L’Éducation sentimentale (1845)/VIII

La bibliothèque libre.
L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 33-38).

VIII

jules à henry.

« Voilà quinze jours que je n’ai reçu de lettre de toi ; que deviens-tu ? que fais-tu, cher Henry ? pourquoi ce long retard ? Il fut un temps où, quand nous avions été tout un jour sans nous voir, c’était un jour triste ; comme ton oubli m’en fait passer de pareils ! Penses-tu à moi toujours ? Quand tu es parti, quand j’ai vu la diligence t’emmener, je suis rentré chez moi, vide et désolé, comme si la moitié de mon cœur s’en était allée ; j’ai pleuré longtemps et d’autant plus amèrement que ça a été la première grande douleur de ma vie. Tu es à Paris, toi, tu mènes une autre vie, tu vas peut-être faire de nouveaux amis, tu vas aller dans le monde, tu trouveras une femme qui t’aimera sans doute, tu en deviendras amoureux à ton tour, tu seras heureux et tu m’oublieras.

« Pour moi c’est toujours la même chose : je vais à mon bureau à neuf heures et j’en sors à quatre, et je me promène jusqu’à l’heure du dîner. Le lendemain ressemble à la veille, c’est d’une monotonie irritante. Le soir seulement j’écris un peu ou je lis quelques-uns de mes chers livres, de ceux que nous lisions ensemble, que nous déclamions avec enthousiasme, que nous adorions dans l’âme ; c’est encore penser à toi. Oh ! comme je m’ennuie ! je m’ennuie à mourir. Quelle vie je mène ! j’en rirais de pitié si je n’étais aussi triste ! Ô mes rêves !… Qu’en dis-tu ? Me voilà regrettant mes rêves, et je n’ai pas vingt ans ; que sera-ce quand j’en aurai trente, quand j’aurai les cheveux blancs ?

« J’éprouve une grande douceur à songer au temps que nous avons vécu ensemble et à me rappeler la saveur des jours écoulés ; es-tu comme moi ? Là-bas, dans ta chambre, évoques-tu aussi dans ton cœur toutes les joies de notre enfance, toutes nos espérances envolées, toutes nos paroles perdues ? comme elles étaient tendres et belles, nos interminables causeries des après-midi de dimanche, quand nos esprits, partant de concert comme deux oiseaux qui rasent la cime des blés et des grands chênes, couraient sur le monde entier et s’envolaient jusqu’aux limites de l’infini ! Non, il me semble que l’univers n’a jamais été pour d’autres aussi vaste et aussi sonore que pour nous deux. Nous causions de tout, nous aimions tout ; comme nous parlions d’amour ! comme nous chérissions la gloire ! De quelles belles choses nous bercions-nous l’esprit, mon Dieu ! Te rappelles-tu cette admiration pour l’Océan et pour les nuits d’orage ? te rappelles-tu notre passion pour l’Inde et pour la marche des chameaux au désert, pour le rugissement des lions ? te rappelles-tu tout le temps que nous avons passé à songer à la figure de Cléopâtre et au bruit antique d’un char roulant, le soir, sur une voie romaine ? Et puis nous rêvions à nos maîtresses à venir ; toi, tu voulais une pâle Italienne en robe de velours noir, avec un cordon d’or sur sa chevelure d’ébène, la lèvre superbe, l’allure royale, une taille vigoureuse et svelte, une femme jalouse et pleine de voluptés ; moi, j’aimais les profils chrétiens des statuettes gothiques, des yeux candidement baissés, des cheveux d’or fin comme les fils de la Vierge, je rêvais l’être charmant, vaporeux, lumineux, la fée écossaise aux pieds de neige, qui chante derrière les mélèzes au bord des cascades ; rien qu’une âme, mais une âme visible, qu’on peut embrasser sur les lèvres, un esprit qui a des formes, une mélodie devenue femme.

« Je n’ai pas la force de me moquer de ma dernière phrase. Pourquoi l’homme de vingt ans se raillerait-il de celui de quinze, comme plus tard celui-ci sera nié à son tour et bafoué par l’homme de quarante ? à chaque âge de la vie, pourquoi maudire son passé ? pourquoi le méconnaître et l’outrager ? à quoi bon rougir de nos anciennes amours ? n’étaient-elles pas belles quand nous étions jeunes ? Je respecte encore les joujoux cassés, que j’avais quand j’étais enfant, et les rêves plus dangereux où j’ai, depuis, animé mon cœur. Heureux les gens qui peuvent tous les jours se donner un grand festin, et assez riches encore le matin pour ne rien regretter de leur ivresse !

« Mais je regrette tout, moi ; je regrette le temps où j’apprenais à lire et où je pleurais toute la journée. Au collège j’étais toujours puni, maltraité, gourmandé ; je regrette mes jours de retenue, mes jours de rage ; je regrette même les jours qui m’ont semblé les plus tristes, ils avaient un charme singulier que les plus heureux de maintenant ne me redonneront jamais. Mais c’est surtout toi que je regrette, Henry, c’est le charme de vivre ensemble, c’est ce noble parfum de jeunesse et de dévouement qui nous faisait l’un à l’autre, beaux et forts comme des anges. Souvent mes pieds prennent encore la route de ta maison, souvent je t’attends à l’heure où tu avais coutume de venir. Henry, mon pauvre Henry, écris-moi longuement, souvent ; reviens, ta place est vide à cette cheminée où nous nous asseyions côte à côte, je suis seul, je ne vois personne, je ne veux de personne, je t’attends, je m’ennuie. Et puis voilà l’hiver, tu sais comme le mauvais temps me rend triste, et quelle mélancolie j’éprouve à voir la pluie tomber sur les toits.

« L’autre jour, c’était, je crois, samedi dernier, il faisait encore un rayon de soleil ; j’ai été me promener hors la ville, du côté des remparts, sur ce terre-plein couvert de gazon, d’où l’on voit toute la vallée et la petite rivière de notre pays qui serpente entre les saules. Elle était gelée, le soleil donnait dessus, c’était comme un grand serpent d’argent arrêté sur l’herbe. L’hiver, nous allions là aussi, et que de fois cette comparaison ne nous est-elle pas venue à l’esprit ! En m’en retournant, j’ai passé par la rue aux Orties, qui donne sur la cour du collège, je me suis avancé par-dessus le mur et j’ai regardé dans la cour. J’ai vu les marronniers sous lesquels nous jouions, et ce grand peuplier qui frissonnait aux vitres de notre étude et qui, le matin en été, quand nous arrivions encore tout endormis, était couvert d’oiseaux gazouillants qu’il balançait sur sa tête. J’y suis resté longtemps ; je me suis revu là, le premier jour, entrant, inconnu, au milieu de vous, et toi qui es venu le premier et qui m’as parlé ; et puis tout le reste s’est déroulé lentement dans mon souvenir, les cris quand on entre en récréation, et le bruit de nos balles contre le grillage des fenêtres, et l’air chaud, humide et étouffé des classes, etc.

« Il y avait une fenêtre sur laquelle le soleil couchant jetait tout son feu, on eût dit de l’or enflammé ; j’ai été longtemps à me rappeler quelle fenêtre c’était : c’était celle de la prison, je l’ai reconnue ensuite à la couleur de la pierre blanche, par les rayures de nos noms que nous y écrivions avec nos couteaux. Enfin je m’en suis retourné, pensant à nous deux, pensant à toi, me demandant où tu étais à cette heure-là, ce que tu faisais alors à Paris : « Il est peut-être au spectacle, me disais-je, il est dans les rues, il va, il rentre, ou il sort ; où est-il ? »

« Du courage ! dans quatre mois, à Pâques, tu viendras, et puis l’année prochaine il n’est pas encore dit que je ne t’irai pas rejoindre. Ainsi toute espérance n’est pas encore perdue, je me réconforte moi-même pour ne pas trop me désespérer. Si tu étais là, au moins, tu me soutiendrais ; j’ai mille angoisses sans cause, mille tristesses sans motif, j’en ai laissé là mon drame dont je t’avais parlé : Le Chevalier de Calatrava. Quand je veux écrire, je ne trouve pas un mot ou bien je ne pense plus à mon sujet ; je vais pourtant le reprendre, il sera fini avant un mois, je te le lirai à Pâques, quand tu viendras ici.

« Adieu, cher Henry, je t’embrasse.

« Ton ami,
« Jules.

« P.-S. — Envoie-moi par la poste le Schiller que je t’ai demandé, j’en ai besoin pour mon travail. C’est bientôt le jour de l’an ; te rappelles-tu de notre joie au jour de l’an, et des cadeaux que nous avions, de nos beaux livres recouverts de papier de soie… mais pour moi, maintenant, chaque année qui revient ne s’ouvre pas par une fête ! Adieu, mille tendresses. »

Les souvenirs communs que la lettre de Jules rappelait n’eurent pas de mal à émouvoir son ami, ils lui arrivèrent, en effet, par un jour d’ennui, un sot jour de décembre, âpre et terne, alors qu’on ne peut pas sortir parce que le temps est trop vilain, ni rester à lire chez soi parce qu’if ne fait pas assez clair.

Il relut la lettre deux fois et en savoura toute la tendresse amère ; lui aussi, il pensa à cette moitié de lui-même, laissée là-bas avec tant d’autres chères affections ; il pensa à sa mère, à sa sœur, au foyer paternel plein de douceurs et de caresses, aux murs de la maison, si chauds, si bons pour vous, muets amis qui vous abritent, vous voient grandir ; il se plaignit lui-même, il s’attendrit sur son isolement, et une larme vint lui rougir la paupière.

En ce moment-là, la sonnette de la grande porte sonna, quelqu’un monta l’escalier en courant, la clef de sa chambre tourna rapidement dans la serrure, il entendit marcher derrière lui.

— Pardonnez-moi si j’entre chez vous, dit Mme Renaud en s’avançant, mais je reviens de la promenade, il n’y a pas de feu d’allumé chez moi, je suis morte. Quel temps affreux !

Elle releva son voile, tira un peu sa robe par le bas, et avança le pied sur un chenet pour se chauffer. Le grand air lui avait donné des couleurs, ses joues étaient roses, toutes fraîches et un peu bleues ; ses yeux étaient humides et plus doux encore qu’à l’ordinaire. Elle ôta ses mains de dedans son manchon, elle était gantée très juste, surtout au poignet. Rien n’est joli comme un étroit gant blanc qui sort d’un gros manchon doublé de rose, tenant un mouchoir brodé bien chiffonné, bien chaud et sentant bon ; rien n’est joli comme cela, lecteur, si ce n’est la main elle-même, quand elle est belle.

Et Henry oublia de suite le drame du Chevalier de Calatrava ainsi que son auteur, ainsi que le collège, ainsi que ses parents et que son toit natal, dont le souvenir lui avait tout à l’heure fait verser des larmes.