L’Éducation sentimentale (1845)/XIII

La bibliothèque libre.
L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 77-84).

XIII

À quelque temps de là, Mme Renaud donna un bal, raout ou soirée dansante, comme vous voudrez l’appeler. Il y eut d’invités, d’abord, tous les hôtes de la maison, cela va sans dire, puis M. et Mme Dubois, à la grande satisfaction de Mendès ; Mlle Aglaé, à la grande joie d’Alvarès ; M. et Mme Lenoir, leurs enfants, leurs parents, leurs cousins ; le jeune Ternande, l’ami Morel, et encore quantité de bourgeois et de bourgeoises, qui contribuèrent plus ou moins à l’embellissement de la soirée et à la consommation des rafraîchissements.

Le coiffeur — que je préfère écrire coëffeur, trouvant que, de cette sorte, ce nom-là sent bien plus la poudre à poudrer, l’odeur de l’iris et les galantes médisances du temps des pastels et des marquises, — le coëffeur donc était venu dès cinq heures, pour coiffer Mme Renaud ; après quoi il était monté chez Alvarès et Mendès, pour l’embellissement desquels son fer et sa pommade avaient rivalisé l’un et l’autre pendant deux grandes demi-heures ; de là il était passé chez Henry, qui n’avait voulu qu’un pli, une tournure ; le père Renaud avait profité de l’occasion pour qu’on lui coupât les cheveux, Shahutsnischbach lui-même, sentant le besoin d’orner sa tête, s’était fait friser en champignon comme un trouvère ou un garçon de café.

Quelle révolution ! quel bruit à la cuisine, à l’office, dans le salon, dans les chambres, partout ! On avait nettoyé la maison du haut en bas, battu tous les meubles, secoué tous les tapis ; on avait loué des lampes chez le lampiste et des domestiques chez le rôtisseur ; le piano était changé de place, les fauteuils n’avaient plus leur couverture, il y avait des fleurs dans l’escalier et des lampions à la porte. Chaque fois qu’un visiteur s’y arrêtait et qu’on entendait se déployer le marchepied, Mendès et Alvarès se précipitaient pour voir les nouveaux arrivants et être là quand ils entreraient.

Mme Dubois arriva des premières, Mendès faillit se pâmer quand il la vit ôter sa pelisse, sous le vestibule, et découvrir ses grasses épaules, qui brillaient comme de l’albâtre à côté de sa robe de velours grenat ; le haut en était si serré que la chair rebondissait par-dessus les bords et semblait coupée par l’étoffe ; la chère dame portait un large collier de perles et à la main un éventail, qui dut lui servir fort à éventer sa face rubiconde.

Mais le cœur d’Alvarès ne lui bondit pas moins sous les côtes, quand Mlle Aglaé, encore plus légère et plus éthérée que de coutume, avec de la guipure dans les cheveux et de longs gants blancs, garnis de peau de cygne, qui lui montaient jusqu’au coude, passant devant lui et rasant le sol, le salua gracieusement en faisant remuer ses papillotes et ses boucles d’oreilles. Son frère la suivait par derrière et portait son châle et son boa.

Vers neuf heures enfin, arriva le reste des conviés en habits de fête et avec une mine de cérémonie ; les cavaliers prirent la main de leurs dames et le bal s’ouvrit. On dansait en marchant en avant, en arrière, les souliers vernis glissaient sur le parquet cire, les messieurs souriaient et les dames avaient des tenues modestes.

L’enfant de Mme Lenoir, toujours habillé en artilleur, avec un shako, un sabre et des éperons, s’endormit sur une banquette ; Mlle Clara dansa toute la nuit, à côté de son papa ; Mlle Hortense, sa grande cousine, une couronne de roses sur la tête et une écharpe bleue sur le cou, se regardait dans une glace, en minaudant devant le frère de Mlle Aglaé, qui excellait à faire le cavalier seul ; Shahutsnischbach, resté dans l’antichambre, aidait les domestiques à passer les plateaux de la salle à manger dans le salon ; debout sur ses talons, Ternande avait le visage de trois quarts, de manière à être vu de Mme Lenoir, qui regardait alors Alvarès, lequel contemplait Mlle Aglaé, qui avait un air le plus incompris du monde ; Mme Dubois donnait de la langueur à ses petits yeux et déployait des grâces potelées, inaperçues en partie de Mendès à cause d’un jeune homme, placé juste devant lui, qui jouait mélancoliquement avec son lorgnon et regardait au plafond d’un air rêveur, pour faire admirer sa tête.

Mme Renaud ne dansait pas, elle était un peu fatiguée et, d’ailleurs, se ménageait pour la valse. Quand elle n’était pas sortie pour aller donner quelque ordre, elle restait assise dans son fauteuil, au milieu du petit cercle des intimes, où chacun venait tour à tour lui présenter ses hommages ou faire un bout de causette. C’était dans l’angle du salon, non loin des tables de jeu, placées dans le cabinet de M. Renaud, qu’on avait tout bouleversé pour la fête, car les bustes avaient été ôtés et les cartons serrés dans les armoires.

Henry la contemplait, dans sa robe jaune à reflets dorés. Elle se tenait calme comme une déesse ; son visage, un peu pâle aux bougies, avait ce jour-là quelque chose d’extraordinaire, une majesté inaccoutumée, son œil brillait, ses bandeaux luisaient, ses dents éclataient sous ses lèvres, la lumière des lampes traversait la blancheur de son bras nu et coulait comme une onde légère sur le duvet de sa peau.

Henry s’approcha d’elle et respira l’odeur qui s’échappait de tout son corps ; il se baissa pour lui parler en se penchant sur son épaule, et il se redressa, la joue en feu, échauffée comme par une fournaise.

Le punch était excellent, c’était le père Renaud qui l’avait composé. Celui-ci faisait à merveille les honneurs de chez lui, il se répandait de l’un à l’autre, riant, rayonnant, adressait des compliments au beau sexe, donnait des poignées de main aux hommes, bourrait les enfants de gâteaux, versait du vin à profusion, et dansait d’une façon grotesque ; dans l’intervalle d’une contredanse, il se mit au piano et tapa sur le clavier avec ses coudes, cela fit beaucoup rire, il fut content.

On s’anima, et les hommes graves eux-mêmes, parmi lesquels il faut compter Ternande qui, la main dans son gilet et les manchettes de sa chemise relevées jusque par-dessus les parements de son habit, avait conservé des allures byroniennes à désoler Mme Lenoir ; le cornet à piston souffla de plus belle, le violon racla mieux que jamais, les mains se pressèrent, les regards s’allumèrent, Morel hasarda un pas libre qui eut des imitateurs, et, quand arrivèrent trois heures du matin, les boucles de cheveux étaient défrisées, les bandeaux moins lisses, les dessous de jupe un peu foulés et tous les gants salis.

Ah ! qu’il fait bon valser à cette heure-là, quand les vieilles femmes sont parties, quand on court sur le parquet glissant, entraînant dans ses bras sa danseuse fatiguée, froissant ses dentelles, humant sa chevelure, toujours tournoyant dans les glaces, sous le feu des lustres, jusqu’à ce qu’un doux malaise vous gagne à regarder ces yeux constamment briller sous les vôtres, à sentir ce même mouvement régulier vous faire palpiter d’accord, dans cette atmosphère toute chaude d’émanations féminines et de fleurs fanées ! c’est là souvent que l’amour commence et que le mal de cœur arrive.

— Valsez donc, disait tout bas Mme Émilie à Henry.

— Mais je ne sais pas, lui répondait-il.

— Vous mentez, disait-elle, essayez toujours… Oh ! je vous en prie, avec moi… me refuserez-vous ?

Mlle Aglaé jouait une mazurka impétueuse, Ternande enleva Mme Lenoir, Mendès avait déjà saisi Mme Dubois, le jeune homme au lorgnon avait été agréé par Mme Émilie, qui valsait à ravir. Chaque fois qu’elle passait devant Henry, sa robe lui effleurait les jambes, le satin soyeux s’accrochait presque au drap de son pantalon, et il attendait qu’elle repassât devant lui, avec une anxiété infinie.

Elle se rassit.

— Est-ce que vous n’essaierez pas ? lui dit-elle.

— Vous savez bien que je ne peux pas.

— Peut qui veut.

— Il y a encore trop de monde, d’ailleurs.

— Ce n’est alors que la vanité qui vous en empêche, je ne vous croyais pas si fat.

— La vanité ! oh non, mais…

Ternande vint prendre la main de Mme Émilie et ils partirent ensemble. Cette fois-ci elle passait plus rapidement encore ; Henry, toujours à la même place, debout, adossé à la muraille, la voyait apparaître et disparaître avec une raillerie provocante, le corps cambré en arrière, la tête renversée, la bouche mi-ouverte. « La coquette ! se disait-il, croit-elle que je l’admire ? » Et il l’admirait cependant, et la convoitait dans son âme, coupant sa robe de bas en haut, et se la figurant nue, toute nue, dans cette posture-là.

— Vous êtes bien maussade, dit-elle, quand elle se fut rassise à sa place.

Et reprenant haleine :

— Je suis sûre que si vous vouliez, vous valseriez comme un autre.

— Certes, je regrette de ne pas avoir appris, répondit Henry, mais ce n’est pas avec vous que je veux faire un coup d’essai.

— Pourquoi pas ? je suis un bon maître, dit-elle.

— Vrai ?

— Certainement, fit-elle en riant et en le regardant en face.

Et il rit aussi, s’apercevant bien néanmoins qu’on se moquait de lui.

— Ah ! pour aujourd’hui vous allez m’accorder cette faveur, mon cher cœur, dit M. Renaud en s’avançant vers sa femme.

— Vous êtes trop aimable pour vous refuser, joli cavalier, répondit-elle du même ton.

Mlle Hortense entama une valse de Strauss, Ternande partit en avant, Mendès le suivit, M. et Mme Renaud valsaient ensemble ; il prenait des poses d’Apollon chinois et se balançait de côté et d’autre avec un langoureux affecté, et elle, elle riait comme une folle et se laissait traîner par lui.

Shahutsnischbach était parti se coucher depuis longtemps, Morel s’était esquivé pour aller revêtir son grand costume de général des Cannibales et finir sa nuit à l’Opéra. On s’en allait, la fête tirait à sa fin. Mlle Aglaé mourait de fatigue sur le bras d’Alvarès, Mendès suait à grosses gouttes à force de valser avec Mme Dubois, Mlle Hortense n’avait plus rien à jouer, M. Lenoir avait perdu cinquante francs, et, craignant d’en perdre plus, avait fort envie de dormir, mais M. Renaud était intrépide et sa femme toujours charmante. Quelquefois les valseurs se suivant passaient tous dans une pièce voisine et Henry restait seul ; il entendait de là le bruit de leurs pas, leurs rires, leurs cris ; il lui prenait alors d’étranges envies de pleurer. Il avait froid dans les entrailles, et tout son être tressaillait de tristesse. Moments terribles dans la vie que ces moments pleins d’orgueil amer, où l’on se sent seul dans ce monde, isolé dans la foule, sombre au milieu de la joie, sevré du bonheur qu’on rêve, et avec le dédain de celui de tous les autres !

Quand tout le monde fut parti, il monta dans sa chambre, mais ne se coucha pas ; il ouvrit sa fenêtre et respira. La nuit était douce, il en savoura le silence ; l’air frais ranima ses yeux fatigués, rafraîchit son front brûlant ; longtemps il resta ainsi, accoudé sur sa croisée et regardant la nuit ; le jour venait petit à petit, les étoiles blanchissaient au ciel, il pensait malgré lui à tous les sourires, à tous les regards de femmes qui venaient de le quitter, à l’odeur de leurs vêtements, au bruit de la musique qui avait cessé, à l’éclat des lumières maintenant éteintes ; quoique le bal l’eût ennuyé, il le regrettait déjà et y rêvait comme à une chose ancienne. Le vent frémissait dans les arbres, au loin un coq chantait, de temps à autre une voiture passait dans la rue et ébranlait les pavés, des chiens aboyaient ; les nuages du matin, légers et courant vite, s’en allaient les uns sur les autres en se fondant dans l’air, derrière Paris, au delà de l’horizon brumeux ; il faisait froid, le brouillard tombait.

Presque endormi par la fatigue et étourdi de mille pensées diverses, fragments d’idées et de souvenirs, qui roulaient dans sa tête, plus rapides et plus confus que les feuilles des bois emportées à l’automne dans une même rafale, il revit, comme des ombres évoquées, les différents jours de son passé, les uns gais, les autres tristes ; et d’abord ceux où il jouait tout enfant, riant à la vie, sans rêve et sans désir ; et celui où il était entré au collège, et cet autre où il en était sorti, celui où il était arrivé chez M. Renaud, celui où elle était entrée dans sa chambre et qu’il l’avait embrassée sous le cou, ceux aussi qu’il passait avec Jules, en promenade, marchant bras dessus, bras dessous, quand ils achetaient des cerises et les mangeaient ensemble, assis au bord d’un fossé ou couchés sur l’herbe des prairies à plat ventre ; et puis encore les longues heures ennuyées de la jeunesse, passées le coude sur le pupitre à rêver l’avenir et à s’imaginer des amours futures ; et les premières allégresses des voluptés charnelles, et les soirs d’hiver chez lui, là-bas, quand il travaillait tranquille et sérieux, à la lueur calme de son flambeau ; et puis ce jour, aux Tuileries, où la neige craquait sous ses pas ; et les crépuscules blafards des mauvais jours, quand on voudrait ne plus vivre, que sais-je ? que sais-je encore ? Il pensa à son premier amour d’enfant, et à son amour d’alors qu’il croyait plus sérieux ; il rêva à la voix dolente de sa nourrice, quand elle chantait auprès de son lit pour l’endormir, à la voix claire, veloutée et vibrante de Mme Renaud, quand elle parlait ; il pensa à tout ce qu’on pense, il rêva à tout ce qu’on rêve.

Il entendit en bas, dans sa chambre, la pendule sonner sept heures, il referma la fenêtre, s’assit sur une chaise et s’endormit. La chandelle brillait toujours sur la cheminée et se mirait dans la glace.