L’Éducation sentimentale (1845)/XII

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 65-77).

XII

jules à henry.

«  Grande nouvelle ! grande nouvelle ! il y a ici une troupe de comédiens, on va jouer mon drame, oui, Henry, mon Chevalier de Calatrava, qui est fini, terminé, j’ai fait le cinquième acte cette nuit ; je viens de me réveiller, je suis encore tout étourdi et endormi, je compte surtout sur la scène des tombeaux comme effet, tu verras ça. Voici du reste comment tout cela est arrivé :

« Un matin que je me promenais du côté de la rivière, je vis de loin, assis sur des troncs d’arbres abattus, une espèce de gaillard vêtu d’une redingote à brandebourgs, qui fumait tranquillement sa pipe en contemplant le paysage. Quand je passai près de lui, il se leva et m’aborda avec aisance en me demandant du feu. Il fumait une petite pipe en écume de mer, à glands d’or, d’assez mauvais goût, et portait sur la tête une casquette de toile cirée ; il avait de longs cheveux, parlait vite, avec un accent méridional un peu dur et criard, mais toute sa personne avait quelque chose de franc et spirituel qui plaisait fort à première vue ; je l’aurais pris volontiers pour quelque dentiste en voyage ou pour un commis voyageur de haute volée, mais il m’apprit bientôt qui il était, sans que je le lui eusse demandé : c’était M. Bernardi, directeur actuel de notre théâtre. Tu penses bien, dès lors, que nous causâmes littérature, théâtre ; il connaissait tous ceux de Paris et en parlait en maître, semant son discours de traits hardis, de remarques neuves, critiquant les réputations établies et m’en révélant d’inconnues. Les gens qu’il admirait n’étaient peut-être pas ceux que j’admirais le plus et réciproquement ; ainsi, il déteste les drames en vers, prétendant que la prose va mieux à la scène.

« Le hasard voulut que le lendemain je le rencontrasse à la même place ; la conversation se renoua de plus belle, et sur les mêmes sujets que la veille. Bernardi est un jeune homme, il n’a pas plus de trente-huit ans ; c’est un bon diable, fort gai et bon vivant s’il en fut, il parle de femmes comme on parle de chevaux, nous avons beaucoup ri ensemble.

« Nous devînmes vite les meilleurs amis du monde ; chaque jour, pendant une semaine, nous nous promenions ensemble le matin, et le soir nous nous rencontrions encore au café. Il était enchanté, disait-il, de trouver quelqu’un avec qui causer, car il déteste la province ; en cela je suis bien de son avis. Il me donna mes entrées gratuites, mais je n’osais trop en profiter, quand un jour, dimanche dernier, m’ayant engagé à le suivre à une répétition, je l’accompagnai, et c’est là que commence cette longue histoire que je t’envoie.

« Quand nous entrâmes dans la salle, tout était vide ; dans les loges, les banquettes étaient relevées, les portes ouvertes, les grilles à demi abaissées. À peine y voyait-on, un jour faux et éclatant tombait d’en haut sur le parterre et, passant entre les décors, traçait de longues lignes de lumière sur les planches de la scène ; un grand rayon de soleil, entré par un trou de la muraille, traversait en diagonale tout le théâtre, une poussière dorée et remuante montait en tressaillant dans cette ligne droite, un quinquet de la rampe, frappé par lui, brillait et éclairait comme allumé. On marchait dans les corridors, on appela deux ou trois noms, j’entendis sonner une clochette, les acteurs arrivèrent et la répétition du vaudeville commença.

« Je m’étais assis dans les coulisses, sur une caisse qui se trouvait là, je touchais les décors avec mes mains, je regardais les acteurs et les actrices de près, je regardais la salle vide et je me la figurais pleine, grande, mille fois plus grande, éclairée, remplie de bruit, éclatante de lumière et de couleurs. Je humais à pleine poitrine cette odeur du théâtre qui est un des amours de mon enfance ; ou bien, la tête levée au ciel, n’écoutant guère la pièce et flottant alors dans je ne sais quelle capricieuse rêverie mêlée d’art et d’amour, fantaisie charmante où l’on sent des émanations voluptueuses, où l’on entend des bruits de fanfares, je contemplais la frise du manteau d’Arlequin trembler au vent frais, qui venait du dehors par les fenêtres ouvertes et faisait frissonner les feuilles des marronniers qui ombragent la place d’Armes.

« Bernardi vint me trouver et me demanda ce que je pensais de son monde. Il paraît que je ne lui répondis pas par une sottise et qu’il fut content, car, me prenant par la main et me conduisant vers deux femmes assises dans le haut de la scène sur un banc rustique :

« — Que je vous montre, m’a-t-il dit, les deux perles de ma couronne, la mère et la fille, Mme Pernelle et Elvire, Philaminte et Dona Sol, Mme Artémise et Mlle Lucinde. Mesdames, ajouta-t-il d’un ton plus sérieux, permettez-moi de vous présenter Monsieur, un de mes amis de cette ville, un amateur distingué, qui admire fort les beaux talents et adore les jolies femmes, deux motifs pour faire votre connaissance. »

« La plus vieille sourit, et la jeune fille, sans se lever, me fit un signe de tête. Elles étaient toutes deux recouvertes de châles qui les enveloppaient comme des manteaux, et, à cause de l’obscurité qu’il faisait dans le fond du théâtre, je ne voyais presque rien de leur figure, si ce n’est les yeux de la vieille qui brillaient dans l’ombre sous son chapeau, en causant avec Bernardi, et le vague profil de l’autre, qui semblait étrangère à tout ce qui se passait autour d’elle. Un décor qu’on dérangea l’éclaira tout à coup et je la vis en entier. Il était nu-tête, de longues papillotes à l’anglaise, d’un blond cendré, tombaient avec une grâce exquise sur ses épaules décolletées, qui frissonnaient comme si elle eût froid ou sommeil ; elle grelottait, en effet, et s’enveloppait dans son grand châle bleu, qu’elle serrait sur ses membres. C’était un vieux cachemire, à longues franges rouges, qui lui prenait toute la taille, les bras et le derrière de la tête ; elle l’avait ramené ainsi par-dessus son peigne et se tenait immobile, sans rien faire, occupée seulement à regarder le bout de son pied, avec lequel elle battait le sol à petits mouvements saccadés ; son soulier de satin blanc bruissait en s’ériflant sous sa robe, une robe bleue semée de fleurs blanches, avec un grand falbalas qui partait un peu au dessous du genou et en indiquait le contour. Elle avait aussi des bas à jour, brodés sur les côtés, et sa chaussure était si mince et si fine qu’on eût presque dit son pied nu et plutôt ganté que chaussé, car il semblait flexible et doux comme une main.

« La belle tête, Henry ! et quelle ravissante créature c’était là ! Je te dis tout ça, longuement, mais il fallait la voir avec ses grands yeux aux paupières baissées et son front pensif ! C’est celle-là qu’on aimerait à voir dormir sous la soie, dans un lit d’ébène, à couvrir de fleurs pour que les roses soient moins roses que sa peau, à couvrir de diamants pour qu’on les rejette ensuite, leur préférant le doux éclat de ses prunelles ; c’est elle qu’il faudrait promener, l’été, dans un landau verni, à quatre chevaux, doucement bercée par des soupentes élastiques, étendue sur la plus soyeuse étoffe, vêtue de mousseline, fraîche et parfumée comme un bouquet. Ah ! le luxe lui irait bien ! elle inspire une étrange envie d’être riche, riche pour elle, riche afin que sa vie s’écoule sans entraves et sans chocs violents, et douce comme ces songes où l’on entend de la musique. Oui, elle est faite pour passer sa vie couchée dans un hamac, afin que les plus douces brises la remuent, en même temps que la tige des fleurs et que les blondes vagues des blés, au delà des demeures des hommes, au-dessus des nuées, plus haut que les plus hautes neiges, enveloppée de son amour, et de là planant sur le monde comme du haut du ciel ; c’est avec elle qu’on devrait se sentir monter vers les étoiles, vers la lumière, vers l’éternelle extase, d’un vol plus rapide et plus tranquille que celui des aigles et des ramiers sauvages, et, confondu à son âme, se dissiper comme l’encens qui s’en va, qui s’en va lentement, toujours, en montant pour mourir dans un espace pur et sans limites.

« Et puis quelle artiste ! Le soir, je l’ai vue jouer dans Antony le rôle d’Adèle Hervey. Elle a une façon ordinaire de parler un peu traînarde, elle chante la fin des mots et les accentue comme en psalmodiant des vers, mais parfois sa voix qui se module comme une flûte, éclate précipitée en cris déchirants ou bondit dans la colère avec des sanglots désespérés ; puis, tout à coup, c’est quelque soupir qui arrive, un mot tendre plein de langueur lui passe sur ses lèvres, ainsi que, dans un orchestre, ces petites notes endormies et voluptueuses qui traversent l’air après le large ouragan des violoncelles et le rugissement des cuivres.

« J’étais à l’avant-scène, sur le premier banc, penché vers la rampe ; je sentais dans mes cheveux le vent que faisaient ses vêtements quand elle marchait, je levais la tête et je la contemplais de haut en bas. Quand le rideau a été baissé, j’ai été voir Bernardi sur le théâtre, et elle, je l’ai vue aussi, je l’ai aperçue dans sa loge, encore toute tremblante de l’émotion de son rôle, agitée, souriant sous les bravos qui duraient encore, et renouant un bandeau de ses cheveux, qui était tombé pendant la dernière scène. Il y avait une bonne recette, c’était un dimanche, Bernardi était fort gai, on alla souper tous ensemble, et moi je remontai toutes nos rues et regagnai tristement la maison avec un vide affreux dans l’âme.

« J’aurais voulu aller avec eux, vivre avec eux, être comédien moi-même, jouer avec Lucinde, être l’Antony qui la tutoie et qui la presse dans ses bras. Oh ! comme je maudis ma vie régulière, et ma famille ! Pourquoi le ciel ne m’a-t-il pas fait naître seul et pauvre, mais libre au moins, comme le bohémien et comme le pâtre ? j’étais fort et il me semble même que la misère m’eût grandi. Je revenais sans cesse à ma rencontre du matin, à la répétition où j’avais assisté, à la représentation de la soirée ; à Bernardi, à Lucinde, à tout le reste, aux acteurs, aux comparses, à deux ou trois figures banales de domestiques ou de gendarmes, que j’avais vus à la porte du théâtre et qui me poursuivaient avec la même fidélité que les autres. Toute la nuit je ne dormis pas, jusqu’au jour je me retournais sans cesse dans mon lit, agité, inquiet, pensant à tout cela, à mille autres choses encore ; quelquefois plein d’espoir, amoureux : rêvant de gloire, d’autres fois désolé, désespéré, prêt à mourir ; ou bien esquissant subitement quelque grande œuvre à faire, en mesurant toute la hauteur, en sondant toutes les profondeurs. Les toits d’en face, encore mouillés par une petite pluie qui était tombée dans la soirée, brillaient d’un sombre éclat sous les rayons de la lune entrant par ma fenêtre dont les rideaux étaient restés ouverts ; ils se jouaient sur les pieds de mon lit, dans les plis de ma couverture, et je songeais à cette lueur étrange qui, dans Virgile, arriva sur le fantôme sanglant d’Hector et illumina sa pâleur aux regards épouvantés d’Énée.

« Le lendemain, comme j’allais à mon bureau, je rencontrai Bernardi qui allait déjeuner au Café Français ; j’allais avec lui, c’est moi qui payais. Il devina que je devais écrire, je lui exposai le plan de mon drame et je lui en récitai même une scène par cœur, il en fut enthousiasmé.

« — Voulez-vous que nous le donnions ici ? me dit-il, c’est Lucinde qui fera Dona Isabella. Voyons, décidez-vous, hardi ! lisez-nous ça ce soir, après le spectacle. »

« Je ne répondis rien.

« — Eh bien ! qu’avez-vous ? est-ce convenu ? reprit-il.

« Je lui serrai la main sans mot dire et je le regardai fixement pour voir s’il ne riait pas, étonné que j’étais comme un pauvre à qui un homme serait venu dire : « veux-tu être riche ? ». Je ne pouvais me retenir de sourire, tant j’avais de joie dans l’âme. Il était déjà une heure, n’importe ! je le reconduisis jusqu’au théâtre. Je regagnai ma galère, j’y entrai avec un dédain triomphant, j’avais peine à ne pas éclater de rire. Mon chef de bureau se mit à me gronder vertement sur mon inexactitude ; il eût accompagné le reproche d’un soufflet que je ne le lui eusse pas rendu, tant j’étais heureux et joyeux, tant je me sentais grand, fort et riche, tant j’avais compassion et pitié du pauvre diable qui me parlait ! « Va ! je ne t’en veux pas, me disais-je à moi-même, ni de ta bêtise, ni de ton insolence, écris en paix, commis, fouaille tes chiens, valet, je n’en suis plus ; allons, bonhomme, taille ta plume, tais tes chiffres, gagne ton pain, pauvre brute, pauvre imbécile, va, va. »

« Et les murs tâchés d’encre, le pupitre où je me courbais toute la journée, la chaise où je m’asseyais, le tapis de paille, les pavés usés, le grillage des bureaux, et le plafond où si souvent, en bâillant, j’avais levé des regards désolés, je contemplais tout cela avec étonnement, comme des objets nouveaux, me demandant si réellement j’avais vécu là, si c’était bien moi, si je ne me trompais pas.

« C’est la dernière fois que j’y viens, me disais-je ; la dernière fois à coup sûr ; plus tard je m’étonnerai d’y avoir vécu, je me rappellerai même ce temps-là avec plaisir, car quelle vie que la mienne ! quel avenir ! quelles œuvres ! La dernière nuit qu’il couche au bagne, le forçat s’étale avec délices sur sa planche où il a gémi, prend plaisir à faire sonner sa chaîne ; il traîne en riant son lourd boulet, savourant en son âme toutes les âcretés de la servitude pour se les bien rappeler demain, quand il sera libre. Avec quelle joie il lèvera ses bras dans l’air ! il ira partout où il veut. Comme il marchera dans la campagne ! comme il se couchera sur l’herbe fraîche ! Et moi de même, Henry, j’aspirais l’odeur boueuse des encriers, je tournais rapidement les feuillets des registres, je gâchais les plumes, j’écrivais, je travaillais vite, vite, je me ravalais, je me vautrais là dedans en riant, et quand tous partirent à cinq heures, c’est moi qui fus le plus lent à ranger mes papiers sur mon pupitre, le dernier qui repoussa son tiroir et qui ferma la porte.

« À moi l’avenir ! pourquoi en douterais-je ? ne s’ouvre-t-il pas, superbe et facile ? le style me coule dans le sang, j’ai dans la chair cette force fluide et circulante qui vous ferait déraciner les mondes, j’ai la tête pleine d’œuvres, le cœur large et neuf, tout propre aux bonds sublimes et aux immenses vibrations. J’étais délivré, régénéré, un abîme me séparait de ma vie passée. Encore à présent, j’ai peine à concevoir que tant de choses puissent se passer en un jour. Pourquoi donc me trouvai-je tout fier, tout noble, plus digne, plus mûr, plus doux même et plus miséricordieux ? L’air du ciel était chaud comme au printemps, je revins par le boulevard ; quoique les arbres n’aient pas encore de feuilles, les oiseaux déjà gazouillaient dans les hautes branches, je pensais à Lucinde, il me semblait qu’elle allait m’aimer, que j’étais plus beau ; il me tombait du ciel une confiance radieuse, une joie de vivre que je n’avais jamais eue.

« Le soir, à sept heures, après le dîner, dont il fallut attendre la fin, je mis mon manuscrit dans ma poche et j’allai au théâtre.

« Il y avait pour m’écouter Bernardi, Lucinde, Anténor le jeune premier, Mme Artémise, un vieux qui fera le prieur, et puis un autre qui n’est venu qu’au quatrième acte. Quand tout le monde se fut assis autour de la table sur laquelle je devais lire, je pris mon manuscrit, je l’ouvris, je lus le titre lentement et plus essoufflé que si j’avais couru.

« — Nous allons voir ça, mes enfants, dit Bernardi en se frottant les mains ; d’après ce que m’a dit monsieur, il y a pour vous un rôle délicieux, belle demoiselle, ajouta-t-il à Lucinde… Si nous faisions un succès avec une pièce du cru, ce serait une fière affaire. Attention !

« Et je commençai. J’étais éclairé par deux chandelles, que je rapprochais le plus possible, car je n’y voyais guère, surtout au commencement ; le reste de l’appartement (c’était le cabinet du directeur) était sombre, tout le monde écoutait, Bernardi était à ma droite, un peu derrière moi, Lucinde à gauche en avant. Quand je levais la tête pour lire le haut de chaque nouvelle page, je la voyais, l’œil fixe, écoutant, quelquefois elle souriait un peu, du coin des lèvres, d’autres fois elle me regardait pendant que je lisais et je sentais ses yeux sur moi.

« Pendant le premier acte j’étouffais, on ne disait rien, Anténor seulement applaudit un peu à la fin. J’entamai le second avec feu, je me montais la tête, m’excitant à l’audace et voulant assister de suite à tous les effets de la scène, nuançant soigneusement les rôles, m’imaginant les entendre dire, et bientôt moi-même perdu dans l’illusion de ma pièce. Alors tout alla bien, les tirades se déroulaient, la période courait au galop, les scènes allaient, on applaudissait, je déclamais de toute mon âme. Je criais, je suais, mon sujet m’emportait, je m’y laissais entraîner avec délire, je frappais du pied, je gesticulais à l’aise, j’aurais joué sur le théâtre ; je ne tremblais plus, je n’entendais rien, je ne voyais rien si ce n’est, de temps à autre, le visage de Lucinde que j’apercevais rapidement, comme dans un éclair, à chaque feuillet que je tournais, et ma force redoublait.

« Tu sais que le cinquième acte n’était pas fait, je promets de le lire le lendemain, et dès le soir je me mis à l’œuvre.

« La pièce leur plaisait, elle était reçue ; elle-même, Henry, elle-même, de ses deux mains, elle m’a applaudi. Comprends-tu ça ? je vais être joué, moi, joué par des acteurs, ici, sur un théâtre, c’est tout à l’heure que je vais leur lire mon cinquième acte. Rentré je déclare tout, je brise tout, je voudrais savoir ce qu’on m’objectera, ce sera drôle, ce sera risible. Après ça, les bourgeois sont si bêtes et les parents si stupides !

« Quelle nuit j’ai passée Henry ! l’amour n’en donne pas d’aussi fiévreuses. Je n’ai d’abord pas pu écrire tant j’étais ému, j’avais la plume dans les mains, mais je frissonnais de joie, je tremblais ; j’essayais de me calmer, je voulais penser, impossible ! malgré moi j’entendais déjà les applaudissements claquer du haut des loges, et des bruits de voix humaines murmurer des louanges avec mon nom. En vain je rappelais cent fois mon esprit, il me traînait en avant, vers un horizon radieux, sur une pente pleine de vertiges, un démon me harcelait.

« Hardi ! hardi ! me disais-je, hâtons-nous ! et ma main courait sur le papier avec frénésie, désolé d’avoir besoin d’écrire pour fixer ma phrase, et regrettant qu’aussitôt née l’idée n’eût pas sa forme toute faite et qu’il faille attendre pour la pétrir et la tailler. Quelquefois, fatigué d’impatience, je m’élevais, je marchais à grands pas, récitant tout haut ma tirade avant qu’elle ne fût finie, et puis je revenais à ma table l’écrire avec transport, joyeux de la tenir, inquiet de celle qui allait suivre, heureux de sentir s’achever mon œuvre, et déjà orgueilleux d’elle, comme la jeune mère, qui, à travers ses douleurs, entend les vagissements vigoureux de son premier nouveau-né.

9 heures du soir.

« Je voulais cacheter ma lettre et te l’envoyer en revenant du théâtre, quand j’aurais lu mon cinquième acte pour te dire le reste, mais la lecture est remise à demain ; j’ai été à l’hôtel de Bernardi, il est malade, je l’ai trouvé couché et entouré de citrons et de morceaux de sucre. C’est le vieux, celui qui fera le prieur, qui le soigne tout en lui faisant des cigarettes de Maryland.

« Adieu, cher Henry, dans deux ou trois jours tu recevras de moi une nouvelle épître. Réponds-moi, tu sais si je t’aime !

« Jules.

« P.-S. — Tu seras ici, n’est-ce pas, quand on me jouera ; je compte sur toi ; d’ailleurs, tu viendrais bien exprès. Adieu. »

Le jour qu’Henry lut ces lignes, Ternande avait apporté, le matin, un bouquet de fleurs à Mme Renaud ; elle l’avait trouvé charmant, délicieux, et l’avait mis elle-même dans un des vases de porcelaine qui ornaient sa cheminée. Depuis quelques jours aussi, elle évitait Henry et baissait les yeux quand il la regardait ; quelquefois même elle embrassait son mari, qui était bien en effet le meilleur homme du monde, et qui lui rendait de suite deux gros baisers à lui enlever les joues, de ces baisers insolents d’époux légitime, que ceux-ci donnent en public à leurs moitiés, avec un cynisme si naïf qu’il faut en rire et non en vomir.

La veille au soir, en montant l’escalier, comme Henry, qui marchait le dernier, avait voulu lui prendre la main par derrière pour la baiser, ne l’avait-elle pas brutalement repoussé, repoussé tout à fait ? Déjà, quelque temps auparavant, dans une longue conférence qu’ils avaient eue ensemble, elle lui avait dit que tout était fini entre eux, qu’il n’y fallait plus songer, qu’il le devait comprendre, qu’en tout cas ce qui s’était passé n’avait jamais été qu’un jeu, qu’un enfantillage auquel il ne fallait pas se laisser prendre, elle connaissait ses devoirs, elle y voulait tenir — elle le disait du moins. Une intrigue d’amour est comme une navigation fluviale, on s’embarque par un beau temps, la voile déployée, le courant vous pousse rapidement, vous ramez ferme, suant sur l’aviron et dépassant vite vos rivaux ; puis tout à coup le calme arrive, la voile tombe, les cloches vous poussent aux mains, l’ennui arrive à son tour, avec le dégoût et la fatigue ; sans l’entêtement, le parti pris, la vanité, on en resterait là ou bien on descendrait sur le bord pour se rafraîchir dans un cabaret et faire un somme ! Heureux ceux qui, revenant le soir, couchés au fond de la chaloupe, chantent à pleine poitrine et trouvent la nuit belle !

Or Henry, qui était dans un moment de calme, à regarder de quel côté soufflerait le vent, irrésolu et un peu ennuyé, ne demanda pas mieux que de participer à toutes les joies exposées dans la lettre de son ami. Comme il était jeune, et encore facile à l’émotion, je dois avouer qu’il les comprit et qu’il s’associa à son enthousiasme.

Néanmoins, en relisant le portrait de Lucinde, il la compara à Mme Renaud, qu’il trouva plus belle… car il préférait les brunes, étant né avec ce goût-là.