincère, je regretterai éternellement de vous avoir connu.

HENRI

Pourquoi ? Votre vie était insipide. Mettez-y le charme d’une torture.

MADAME VERNET

J’aime mon mari, Monsieur.

HENRI

Plaisantez-vous ? Je parlais chien tout à l’heure. Vous aimez votre mari comme un gros chien. Cela ne me gêne pas. On n’est pas jaloux d’un gros chien.

MADAME VERNET

Vos insolences, l’étalage de vos sentiments vrais ou faux, votre manque de tact, et l’habileté avec laquelle vous abusez de ma situation, me font en effet comprendre que votre présence ici sera impossible, et je devrai renoncer à une bonne amitié que je croyais réciproque.

HENRI

Ta ! ta ! Si, le gilet vaguement ouvert, je vous disais : « Madame, lisez dans mon cœur : il ne s’y passe rien que de pur ; ce que j’aime en vous, c’est la grandeur de votre intelligence, l’élévation de vos rêves et la hauteur de vos pensées », vous me prendriez pour un architecte ; et, si j’ajoutais : « Oui, enfermez hermétiquement votre corps dans une boîte en fer, cachetez vos lèvres, mettez votre chair sous clé ; c’est de la matière, et je ne veux de vous que l’esprit », vous me traiteriez de béjaune, en murmurant : « Je ne suis pourtant pas si déjetée ! » Et vous auriez raison, car vous êtes une admirable femme, et je veux tout ou rien.

Inhabile à caresser une femme vêtue, je tire machinalement une boucle de ses cheveux. Elle fait un geste de la main, comme pour écarter une mouche.

MADAME VERNET

Oh ! vous m’avez fait peur !

HENRI

Vous voyez bien !

Pourquoi ne se lève-t-elle pas ? Attend-elle que je m’en aille le premier ? Je n’ai plus rien à dire, et je reste dans le doute pénible qui suit les examens.

MADAME VERNET

Quel malheur ! vous si bien doué !

Je devine qu’elle exagère. Elle me voit perdu si elle résiste, indifférent à la gloire et laissant mourir mon beau talent en fleur dans un verre vide. Si elle succombe, au contraire, quel ennui ! Elle imagine une vie de mensonges, des alertes, des taches de sang même. Je ne peux pourtant pas lui dire que l’amour le plus dru marche six mois à peine, un an au plus, qu’on s’habitue à l’adultère, qu’on peut avoir, avec l’envie de se venger, la peur des armes à feu, et qu’un malheur prévu n’arrive jamais.

Tous les partis l’effraient par leur apparence d’immutabilité. Si je m’en vais, il refera brumeux autour d’elle. Si je reste, elle devra accepter toutes les conséquences de mon voisinage.

MADAME VERNET

Pourquoi faut-il que vous m’ayez connue ? Que faire ?

HENRI

Que faire ? Me voilà joli. J’étais tranquille, je travaillais en paix, me disant : « Si j’ai quelque talent, le monde finira par s’en apercevoir ! » D’abord vous ne m’avez pas troublé. Je pensais : « Oui, sans flatterie, c’est une femme supérieure. Qu’elle m’accorde une affection de camarade ! Je la consulterais sur mes projets, et plus tard, quand mon nom sonnerait gentiment, comme une clochette neuve, je tournerais sans cesse la tête vers elle pour lui demander conseil, et elle me dirait : « Allez ! mais allez donc ! » avec un bon sourire.

MADAME VERNET

Mon pauvre enfant ! croyez-en une femme qui a presque le double de votre âge : votre cœur vous jouera de vilains tours !

Et, avec brusquerie, elle m’a embrassé sur la joue, en sœur.

Mon émotion me venait de mes paroles.

Étreignant les poignets de Madame Vernet :

— « Aime-moi, Blanche, lui criai-je ; je t’en supplie, aime-moi ! »

Elle se leva droite, cambrée, et, seulement de la tête, me fit signe que non. La blancheur de son cou tentait mes dents. Ses yeux troublés s’avançaient sur moi comme des yeux morts photographiés. Je lui soufflais encore, mes doigts griffant ses épaules :

— « Aime-moi ! dis, aime-moi ! »

Mais elle me parut une ennemie en garde, impénétrable. L’attraction de mon âme ne déterminait pas la sienne. Dressé sur la pointe des pieds, le corps détendu, pareil à un animal qu’on veut noyer et qui s’accroche au rivage, et, la langue lappante, pousse des soupirs, je fis un vain effort pour absorber cette femme, et je ne baisai que du vent.

Mes bras se détachèrent d’elle et retombèrent comme un linge mouillé. Elle traversa la butte, sans se hâter, et descendit l’escalier de planches, qui rendit le gémissement d’un ivrogne couché qu’on dérange. Elle s’éloigna, étonnamment grandie, souveraine de mon être en suspens. Elle disparut.