L’Écornifleur/26

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 129-131).

XXVI

JE RESTE

La sécurité de mon parasitisme est compromise. J’ai dispersé les plumes de mon nid douillet. Il va falloir déguerpir. Mais je ne regrette pas seulement Madame Vernet ; je regrette encore ce bien-être, cet état d’esprit où je me sentais chez moi, cette aisance des gestes et de la parole, ces chatouillements à ma vanité, cette admiration crédule que je savourais, la bouche en suçoir. Je regrette les causeries sentimentales où ma personnalité, comme un ventre plein, prenait des poses libres, où je me communiquais en manches de chemise. Plus que la nourriture du corps, je regrette les compliments point ironiques, les exclamations, les signes d’assentiment, les « vrai, on peut dire que vous en avez, vous, du talent ! » Je regrette les prédictions qui mettaient l’avenir à mes pieds, comme un tapis.

Je fais ma malle, je place, déplace mes trois paires de chaussettes. Un caleçon en mains que je ne me décide pas à caser, je souris à mes souvenirs. Je traîne de temps en temps ma malle sur le plancher, afin que Madame Vernet devine mon projet de départ, et, au moyen d’un cri d’angoisse, s’y oppose.

Je la ferme avec bruit, m’assieds sur le couvercle et regarde les filets qui pendent aux murs, les lignes roulées sur leurs cadres de bois, les lampions qui servent à tous les quatorze-juillet, les drapeaux chiffonnés qu’on a jetés dans un coin comme après une bataille pour rire. C’est bien de ma faute si ce qui arrive arrive. Je paie ma butorderie. Je partirai, mais des lâchetés attendent ma résolution au passage. Madame Vernet ne m’a pas formellement donné congé. Je peux lui tendre la main, « sans avoir l’air de rien ». Elle oublierait certaines injures et ne se rappellerait que les plus flatteuses. Si elle hésitait, je lui dirais :

— « Montrez que vous êtes une femme d’esprit »,

pour en obtenir une bêtise ?

En suis-je à une humiliation près ? Quand une femme vous donne un soufflet, on attrape son bras au vol, et on le tord jusqu’à ce qu’elle reconnaisse qu’elle voulait caresser.

Ainsi je faisais le compte de mes chances de disgrâce, rouvrant ma malle pour la refermer, oubliant cette fois une chemise, et cette autre, un compartiment entier. Je préparais ma réponse à cette question :

— « Qu’est-ce que vous avez remué toute la nuit ? »

— « J’ai fait ma malle ! »

Je laisserais tomber ce magique « J’ai fait ma malle » sans chercher à produire un effet, sans tristesse d’apparat.

Pouvais-je prévoir que Madame Vernet trouverait un mot d’esprit et de cœur, un mot fondant dont la saveur se répandrait presque matériellement en moi, et que je goûterais comme un communiant ? Pouvais-je espérer qu’elle me dirait, innocente et subtile :

— « Restez pour mon mari ! »