L’Éducation sentimentale (1845)/XX

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 141-147).

XX

Les grandes douleurs morales, comme les fatigues du corps, vous laissent si écrasé de lassitude que l’esprit est incapable de former un désir et les membres de s’agiter pour une action. Celui dont le sang ou les larmes ont longtemps coulé trouve même un certain bonheur dans l’hébétement qui succède à la cuisson de ses blessures ou aux déchirements de son âme ; il faut avoir bien pleuré pour éprouver que gémir est doux.

C’était à cette période, que j’appellerai le désespoir réfléchi, qu’était vite arrivé l’ami d’Henry, le pauvre Jules, dont, en un seul jour, le malheur avait ravi toutes les amours, toutes les espérances, comme en une nuit un loup affamé emporte tout un troupeau.

Comme elle se rouvrit pour lui triste et vide cette vie humaine, qu’il avait entrevue si belle à l’aurore ! où était la passion qu’il avait rêvée ? la gloire qu’il avait cru tenir ? parties ! parties ! parties avec la troupe de cabotins qui avait laissé des dettes à l’auberge.

Plus sombre et plus abattu que le lendemain d’une orgie, les évènements passés lui faisaient l’effet d’un de ces rêves sans nom, où l’on a vu des beautés surhumaines et des splendeurs inouïes, et dont le souvenir vague est un supplice. Quand il eut bien monté et descendu dans le récit intérieur de tous les jours et de toutes les minutes, qui s’étaient écoulés depuis le matin où il avait rencontré Bernardi jusqu’au soir où il était rentré chez son père avec la mort dans les entrailles ; quand il eut considéré tout cela dans son ensemble, puis un à un chaque détail, il recommença encore une fois, une autre encore et toujours ainsi, comme une galerie de tableaux que l’on reprend par le bout, s’arrêtant à chaque fait, à chaque forme, à chaque sourire qui lui revenait à l’esprit, à chaque parole, à certain pli de vêtement, et s’en repaissant à loisir, jusqu’à ce que la satiété lui fît réclamer une autre amertume à goûter. Il se fermait les yeux avec les deux mains, et tâchait de se représenter Lucinde ou de se rappeler le son de sa voix ; il retournait souvent sur cette route qu’il avait parcourue en courant à sa poursuite ; il s’accoudait sur ce pont où la mort l’avait tenté, s’efforçant de ressaisir la trace des émotions qu’il avait eues ; il s’arrêtait dans la côte, au même endroit, il prêtait l’oreille au bruit des mêmes feuilles, qui bruissaient toujours ; tous les soirs, en revenant de son bureau — car il y était retourné, et comme naguère il écrivait sur le même pupitre — il passait sous les ormes où elles se tenaient souvent assises, et chaque jour avec l’espoir, inavoué à lui-même, de les y retrouver peut-être.

Autour de lui, hors de lui, tout était de même qu’autrefois, parents et connaissances, vêtements et meubles, tout était pareil à ce qu’ils étaient. La nature extérieure a une ironie sans pareille : les cieux ne se couvrent pas de nuages, quand notre cœur est gros ; les fleurs parfument l’air, quand nous le remplissons de nos cris ; les oiseaux gazouillent et font l’amour dans les cyprès sous lesquels nous enterrons nos plus tendrement aimés. Il se mit donc à détester les hommes, puisqu’il avait un besoin immédiat de haine et de colère ; la leur cachant par mauvaise honte, il n’employait pas cette haine, par faiblesse.

L’amour lui ayant manqué, il nia l’amour ; comme c’était à cause de la poésie qu’il avait été trompé, il y renonça, la regardant comme un mensonge. Du reste on trouvait qu’il était devenu plus sage, et les hommes mûrs le regardaient comme moins emporté dans la discussion, son chef de bureau même était charmé de lui, il faisait de la besogne en sus de sa tâche, il travaillait avec acharnement comme pour se dégrader à plaisir et rire de lui-même.

Quelquefois cependant il se redressait tout à coup, se grandissant subitement de toute la profondeur de son abaissement et s’exagérant sa force, par défaut de perspective.

Pour trouver quelque chose d’analogue à ce qui se passait dans son âme, il chercha, dans les poètes et dans les romanciers, une situation semblable à la sienne, un caractère comme le sien ; mais ce qu’il voyait partout manquait, pour effectuer la ressemblance, de la précision qui fait ressortir le dessin, du détail qui le colore, enfin de cette particularité dont il était en quête ; il croyait que rien n’approchait de sa douleur, que toutes les autres étaient bornées, que la sienne seule était infinie.

Il relut René et Werther, ces livres qui dégoûtent de vivre ; il relut Byron et rêva à la solitude des grandes âmes de ses héros, mais son admiration se ressentait trop de cette sympathie personnelle, qui n’a rien de commun avec la contemplation désintéressée du véritable artiste ; le dernier terme de ce genre de critique, sa plus sotte expression, nous est fournie chaque jour par quantité de braves gens ou de dames charmantes, s’occupant de littérature, qui blâment tel caractère parce qu’il est cruel, telle situation parce qu’elle est équivoque et un peu graveleuse, trouvant, en dernier mot, qu’à la place de tel personnage ils n’auraient pas fait de même, sans rien comprendre aux lois fatales qui président à la formation d’une œuvre d’art, ni aux déductions logiques qui découlent d’une idée.

Cette confusion de ses douleurs personnelles avec l’idéal des poètes les embellissait trop pour qu’elles ne lui fussent pas précieuses, alors même qu’elles diminuèrent ; c’était comme le soleil qui montre des perles dans chaque goutte de pluie, fait des diamants avec les cailloux ; aussi le souvenir de ce temps-là resta-t-il toujours dans sa mémoire comme l’époque de sa vie poétique par excellence, l’âge d’or de son cœur.

Plus tard, quand il fut un homme, il y repensa souvent avec une indulgence facile, de même que les peuples vieillis prennent plaisir à revoir dans l’histoire les temps éloignés où ils vivaient du gland des chênes et dormaient sous les tentes.

Il se résigna donc et vécut plus calme, dans l’espoir d’une mort prochaine ; décidé à mourir, la vie lui parut plus belle, il lui souriait tristement, comme à la suite des longues maladies. Il médita son suicide, ce qui l’occupa pendant six mois, puis il le voulut d’une autre façon, ce qui acheva l’année ; au bout de ce temps, il avait pris l’habitude de l’ennui et ne songea plus à s’en aller.

Les jours et les nuits s’écoulaient, pareillement tristes, dans la monotonie des mêmes actions, des repas revenant à la même heure, de la toilette à faire tous les matins et à défaire tous les soirs. Tout ce qui intéresse les hommes lui était fort égal, tout ce qui est indigne le laissait froid ; les amants s’en allant sous la feuillée, les soldats partant à la guerre, le savant sur son livre, le penseur rêvant son œuvre, l’âne portant son bât, le juge rendant la justice, le valet qui vole son maître et le maître qui exploite le valet, qu’est-ce que tout cela lui faisait ?

La vie humaine lui faisait l’effet d’un bal masqué, où l’on se pousse et où l’on crie, où il y a des pierrots vêtus de blanc, des arlequins, des dominos, des femmes honnêtes qui attendent l’aventure, des femmes galantes qui la provoquent, des marquis râpés, des rois qui se pavanent, des imbéciles qui se divertissent, une foule de badauds qui regarde. Lui, il était dans un coin, à s’ennuyer, sans vouloir soulever les masques ou monter au haut du théâtre pour jouir de l’ensemble.

Il savait bien cependant que, pour être heureux, il faut se mêler à la danse, prendre un métier, un état, une manie, une marotte quelconque et en faire secouer les grelots, s’adonner à la politique ou à la culture des melons, peindre des aquarelles, réformer les mœurs ou jouer aux quilles ; mais il n’avait pas le cœur à tout cela, et la moindre tentative pour entrer dans la vie positive lui donnait des nausées, en même temps que la vie spéculative le fatiguait et lui semblait creuse.

Enseveli dans cette paresse, plus immobile et plus froid que les marmottes qui dorment sous la neige, il resta insensible aux exhortations et aux raisonnements d’Henry, quand celui-ci revint au pays pour y passer les vacances. Combien même il sourit de pitié, en voyant son ardeur juvénile, sa conviction d’être heureux et son amour pour la belle dame de Paris ! Il avait pourtant été comme cela, lui ! Il avait eu aussi des emportements et des exaltations en parlant d’une boucle de cheveux ou de la forme d’un ongle ; mais comme c’était vieux déjà ! comme il avait grandi depuis ! comme son état actuel, tout maussade qu’il fût, était supérieur à celui-là ! Il n’aurait pas voulu en changer, car sa douleur, croyait-il, n’était pas une douleur commune, et si l’immensité en était effrayante, c’est qu’il n’y avait pas de bornes au cœur qui la contenait.

Quand Henry lui parlait des rendez-vous que sa maîtresse lui donnait et lui en détaillait les joies, Jules le laissait dire, lui répondant par des monosyllabes ; quand Henry lui lisait les lettres qu’elle lui envoyait — car ils s’écrivaient souvent, Henry adressait les siennes à Mlle Aglaé et Mme Émilie les adressait à Jules — celui-ci faisait semblant d’admirer, mais en lui-même il trouvait le style détestable, les épithètes saugrenues et le français fort équivoque. Qui sait, pourtant, s’il n’aurait pas été bien aise d’en recevoir de pareilles ?

Il n’y avait pas moyen qu’Henry causât d’autre chose, Jules savait par cœur tous les appartements de la maison du père Renaud, toutes les robes de Mme Renaud, y compris les camisoles et les chemises de nuit. Henry aurait voulu le voir heureux comme lui, Jules espérait qu’il arriverait un jour à prendre tout cela en pitié.

Quelquefois il se demandait ce qui serait arrivé, pourtant, si Lucinde l’avait aimé, et les lettres sublimes qu’il lui aurait écrites, les ardentes phrases qu’il lui eût débitées à ses genoux ; mais Henry ne retournait pas vers le passé et ne le rêvait pas d’une autre couleur qu’il n’était venu, car il n’y a que les malheureux qui s’exercent l’imagination à ces choses-là.

L’amour l’avait embelli, son front semblait s’être élargi et son regard développé, toute sa taille était devenue robuste et souple, une confiance sereine respirait dans ses mouvements, il avait l’air de l’homme aimé ; Jules, au contraire, s’habillait d’une façon stupide, il portait des habits sans boutons et des chapeaux trop larges.