L’Éducation sentimentale (1845)/IX

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 39-46).

IX

Le lendemain il alla voir Morel.

C’était un singulier homme que ce Morel, un de ceux que les bourgeois qualifient d’original, que les gens d’affaires regardent comme artiste et que les artistes trouvent vulgaire, avec assez de raffinements dans la raison et fort peu dans le sentiment, sans luxe et sans vanité, plein de droiture et d’entendement ; une moitié d’avocat jointe à une moitié de banquier, sauf les lâches réticences du premier et la cupidité du second, mais participant bien de ces deux nature par l’aplomb et par la verve, par l’esprit d’ordre et par l’entraînement presque poétique qu’il donnait aux intérêts de bas étage et au travail subalterne qui usait sa belle intelligence.

Il était de ces gens doués de toutes les qualités qui devraient faire arriver à la fortune, s’il s’y joignait quelque vice, mais que le calme de leur esprit ou les circonstances contraires écartent également à jamais du pouvoir, où ils auraient fait sinon de grandes choses du moins de bonnes choses ; hommes nés pour l’action, mais pour une action de chaque jour, simple, laborieuse, que le travail n’impatiente jamais et qui l’exécutent avec acharnement d’un ouvrier à la tâche, avec le génie d’un premier commis, excellents secrétaires, mauvais ministres, rédigeant bien des notes, incapables d’écrire une ligne, machines intelligentes et rien au delà.

Pauvre, il s’était fait un métier ; élevé pour le trafic, il s’était tout appris. Les agents de change, les avoués, les notaires, les faiseurs et manieurs d’argent de toute espèce, au milieu desquels il vivait, n’avaient pu effacer son honneur primitif ni salir cette bonne nature, que plus d’imagination ou un cœur plus chaud eût rendue peut-être plus héroïque et propre aux grandes choses. Spectateur de beaucoup d’infamies, il n’avait pris part à aucune, mais il gardait pour les coupables une haine injurieuse que ne comprennent pas les gens d’esprit. Vivant journellement avec des millionnaires, il ne souhaitait que vingt mille livres de rentes, mais il les traitait tous d’imbéciles et de parvenus, et le leur disait quelquefois à la face, ce qui lui donnait un vernis d’indépendance et en faisait presque un gentilhomme, quoiqu’il fût né au village et sentît toujours quelque peu son procureur. Il n’avait jamais eu le temps ni d’aimer ni de jouer, de sorte qu’il se moquait de l’amour et blâmait les joueurs, une moquerie un peu lourde, moquerie de l’honnête homme qui n’a pas traversé les passions, et qui ne comprend pas la tempête, parce qu’il n’a jamais vu la mer. Dans sa jeunesse même il n’avait rien rêvé, il y a des gens ainsi faits. Excellent garçon, du reste, bon vivant, sybarite autant qu’il le pouvait, sensuel comme il convient à l’homme moderne, aimant l’orgie jusqu’au moment où l’on casse les glaces, c’eût été l’homme d’Horace, s’il eût eu plus de goût, et il n’avait pourtant pas mauvais goût : il admirait frénétiquement Béranger et savait Paul-Louis par cœur.

Henry le trouva encore au lit et fumant sa pipe matinale, accoudé sur son oreiller, lisant un roman, la fenêtre ouverte.

Dès qu’il le vit entrer, il commença par lui adresser, sur la rareté de ses visites, cent injures amicales ; après quoi, il lui demanda des nouvelles de toute la famille, du pays et de ses habitants.

— Eh bien, jeune homme, dit-il, qu’est-ce que nous faisons ici ? travaillons-nous ? nous amusons-nous ? piochons-nous ? bambochons-nous ? Où en est l’amour ? contez-moi vos conquêtes, avez-vous une maîtresse ? Parlez, que diable ! vous êtes triste, mon brave.

Henry, ne sachant trop que dire, répondit par des choses assez insignifiantes.

— Ah ! vous vous ennuyez, mon pauvre Henry ! dame ! je crois bien, mais vous vous y ferez ; il faut venir souvent dîner avec moi, nous causerons ensemble, nous rirons un peu, la vie est courte, de bons moments passés avec des amis sont une bonne chose.

Henry le remercia et commença à l’aimer ; il se rappelait que chez son père, lorsqu’il était enfant, il y avait dix ans de cela, et que venait Morel, celui-ci lui plaisait assez par sa gaieté et ses airs faciles, quoiqu’une certaine raillerie inintelligente l’empêchât d’avoir pour lui cette passion profonde et toute particulière que les enfants conçoivent de suite pour l’homme, qui devient dès lors leur type et leur idole.

— Quelle dégoûtante littérature ! fit Morel en lançant sur sa table le livre qu’il tenait à la main.

Et il sortit une jambe du lit et passa une botte.

Henry regarda le titre du roman, c’était un de ceux qu’il aimait le plus, il ne répondit rien, mais il rougit jusqu’aux oreilles.

— Est-ce que vous lisez ça ? demanda Morel.

Henry avoua que oui.

— Eh bien, pour moi, je suis votre serviteur, je trouve ça trop stupide, répondit Morel.

« Imbécile » ! se dit Henry en lui-même.

Morel passa la seconde botte et continua à parler tout en s’habillant. À parler de quoi ? est-ce que cela se demande ? Jetez un chat par la fenêtre, il tombera sur ses pattes ; renfermez deux hommes dans une chambre, ils causeront de femmes, pour ne pas dire plus, c’est à qui mentira le mieux et étalera complaisamment les théories les plus libidineuses ; il n’y a que les cagots et les grands voluptueux qui se taisent. J’ai aussi connu des hommes vierges qui brillaient par leur cynisme, des enfants à peine développés dont la parole eût fait rougir un vieux juge, Morel était de ce nombre. Sur ce sujet-là il devenait pittoresque et fécond ; tout ce qui s’est écrit là-dessus de technique, littérature oubliée qui a amusé nos grands-pères, il l’avait lu ; tout ce qui court à Paris de délicieusement obscène et d’agréablement infâme, il le savait avant tout le monde ; tout ce qui s’y fait de salement beau, il l’avait fait ; tout ce qui s’y vend chaque jour, il l’achetait. La prostituée était sa maîtresse, la chanson grivoise était sa romance, mais cet homme-là n’eût pas su faire sa cour à la femme d’un épicier ni se faire aimer d’une petite fille de douze ans ; il n’avait jamais aimé, aucune femme ne l’avait aimé ; il s’en moquait, n’en sentant pas le besoin ; il s’en trouvait heureux, ayant avec terreur observé chez d’autres les épouvantables effets de cette folie d’amour.

Jamais non plus la main d’Henry n’avait tremblé dans celle d’une femme, à cette pression étrange de ces doigts souples et doux qui ne vous serrent pas comme ceux des hommes ; jamais non plus des regards humides n’avaient brillé dans les siens. Il n’y avait dans son cœur aucune relique sacrée, aucun souvenir d’un être adoré, blessure fermée qui vous démange encore et que l’on sent toujours vaguement, même dans l’engourdissement des jours calmes. Il avait bien fait des vers adressés à son amante, mais il n’avait pas eu d’amante, les deux ou trois femmes qu’il s’était excité à aimer s’étaient vite enfuies de sa pensée, à peine si elles avaient passé dans sa vie en le frôlant seulement du bout de leurs ailes. À lui aussi, sa virginité s’était perdue au lupanar, autel maudit où vient mourir l’innocence du jeune homme, comme le lit de noces voit tomber celle de la jeune fille, fatalité commune à laquelle tous les deux sont condamnés : le premier y court en ivresse, la seconde s’y laisse pousser en pleurant. On dirait que l’amour qui doit suivre veut, pour ses luttes ardentes, des cœurs tout neufs et des corps aguerris.

Mais Henry espérait, il attendait, il rêvait, il souhaitait, il croyait encore à la volupté qui s’écoule du regard des femmes et à toute la réalité du bonheur de la vie, époque d’illusions, où l’amour bourgeonne dans l’âme. Ah ! savoure-la, enfant, savoure-la, la première brise parfumée qui s’élève de ton esprit ; écoute le premier battement de ton cœur tressaillant, car bientôt il ne battra plus que pour la haine, car il s’arrêtera ensuite comme le balancier cassé d’une horloge, car viendra vite la saison où les feuilles tombent, où les cheveux blanchissent, où toutes les étoiles filent de ce vaste firmament, dont les feux s’éteignent tour à tour.

Voilà les deux hommes qui parlaient ensemble de jouir et d’aimer. Morel communiquait à Henry ses opinions personnelles et ses goûts intimes, Henry riait, l’approuvait, il disait que c’était également sa manière de voir et sa façon d’agir ; tous deux se raillèrent donc du sentiment et vantèrent la belle viande, sans avouer que l’un leur était inconnu et que l’autre leur devenait à charge.

Morel, ne doutant pas qu’une maîtresse ne fût une denrée commune, demanda à l’écolier s’il en avait une quelconque.

— Ça vous arrivera, continua-t-il, un jour ou l’autre, à l’heure que vous y penserez le moins. Ne vous laissez pas mener par elle toutefois ; si vous l’aimez trop, vous êtes un homme perdu, il n’y a rien qui rende les hommes stupides comme cela, ce serait fâcheux pour vous, avertissez-moi à temps pour vous tirer du bourbier ; faites l’amour à droite, à gauche, courez la catin, aimez la femme mariée ou la grisette, tout est bien, tout est bon, mais pas de sentiment surtout, pas de bêtises, morbleu ! pas de phrases, j’ai connu d’excellents garçons qui se sont perdus avec cette manie-là.

Henry l’écoutait avec étonnement.

— On dirait que vous avez été pris vous-même, dit-il en riant.

— Moi ? fit Morel, ma foi, non, je vous jure, mais j’enrage de voir chaque jour des gens d’esprit abrutis sous un cotillon ; vous ne les voyez plus, ils ne sortent plus, ils restent chez eux, dans leur lit, dans leur nid, avec leur maîtresse, avec leur femelle. Autrefois vous les connaissiez libres, joyeux, bons gaillards, et maintenant… Autrefois ils travaillaient, maintenant ils dorment, ou ils promènent Madame. Leur argent ? ils le gardent pour leur ménage de portier ; leurs amis ? ils les abandonnent pour leur fillette… Et puis je ne sais comment cela se fait, mais leur esprit se rétrécit, ils deviennent mesquins, crétins, ouvriers endimanchés, fort heureux quand le mariage ne s’ensuit pas. Ah ! grand Dieu ! je vous en prie, n’allez pas faire comme eux.

Henry ne comprenait pas bien tout cela, mais comme les femmes auxquelles Morel faisait allusion n’étaient pas de celles qu’il souhaitait :

— Ne craignez rien, lui répondit-il, cette vie-là me sourit peu. Je ne pourrais, d’ailleurs, jamais aimer qu’une femme riche… une femme du monde…

— Ah ! vous en êtes encore là ? dit Morel, c’est un tort, ça ne vaut pas mieux qu’autre chose… De mon temps, dans votre quartier, nous fréquentions la grisette ; cette pauvre grisette ! il y en avait qui étaient bonnes filles… j’en ai connu une…

— Qu’est-ce que vous dites de la Rosalinde ? demanda tout de suite Henry.

C’était la cantatrice à la mode, la beauté de Paris, la maîtresse du Prince, une femme magnifique, qui eût dévoré le revenu d’un empire ; Henry n’y pensait qu’avec des frémissements dans les vertèbres.

— Elle couche avec son cocher, dit Morel. Est-ce que vous aimeriez les femmes de théâtre ? ajouta-t-il.

Henry répondit qu’il les aimait toutes et que leur voix lui faisait bondir le cœur, que le bruit de leurs pieds sur les planches de la scène retentissait en lui et irritait toute sa sensibilité, mais il ne parla plus de la Rosalinde.

— Sait-on jamais le vrai avec ces créatures-là, reprit Morel ; quand elles se sont ôté tout leur plâtre et tout leur coton, elles restent souvent plus délabrées qu’un vieil hôtel garni dont on a enlevé tous les meubles… Tenez, il y a une femme que vous connaissez, qui n’est plus jeune, je l’avoue, mais que j’aimerais encore mieux que tout cela.

— Qui ? demanda Henry.

— Vous logez chez elle, répondit Morel.

Mme Renaud ? fit Henry étonné.

— Oui. Qu’est-ce que vous en trouvez ? N’est-ce pas qu’elle a d’admirables yeux ? Avez-vous remarqué ses mains ? pour vous, qui avez des goûts aristocratiques, elles doivent vous convenir… Je crois, vive Dieu ! ajouta-t-il, à voir votre figure, qu’elle vous plaît assez.

Et tout en se regardant dans un miroir, devant lequel il ajustait sa cravate, il lui lança de côté un regard questionneur, railleur, encourageant.

— Oui, elle est bien, répondit Henry le plus froidement qu’il put.

Il y eut une pause.

— Il ne faudrait pas vous en cacher, reprit Morel. En quels termes êtes-vous avec elle ?

Henry fut désarmé, la vanité bouillonnait, il sourit comme un fat, d’un sourire factice et exagéré.

— En d’assez bons… en d’assez bons…

— Le père Renaud est un bon homme, un bon jobard, un vrai mari. Vous n’avez rien à craindre de ce côté-là… Ah ! ah ! jeune homme, ajouta-t-il en riant, vous plaisez déjà aux jolies femmes ?

Henry sourit, et cette fois de bon cœur.

— Mais je n’en sais rien.

— Bah ! ne faites donc pas le modeste. Voyons, en seriez-vous désolé ?

— Quelle demande !

— Eh bien, alors, courage ! volez à Cythère, bel amour, et décochez… décochez !

Morel prit son chapeau et reconduisit Henry jusqu’à l’entrée de la rue Mazarine, en continuant de lui parler de Mme Renaud et de son époux, qui aussi, jadis, avait été son maître ; il lui donna des détails, il lui conta des histoires, il l’exhorta à être ferme et hardi.

Henry, en se séparant de lui, lui serra la main avec effusion. Je ne peux pas dire ce qu’il éprouvait pour lui, mais il l’adorait, il le vénérait, et pourtant son esprit ne se plaisait pas avec le sien, ni son cœur avec son cœur. Chemin faisant, il pensa à Mme Renaud, il la vit devant lui, marchant, détournant la tête, lui souriant ; il rumina longuement les derniers mots qu’il avait dits sur elle, et se demanda dans la conscience s’il l’aimait réellement.

L’aimait-il en effet ? je n’en sais rien.