L’Éducation sentimentale (1845)/I

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 1-2).

I

Le héros de ce livre, un matin d’octobre, arriva à Paris avec un cœur de dix-huit ans et un diplôme de bachelier ès lettres.

Il fit son entrée dans cette capitale du monde civilisé par la porte Saint-Denis, dont il put admirer la belle architecture ; il vit dans les rues des voitures de fumier traînées par un cheval et un âne, des charrettes de boulanger tirées à bras d’homme, des laitières qui vendaient leur lait, des portières qui balayaient le ruisseau. Cela faisait beaucoup de bruit. Notre homme, la tête à la portière de la diligence, regardait les passants et lisait les enseignes.

Quand, après être descendu de voiture, avoir payé sa place, avoir fait visiter ses paquets par l’employé des contributions indirectes, s’être choisi un commissionnaire et décidé enfin pour un hôtel, il se trouva tout à coup dans une chambre vide et inconnue, il s’assit dans un fauteuil et se prit à réfléchir au lieu de déboucler ses malles et de se laver la figure.

Les poignets sur les cuisses, les yeux tout grands ouverts, il contemplait d’un air stupide les quatre pieds de cuivre d’une vieille commode en acajou plaqué qui se trouvait là.

Quoi de plus triste qu’une chambre d’hôtel, avec ses meubles jadis neufs et usés par tout le monde, son demi-jour faux, ses murs froids qui ne vous ont jamais renfermé, et la vue dont on jouit sur des arrière-cours de dix pieds carrés, ornées aux angles les de gouttières crasseuses avec des cuvettes de plomb a chaque étage. Vive plutôt une chambre d’auberge, parquetée en bois blanc, ayant pour tous meubles deux chaises d’église, un grand lit recouvert d’une serge verte, et, sur la cheminée de plâtre, un pauvre bénitier en or avec une branche de buis bénit ! Il y a une seule fenêtre donnant sur la grande route, on est a la hauteur du bouchon suspendu au-dessus de la porte, on peut le prendre avec la main ; la vigne qui tapisse toute la maison grimpe jusqu’à vous, et ses feuilles, quand vous vous penchez pour voir, vous caressent la joue. On entend de là les moissonneurs qui fanent dans les champs, et, le soir, le bruit ferré des grands chariots qui rentrent.

Sa mère lui dit :

— Eh bien, à quoi rêves-tu donc ?

Et comme il ne bougea nullement, elle le secoua par le bras en réitérant la même question.

— Ce que j’ai ? ce que j’ai ? dit-il, se redressant en sursaut, — mais je n’ai rien du tout.

Il avait pourtant quelque chose.