L’Éducation sentimentale (1845)/XIX

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L’Éducation sentimentale (1845)
Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 130-141).

XIX

C’était un soir d’été. Mme Renaud, qui avait été assez triste toute la journée, nonchalante alors et étendue silencieusement dans le fauteuil de son mari, semblait absorbée dans ses pensées ; le père Renaud, qui, au contraire, avait été assez joyeux pendant tout le dîner, la face épanouie et les joues rouges, était assis sur le bord de la fenêtre et humait l’air pour hâter la digestion ; Henry, en face de lui, regardait Mme Renaud du coin de l’œil ; on ne disait rien, le temps était beau et le soleil se couchait dans les tours de Saint-Sulpice. Enfin le père Renaud se leva et prit son chapeau.

— Vous sortez ? dit Mme Renaud.

— Oui, ma bonne.

— Ah ! vous sortez, reprit Mme Renaud lentement, très bien ! Et où allez-vous ?

— Où je vais ? répéta le mari étonné.

— Oui, où allez-vous ? voyons, cherchez un peu une excuse, faire votre tour sans doute ? un tour qui durera trois heures, le temps d’aller rue Saint-Honoré, d’y rester et d’en revenir — la rue Saint-Honoré était celle où demeurait Mme Lenoir — voyons, répondez, ne vous cachez pas, est-ce là que vous allez ?

— Mais songes-tu à ce que tu dis ?

— Oh ! fort bien, autant que vous à ce que vous faites ; mais dépêchez-vous donc, on vous attend.

— Cela est vrai, il est grandement temps, reprit naïvement le père Renaud, peut-être même…

— Ah ! voilà qui est violent, exclama Mme Renaud rouge de colère, me l’avouer à la face ! me le dire tout haut ! Vous l’avez entendu, monsieur Henry, il va chez elle, il ne s’en cache pas, il le dit, il s’en vante !

— Chez qui ? demanda le père Renaud.

— Il ne vous manque plus que de me forcer à dire son nom !

— Quel nom ?

— Quel nom ? répéta Mme Renaud ; mais son nom, ce nom que vous aimez.

Et elle se cacha la tête sur le fauteuil, en se tournant tout le corps comme quelqu’un qui a des convulsions,

— Mais, ma bonne amie…

— Oh ! ne jurez pas !

— Que le diable m’emporte si…

— Oui, mentez, mentez, ajoutez l’hypocrisie à l’impudence, accumulez outrage sur outrage, ne vous gênez pas, monsieur, je vous connais, rien ne m’étonnera, je suis résignée à tout, j’accomplirai mon devoir jusqu’au bout, je boirai le calice jusqu’à la lie, jusqu’à la mort.

— Mais, en vérité… mais je ne te conçois pas… mais qu’est-ce qu’il y a ?

— Patientez, ce ne sera pas long, vous serez bientôt libre, bientôt la pauvre femme ne sera plus, et alors, débarrassées de toute entrave, vos passions…

— Devant du monde ! mais tais-toi donc, Émilie, M. Henry est là ! tu es folle,

— Folle ! reprit-elle de suite en le fixant d’une manière terrible, oui, folle de douleur, et c’est vous qui en êtes cause !

Henry l’admira, elle avait une expression égarée qui la rendait superbe, elle continuait :

— Me taire ? dites-vous, mais exhortez donc les suppliciés à rire ! j’ai tout supporté, froideur, dégoût, abandon, isolement, outrage, jalousie et plus encore, et plus encore !

Elle sanglotait, le visage caché dans son mouchoir.

— Mais, au nom du ciel, que t’ai-je fait ?

— Il le demande ! il le demande !

— Oui, je le demande, répétait le père Renaud impatienté, dis-le.

— Ah ! soyez mieux élevé, reprit Mme Émilie avec hauteur, vous rudoyez une femme qui pleure, une femme qui se plaint, une pauvre femme qui souffre, car son cœur brisé se déchire.

Elle s’attendrit de nouveau et se remit à pleurer.

— Nous ne sommes pas aussi fortes que vous, nous autres femmes ; vous, quand un malheur fond sur vos têtes, quand une croyance s’en va, quand un amour vous quitte, vous avez la science, l’ambition, le jeu, l’argent, la gloire, les orgies, le café, la chasse, les chevaux, le billard, que sais-je, moi ? votre cœur de granit ne s’écorche à rien, il se console de tout, il s’enorgueillit même de ses ruines. Qu’est-ce que cela vous fait, à vous autres, que l’ange que vous avez souillé remonte au ciel puisque vous n’y croyez pas ? avez-vous aussi des nuits de désespoir, de longues nuits passées à gémir sur une couche brûlante, altérés de cet amour divin que vous nous refusez toujours, car vous ne l’avez jamais ? Pour vous il n’y a pas d’âme, vous êtes des athées ; le corps, le corps est tout, et quand vos sales désirs sont assouvis, malheur à nous ! nous ne servons plus que de piédestaux à votre exécrable vanité, ou d’ornement à vos maisons.

— Eh bien, dit le père Renaud, je ne sortirai pas.

Et il défit son chapeau.

Il y eut un long silence.

— Mais pourquoi ne sortez-vous pas ? allez vous promener où bon vous semblera, mon ami, je n’y tiens pas.

— Non, je reste, dit le père Renaud, je reste.

Et il s’assit sur une chaise.

— Il faut aller où vous aviez affaire, reprit Mme Renaud.

— Non, j’irai demain.

— Si, c’est à moi d’obéir, sortez.

— Non, parbleu, ce n’est pas si pressé.

— Que ce ne soit pas ce que j’ai dit qui vous en empêche.

— Non, du moment que je ne le voulais pas…

— Qu’est-ce que cela fait ?

Elle se leva, vint à lui, et le prenant par le bouton de son habit et jouant avec sans le regarder :

— Allons, j’ai eu tort, dit-elle, j’ai été injuste, il ne faut pas m’écouter, voyez-vous, je suis trop vive, je m’emporte, je m’égare. Je vous ai peut-être blessé sans le vouloir, pardonnez-moi, n’y pensons plus, hein ? Je suis une enfant, voyez-vous, ma mère m’a tant gâtée, vous le savez ! elle ne s’entendait pas comme vous à élever les hommes ! Une autre fois je serai plus sage, vous verrez ! c’est que je vous aime tant ! il ne faut pas vous étonner si je suis jalouse, mais j’ai tort, car tu adores toujours ton Émilie, n’est-ce pas ? tu serais désolé de la fâcher, cher ami.

Elle lui flattait le visage avec ses mains, le père Renaud ouvrait de grands yeux sous ses lunettes :

— Oui, tu es bon, pauvre père ; là, voyons, embrassez-moi, vite, un baiser… là, là, pauvre bon !…

— Oui, ma bonne.

— Là, voyons, encore un.

— Oui, encore, ma poule.

— Là, là, cher ami.

— Oui, là, là.

Et ils se caressaient tendrement, avec cette espèce de grognement sentimental qui est de rigueur dans ces cas-là.

— Pour me prouver que vous ne m’en voulez pas, il faut faire comme si je n’avais rien dit.

— Non pas.

— Si fait, autrement je croirai que tu me gardes rancune.

— Je veux céder à mon tour, je resterai.

— C’est à toi de commander, je veux que tu sortes.

— Ce n’est pas pressé.

— N’importe !

— Je t’en prie !

— Non, pour te faire plaisir, je reste, je reste.

— C’est moi qui dois te faire plaisir, va-t’en, va-t’en !

— Non, je ne bouge pas.

— Allons, tiens, voilà ton chapeau.

— Pourquoi tant te contraindre et m’engager à te quitter ?

— Ne m’écoute pas, va, prends ta canne.

— Non.

— Si.

— Prends donc.

Et la querelle allait peut-être recommencer, quand Catherine entra :

M. Mendès vous prie, monsieur, de ne pas oublier d’aller chercher le médecin, il souffre beaucoup ; le pauvre homme est pâle comme le drap de son lit, quelquefois il grince des dents, alors M. Alvarès lui dit quelques mots et M. Mendès aussitôt lui répond avec l’air en colère, en répétant la puta ! la puta !

— Ah ! la puta ! fit le père Renaud étonné, la puta ! il a le délire sans doute.

— Je vais lui répondre que monsieur y va ? demanda Catherine.

« Diable ! se disait-il en lui-même, un malade chez moi ! un malade grave ! il n’a qu’à communiquer ça aux autres, je suis perdu !… Lui qui appartient à une famille principale de Lisbonne ! s’il meurt, c’est fini, je n’aurai plus de Portugais… et ma caisse d’oranges au jour de l’an, qu’est-ce qui me l’enverra ? »

— Eh bien, dit Mme Renaud, il faut sortir.

— Mais… mais, reprit le père Renaud encore ému, mais faut-il ?

— Allez-y, monsieur, allez-y, répétait Catherine.

— Oui, j’y vais, dit-il tout à coup, j’y cours, mais je ne serai pas longtemps.

Resté seul avec Mme Émilie, qui avait repris dans son fauteuil son attitude rêveuse, Henry admirait encore les éclats de la passion fausse qu’il avait vus tout à l’heure, et les comparait à d’autres qu’elle lui montrait tous les jours ; il comparait ses bouderies et ses emportements récents et son retour subit de douceur caressante aux colères amoureuses et aux enfantillages divins dont elle l’ensorcelait chaque jour, ce rapprochement involontaire le rendait tout pensif ; il se joignait aussi, dans son esprit, le dégoût de la trahison inutile où cette femme se délectait à plaisir.

Il tressaillit tout à coup, c’était elle qui s’était levée et qui était là, devant lui, sous ses yeux ; elle le regardait en souriant et semblait lui dire : « Tout cela pour toi », et ce regard lui alla au fond de l’âme y frapper la corde sonore de l’orgueil ; il se mit aussi à sourire et lui tendit les bras avec une cupidité effrénée, il la serra contre lui et imprima un long baiser sur le front net et blanc, si candide pour lui et si perfide pour les autres.

— Parle bas, parle bas, disait-elle en se mordant les lèvres, il n’aurait qu’à revenir.

— Ah ! comme tu le trompes ! reprenait Henry.

— Oui, oui, murmurait-elle en l’étreignant sur sa poitrine oppressée, oui, oui, toujours, pour toi, pour toi !

— M’aimes-tu ? disait Henry.

Et, la figure égarée, elle répondait :

— Je le hais ! je le hais !

La porte de l’antichambre était ouverte, la maison était pleine de monde, quelqu’un pouvait entrer, on marchait dans l’escalier, du jardin peut-être on les entendait, ils tremblaient d’angoisse, et cette angoisse était une volupté de plus par-dessus l’autre ; ils goûtaient toutes les joies de l’adultère dans son bonheur muet, dans son ivresse contenue. C’est là que les ténèbres sont douces, que le mensonge tourne à l’enthousiasme, que le sacrilège exhale son parfum d’enfer et excite au délire. L’amour fatal, qui vient de former ces liens, est si fier d’en briser d’autres qu’il se complaît, avec une férocité obscène, à les fouler sous ses pieds.

Cependant Mendès, couché dans son lit et suant sous ses couvertures, attendait l’arrivée du docteur ; Alvarès, assis à ses pieds et un oreiller sous les reins, n’avait guère meilleure mine.

— Si je l’avais pourtant obtenue, disait le premier, au lieu de…

— J’en désespère, disait le second, aussi…

— Enfin, tant pis ! soupirait Mendès résigné.

— Non, non, jusqu’à en mourir ! répétait tout bas Alvarès.

Enfin le beau docteur Dulaurier arriva. Vous savez ? cette célébrité scientifique, qui a commencé par les femmes entretenues, s’est poussé par les dévotes, et qui, depuis, est devenu presque une illustration financière à force de travail et de talent, mais alors il n’était pas riche et se dérangeait de suite quand on l’appelait. Il vit du premier coup d’œil ce qu’avait notre ami Mendès.

— Oh ! oh ! fit-il ensuite en l’examinant, il y a complication, ceci demande à être soigné.

Et il se mît à lui écrire une ordonnance.

Les peines de cœur seules n’avaient pas réduit Mendès en cet état. Longtemps il avait pensé à Mme Dubois ; pendant plus de six mois il en avait rêvé toutes les nuits et parlé tous les jours, il avait bien copié pour elle la valeur de quatre volumes, il avait acheté pour lui plaire je ne sais combien de cravates de fantaisie et de gilets à palmes d’or ; tous les quinze jours à peu près, le lendemain des jours où elle venait chez Mme Renaud, il jurait de lui avouer tout, de dire : je t’adore, et de tomber à ses pieds ; puis, le terme échu, il s’ajournait encore, avec une résolution nouvelle, qui s’évanouissait comme les autres, en présence de la gorge fournie de cette bonne Mme Dubois. Son tempérament portugais, irrité par un désir continuel, était sur le point de le faire éclater comme une chaudière à vapeur, quand, un soir, un bienheureux soir, il s’esquiva de chez M. Renaud, descendit le faubourg Saint-Germain, traversa les ponts et s’alla promener du côté de la rue du Helder, de la rue de la Michodière, de la rue Grange-Batelière.

Il rentra à minuit, enthousiasmé, dans la chambre d’Alvarès ; le lendemain il sortit et rentra toujours content, le surlendemain il sortit encore et rentra également satisfait ; un jour cependant il sortit de même et rentra très peu enchanté.

Voilà pourquoi le docteur Dulaurier écrivait en ce moment une si longue ordonnance et pourquoi, pendant trois semaines, son petit coupé jaune s’arrêta, chaque matin, devant la grande porte de M. Renaud.

Les pilules succédaient aux potions et les pastilles aux tisanes ; Mendès se rétablissait petit à petit, et il se promettait déjà d’aller essayer ses forces au Ranelagh, pour y faire quelque agréable connaissance, qui pût effacer complètement le souvenir de Mme Dubois et qui lui offrît néanmoins toutes les chances de bonheur possibles. Il voulait une petite grisette, bien proprette et bien gentille, une jeune couturière, en petit bonnet d’opéra-comique, avec un nez retroussé et une humeur folâtre, pour partager avec elle sa mansarde et son amour ; il fredonnait déjà : « Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans ! », contrairement à tant d’autres, qui trouvent qu’on serait mieux partout ailleurs, fût-ce à la cave.

Alvarès, au contraire, maigrissait chaque jour, son regard devenait terne, sa taille se courbait, une mélancolie stupide et bienheureuse s’étendait sur toute sa personne et engourdissait le peu de facultés dont la nature l’avait doué. L’amour qu’il ressentait toujours pour Mlle Aglaé, moins ardent et moins furieux que celui de Mendès, mais plus intime et plus profond, était tourné chez lui en une manie acharnée, où le pauvre diable se mourait. La figure pâle de cette femme maigre, à la longue chevelure, l’accompagnait partout et l’obsédait comme un fantôme, et chaque jour, ce souvenir renaissant et toujours plus vivace que la veille réveillait son désir à peine calmé et le fouaillait à tour de bras ; il aurait épuisé l’éternité à tourner, comme un cheval au manège, autour de cette idée fixe et immobile, il n’en parlait plus, mais dans le silence de son cœur il se consumait solitairement.

On le mit d’abord au lait d’ânesse, en lui recommandant l’air de la campagne et l’exercice ; tous les jeudis et tous les dimanches, Mendès et le père Renaud allaient le promener hors Paris, en pleine campagne, ou seulement sur les boulevards extérieurs, les jours qu’il se sentait plus faible ; dès qu’il y avait du soleil dans le jardin, il descendait de sa chambre et il venait s’asseoir le long de l’espalier, dans un fauteuil qu’on apportait exprès pour lui, il s’amusait à regarder les poissons rouges nager dans le bassin, ou bien il allait à la chasse aux limaces avec un bâton pointu.

Le mois d’août arrivait, on était à l’époque des concours et des examens, M. Renaud était surchargé de besogne. Henry, qui avait remis pour l’hiver sa première épreuve à l’École de droit, ne faisait plus rien du tout et attendait patiemment le moment de retourner s’ennuyer en province, Mme Renaud était si belle ! si bonne ! si amusante ! la vie était si douce chez le père Renaud, en n’écoutant aucun de ses conseils et en couchant avec sa femme !

Il allait souvent dîner avec Morel, qu’il mettait toujours au courant des petits événements et des grands bonheurs dont se composait sa vie. Après le dîner, ils allaient prendre des glaces au café, ou bien, quand Morel avait le temps, ils entraient ensemble dans quelque théâtre, soit aux Français, chez Debureau ou aux Variétés, mais jamais ailleurs, Morel détestant la musique. Un jour qu’ils avaient dîné aux Champs-Élysées, ils entrèrent au cirque, pour se récréer un peu à considérer des jarrets souples, des chevaux qui sautent les barrières et les larges cuisses des femmes qui les montent. Henry était tellement occupé à parler des balourdises du père Renaud, de sa sotte figure de mari, de son adorable femme et des tours délicieux qu’elle lui jouait, que son compagnon perdit bien la moitié du spectacle, obligé à toute minute de détourner la tête pour lui répondre, et, quoique placé au premier rang, à peine si, à force de binocle, il pouvait voir en entier, lorsqu’elle passait devant lui, l’écuyère souriante qui, debout sur la pointe du pied, l’autre en l’air, les bras étendus en rond, tournait emportée le long des galeries, tandis que le fouet claquait et que le sable volait, et qui repassait de suite devant lui, altière, la tête haute, le poing sur la hanche, les cheveux soulevés de la figure par le vent rapide de sa course, qui faisait claquer sa robe de gaze comme un drapeau.

Quand tout ce tapage fut fini, Henry en fut fort aise, car il empêchait Morel de l’entendre et le dérangeait lui-même de ses propres idées.

— Non, lui disait-il en revenant, non, vous ne savez pas ce que c’est que d’être aimé par une femme qu’on aime ; quand vous aurez passé par là, vous saurez alors ce qu’on entend par le mot bonheur. Je ne vous parle pas des voluptés matérielles, celles-là ne sont rien, mais c’est cette intimité complète, qui vous unit plus étroitement encore, c’est cette ardente sympathie, qui vous remplit le cœur et vous grandit si bien qu’on n’a plus ni haine ni désir.

— Il est vrai que je n’ai jamais connu cela, dit Morel.

— Quand vous approchez seulement de la femme que vous aimez, reprenait Henry, il y a en vous une joie qui s’éveille et comme une chanson intérieure qui part tout à coup ; moi, quand je l’entends marcher… ah ! je ne peux pas vous dire… Tenez, l’autre jour, elle m’a donné un œillet.

— Adieu, dit Morel, nous voici au pont de la Concorde, adieu !

Et il lui serra la main, hésitant à le quitter.

— Adieu, heureux homme !

— Vous m’appelez heureux ?

— Oui, reprit l’homme mûr au jeune homme. Tenez, je vous envie, je voudrais être à votre place ; adieu ! ajouta-t-il tristement, adieu !

Et les deux amis se séparèrent.

La lune était dans son plein et brillait sur la rivière ; elle était si belle, ce soir-là, qu’Henry s’arrêta à la regarder. Une large goutte d’argent, comme tombée du haut du ciel, s’élargissait sur l’eau ; des perles d’or, tassées et roulant les unes sur les autres, scintillaient dans le grand rayon de la lune, qui semblait descendre jusqu’au fond du fleuve et s’agiter dans ses ondes ainsi qu’un serpent lumineux ; l’ombre du pont, avec ses arches monstrueuses, se projetait en avant et tremblait sur le bord ; tout le reste était plongé dans cette vapeur bleuâtre et laiteuse des nuits d’été, qui donne à la nature la teinte des rêves.

Mais au bout de cinq minutes, il se remit à marcher, pensant à Mme Émilie qui l’attendait ; il pensait aussi avec joie à l’envie que Morel lui portait pour son bonheur et il respirait à son aise. La nuit était chaude, il n’y avait personne dans les rues, les pavés brillaient sous la lune, l’air était suave comme dans un parc.

Déjà il voyait sa maison, le long mur blanc du jardin, la masse noire des arbres qui tranchait dessus. Quelque chose de blanc parut au premier étage, derrière la sombre verdure des arbres, dans le brouillard argenté de la nuit.

Il s’arrêta, la forme restait à sa place. Il s’avança et il la vit plus nettement, entre le feuillage clair d’un acacia.

Une petite toux légère s’entendit tout à coup, elle l’avait reconnu à son pas.

— Hum ! hum ! fit-elle.

— Hum ! hum ! répondit Henry.