L’Écornifleur/35
XXXV
PRISE D’HABITUDE
Que se manigance-t-il derrière ce front ? Depuis deux jours vous me faites une tête ! Vous travaillez trop.
Son rire n’a rien d’infernal. Il s’intéresse sincèrement à ma santé ! Ce qui s’est passé entre Madame Vernet et moi ne l’a point changé.
Ne faites pas attention. Je suis souvent en proie à des inquiétudes. Je ne sais pas prendre la vie pour ce qu’elle vaut. Je la dramatise.
Et pourtant, jamais adultère ne fut, — comment dire ? — plus innocent que celui de Madame Vernet. Notre crime restera longtemps ébauche. Monsieur Vernet ne s’absente pas seul ; Marguerite appelle à chaque instant sa tante, et dans cette maison de verre il faut ouater ses soupirs. Les pêcheurs Cruz nous donnent l’exemple : ils se meuvent comme des crabes dans une caisse d’eau. De notre côté, nous avons saisi la manière savamment silencieuse de défaire nos souliers, de les poser par terre, de remuer nos cuvettes, de tousser en serrant les lèvres, et de nous étendre sur nos lits sans les faire gémir.
Quand Madame Vernet peut monter dans ma chambre, nous nous parlons enroués.
Comme elle m’avait donné une mèche de ses cheveux, je lui ai dit que cela m’avait fait bien plaisir, mais je n’en ai pas redemandé.
Où l’avez-vous mise ?
Je ne sais pas. Je veux serrer ma « maîtresse » contre moi, mais elle se dégage et met un doigt sur sa bouche :
— « Si on nous entendait ! »
En effet, je perds toute prudence. Madame Vernet me rationne. Elle fixe, chaque matin, à son lever, ce qu’elle m’accordera dans la journée. Elle ne veut pas encore que je la tutoie.
— « C’est trop tôt. Plus tard. Nous verrons. »
D’un naturel temporiseur, elle marche sur de la glace craquante.
Mais vous, au moins, tutoyez-moi. Cela me serait si doux !
Elle prend une demi-mesure. Le « tu » et le « vous » disparaissent autant que possible de ses phrases. Je ne sais plus à qui elle s’adresse.
Quand je cherche ses lèvres, elle me donne sa joue et prétend que c’est la même chose, que c’est aussi bon, et s’en va, me laissant interdit, mes bras déployés. Ma bouche, vainement tendue, rentre en elle-même.
Ce sera gentil de nous aimer ainsi.
Un peu long !
Elle est rajeunie, me parle trop de mon avenir, et me promets de n’être jamais « un obstacle dans mon existence ».
Je ne vous aime pas au sens ordinaire du mot aimer.
Je n’entends rien à ces subtilités, et je me préoccupe seulement, durant ses courtes apparitions, de baiser au vol un bout d’oreille, une paupière. Je saute pour agripper des cerises trop hautes.
Je vois que vous ne me comprenez pas. Il est vrai que je vous aime, et je vous l’ai montré en étourdie. Est-ce une raison pour me traiter ainsi qu’une femme de rien ?
Vous voudriez jouer à la maman et me prendre sur vos genoux ? Impossible !
Il me faudra donc céder. Je ne suis pas une coquette. Je me garderai de vous faire souffrir. Vous verrez que nous nous en repentirons.
Puisque vous vous résignez, je vous accorde du répit.
Merci, et pour te donner une marque de mon affection, tu vois, je te tutoie. Mais je ne le ferai que de temps en temps.
Pourquoi pas toujours ?
Ces hommes, avec tout leur esprit, ne devinent rien. Oui, ça me gêne de te dire « tu » continuellement.
Même quand personne ne nous écoute ?
Oui. Il faut que je sois préparée, entraînée, que les circonstances s’y prêtent, que mon attitude m’y force. Enfin il faut que ça vienne tout seul, dans la conversation. Autrement, c’est drôle. Tu ne trouves pas ?
Non. Moi, je suis toujours entraîné. Je n’ai pas besoin de suivre un régime comme un boxeur anglais, un cheval de course.
Monsieur Vernet l’appelle.
— « Travaille ! » me dit-elle en se sauvant.
Elle aussi veut que je travaille. Tous conspirent contre mon repos. Marguerite s’en mêle, et me demande parfois :
— « Ça coule-t-il, Monsieur Henri ? »
Oui, ça coule, comme ci, comme ça.
Vous avez de la chance. Au couvent, quand je fais une narration française, jamais ça ne coule.