L’Éducation sentimentale (1845)/III

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 7-10).

III

jules à henry.

« Depuis que tu m’as quitté, mon cher Henry, il me semble que tout est parti avec toi, ton absence m’a laissé un vide affreux. Je t’envie autant que je te regrette. Comme je voudrais être avec toi à Paris ! comme la vie doit y être belle et chaude ! Réponds-moi de suite et donne-moi des détails sur tout ce que tu fais, sur tes nouvelles connaissances, sur les sociétés où tu te trouves, etc. As-tu vu Morel ? t’a-t-il mené chez des actrices ? vois-tu des artistes ? vas-tu souvent au spectacle ? dis-moi un peu ce que tu as trouvé de l’opéra, etc., etc., je brûle d’avoir une lettre.

« Comme tu es heureux, toi ! ton père a bien voulu te laisser aller à Paris ; tu es libre, tu as de l’argent, des maîtresses, tu vas dans le monde, mais moi !… Je vais te raconter ce qui s’est passé depuis ton départ.

« Tu sais que ma mère voulait que je fusse notaire ; je le voulais aussi pour aller faire mon droit là-bas, pour t’aller rejoindre, mais mon père s’y est opposé, disant qu’il n’aurait jamais le moyen de m’acheter une étude, que les notaires d’ailleurs étaient tous des filous et des Robert Macaire, qu’il avait eu souvent des procès et qu’ils l’avaient toujours volé, qu’enfin c’était un métier d’imbécile et qu’il ne consentirait jamais à ce que son fils l’apprît. Son idée fixe est de me garder ici, avec lui et de me faire entrer dans une administration quelconque ; il dit que c’est une belle carrière et qu’avec de l’assiduité et de l’intelligence on peut y faire son chemin. Je ne sais pas encore si ce sera dans les contributions indirectes ou dans les finances ; il est sorti ce matin de bonne heure en me disant qu’il allait s’occuper de moi. Puisse-t-il être repoussé dans toutes ses demandes et voir tous ses absurdes projets avorter dès le premier jour !

« Comprends-tu cela, Henry, le comprends-tu ? moi, dans un bureau ! moi commis, moi écrivant des chiffres, copiant des rôles, maniant des registres ou des livres, comme ils appellent ça, des livres en peau verte, à tranches jaunes, et garnis de coins en cuivre ! être là du matin au soir, côte à côte avec des garçons de bureau, des domestiques à cent francs par mois ! venir tous les jours à 9 heures du matin, s’en aller à 4 heures du soir, et revenir le lendemain et le surlendemain, et ainsi pendant toute la vie, ou plutôt jusqu’à ce que j’en meure, car j’en mourrai de rage et d’humiliation ! Donc j’aurai un maître, un supérieur, un chef à qui il faudra obéir, à qui j’irai porter la besogne, l’ouvrage, et qui sera là, assis dans son fauteuil, à examiner tout, à compter les virgules passées, les lignes de travers, les mots oubliés, et qui me grondera sur ma mauvaise écriture, et me bousculera comme un valet !… Patience ! patience ! je suis bien décidé à ne pas me laisser mener par eux et à tous les envoyer promener de manière à ce qu’ils ne s’y refrottent plus ; je veux d’abord me faire renvoyer dès la première semaine, c’est un parti pris, et puis après, nous verrons. À moins qu’on ne me fasse bottier, sans doute, ou garçon épicier, il ne manquerait plus que ça !

« Ô mon pauvre Henry ! est-ce là ce que nous avions rêvé ensemble ? Te rappelles-tu la belle vie que nous nous étions arrangée autrefois, et comme nous en causions en promenade ? Nous devions demeurer dans la même maison, tous les matins jusqu’à midi nous aurions travaillé, chacun à notre table ; à cette heure-là on se serait lu ce qu’on aurait fait. Alors nous serions sortis, nous aurions été aux bibliothèques, aux musées, le soir dans les théâtres ; rentrés chez nous et avant de nous coucher, nous aurions encore analysé ce que nous avions vu dans la journée et préparé notre travail du lendemain.

« Comme nous aurions été heureux ainsi, vivant, pensant en commun, nous occupant d’art, d’histoire, de littérature ! Avec quelques bonnes connaissances, quelques articles un peu forts mis dans les journaux, nous serions vite arrivés à nous faire un nom. Ma première pièce, c’est toi qui l’aurais lue au comité, car tu lis mieux que moi, et puis j’aurais trop tremblé. Et la première représentation, mon Dieu ! la première représentation, y as-tu pensé quelquefois ? Le théâtre est tout plein de monde, les femmes sont en toilette et ont des bouquets ; nous autres nous sommes dans les coulisses, nous allons, nous venons, nous parlons à nos actrices dans les costumes de nos rôles ; on hisse les décors, on lève la rampe, les musiciens entrent à l’orchestre, on frappe les trois coups, et tout le bourdonnement de la salle s’apaise. On lève le rideau, tout le monde écoute, la pièce commence, les scènes vont, le drame se déroule, des bravos partent ; et puis on se tait de plus belle, on entendrait une mouche voler, chaque mot de l’acteur, tombant goutte à goutte, est recueilli avec une avidité muette… de tous les gradins bravo ! bravo ! les mains battent, les pieds remuent, bravo ! bravo ! l’auteur ! l’auteur ! l’auteur !… Ah ! Henry, qu’elle est belle la vie d’artiste, cette vie toute passionnée et idéale, où l’amour et la poésie se confondent, s’exaltent et se ravivent l’une de l’autre, où l’on existe tout le jour avec de la musique, avec des statues, avec des tableaux, avec des vers, pour se retrouver le soir, à la clarté flamboyante des lustres, sur les planches élastiques du théâtre, au milieu de tout ce monde poétique qui rayonne d’illusion, ayant des comédiennes pour maîtresses, contemplant sa pensée vivre sur la scène, étourdi de l’enthousiasme qui monte jusqu’à vous, et goûtant à la fois la joie de l’orgueil, de la volupté et du génie !

« P.-S. — Mon père vient de rentrer, il m’a fait demander dans sa chambre ; c’est fini, je suis douanier. Dans huit jours j’entre comme surnuméraire, il faut, ce soir, que j’aille faire ma visite au Directeur pour le remercier… il me faudra me contenir. Je n’en puis plus, plains-moi. Adieu !

« Ton ami jusqu’à la mort.

« Jules.

« Je t’enverrai plus tard la liste d’ouvrages que j’ai envie que tu m’apportes aux vacances. N’est-ce pas bientôt la saison des bals masqués ? Dis-moi le costume que tu prendras. M. A., le receveur, qui vient de se marier, donnera le 25 une grande soirée, il veut que ce soit tout à fait comme à Paris.

« J’irai. »