L’Éducation sentimentale (1845)/II

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 2-6).

II

Mais il eût été bien embarrassé de le dire, car il n’en savait rien lui-même.

Quand sa mère fut restée huit jours avec lui, qu’elle l’eut installé, nippé et emménagé, quand ils furent allés ensemble deux fois au musée de Versailles, une fois à Saint-Cloud, trois fois à l’Opéra-Comique, une fois aux Gobelins, une fois au puits de Grenelle, une trentaine de fois dans divers passages pour acheter divers objets, la bonne femme songea à se séparer de son fils ; elle lui fit d’abord mille recommandations sur beaucoup de choses qu’elle ne connaissait pas, puis l’engagea au travail, à la bonne conduite, à l’économie.

Le jour du départ arrivé, ils dînèrent en tête à tête dans un restaurant, près la cour des Messageries, mais ils n’avaient faim ni l’un ni l’autre et se parlèrent peu. Au moment de se séparer et dès avant qu’on fît l’appel, elle s’attendrit, et quand il fallut se quitter, ce fut en pleurant qu’elle baisa son pauvre Henry sur les deux joues. Henry alluma de suite un cigare et prit une tenue impassible ; mais à peine la voiture s’était-elle ébranlée que le cigare l’étouffait, il le jeta avec colère : « Adieu, pauvre mère, se dit-il, adieu, adieu », et dans son cœur il la couvrit de bénédictions et de caresses. Il aurait voulu l’embrasser tout à son soûl, l’empêcher de pleurer, lui essuyer les yeux, la consoler, la faire sourire, la rendre heureuse ; il se trouva lâche et s’en voulut d’avoir été presque humilié de sa tendresse tout à l’heure, devant trois bourgeois qui composaient le public ; il enfonça ses mains dans ses poches, son chapeau sur ses yeux, et continua à marcher sur le trottoir, d’un air brutal.

Ne sachant que faire les premiers jours, il rôdait dans les rues, sur les places, dans les jardins ; il allait aux Tuileries, au Luxembourg ; il s’asseyait sur un banc et regardait les enfants jouer ou bien les cygnes glisser sur l’eau. Il visita le Jardin des Plantes et donna à manger à l’ours Martin, il se promena dans le Palais Royal et entendit le coup de pistolet qui part à midi, il regardait les devantures des boutiques de nouveautés et des marchands d’estampes, il admirait le gaz et les affiches.

Le soir, il allait sur les boulevards pour voir les catins, ce qui l’amusa beaucoup les premiers jours, car il n’y avait rien de pareil dans sa province.

Tout en flânant le long des quais, il lisait le titre des bouquins étalés sur le parapet ; il s’arrêtait, aux Champs-Élysées, devant les faiseurs de tours et les arracheurs de dents ; sur la place du Louvre, il passa un jour beaucoup de temps à contempler les oiseaux étrangers que l’on y voit, dans des cages, caqueter et battre des ailes quand il fait le moindre rayon de soleil. Les pauvres bêtes gémissent, regardent les nuages, se balancent sur leurs anneaux comme elles se balançaient sur les branches de leurs grands arbres situés au delà des mers, dans des pays plus chauds ; il manqua même de se faire enlever un doigt par une perruche rouge à bec recourbé, qu’il trouvait plus jolie que les autres.

Il montait sur les tours des églises et restait longtemps appuyé sur les balustrades de pierre qui les couronnent, contemplant les toits des maisons, la fumée des cheminées, et, en bas, les hommes tout petits qui rampent comme des mouches sur le pavé.

Il se faisait transporter en omnibus d’un quartier de Paris à l’autre, et il regardait toutes les figures que l’on prenait et qu’on laissait en route, établissant entre elles des rapprochements et des antithèses.

Il entrait dans un café et restait une heure entière à lire la même ligne d’un journal.

Il allait au bois de Boulogne, il regardait les jolis chevaux et les beaux messieurs, les carrosses vernis et les chasseurs panachés, et les grandes dames à figure pâle, dont le voile remué par le vent et s’échappant de la portière lui passait sous le nez, avec le bruît des gourmettes d’argent. Il aimait leur maintien dédaigneux et leurs blasons bariolés ; il rêvait, en les contemplant, à quelque existence grasse, pleine de loisirs heureux, passée derrière de triples rideaux roses, sur des meubles de velours ; il se figurait les salons où elles allaient, le soir, décolletées, en diamants, avec des fleurs, les oreillers garnis de dentelles où elles posaient leur tête, les grands parcs qu’elles avaient l’été, et les allées sablées où marchaient leurs pieds.

Mais à chaque joie qu’il rêvait, une douleur nouvelle s’ouvrait dans son âme, comme pour expier de suite les plaisirs fugitifs de son imagination.

Étourdi du bruit des rues et de toute cette cohue d’hommes qui s’agitait autour de lui sans qu’il participât à ces actions et à ces mouvements passionnes, il s’éprenait tout à coup de désirs paisibles, souhaitait vivre loin de tout cela, à cent lieues d’une ville, dans quelque petit village ignoré, assis au revers d’un coteau, à l’ombre des chênes, pour y exister et y mourir plus inconnu que le plus humble des mortels.

Rentré chez lui, il n’allumait pas sa bougie, mais il faisait un grand feu et s’asseyait devant à regarder le bois brûler. C’était un grand feu clair, qui éclairait le plafond et se mirait dans les glaces ; la flamme bourdonnait, une rougeur moirée ondulait sur les charbons, parfois des étincelles s’élançaient en spirales en éclatant comme des fusées, et Henry alors pensait à des choses si douces, si anciennes, si profondément tendres, qu’il en venait à sourire.

Grâce au charbon de terre, aux cheminées à la prussienne, aux bûches économiques et aux calorifères de toutes sortes, ils n’existent plus ces vénérables foyers antiques, où l’on entrait tout debout, quand, après une longue chasse d’hiver, on venait s’asseoir dans une des niches pratiquées aux côtés, attendant que les oies et les quartiers de mouton qui tournaient à la broche fussent cuits pour le souper, pendant que, de temps à autre, un valet cassait de la bourrée sur son genou et la jetait au feu qui la tordait et la dévorait, et qu’assis sur leur train de derrière, les lévriers mouillés se chauffaient le dos en bâillant.

À quoi pensait-il ?

À son enfance, à son pays, au jardin de son père. Il revoyait toutes les plates-bandes, tous les arbres, et le vieux cerisier où il avait établi une balançoire, et le grand rond de gazon où il s’était si souvent roulé, à l’époque surtout où on le tondait, ou bien au mois d’avril, quand il était couvert de marguerites.

Il pensait aussi à ces trois jeunes gens, ses plus vieux camarades, ceux avec qui autrefois il avait joué au gendarme et au voleur : l’un s’était fait marin, le second était mort en Afrique, le troisième s’était déjà marié ; tous trois étaient morts pour lui.

Il pensa aussi à une tante défunte depuis longtemps et qu’il n’aimait pas quand elle vivait.

Il songea à son bon temps de collège, à son pupitre tout abîmé de coups de canif et noirci d’encre, aux marronniers de la cour, et aux greniers de l’église où l’on allait dénicher des hirondelles. Il songea encore à ces après-midi du jeudi, si pleins de joie et de tumulte ; il revit un petit café où ils se réunissaient pour fumer et pour causer politique, il revit les tables ébréchées et la vieille femme qui les servait.

Il songea aussi à la petite fille qu’il avait aimée à sept ans, à la demoiselle qui l’avait ému à douze, à la dame qui l’avait tourmenté plus tard ; il se rappela successivement tous les lieux où il les avait vues, il tâcha même de se reconstruire tous les mots oubliés qu’elles avaient pu lui dire, mais sa mémoire avait perdu quelques-uns de leurs traits ; il se rappelait seulement les yeux de l’une, la voix de l’autre, ou bien rien qu’un certain geste, au souvenir duquel son cœur tressaillait tout entier.

Il voulut faire des vers appropriés à son état d’esprit, mais, comme il fut longtemps à attraper la rime du second, il s’arrêta tout court. Il voulut ensuite écrire des pensées détachées, mais il n’en trouva aucune.