L’Éducation sentimentale (1845)/V

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 11-16).

V

La sagesse des grands-parents avait cependant prévenu pour lui toute espèce de malheur. Après beaucoup de délibérations, où l’on était remonté à l’origine des sociétés humaines, et où tous les systèmes d’éducation avaient été discutés ; après beaucoup d’hésitations, de renseignements, de contremarches et de démarches, on avait enfin mis le jeune homme dans une pension spéciale ad hoc et sui generis : ad hoc, en ce sens qu’il n’y avait dans cette maison que des fils de famille, comme lui élevés dans la pureté du foyer domestique, ayant tous des mœurs honnêtes, placés là par leurs parents afin qu’ils les gardent, et tous désirant également les perdre au plus vite ; sui generis, car cette pension était une honnête pension, où il y avait autre chose que des prospectus, des haricots et de la morale ; on y était nourri et chauffé.

L’établissement avait bonne apparence. C’était une grande maison, dans une rue déserte dont je tairai le nom, comme dit Cervantès ; elle avait une grande porte cochère peinte en vert, plusieurs larges fenêtres donnant sur la rue, et l’été, quand elles étaient ouvertes, on voyait en passant les meubles du salon garnis de leur housse en calicot blanc. Sur le derrière se trouvait une manière de jardin anglais, avec des montagnes et des vallées, des sentiers qui tournaient entre des rosiers et des acacias boules, un beau sorbier qui s’élevait par-dessus le mur et laissait retomber gracieusement ses panaches de baies rouges ; de plus, au fond — c’était ce qu’on apercevait en entrant chez M. Renaud — une tonnelle de jasmins et de clématites, faite en treillage blanc et garnie d’un banc rustique. J’oubliais une pièce d’eau, large comme une tonne de Basse-Normandie, et où il y avait trois poissons rouges presque continuellement immobiles. Quand les parents avaient vu cela, ils étaient ravis, leur enfant respirerait un bon air, ils passaient dès lors par toutes les conditions ; elles étaient fort dures.

Car si M. Renaud prenait peu d’élèves, c’étaient des élèves choisis ; il n’en avait pas plus de cinq ou six, auxquels il consacrait tout son temps et toute sa science. On y préparait les jeunes gens à l’École polytechnique, à l’École normale et aux baccalauréats de toute nature ; il recevait aussi des étudiants en médecine et en droit, se contentant pour ces derniers de leur recommander de ne pas perdre de temps, c’était tout ce qu’il leur enseignait. Du reste ils l’aimaient tous, non point qu’il eût cette raison ardente qui séduit la jeunesse et qui l’attire vers les vieillards, mais c’était un bonhomme facile, leur rendant la vie douce et tranquille, passablement jovial, assez bien bouffon et amateur de calembours.

Il paraissait malin à la première entrevue et bête à la seconde, il souriait souvent d’une manière ironique aux choses les plus insignifiantes, et, quand on lui parlait sérieusement, il vous regardait sous ses lunettes d’or avec une intensité si profonde qu’elle pouvait passer pour de la finesse ; sa tête, dégarnie sur le devant et couverte seulement sur la nuque de cheveux blonds, grisonnants et frisés, qu’il laissait pousser assez longs et qu’il ramenait soigneusement sur les tempes, ne manquait pas d’intelligence ni de candeur ; toutes les lignes saillantes de sa stature, qui était petite et ramassée sur elle-même, se perdaient dans une chair flasque et blanchâtre ; il avait le ventre gros, les mains faibles et potelées comme celles des vieilles femmes de cinquante ans, ses genoux étaient cagneux, et il se crottait horriblement dans les rues.

Si les chaussons de Strasbourg n’avaient pas existé de son temps, il les aurait inventés ; il en portait continuellement, hiver comme été, au grand désespoir de sa femme, et gémissait pendant une heure quand il fallait sortir et passer des bottes. Mme Renaud lui avait brodé une calotte grecque, fond de velours brun avec des fleurs bleues, dont il se couvrait le chef dans son cabinet, où il restait toute la journée à travailler et à donner ses leçons ; il avait toujours le corps enveloppé d’une robe de chambre en tartan vert à raies noires, c’était l’ennemi le plus déclaré des habits et des dessous de pieds.

Quand les jeunes gens descendaient de leurs chambres, ils laissaient leurs casquettes dans l’antichambre, où il y avait deux paillassons et six chaises ; ensuite ils s’allaient mettre auprès de leur maître, sur des chaises ou des fauteuils, comme bon leur semblait, dormaient ou écoutaient, ou bien regardaient les éternels bustes de Voltaire et de Rousseau qui décoraient les deux coins de la cheminée, feuilletaient des livres dans la bibliothèque, ou dessinaient sur leur carton des têtes de Turcs et des chevelures de femme. Les habitudes de la maison étaient patriarcales et débonnaires : tous les dimanches, après dîner, on prenait le café ; le soir on jouait aux cartes dans le salon de Mme Renaud ; quelquefois on allait au théâtre tous ensemble, ou bien, l’été, on s’allait promener à la campagne, à Meudon, à Saint-Cloud.

Mme Renaud, du reste, était une excellente femme, une femme charmante, dont les manières maternelles avaient quelque chose de caressant et d’amoureux. On la voyait toute la matinée avec un bonnet de nuit coquettement garni de dentelles, mais qui lui cachait ses bandeaux ; sa robe sans ceinture, et dont les plis larges tombaient dès le collet, ne laissait rien à saisir et elle prenait dedans des attitudes molles et fatiguées ; elle parlait souvent du malheur de cette vie, des chagrins qui l’avaient usée, de sa jeunesse qui était déjà loin, mais elle avait de si beaux yeux noirs et de si beaux sourcils, sa lèvre était encore si rose, si humide, sa main se remuait avec une agilité si gracieuse dans tous les actes où elle s’en servait, qu’il fallait bien qu’elle mentît. Quand elle s’habillait et qu’elle mettait son grand chapeau de paille d’Italie à plume blanche, c’était une beauté royale, pleine de fraîcheur et d’éclat ; dans sa marche rapide sa bottine craquait avec mille séductions, elle avait une allure un peu cavalière et virile, mais toujours mitigée cependant par l’expression de sa figure, qui était ordinairement d’une tendresse mélancolique.

Quoique, dans certains moments, elle se fît un peu la mère de famille et la femme mûre, personne ne savait son âge, et j’aurais bien défié de me le dire le plus fameux marchand d’esclaves qu’il y ait depuis Bassora jusqu’à Constantinople. Si sa gorge, qu’elle laissait volontiers voir, était peut-être un peu trop pleine, en revanche elle envoyait une si douce odeur quand on s’approchait d’elle ! Elle cachait bien, il est vrai, le bas de sa jambe, mais elle montrait le bout de son pied, et il était très mignon ; derrière l’oreille on apercevait bien sur sa tête une imperceptible ligne blanche, qui voulait dire que les cheveux commençaient à tomber à cette place, mais pourquoi donc y avait-il sur son front quelque chose qui appelait le baiser ? pourquoi ces deux bandeaux noirs, qui lui descendaient sur les joues, donnaient-ils envie d’y porter la main, de les lisser encore, de les respirer de plus près, d’y poser les lèvres ?

L’hiver, elle se tenait dans sa chambre, assise entre la fenêtre et la cheminée, occupée à coudre ou à lire devant une petite table à ouvrage qui lui avait appartenu étant jeune fille. Pendant les longues heures qu’elle passait seule, que de fois ne regardait-elle pas la fleur jaune, en bois d’oranger incrusté sur le palissandre, en pensant très tristement à mille choses que j’ignore ! puis elle relevait la tête et se remettait à faire aller son aiguille, poussant un soupir ou se serrant les lèvres ; mais dès que le printemps était revenu et que les premiers bourgeons de lilas étaient éclos, elle allait avec son ouvrage se placer dans la tonnelle, et elle restait là jusqu’au soleil couchant. Aussi, tout en travaillant dans leurs chambres, les jeunes gens qui regardaient dans le jardin voyaient son sarrau blanc passer çà et là derrière les arbres ; elle se promenait dans la grande allée du fond, le long du mur, regardait les espaliers, regardait un brin d’herbe, ne regardait rien, se baissait pour cueillir de la violette, cassait avec ses doigts les boutons morts des églantiers, allait et venait. Le matin, encore en papillotes, elle arrosait ses fleurs elle-même, elle les aimait à l’adoration, disait-elle, le chèvrefeuille et les roses surtout ; elle en respirait le parfum d’une manière toute sensuelle.

Aux heures des repas elle descendait dans la salle à manger, où elle était gracieuse comme une maîtresse de maison qui fait les honneurs de chez elle.

Elle n’avait pas le bonheur d’être mère, mais elle adorait les enfants ; s’il en venait quelquefois chez elle, c’étaient des caresses, des chatteries et des bonbons à n’en plus finir. Mariée fort jeune à M. Renaud, sans doute qu’elle l’avait aimé, ne fût-ce qu’un jour, ne fût-ce qu’une nuit ; mais, à l’époque où commence cette histoire, il y avait déjà longtemps qu’elle ne regardait plus l’amour que par derrière l’épaule, en souriant un peu, il est vrai, et en lui envoyant de tristes adieux. Belle comme elle l’était encore, avec un cœur aussi sensible et une organisation aussi parfaite, elle l’avait reçu avidement, sans doute, dans la candeur de son désir, sans trop s’inquiéter d’où il lui venait ; puis, bien vite, elle en avait eu assez, et le regrettait maintenant, et le souhaitait peut-être, comme ces affamés qui, à peine à table, se sont emplis de potage et de bouilli, sans songer qu’il va venir tout à l’heure de la dinde truffée et des sorbets.

Ils vivaient, mari et femme, en bonne intelligence, ce qui tenait à la bonassité du mari et à la douceur de la femme ; on eût dit à les voir le meilleur ménage du monde, et après déjeuner ils faisaient même un tour de jardin ensemble bras dessus, bras dessous.

Madame avait sa bourse particulière et son tiroir secret ; Monsieur grondait rarement et depuis bien longtemps déjà ne faisait plus couche commune avec Madame. Madame lisait très tard le soir dans son lit ; Monsieur s’endormait de suite et ne rêvait presque jamais, si ce n’est quand il s’était un peu grisé, ce qui lui arrivait quelquefois.