L’Éducation sentimentale (1845)/VI

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 16-24).

VI

Il y avait dans cette maison, quant aux personnes, différents individus dont nous ferons peut-être plus tard la connaissance, mais entre autres, un Allemand qui se livrait aux mathématiques et deux Portugais de famille très riche, d’esprit très lourd, de mine très laide et de peau fort jaune, qui achevaient leurs études afin de retourner savants dans leur pays.

Henry se lia peu avec ses nouveaux camarades, il restait le plus souvent dans sa chambre, sortait rarement, et quand cela lui arrivait, rentrait de bonne heure. Il avait apporté beaucoup de choses de son pays : un petit portrait de sa sœur, qu’il accrocha de suite à la tête de son lit, des pantoufles brodées par sa mère, son fusil, sa carnassière, le plus de livres qu’il avait pu en fourrer dans sa malle, une petite boîte où il serrait ses lettres, un buvard en maroquin rouge sur lequel il écrivait, et puis son couteau, un presse-papier, un canif, plusieurs canifs même, cadeaux de jour de l’an qui lui rappelaient de vieilles connaissances et des jours écoulés.

Il passa les premiers jours à arranger tout cela, ce qu’il fit le plus lentement possible, le fusil et la carnassière suspendus à la muraille, vis-à-vis des deux fleurets passés dans la garde l’un de l’autre, le buvard posé sur la table et la petite boîte aux lettres sur la cheminée, entre les deux flambeaux de cuivre.

La chambre qu’on lui avait donnée était grande, toute pareille, du reste, à celle de Mme Renaud qui occupait le premier, l’étage inférieur, avec nombre égal de fenêtres, c’est-à-dire deux, ayant vue sur le jardin et garnies comme les siennes d’une balustrade en fer recourbé, avec boutons fleuris et des arabesques dans le goût de Louis XV ; une grande commode, placée entre les deux fenêtres, faisait face à un canapé de velours d’Utrecht vert, à clous de bronze ; sur l’autre panneau le lit se mirait dans la glace de la cheminée, montrant naïvement ses rideaux blancs passés dans un anneau doré suspendu au plafond.

Quand il eut enfin accordé les meubles de cet appartement avec les siens propres, quand il se fut bien habitué à s’asseoir dans ce fauteuil et à s’accouder sur cette table, ne sachant alors que faire, il se mit à travailler ; les dimanches même il restait chez lui. Mme Renaud aussi ne sortait guère ce jour-là, mais M. Renaud en profitait pour aller faire ses courses, et ses élèves pour s’en aller se divertir dans Paris.

Comme le quartier était désert et que, le soir surtout, il y passait peu de voitures, Henry entendait Mme Renaud ouvrir sa fenêtre et fermer la jalousie, ensuite il l’entendait encore marcher quelque temps, puis tout rentrait dans le silence ; il écoutait attentivement ses pas, quand ils avaient cessé il y songeait encore. L’idée qu’il l’aimait ne lui était seulement pas venue dans la tête, mais le retour habituel de cette fenêtre qui se fermait et s’ouvrait, et ce bruit calme de pas féminins revenant ainsi chaque soir, avant de s’endormir, tenait son esprit dans une espèce de suspension rêveuse ; c’était pour lui, comme pour d’autres, le chant du coq ou l’angélus.

Un jour, c’était, je crois, au mois de janvier, elle entra dans sa chambre, il était seul ; elle montait au grenier, où elle avait à faire, et entrait là en passant, elle ouvrit la porte tout doucement, en souriant ; Henry, accoudé sur sa table, la tête dans ses mains, se détourna au bruit qu’elle fit en marchant sur le parquet.

— C’est moi, dit-elle, je vous dérange ?

— Oh ! non, entrez.

— Ce n’est pas la peine… merci… je n’ai pas le temps.

Et elle s’appuya du coude sur le coin de la cheminée, comme pour se soutenir.

Henry s’était levé.

— Ne vous dérangez donc pas, continuez ce que vous faisiez, je vous en prie, restez à votre place.

Il obéit, et ne sachant quoi trouver à lui dire il resta la bouche fermée. Mme Émilie, debout, regardait ses cheveux et le haut de son front.

— Vous travaillez donc toujours ? continua-t-elle, jamais vous ne sortez ; vous avez vraiment une conduite… exemplaire pour un jeune homme.

— Vous croyez ? fit Henry d’un air qu’il aurait voulu rendre fin.

— On le dirait du moins, reprit-elle en clignant les yeux et en lui envoyant un étrange regard à travers ses longs cils rapprochés, geste charmant dans sa figure et qu’elle faisait toujours en penchant un peu la tête sur l’épaule et en relevant le coin des lèvres. Vous ne vous amusez donc jamais ? vous vous fatiguerez.

— Mais à quoi m’amuser ? à quoi m’amuser ? répéta Henry, qui s’apitoyait sur lui-même et pensait bien plus à la demande qu’à la réponse.

— Ainsi il n’y a que les livres qui vous plaisent ?

— Pas plus ça qu’autre chose.

— Ah ! vous faites le blasé, dit-elle en riant, est-ce que vous êtes déjà dégoûté de la vie par hasard ? pourtant vous êtes si jeune !… À la bonne heure, moi ! j’ai le droit de me plaindre, je suis plus vieille et j’ai plus souffert que vous, allez, croyez-moi.

— Non.

— Oh ! oui, fit-elle en soupirant et en levant les yeux au ciel, j’ai bien souffert dans la vie — et elle frissonna comme si elle eût ressenti la douleur de souvenirs amers — un homme est toujours moins malheureux qu’une femme, une femme… une pauvre femme.

À ces derniers mots, une clef qu’elle avait dans les mains et qu’elle n’avait cessé de faire tourner sur son index s’arrêta tout à coup dans sa rotation, serrée convulsivement par les cinq jolis doigts de Mme Renaud.

C’était une main un peu grasse peut-être, et trop courte aussi, mais lente dans ses mouvements, garnie de fossettes au bas des doigts, chaude et potelée, rose, molle, onctueuse et douce, aristocratique, une main sensuelle ; les yeux d’Henry y étaient singulièrement attirés ; il descendait, de l’une à l’autre, les deux lignes qui, partant de son poignet, remontaient alternativement entre chaque doigt, il regardait curieusement la couleur un peu fauve de cette peau fine, bleuie à certaines places par le cours de petites veines minces entrecroisées.

Mme Renaud, de son côté, considérait ses grands cheveux châtains épanchés en larges masses sur ses épaules, avec son attitude entière toute naïve et pensive.

À quoi pensent-ils donc l’un et l’autre ? à peine s’ils se sont parlé qu’ils se taisent déjà, voilà le dialogue interrompu.

Mme Renaud est au coin de la cheminée, le coude droit appuyé sur le chambranle, tout le corps un peu de côté ; les pattes de son bonnet sont dénouées et laissent le dessous de son menton à nu, sa main gauche est dans la poche de son tablier de soie, elle ferme les yeux à demi et sourit un peu du coin des lèvres, un peu moins que tout à l’heure, mais plus intérieurement, si bien que personne ne pourrait s’en apercevoir. Le jour blafard qui passe à travers les vitres éclaire la figure d’Henry, fait blanchir son front et met en saillie le galbe de son visage ; ses deux jambes sont croisées sous la table, il ouvre de grands yeux, on dirait qu’il songe à ce qu’il ne voit pas.

— Qu’avez-vous donc ? fit-elle à la fin.

— Moi ! reprit Henry comme se réveillant, rien… rien du tout, je vous assure.

— À quoi pensiez-vous ?

— Je l’ignore.

— Vous êtes distrait à ce que je vois. C’est comme moi, cent fois par jour je me surprends rêvassant à une foule de choses insignifiantes ou indifférentes, je perds tous les jours à cela un temps considérable.

— Ce sont de bonnes heures, ne trouvez-vous pas, Madame, que ces heures-là, que ces moments qui s’écoulent vaguement, doucement, sans laisser dans l’esprit aucun souvenir de joie ni de douleur.

— Vous croyez ? dit-elle.

Il poursuivit, sans prendre garde à l’expression sympathique qui avait animé ces deux mots, il était de ces gens qui aiment à finir leurs phrases.

— L’esprit en conserve à peine une ressouvenance tendre et indéterminée, que l’on aime à retrouver quand on est triste.

— Comme vous avez raison ! dit-elle encore.

— Chez mon père il y avait, dans le jardin, un grand cerisier à fleurs doubles. Si vous saviez comme j’y ai dormi à l’ombre ! tout le monde me traitait de Turc et de paresseux.

Avec un petit rire d’indulgence, comme pour un enfant :

— On n’avait peut-être pas tort, lui dit-elle.

— Mais l’hiver, surtout…

— Oh ! l’hiver, n’est-ce pas ? pour cela je suis bien comme vous, vive le coin du feu ! on y est si bien pour causer !

— J’y restais seul, assis dans un fauteuil, à passer toutes mes soirées ; j’y brûlais un bois considérable.

— Ah ! nous serions bien ensemble. Moi aussi, M. Renaud me gronde souvent pour cela, mais c’est mon bonheur à moi, je ne sors pas, je ne vais pas dans le monde, je suis une pauvre femme bien ignorée, qui vit chez elle retirée.

— Pourquoi cela ? dit Henry, qui, comme vous le voyez, lecteur, se permettait déjà de lui adresser des questions, car ils étaient déjà un peu amis, non pas par ce qu’ils s’étaient dit, mais par le ton dont ils se l’étaient dit.

— Pourquoi ? répondit-elle, mais n’ai-je pas mon mari ? ma maison ? et puis d’ailleurs je n’aime pas le monde, il est si méchant, si bas, si faux !

— Jamais je ne vais au bal non plus, ça m’ennuie, je n’ai jamais dansé de ma vie.

— Ah ! pour cela vous avez tort, il faut savoir danser au moins ! Vous êtes donc un vrai ours ?

Et elle se mit à rire en montrant ses belles dents.

— C’est singulier ! un jeune homme !

Elle acheva avec un ton de voix plus sérieux :

— Ah ! vous changerez plus tard.

— Qui vous l’a dit ?

— Ça viendra, croyez-moi.

— Quand ?

— Si vous vouliez plaire à un… à quelqu’un.

Elle s’arrêta, Henry rougit :

— Vous croyez ? dit-il.

Elle fit deux pas pour s’avancer vers le milieu de la cheminée, elle étendit un pied, puis le second, et y chauffa tout debout la semelle de ses bottines noires, tout en se regardant dans la glace et rajustant ses bandeaux, qu’elle lissait avec la paume des mains.

— Quelle jolie boîte vous avez là ! dit-elle en prenant le petit coffre d’acajou garni de clous d’acier qui était sur la cheminée entre les deux flambeaux de cuivre, qu’est-ce qu’il y a dedans ?

— J’y mets mes lettres.

— C’est votre correspondance ? Oh ! vous la fermez à clef.

Et passant encore à un autre sujet de discours :

— Êtes-vous bien dans votre chambre ?

— Vous voyez, répondit Henry, j’y reste toujours.

— Elle est bien, cette chambre-là, tout à fait comme la mienne en bas ; vous ne la connaissez pas, je crois ? vous n’y êtes jamais entré ?

— Jamais

— J’aime mieux celle-ci, elle est plus grande ; d’ailleurs je l’ai longtemps habitée, avant que vous ne veniez j’y demeurais.

— Ah ! vous l’avez habitée ? dit Henry.

— Il va falloir que je vous quitte, dit-elle tout à coup, j’ai ce soir du monde à dîner, vous descendrez de bonne heure, n’est-ce pas ?

Elle s’écarta de la table d’Henry, elle s’en allait. En passant près du lit elle s’arrêta, et voyant le portrait à l’aquarelle qui était croché au delà sur la muraille :

— C’est votre sœur, je crois ? vous ne m’aviez pas dit que vous eussiez une sœur ; comment l’appelez-vous ?

— Louise.

— Louise ! j’aime ce nom-là… Mais je ne peux la voir d’ici, il fait déjà sombre et le rideau me la cache.

Elle écarta le rideau qui couvrait le pied de la couche et le repoussa contre la muraille, puis elle revint vers le milieu du lit et se pencha dessus pour mieux examiner le portrait, le matelas céda légèrement et s’affaissa sous le poids de son corps.

— Trouvez-vous qu’elle vous ressemble ? dit-elle tout à coup en détournant la tête.

Henry était derrière elle et regardait la torsade de ses cheveux noirs, le peigne qui les retenait, le dos brun qui venait après ; sa figure était charmante quand il la vit se retourner ainsi par-dessus son épaule et lui demander encore une fois, presque couchée sur son lit :

— Dites, trouvez-vous qu’elle vous ressemble ?

— On le dit.

— Les yeux particulièrement, n’est-ce pas ? bleus comme les vôtres — elle regardait alternativement le portrait et le visage d’Henry — avec les sourcils noirs, c’est là ce qu’il y a de rare… la coupe du visage aussi est la même… mais elle est un peu plus blonde que vous il me semble.

Elle se tenait sur le lit, appuyée sur les deux poings, son tablier de soie s’accrochait à la couverture de laine, ses jarrets tendus chassaient le tapis en arrière, qui glissait sur le plancher ; sa figure, alors animée, était toute souriante et inquisitive ; ses yeux aux paupières closes étaient bien ouverts cette fois et regardaient ceux d’Henry qui se tenaient fixes sur les siens.

Elle avait les cils longs et relevés, la prunelle noire, sillonnée de filets jaunes qui faisaient des petits rayons d’or dans cette ébène unie ; toute la peau des yeux était d’une teinte un peu rousse, qui les agrandissait et leur donnait une manière fatiguée et amoureuse. J’aime beaucoup ces grands yeux des femmes de trente ans, ces yeux longs, fermés, à grand sourcil noir, à la peau fauve fortement ombrée sous la paupière inférieure, regards langoureux, andalous, maternels et lascifs, ardents comme des flambeaux, doux comme du velours ; ils s’ouvrent tout à coup, lancent un éclair et se referment dans leur langueur.

— Votre bouche, par exemple, continua-t-elle, est plus petite, plus dessinée, plus moqueuse… L’aimez-vous bien, votre sœur ?… Elle vous aime bien aussi, n’est-ce pas ?… Et votre mère ? vous étiez l’enfant gâté, je suis sûre ; on vous cédait tout, j’imagine.

Elle ne regardait plus le portrait, elle s’acheminait vers la porte, elle tenait la clef. Henry ne répondait rien.

— Ma femme ! ma femme ! cria une voix dans l’escalier.

— Allons, adieu, je vous quitte, il est 4 heures, je cours m’habiller… Oh ! comme nous avons bavardé ! bonsoir, à tout à l’heure.

Elle ouvrit la porte prestement, la robe siffla dans le courant d’air, Henry l’entendit descendre en courant et quelque temps après marcher dans sa chambre.

Il retourna à sa place, on n’y voyait plus, ce n’était pas la peine de se remettre au travail. Il se promena donc de long en large et regarda dans le jardin la nuit qui commençait à venir ; il pensa à toutes les choses qui lui vinrent dans la tête, mais surtout au bruit que font les jupons des femmes quand elles marchent et au craquement de leur chaussure sur le parquet.