L’Éducation sentimentale (1845)/X

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 46-54).

X

Depuis quelque temps son cœur n’était pas calme, état maladif et voluptueux où la poitrine se gonfle et où l’appétit diminue.

Une force toute nouvelle lui coulait dans les membres avec le sang ; jamais, en marchant, il n’avait si haut levé la tête ni tendu le jarret d’une façon plus souple et plus vigoureuse. Autrefois, la nuit, il dormait mieux, et le matin, jusque bien avant dans la journée, il n’avait pas, comme maintenant, cette lassitude mêlée d’un doux vertige que l’on éprouve pour avoir trop longtemps respiré des fleurs. Il ne se rappelait pas ses songes et il passait toute la journée à tâcher de se les rappeler, il eût tout donné pour les retrouver, car vaguement il se ressouvenait qu’ils étaient beaux. Quand il faisait du vent dans la rue, il ôtait son chapeau et laissait la brise courir dans sa chevelure, des mains invisibles et fluides lui passaient sur la tête et lui donnaient des tressaillements.

Le soir, dans sa chambre, il ouvrait la fenêtre, Mme Renaud aussi ouvrait quelquefois la sienne ; il restait longtemps accoudé, à regarder la figure de la lune et les nuages rouler, il eût voulu loger dans les étoiles, et puis quelque chose se crispait en lui et il soupirait. Ah ! quel soupir ! un soupir immense, avec lequel il eût voulu partir tout entier.

Il ne travaillait plus, tout l’ennuyait, et cependant un bonheur naissant ouvrait ses ailes dans son âme et chantait comme les oiseaux à l’aurore.

« Qu’ai-je donc ? qu’ai-je donc ? se disait-il à lui même, est-ce là ce que l’on appelle l’amour ? est-ce que je l’aime ? Je ne sais pas ce qu’il y a, mais elle embaume l’air, toute sa maison est pleine de son parfum, partout où je vais elle me suit, il me semble que je suis pris dans son vêtement et que je remue à tous les plis de son tablier ; malgré moi ses bandeaux noirs qui reluisent attirent mes yeux comme un miroir », et il s’arrêtait, prêtait l’oreille, épiant le bruit qu’elle faisait en marchant dans sa chambre. Elle fermait la fenêtre, les rideaux glissaient sur la tringle, et puis il se penchait en avant pour voir s’il y avait encore de la lumière sur les vitres.

« Non, sa lampe est éteinte, elle est couchée, elle dort. Comment dort-elle ? elle est sur le dos, sans doute, la bouche mi-ouverte, le corps à demi sorti du lit, le bras droit sous la tête ; elle a une chemise blanche, une chemise fine, bordée de dentelles, comme celle qu’elle porte sous sa robe de chambre ; elle est toute chaude de la chaleur de ses membres, elle est ouverte peut-être, on voit son épaule appuyée sur l’oreiller qui cède doucement et lui entoure la tête. »

Et il se mit à l’aimer, à aimer sa main, ses gants, ses yeux, même quand ils regardaient un autre, sa voix quand elle lui disait bonjour, les robes qu’elle portait, mais surtout celle qu’elle avait le matin, une façon de sarrau rose à larges manches et sans ceinture, à aimer la chaise ou elle s’asseyait, tous les meubles de sa chambre, la maison tout entière, la rue où était cette maison.

Il attendait avec anxiété l’heure des repas, où elle était à table en face de lui ; le soir, il désirait être au lendemain et ainsi de suite. Les jours s’écoulaient et les semaines, il y avait tant de douceur à exister près d’elle ! Dans le jour elle allait et venait, il l’entendait vivre ; la nuit, sous le plancher où elle marchait, il la sentait dormir.

Elle avait coutume tous les matins, même en hiver, de descendre dans le jardin et de s’y promener. Henry allait quelquefois avec elle, il lui donnait le bras, ils marchaient ensemble côte à côte, ses pieds écrasaient les grains de sorbier tombés dans les allées ; l’air frais, qui faisait frissonner les pattes de son bonnet de nuit, agitait son large vêtement ; d’autres fois, la prenant par derrière, le vent lui poussait sa jupe et accusait ainsi tous les contours de sa taille. Ou bien on se baissait pour cueillir une violette cachée sous l’herbe ; quand il y avait du soleil, on s’asseyait sous la tonnelle et l’on causait.

D’abord leurs entretiens avaient été longs, très abondants d’idées et de sentiments ; peu à peu ils devinrent entrecoupés, presque silencieux. À l’époque dont je parle ils ne savaient plus guère que se dire.

Henry prêtait des livres à Mme Émilie, des poésies, quelques romans, elle les lisait en cachette, le soir, dans son lit, et elle les lui rendait avec mille marques d’ongle aux endroits délicats. Ils en dissertaient seuls, le lendemain, au jardin, ou le soir, dans le salon, quand tout le monde jouait aux cartes ou écoutait M. Renaud faire des contes.

Ils désiraient tous deux être à l’été. « Ah ! s’il faisait beau, disaient ils, nous monterions à cheval et nous galoperions longtemps dans les bois et sur le tapis vert des prairies ». Ils auraient voulu s’en aller, au fond des forêts, écouter l’eau couler sur la mousse et le rossignol chanter la nuit.

Dans leurs discours sur les choses de ce monde, Mme Renaud parlait beaucoup des tendres sentiments et des affections du cœur ; Henry, de la beauté et de la bravoure. Depuis quelque temps, en effet, il se sentait brave et fort, un duel ne lui eût pas déplu, surtout s’il en fût sorti avec une blessure et que Mme Renaud l’eût admiré. C’était, vous dis-je, un oubli complet du monde et une extase sans fin sur le soleil, sur la nuit, sur la mer, sur la lune, sur les nuages, sur les ruines, sur la poésie, sur l’amitié.

Mais les plus doux moments étaient ceux où, ayant épuisé toute parole humaine et se taisant, ils se regardaient avec des yeux avides, puis ils baissaient la tête et, absorbés, songeaient à tout ce qui ne se dit pas. Quand ils se réveillaient de leur rêverie, Henry rougissait, Mme Renaud souriait de son plus délicieux sourire, clignant des yeux, la tête en arrière et de côté, le cou gonflé comme une colombe qui roucoule.

Pas un dimanche ne se passait sans qu’elle ne vînt le voir dans sa chambre, l’après-midi, au crépuscule, à l’heure la plus mélancolique de la journée ; elle lui parlait de sa famille, qu’elle eût voulu connaître, de sa mère, de sa sœur surtout, qui lui ressemblait, elle les chérissait tous. Lui aussi s’inquiétait de sa vie passée, de son enfance et de ses caprices de petite fille, de ses amies du couvent, s’efforçant par l’imagination de ressaisir tous les jours qu’elle avait vécus loin de lui, et de les mêler à ses propres souvenirs. Autrefois elle allait au spectacle, elle faisait des visites avec M. Renaud, ou elle sortait pour quelque emplette ; maintenant, à peine si elle voit son amie Aglaé, toute distraction lui fait horreur, mettre le pied hors de chez elle lui est antipathique. M. Renaud en vain l’engage-t-il souvent à prendre l’air et à faire un tour, elle ne bouge, et il sort à la fin tout seul, maugréant sur cet entêtement sans cause et sur les caprices inattendus de ce sexe volage.

Son humeur, en effet, est bien changée. Jadis elle était assez triste, ennuyée, nonchalante, un peu boudeuse, elle grondait monsieur son mari, elle s’emportait quelquefois, elle le tracassait sur ses pantalons sans dessous de pied et sur son goût pour les fromages de Roquefort ; mais maintenant elle est gaie, elle est vive, son œil brille, elle ne soupire plus, elle court dans l’escalier, elle chante en cousant à sa fenêtre, on entend ses roulades et ses éclats de voix retentir dans la maison. On la dirait rajeunie, elle a quinze ans, son mari l’adore, elle est si bonne, si douce ! elle lui laisse tout faire, il est le maître, il peut commander le dîner, ne rien ordonner, s’il lui plaît, à peine si elle s’en apercevra. À table il dit tout ce qu’il veut et il n’est pas contredit ; il choisit lui-même ses gilets, il va dîner seul en ville, il oserait même découcher, jamais il n’a été si heureux en ménage.

Mais en revanche Henry ne rit plus avec M. Renaud, il ne cause plus avec Alvarès et Mendès, qui ne lui font plus la confidence de leurs amours, il n’écrit ni à ses parents ni à Jules, Morel l’ennuie, et cependant il va souvent le voir, attiré par le besoin de lui dire un peu ce qui se passe dans son cœur. Morel se moquait de lui, il l’égayait parfois, mais il l’irritait presque toujours.

De tout le monde qui vivait dans la maison de M. Renaud, personne ne s’apercevait de ce qu’Henry et Mme Émilie éprouvaient l’un pour l’autre, à peine, je crois, s’ils se l’avouaient à eux-mêmes. Heureux tous deux, ils vivaient dans la plénitude de leur sentiment, jouissant de s’aimer, espérant bien qu’ils s’aimeraient plus encore, s’avançant dans cette béatitude comme en un chemin facile, inondé de clartés divines, parfumé de chaudes brises, tranquilles et enivrés, presque endormis même.

Alvarès aussi aimait de plus en plus Mlle Aglaé, il avait extrait des keepsakes beaucoup de pièces de vers sur la chute des feuilles, sur un baiser, sur la rêverie, sur des cheveux, et il les copiait dans un bel album tout neuf. Mendès avait rencontré deux fois Mme Dubois, sa gorge lui bouleversait les nerfs, il apprenait à jouer de la flûte. Le seul Shahutsnischbach n’était pas amoureux, il travaillait toujours aux mathématiques, les mathématiques dévoraient sa vie, il n’y comprenait rien. Jamais M. Renaud n’avait eu de jeune homme plus studieux… ni plus stupide, Mendès lui-même le regardait comme un butor.

Tous ces gens-là aimaient. Ils vivaient sous le même toit, isolés quoique réunis, cachant leur sentiment, poursuivant leur idée, leur manie, chacun avec un amour divers et des songes à lui. Il n’en est pas de même des moutons : quand vous les voyez brouter au versant des collines, ou cheminer tassés en troupeau et bêlant le long de la grande route, ils n’ont qu’une idée, dites-vous, c’est l’herbe qui est tendre ; qu’un amour, c’est le bélier qui se pousse sur eux ; qu’une crainte, c’est le chien qui leur mord les jarrets ; qu’un souci, c’est l’homme rouge au grand couteau qui coupe le cou de leur famille. Mais les hommes ? qui dira ce qui se passe dans tous ces crânes couverts de chapeaux ? et où vont tous les pas de ce grand troupeau à l’œil sombre ?

Un soir, Henry était dans le cabinet de Mme Renaud — c’était, dans la semaine, le lieu de réunion après le dîner — il était assis à côté de lui ; Mme Émilie, de l’autre côté de la table, brodait des manchettes, Mendès songeait à Mme Dubois en tisonnant dans le feu, M. Renaud lisait les Débats ; on ne disait rien, Henry avec une plume dessinait des bonshommes sur une feuille de papier.

— Montrez-moi donc de votre écriture, lui dit Mme Renaud en se rapprochant de lui.

Il poussa également sa chaise vers elle, leurs deux cuisses s’effleuraient, leurs bras se touchaient, ils se sentaient l’un l’autre depuis l’épaule jusqu’au genou. Henry signa son nom, Mme Renaud prit la plume et lui signa le sien ; c’était une écriture un peu ronde et tremblée. Toute la page se trouva bientôt remplie de paraphes et de toutes sortes de signatures ambitieuses. Henry écrivit deux vers de Byron, en anglais ; Mme Renaud, un vers de Dante, en italien. Elle laissait aller la plume sur le papier et faisait des hachures, comme pour ombrer un dessin. Une fois elle traça en petits caractères « m’ama », qu’elle effaça aussitôt ; Henry écrivit à son tour le mot « bonheur » et le biffa ensuite d’un gros trait d’encre.

M. Renaud sommeillait dans son fauteuil, Mendès lisait le feuilleton. Or Mme Renaud plia la feuille en deux et écrivit sur le revers : « J’irai demain rue de Castiglione » ; Henry lui prit encore une fois la plume des mains et écrivit : « Vous passerez par les Tuileries ». Elle sourit avec sa charmante manière, prit le papier et le jeta au feu, Henry le regarda brûler : il se roula sur lui-même en une gaze noire, chiffonnée, frôla, sans le réveiller, le bout de la pantoufle de M. Renaud, deux ou trois fois monta et descendit dans la cheminée, soutenu par le vent, puis, quand sa dernière étincelle fut éteinte, il s’envola tout à fait.

C’était bien un rendez-vous, il se promit de n’y pas manquer. Oh ! que le temps lui sembla long jusqu’au lendemain ! la voir chez elle, dans sa maison, la voir comme tous les jours, ce n’était pas la voir comme il le voulait, comme il l’attendait cette fois-là. Il guetta donc le moment où elle sortit, et cinq minutes après il s’élança dehors, sauta dans le premier cabriolet venu, donna vingt sols de pourboire au cocher, qui écarquilla les yeux, et arriva enfin à la grille des Tuileries, le cœur plus gonflé d’orgueil que tous ceux qui jamais y entrèrent clairons en tête et tambour battant.

Le temps était sombre, de gros nuages couraient vite sur la cime des arbres, leur écorce verte suintait comme les murs par un temps de dégel, la surface du grand bassin, toute jaune et couverte de feuilles mortes, se ridait sous le vent, les cygnes étaient rentrés dans leur cabane, les bonnes appelaient à elles leurs enfants, les bourgeois hâtaient le pas, craignant la pluie, la sentinelle avait passé sa capote. Henry s’assit sur un banc pour respirer, il étouffait comme dans le passage Véro, au mois d’août, la sueur coulait sur son front, sa gorge était brûlante, ses mains tremblaient ; elle ne venait pas, mais elle allait venir. Il se leva, il marcha de long en large, en tous sens, inquiet, le lorgnon braqué sur l’œil, tachant de la reconnaître de loin, s’attendant à voir son châle blanc apparaître tout à coup dans une allée.

Comme elle tardait !

Le ciel se rembrunit, l’air s’adoucit, et les arbres cessèrent de faire leur grand bruit dans leurs rameaux dépouillés ; la neige tomba, elle s’épaississait, la nuit commençait, les lumières du château s’allumèrent ; il était déjà quatre heures, elle ne venait pas. Il n’y avait presque personne dans le jardin ; les statues de marbre, couvertes de neige, se tenaient immobiles dans leur pose et le jour, tombant sur leurs formes, animait leur pâle blancheur, elles semblaient vivre. Espérant que le temps passerait ainsi plus vite, il en regarda deux ou trois le plus longtemps et avec le plus d’attention possible ; elle ne venait pas. « Elle me l’a pourtant bien promis, se disait-il ; est-ce qu’elle me tromperait déjà ? oh ! mon Dieu, mon Dieu ! » et il se mordait les lèvres de dépit, et trépignait, prêt à crier comme un enfant qui s’exaspère. Il n’écoutait pas le bruit des voitures roulant dans la rue de Rivoli, il ne regardait ni le jardin, ni le palais illuminé dans toute sa façade, il ne pensait ni au roi qui l’habite, ni aux ministres qui y viennent, ni à tous les monarques qui y ont dormi, ni à tout l’or qui y a cuvé ; il ne pensait à personne, mais à lui, mais à elle, mais à eux deux, et à rien autre chose dans le monde.

« Elle ne viendra pas, se dit-il, voilà déjà un siècle que j’entends sonner les heures, les quarts, les demies, attendons-là encore dix minutes », et, les dix minutes écoulées : « encore un quart d’heure, car elle ne peut manquer », puis la colère le prit et il s’enfuit en courant, et jurant dans son âme par tout ce qu’il savait de blasphèmes et de malédictions.

Il trouva Mme Renaud rentrée depuis longtemps et ayant repris déjà son costume de chambre, il avait beaucoup plu tout l’après-midi et elle était rentrée en voiture.

On se mit à table, il avait le cœur serré comme dans un étau, chaque bouchée l’étranglait ; à peine eut-on levé le siège qu’il remonta s’enfermer dans sa chambre, se jeta à plat ventre sur son lit et y pleura tout à son aise.