L’Écornifleur/36

La bibliothèque libre.
Ollendorff (p. 186-190).

XXXVI

ÉCRIRE !

Non, ça ne coule pas du tout !

Madame Vernet m’a dit :

— « Savez-vous ce que je voudrais ? Je voudrais vous voir faire une belle œuvre, un roman par exemple, qui me serait dédié et où vous mettriez un peu de moi ! »

Elle m’a demandé cela, timide, en regardant ses doigts. J’ai promis. J’ai toujours promis, sans hésitation, aux gens qui m’ont paru le désirer, de leur dédier un roman de mon crû où je raconterais leurs histoires. Je fais même l’offre de mon propre mouvement. Quand je couchais avec des filles, je ne manquais point de décliner mon titre d’homme de lettres avec ostentation.

— « J’écrirai sur toi un article dans un journal pour te faire de la réclame ! »

Très peu ont accepté cet engagement comme prix d’une nuit d’amour.

Chaque matin, Madame Vernet vient chercher des nouvelles de son roman. J’ai pris au lycée l’habitude de dormir, avec l’air de lire mon livre, les coudes cimentés sur la table, le menton au creux de mes mains. Encore aujourd’hui, il me suffit de m’asseoir dans cette attitude pour provoquer le sommeil. Madame Vernet s’y trompe. Elle attend que j’aie fini de travailler, que je me réveille, retient son souffle et ses gestes, en arrêt sur mon inspiration, coite comme une perdrix surprise.

— « À la bonne heure ! » dit-elle, si je me retourne, les yeux clignotants.

Elle veut voir. Je la repousse avec fermeté.

— « Non, quand ce sera fini ! »

MADAME VERNET

N’allez pas vous fatiguer, vous tuer pour moi.

HENRI

Cessez de vous alarmer.

Si je lui disais que je ne fais rien, elle en serait froissée et me répondrait :

— « Je ne vous inspire donc pas ? »

Elle se croit aussi muse qu’une autre pour l’homme qu’elle aime.

Je frotte vivement mes mains :

— « Mâtin ! ça marche ! Encore quelques pages comme celles-ci, et je n’aurai qu’à me présenter au guichet de l’opinion publique pour toucher la gloire ! »

Elle a confiance comme moi, me baise au front, presque saintement.

MADAME VERNET

Je te laisse, mon poète : continue !

Et elle s’en va se promener — sans m’emmener.

Que c’est embêtant d’écrire ! Passe d’écrire des vers ! On peut n’en écrire qu’un à la fois. Ils se retrouvent, et à la fin du mois on joint les deux bouts. Et puis, il y a la rime qui sert de crochet pour tirer, hisse ! hisse ! jusqu’à ce que le vers se rende, se détache entier.

Passe même d’écrire une petite nouvelle ! C’est court comme une visite de jour de l’an. Bonjour, bonsoir, à des gens qu’on déteste ou qu’on méprise. La nouvelle est la poignée de mains banale de l’homme de lettres aux créatures de son esprit. Elle s’oublie comme une relation d’omnibus.

Mais écrire un roman ! un roman complet, avec des personnages qui ne meurent pas trop vite !

Mes jeunes confrères me l’ont dit :

— « Tu réussis les petites machines, mais ne t’attaque jamais à une grosse affaire. Tu manques d’haleine, vois-tu. »

J’en conviens, j’ai besoin de souffler à la troisième page, de prendre l’air, de faire une saison de paresse ; et quand je retourne à mes bonshommes, j’ai peur, comme si j’allais traîner des morts sur une route qui monte, comme si je devais renouer avec une maîtresse devenue grand’mère pendant mon absence.

Je me revois en classe après ma majorité. Mais j’ai mon œil-de-bœuf à côté de moi, sous la main. Des bateaux s’en vont, d’autres rentrent et se déshabillent de leurs voiles. Le flot monte ; les vieux rochers se couvrent d’écume, pères de famille vénérables mais ivres qui renverseraient, en buvant, de la mousse de champagne dans leur barbe.

La mer est légèrement moutonneuse. Un invisible menuisier, infatigablement, lui rabote, rabote le dos et fait des copeaux. N’y tenant plus, je cours rejoindre mes amis qui se baignent.