L’État moderne et ses fonctions/03

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L’ÉTAT MODERNE
ET
SES FONCTIONS

III.[1]
LES TRAVAUX PUBLICS, L’ÉTAT CENTRAL ET LES MUNICIPALITÉS.

Après la sécurité et la justice, il semble que les travaux publics constituent la fonction la plus essentielle de l’état. Il est certain qu’il ne peut complètement s’en abstenir ; il ne l’est pas moins qu’il y peut commettre de grands abus. Une règle précise, fixe, universelle, pour l’intervention de l’état en cette matière, ne se peut guère indiquer. L’observation et l’expérience fondée sur l’histoire, sans fournir des formules exactes, suggèrent, toutefois, aux états judicieux la conduite qui, dans cet ordre d’entreprises, convient le mieux au bon aménagement des forces nationales.

On peut diviser d’abord les travaux publics en deux grandes catégories : les pacifiques et les militaires. Pour ces derniers, il n’y a aucune contestation : la charge en incombe à l’état, c’est-à-dire à ce pouvoir général coercitif qui soumet tout le territoire à la double contrainte de la loi et de l’impôt. Ce ne sont pas les villes ou les districts fortifiés qui doivent faire seuls les frais des forteresses et des ouvrages défensifs ; c’est aussi tout le pays qui est derrière eux et dont ils ferment l’accès.

Quant aux travaux publics pacifiques, qui de beaucoup sont les plus nombreux, le caractère en est singulièrement varié et se prête à des solutions très diverses. Certaines œuvres appartiennent évidemment à la catégorie que nous désignions, il y a quelques semaines, par la formule d’entreprises de conservation générale : ainsi les travaux de digues, de protection contre les inondations, les ouvrages purement défensifs contre les dérèglemens de la nature. Ils incombent en principe à l’état sous l’une de ses trois formes de pouvoir national, pouvoir provincial ou pouvoir communal. La plupart d’entre eux n’étant susceptibles d’aucune rémunération directe, exigeant, en outre, le concours très malaisé à obtenir de tous les habitans ou de tous les propriétaires d’un district, le pouvoir général coercitif est le seul qui, d’ordinaire, s’en puisse charger. Mais il faut, même ici, distinguer la question d’application de celle de principe : ces tâches élémentaires, qui incontestablement sont du ressort de l’état, celui-ci peut, avec avantage, dans certaines circonstances déterminées, en déléguer l’exécution à de simples particuliers et à des associations libres.

Sauf en quelques rares pays comme la Hollande, les travaux dont je viens de parler ne tiennent qu’une place très secondaire dans l’activité nationale. Ce sont en général les voies de communication qui, chez les peuples modernes, ont accaparé le titre de travaux publics. De tout temps, sans doute, on s’est occupé de rendre le pays accessible aux hommes et aux marchandises : les anciens n’ont pu se désintéresser des travaux de ports ; ils y joignaient la rectification, parfois la canalisation de certains cours d’eau; ils construisaient des ponts; quelques peuples de l’antiquité ont excellé aussi dans les grandes œuvres urbaines, les Romains, par exemple, pour les égouts. Mais le genre de travaux publics qui passionne le plus nos contemporains, les entreprises de viabilité, laissait assez indifférens les peuples de l’ancien temps. Ils n’avaient pas la conception exacte des résultats que, pour la richesse nationale et la facilité de la vie, l’on peut obtenir d’un bon réseau de voies de communication. On peut dire que la construction des routes et des chemins est l’un des produits les plus tardifs du principe de la division du travail, l’une des applications les plus récentes de l’idée de capitalisation. La mer, les fleuves, les rivières, l’étendue brute et infirme des plaines, les clairières des forêts, les sentiers étroits et mal frayés, voilà ce qui composa, pendant de très longues séries de siècles, l’appareil circulatoire des nations. Michel Chevalier écrivait, il y a une quarantaine d’années, que la charrette était inconnue des neuf dixièmes de la planète. Encore ne disait-il pas assez : même l’usage de la bête de somme reste aujourd’hui à introduire sur des immensités de territoires beaucoup plus vastes que l’Europe. Sans remonter, certes, à l’âge de pierre, en s’en tenant à la terre habitée du XIXe siècle, les diverses phases de l’art des communications se présentent à l’observateur, qui passe d’un continent à un autre, exactement comme les flores des divers climats s’offrent successivement à l’ascensionniste dans les montagnes des tropiques. Voici d’abord l’énorme file des porteurs, chargés chacun d’une trentaine de kilogrammes sur la tête, processions interminables pour un mince bagage; les gravures des journaux géographiques illustrés ont rendu familiers ces cortèges encombrans de Stanley, de Brazza et de leurs émules. Même des pays avancés en civilisation, comme l’Annam et le Tonkin, en dehors de la zone des voies navigables, en sont encore réduits à ces pénibles et coûteux transports par les coolies. Puis vient le défilé indéfini de plusieurs milliers de mulets qui est nécessaire à la moindre de nos colonnes expéditionnaires en Tunisie et dans le sud algérien ; ensuite la lente pérégrination des pesantes et énormes voitures de roulage traînées avec des relais fréquens par cinq, six ou huit chevaux ; enfin la locomotive aux grandes roues accouplées remorquant, sans effort, sur une surface presque absolument plane et exempte de toute courbe accentuée, cinquante wagons de dix tonnes chacun. Voilà, en s’en tenant à nos connaissances actuelles, les quatre procédés, successifs pour les nations civilisées, mais simultanés encore ou juxtaposés sur la surface du globe, qui représentent les quatre phases principales de l’art des communications. Et l’on ne saurait dire lequel des progrès a été le plus efficace et le plus bienfaisant, la substitution de la bête de somme au porteur humain, ou celle de la charrette au bât de la bête de somme, ou celle toute récente du wagon sur la voie ferrée à la charrette perfectionnée. Un statisticien exact et ingénieux, M. de Foville, a calculé que le transport d’une tonne de marchandises coûte en moyenne par des porteurs humains 3 fr. 33 par kilomètre, par une bête de somme, cheval ou mulet 0 fr. 87, par le roulage ordinaire à 0 fr. 20 à 0 fr. 25, par le roulage accéléré à 0 fr. 40 à 0 fr. 45 ; enfin le tarif moyen des chemins de fer français est aujourd’hui inférieur à fr. 06. Encore ces prix, qui représentent des moyennes, ne sont-ils pas les prix extrêmes. Il est des voies ferrées en Amérique où le transport de la tonne de marchandises ne coûte que 1 centime 1/2 par kilomètre ; il est des contrées, comme naguère l’intérieur du Sénégal, avant le chemin de fer du Haut-Fleuve, où le transport d’une tonne représentait 5 et 6 francs et jusqu’à une dizaine de francs par kilomètre. C’est donc dans la proportion presque de 1 à 1,000 que varie, sur notre globe, au moment présent, le prix du transport kilométrique des marchandises. Un cinquième peut-être de la planète attend encore la substitution de la bête de somme au porteur humain; trois autres cinquièmes de la planète n’ont pas encore effectué le remplacement de la bête de somme par le chariot ; et, en dépit des 550,000 kilomètres de chemins de fer dont s’enorgueillit la civilisation occidentale, il n’y a pas, à l’heure actuelle, un vingtième des localités du monde habité qui soit à la distance de moins d’une journée d’une voie ferrée.

Nous disions que les chemins et les routes ont été une des applications les plus tardives de la notion de capitalisation. Soustraire à la production immédiate des bras et des moyens de consommation pour créer cet instrument d’une utilité aujourd’hui si évidente, la route, c’est une idée qui ne pouvait venir facilement à l’esprit des peuples primitifs. Comme dans bien d’autres cas, c’est la guerre ici qui a préparé l’avènement de l’art de la paix. C’est dans un intérêt stratégique qu’ont été faites les premières routes. Ces voies romaines, dont on retrouve et dont on admire les vestiges, avaient pour objet principal le passage facile des légions ; leurs très grandes pentes, qui étonnent nos ingénieurs, indiquent un très faible usage du chariot. Aujourd’hui encore, la première œuvre d’une nation conquérante dans un pays barbare, c’est, pour un intérêt militaire, la construction de routes. Nous l’avons fait, chez nous-mêmes, à la suite de guerres civiles, dans notre Vendée ; nous le faisons dans notre Afrique, dans notre Indo-Chine. Les routes des Alpes, sous Napoléon Ier, même les superbes voies carrossables de Louis XIV, noyaux de nos routes nationales actuelles, avaient tout aussi bien un intérêt de police qu’un intérêt de production. Le chemin de fer de l’Asie centrale, construit par le général Annenkof, est le plus bel exemple contemporain de ces œuvres stratégiques tournant au profit de la civilisation universelle. L’état, cet organisme qui est avant tout et qui restera toujours par-dessus tout un organisme militaire et diplomatique, a donc créé l’embryon d’un réseau de routes simplement dans un intérêt de sécurité. La fonction économique ne lui apparaissait pas ; elle ne se dégageait pas de la fonction stratégique. Une fois ce premier effort fait, l’état, que les nécessités militaires ne contraignaient plus, eut une tendance à se reposer. Il se reposa longtemps. Mais la charrette avait été trouvée; le bienfait des routes se faisait sentir aux riverains, et, de proche en proche, aux habitans de l’intérieur. L’esprit se familiarisa avec l’idée que les routes sont un instrument tout comme les outils ou les machines. D’autres progrès survinrent dans la locomotion : le plus récent et le plus soudainement efficace, l’application de la vapeur, jeta l’enthousiasme dans les esprits. En même temps, sur ces voies de communication naturelles, la mer et les fleuves, des bateaux chaque jour plus perfectionnés circulaient; mais plus longs, plus larges et plus profonds, ils ne s’accommodaient plus des simples criques, des petits havres tout faits par la nature, des cours d’eau au niveau changeant. Ainsi les travaux publics qui, sans avoir été inconnus au moyen âge, n’y avaient tenu qu’une place subordonnée, arrivaient graduellement à prendre de l’importance aux yeux de la nation. A l’indifférence séculaire dont ils étaient l’objet succéda d’abord une faveur, puis un engouement, puis presque une passion. Comment se sont comportés, en cette matière presque toute neuve, l’état et les individus ou les associations libres ? Dans quelle mesure historiquement chacune de ces forces a-t-elle contribué aux progrès contemporains ? Quel est le rôle qui échoit à chacune d’elles ? Sans nous arrêter à trop de détails, mais sans nous en tenir à des généralités vides, nous allons brièvement le rechercher.


I.

L’état, sous l’une de ses trois formes de pouvoir central, pouvoir provincial ou pouvoir municipal, peut intervenir de trois façons dans les travaux publics : 1° en usant seulement de sa puissance réglementaire, par l’autorisation d’expropriation, par la reconnaissance comme personne morale de la société ou du syndicat entrepreneur, par des faveurs, des charges ou des restrictions à l’exercice de l’industrie qui fait l’objet d’une concession ou d’une réglementation ; 2° il peut aller plus loin, consentir à l’entreprise une participation pécuniaire, un subside une fois donné, ou une garantie plus ou moins déterminée, une sorte d’aval tout au moins comme celui que des commerçans riches et bien posés accordent, pour leur faciliter le crédit, à des confrères plus pauvres et moins connus, en qui ils ont confiance; 3° l’intervention de l’état, au lieu d’être mitigée et en quelque sorte auxiliaire, peut être principale et aller jusqu’à l’absorption : l’état peut se faire directement entrepreneur et même exploitant ; non-seulement il peut construire, mais gérer lui-même, les services dont il a constitué les élémens matériels : ce dernier mode d’action peut comprendre deux degrés, suivant que l’état admet une concurrence à ses propres entreprises ou qu’il les constitue en absolu monopole.

Ces trois modes d’intervention ou d’action de l’état sont très inégaux et ont des résultats bien différens. Le premier peut être considéré comme indispensable, dans une certaine mesure, pour toutes les vastes entreprises qui, à défaut de l’adhésion volontaire de groupes compacts d’individus, supposent la contrainte imposée aux récalcitrans. Il est mille cas où une œuvre ne peut se passer de l’expropriation pour cause d’utilité publique. Le droit individuel, si respectable qu’il soit, ne peut tenir absolument en échec un intérêt commun qui est évident et notable. D’autre part, la violence faite au droit individuel, dans l’intérêt commun, ne doit être qu’une mesure extrême à laquelle on ne recourt que dans des cas tout à fait graves et pour une utilité qui n’est susceptible d’aucune contestation sérieuse. Ce droit d’expropriation, l’état est le seul, en principe, à le posséder. Il en peut déléguer le délicat exercice à des syndicats de propriétaires ; encore doit-il apporter beaucoup de prudence dans cette délégation, exiger des conditions de majorité et de délais qui assurent que le droit individuel ne sera pas légèrement sacrifié.

En dehors de l’hypothèse que nous venons de faire, il en est une autre, dont la réalisation est également fréquente, et qui justifie une réglementation de la part de l’état. Il est rare qu’une grande entreprise de travaux publics n’ait pas besoin d’emprunter une partie du domaine de l’état, qu’elle ne soit pas ainsi, sous un certain aspect, son obligée et sa cliente. Il lui faut donc faire appel à l’obligeance de l’état, par conséquent se soumettre aux règlemens qu’il plaira à celui-ci d’édicter. Il n’y a guère que les pays tout à fait neufs, sans population et sans voies de communication, où les grandes entreprises libres échappent à cette nécessité. Ainsi, quoi qu’on fasse, l’état, dans les vieux pays surtout, a toujours un certain rôle à jouer dans les travaux publics ; l’ouverture ou l’étroitesse d’esprit des hommes qui sont au pouvoir, leur bonne ou leur mauvaise humeur, influent dans des proportions considérables sur le sort même des entreprises libres.

Au point de vue de cette réglementation, on peut pécher par abstention ou par excès. Il semble que, jusqu’à ces dernières années, aux États-Unis d’Amérique, on ait péché par abstention, en ne soumettant, par exemple, les concessions de chemins de fer à aucune limite de durée, en n’assujettissant à aucune surveillance, à aucun contrôle, à aucune règle, la gestion de ces compagnies, qui avaient eu besoin de l’état, cependant, pour constituer leur réseau grâce à l’expropriation publique, qui parfois, en outre, avaient reçu de lui des dons considérables de terres domaniales. On réagit maintenant en Amérique contre cette absolue indifférence de l’état; la constitution d’une grande commission, comme celle qui, depuis une quinzaine d’années, fonctionne en Angleterre, pour établir et faire respecter par les compagnies de voies ferrées certaines règles de simple équité et de bonne harmonie, est un retour à l’une des naturelles fonctions de l’état. En France, au contraire, on a toujours péché par excès d’intrusion, en ne permettant pas aux particuliers qui sont d’accord entre eux de faire des entreprises d’utilité commune sans des formalités, des délais considérables et des charges coûteuses ; en faisant payer trop cher aux sociétés l’usage de certaines parties du domaine public ; en réglementant, sans utilité, tous les détails de leur gestion; en voulant tout prévoir pour elles, se substituer en quelque sorte à elles pour toute l’organisation et le maniement de leurs entreprises. Le pédantisme administratif a ajouté des obstacles artificiels aux obstacles naturels déjà si nombreux que toute société doit surmonter pour prospérer.

Il est deux écueils surtout que l’état doit éviter dans ce premier mode de son intervention, qui consiste à réglementer les entreprises que l’on ne peut constituer sans son concours ou sa reconnaissance. Il doit s’abstenir de toute espèce de jalousie ou de malveillance à l’endroit des sociétés ou des groupes de capitalistes. Pourquoi serait-il jaloux d’eux? Ils remplissent les tâches auxquelles ils sont aptes et qui encombreraient l’état, le détourneraient de ses fonctions essentielles, ou le ruineraient. Le succès des sociétés ou des groupes de capitalistes entreprenans profite à l’état; il en retire des avantages de toute sorte, pécuniaires et moraux. Un état est d’autant plus florissant, il a d’autant plus de crédit, que les grandes entreprises privées y sont mieux assises. Supposez à ces pays pauvres : la Turquie, l’Espagne, une demi-douzaine ou une douzaine de sociétés privées jouissant d’une prospérité incontestée, vous pouvez être sûrs que l’entraînement de leur exemple transformerait le pays en un quart de siècle. Les contrées riches elles-mêmes ne peuvent pas se passer davantage du succès des sociétés privées bien conduites : l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique lui doivent beaucoup de leur force.

Malheureusement, l’état moderne jalouse, d’ordinaire, les sociétés libres. On a dit que la démocratie, c’est l’envie; la définition est morose; elle comporte beaucoup de vérité. La jalousie ou la malveillance des pouvoirs publics à l’endroit des capitalistes et de leurs groupemens est un fléau pour un pays, une cause pour lui d’énormes pertes et de lenteur dans son développement. De même qu’un particulier doit, en général, être de bonne humeur pour réussir, de même un état doit être de bonne humeur; sa mauvaise humeur entrave tout. On verra plus loin que l’étroitesse d’esprit et la jalousie des pouvoirs publics ont retardé de quinze ans dans notre France l’établissement des chemins de fer; ce sont les mêmes vices de caractère des mêmes pouvoirs qui font que la France actuelle profite beaucoup moins que l’Angleterre, les États-Unis, l’Allemagne, la Belgique, la Hollande de toutes les découvertes récentes, que les tramways, les téléphones, les entreprises d’électricité, même de gaz, sont moins répandues dans notre riche nation, et à prix beaucoup plus élevé, que partout ailleurs. Le second écueil que doit éviter l’état dans la réglementation préliminaire des travaux publics qui ne peuvent se passer absolument de lui, c’est le goût du monopole. Les Français sont grands monopoleurs. Leurs antécédens historiques et les tendances de leur esprit les y disposent. La centralisation séculaire et l’absence de particularisme local, un penchant aussi pour l’uniformité, pour une sorte d’ordre plus apparent que réel, qui consiste dans la similitude des contours extérieurs, une conception bizarre et très inexacte de la justice qui la confond avec l’absolue égalité, tout cela incline le Français au monopole, car c’est par le monopole seulement qu’on peut obtenir ces prétendus avantages, aux dépens de biens beaucoup plus réels et plus importans : l’activité, la diversité, le progrès, le bas prix de revient. La jalousie des pouvoirs publics à l’endroit des sociétés libres et le goût du monopole sont les deux fâcheuses conditions morales où se trouve la France pour les entreprises d’utilité générale.

Il serait superflu de se livrer à des réflexions plus prolongées sur le premier mode d’intervention de l’état en matière de travaux publics, la réglementation. Le débat véritable, le plus contesté, porte surtout sur les deux autres modes : la participation pécuniaire de l’état aux travaux, et la gestion directe des travaux et des services par l’état.

Cette question, si grave pour tout l’ensemble de la civilisation, peut être étudiée, soit au point de vue historique, soit au point de vue théorique. Historiquement, on se trouve en présence de deux pratiques contradictoires : le système de l’Angleterre et des États-Unis d’Amérique, et le système continental européen, ou plus exactement le système allemand. Dans le premier, c’est aux particuliers, aux corporations, tout au plus aux localités, qu’incombent les grandes œuvres de travaux publics : l’état peut, sinon s’en désintéresser absolument, du moins n’y intervenir que dans une mesure très restreinte, et, en général, plutôt par de simples avances remboursables qui font profiter les entreprises de la supériorité de son crédit que par des subventions, des garanties d’intérêt ou une gestion directe. Le système continental européen, ou plus exactement, disons-nous, le système allemand, fait, au contraire, de l’état le grand organisateur, le grand metteur en œuvre, le grand exploitant de la plupart des travaux publics; les particuliers ou les corporations n’y interviennent que comme des auxiliaires.

On dira peut-être que le choix entre ces deux systèmes dépend du degré et de la nature de civilisation du peuple, de la puissance de l’esprit d’association, de l’accumulation des capitaux dans le pays. Cette observation n’est exacte qu’en partie et au début. Il faut tenir compte, en effet, d’un phénomène nouveau qui atténue toutes ces distinctions nationales : c’est la solidarité universelle des capitaux et leur extrême mobilité d’un pays à l’autre. Ainsi, des pays pauvres, peu doués de l’esprit d’entreprise, comme naguère l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, la Russie, ont pu, malgré l’inertie et le peu d’aisance de leurs nationaux, jouir d’abord du bienfait des chemins de fer sans une intervention de l’état. Si, plus tard, l’état est intervenu en Russie, en Autriche-Hongrie, en Italie, c’est par choix, non par nécessité. L’Espagne, où l’état s’est toujours maintenu dans une certaine réserve, se contentant d’allouer des subventions d’importance médiocre, arrive, malgré sa faible population et le relief tourmenté de son territoire, à posséder presque autant de chemins de fer relativement que l’Italie. Cet exemple de l’Espagne est topique : ce sont d’abord des compagnies françaises, puis, concurremment avec celles-ci, des compagnies anglaises, enfin des compagnies tout à fait espagnoles, qui, instruites par les deux premières, se chargent de ces grandes œuvres. Dans l’état de solidarité financière et de rapide circulation des capitaux du monde entier, les influences intrinsèques de chaque pays perdent beaucoup de leur importance. Que la Turquie et que la Chine permettent seulement qu’on construise sur leurs territoires des lignes ferrées, qu’elles y aident, non par des subventions en argent, mais par quelques concessions connexes de mines inexploitées et de forêts abandonnées, elles verront bientôt accourir d’Angleterre, de France, de Hollande, de Belgique, d’Allemagne, des États-Unis d’Amérique même, des entrepreneurs, des ingénieurs et des capitaux à foison. J’ai cité déjà le cas de la route à péage de Beyrouth à Damas construite par des capitaux français et les rémunérant convenablement.

Ainsi, pour décider de l’entreprise et de l’exploitation des travaux publics par l’état ou les particuliers, il ne faut pas consulter seulement les circonstances spéciales du pays, puisque les capitaux et les entrepreneurs sont toujours prêts à venir du dehors, pour peu qu’on leur ouvre la porte, produisant cette action singulièrement stimulante qui résulte dans un pays neuf, endormi ou pauvre, de tout afflux de capital étranger. Il y a là un phénomène analogue à celui de la transfusion du sang, mais sans aucun des dangers et des risques que cette dernière opération comporte.

La question doit être décidée par des considérations plus générales. L’histoire, qui est l’expérience des nations, a d’abord ici un grand poids. Les peuples qui ont été les premiers, les plus largement pourvus de travaux publics et où ces grandes œuvres offrent l’organisation à la fois la plus complète, la plus souple, la plus perfectible, sont ceux qui ont montré le plus de confiance dans la simple initiative privée et qui ont su le mieux se garder de la réglementation à outrance. En Angleterre, l’abstention de l’état a été, jusqu’à ces derniers temps du moins, presque complète. Depuis quelques années, les tendances au socialisme gouvernemental ont commencé d’envahir la nation anglaise. Néanmoins, le pouvoir central s’en est assez préservé. Il fait aujourd’hui des prêts aux localités ; mais ce sont de simples avances remboursables, non pas des subventions, ni même des garanties d’intérêts. Le seul avantage de la méthode consiste à faire profiteroles administrations locales de la supériorité du crédit national britannique. Les localités du Royaume-Uni ont cédé davantage aux séductions du socialisme administratif, en matière d’eaux, de gaz, d’électricité. L’état a dû intervenir, cette année encore, pour réfréner ou endiguer leurs empiètemens. Mais cette tendance, qui ne touche que les pouvoirs locaux et non le pouvoir national, est relativement récente.

Si l’on considère les routes, les canaux, les chemins de fer, les docks et les ports, dans la Grande-Bretagne, on trouve à leur origine une initiative individuelle ou une initiative d’associations libres et de corporations ; les localités y ont joué aussi un certain rôle, mais généralement secondaire, simplement auxiliaire. Quant au pouvoir central, il est presque demeuré spectateur, se contentant d’accorder, quand cela était nécessaire, des bills d’incorporation, de faire des chartes ou des cahiers des charges, la plupart assez larges pour qu’on s’y pût mouvoir à l’aise.

On sait comment, en dehors des grandes routes stratégiques, les routes à péages, construites et administrées par des commissions ou des syndicats, ont constitué chez nos voisins un précieux réseau de viabilité vingt-cinq ou trente ans avant que l’Europe continentale jouît, par les sacrifiées de l’état, du même bienfait. Cette organisation, sans doute, ne pouvait être éternelle, le développement de l’industrie et l’extrême mobilité des personnes et des marchandises dans le monde contemporain exigeant la gratuité des routes. Mais l’anticipation d’un quart de siècle dont la Grande-Bretagne a profité sous ce rapport, relativement aux autres peuples d’Europe, a contribué à l’avance économique dont elle bénéficie encore sur les autres nations. C’est l’initiative de la haute et opulente noblesse qui a doté également ce pays d’un tissu de canaux, antérieur de beaucoup aux chemins de fer. Le duc de Bridgewater, bientôt et longtemps suivi par une foule de ses pairs, a commencé, en 1758, cette canalisation du royaume-uni ; en un demi-siècle ou trois quarts de siècle, des milliers de kilomètres de canaux étaient ainsi livrés à la circulation, grâce à cette sorte de sport aristocratique, humanitaire et mercantile à la fois, dont les économistes, perdant de vue la réalité, ont si légèrement méconnu l’importance. On ne peut guère citer comme œuvre de l’état que le canal calédonien. La classe des marchands a pris sa revanche dans les entreprises de ports et de docks, dont elle s’est presque uniquement chargée, avec le concours parfois des corporations municipales, mais sans mendier pendant des années, comme on le voit sans cesse chez nous, 20, 30, 40 ou 100 millions de la faveur du gouvernement central épuisé. Cette méthode anglaise a fini par être appréciée des corps compétens français. Il y a cinq ou six ans, la chambre de commerce de Bordeaux faisait répandre une intéressante étude d’un ingénieur en chef, M. Pastoureau-Labesse, qui recommandait la construction et l’entretien des ports, sans subsides du pouvoir central, au moyen de droits locaux. Quand on en vint à la construction des chemins de fer dans la Grande-Bretagne, la haute aristocratie, qui avait fait preuve de tant de zèle pour la construction des canaux, fit à l’entreprise nouvelle une opposition acharnée. Mais tout le public se ligua contre elle ; et, avec une rapidité sans exemple en Europe, la Grande-Bretagne, sans aucun concours pécuniaire de l’état, se couvrit de 30,000 kilomètres de chemins de fer. On crut un instant que l’Irlande ne pourrait attirer les capitaux, et que, si le gouvernement ne venait à son secours, l’île sœur, dans son dénûment, resterait privée de toute communication perfectionnée. L’état pensa donc à s’en mêler ; il eut la sagesse de ne pas s’arrêter à cette idée. Aujourd’hui, l’Irlande doit à l’initiative privée environ 4,500 kilomètres de chemins de fer, ce qui, pour sa population de 4,850,000 habitans, représente une proportion un peu plus forte que celle de l’ensemble des chemins de fer français au total de notre population.

On a cherché des raisons particulières à cette exécution de la plupart des travaux publics dans la Grande-Bretagne par les seules forces de l’initiative privée. On a parlé du caractère aristocratique de la société anglaise, des énormes richesses de la noblesse, des énormes richesses du commerce. Nous ne méconnaissons certes pas que ce soient là de précieux avantages. C’est une erreur de croire que l’existence de grandes fortunes bien assises soit un mal pour un pays. On y trouve, au contraire, un inappréciable élément d’activité, d’initiative, et, dans une certaine mesure, de liberté. Un peuple qui veut être progressif ne peut guère se passer de fortunes concentrées. L’exemple de l’Angleterre et celui des États-Unis d’Amérique sont singulièrement probans. Elle est bien arriérée, la conception qu’un château fait tort aux chaumières qui l’entourent, qu’il vit aux dépens de celles-ci et les ruine ; elle se rapporte à un état social et à une phase de la production tout différens des nôtres. Même les hommes sagaces d’Allemagne, le statisticien Soetbeer, par exemple, vantent l’action stimulante et protectrice à la fois des grandes fortunes. Une agglomération de Lilliputiens ne sera jamais qu’une nation lilliputienne. Prenez un pays où la fortune soit presque uniformément répandue, où l’on ne rencontre presque pas de richesses concentrées, vous y aurez moins d’ouverture et de hardiesse d’esprit, moins d’initiative et de persévérance, moins de force et de souplesse d’organisation ; il possédera moins ces conditions matérielles et morales qui facilitent ce que l’on appelle le progrès. Néanmoins, même dans les contrées où l’égalité est plus près d’être atteinte, l’organisme nouveau des sociétés anonymes, de la formation de gros capitaux au moyen de la juxtaposition d’atomes infinis d’épargne, peut, dans une certaine mesure, quoique incomplètement, compenser l’action des grandes fortunes. Ajoutez-y l’apport des capitaux du dehors, et vous comprendrez que toutes les nations soient beaucoup plus à même aujourd’hui qu’il y a un demi-siècle de réduire l’intervention utile de l’état dans les travaux publics.

Les États-Unis ne démentent pas l’exemple de l’Angleterre. On a fait valoir, il y a un demi-siècle, Michel Chevalier entre autres, que l’abstention des pouvoirs publics, en matière de travaux d’utilité générale, n’a pas été aussi absolue qu’on le dit parfois. La défense de s’occuper de travaux publics ne s’applique, dit Michel Chevalier, dans ses belles lettres sur l’Amérique du Nord, qu’au pouvoir fédéral, non aux états particuliers. C’est déjà un grand point que la fédération n’intervienne jamais que pour les eaux et les ports. Quant aux états particuliers, dans le premier tiers de ce siècle, quelques-uns d’entre eux se sont occupés de la construction de canaux. Le canal Érié leur est dû; mais, depuis cinquante ans, cette intervention des états a presque été abandonnée ; l’initiative privée s’est montrée tellement empressée et débordante qu’on a renoncé, soit à l’aider, soit à la contenir, soit à la diriger; sauf des concessions de terres publiques aux compagnies de chemins de fer dans certains cas, on ne trouverait plus aux États-Unis de traces d’immixtion présente de la fédération ou des états dans ce prodigieux mouvement de travaux qui a plus complètement et plus rapidement encore transformé le vieux continent que le nouveau.

Les colonies anglaises d’Australie, il est vrai, en ce qui concerne la réserve de l’état, ne suivent l’exemple ni de la mère-patrie, ni de leur puissante sœur aînée, la fédération américaine du Nord. A divers symptômes saisissans, on peut se demander si les jeunes sociétés australiennes parviendront à maintenir intact le dépôt des traditions et des libertés britanniques.

Les avantages du système anglo-américain pour la conception, l’exécution et l’exploitation des travaux publics, méritent d’être signalés à notre continent qui suit une pratique si opposée. En laissant l’initiative privée au premier rang, on obtient les résultats suivans. Il est pourvu aux différens besoins de la nation avec beaucoup plus d’ordre, suivant la hiérarchie naturelle, c’est-à-dire le degré d’importance sociale des travaux; les plus importans, au point de vue de l’ensemble de la société, sont, en effet, les plus rémunérateurs. Cela ne veut pas dire que toute œuvre utile à une nation doit, de toute nécessité, être immédiatement et directement rémunératrice ; mais celles qui n’offrent pas de rémunération directe et immédiate sont évidemment moins utiles et moins opportunes que celles qui, dès le premier jour, peuvent récompenser les capitaux employés. Les 800 kilomètres de voie ferrée de Paris à Marseille offrent, pour le développement national, un intérêt bien supérieur à 2,000 ou 3,000 kilomètres de voies ferrées en Bretagne ou en Auvergne; 50 millions consacrés aux ports et aux docks du Havre ou de Marseille importent autrement à la prospérité nationale que 100 millions éparpillés sur trente ou quarante criques secondaires. En même temps que cet avantage technique, qui est considérable, on obtient aussi pour le crédit de l’état un avantage financier correspondant. L’état n’empruntant pas, son budget est moins chargé, assujetti à moins de fluctuations, son crédit est moins discuté. Ce qui fait l’énorme écart des cours entre les fonds consolidés britanniques et notre 3 pour 100 français, ce n’est pas tant la supériorité de richesse ou d’épargne de la Grande-Bretagne, car les deux pays à ce point de vue se valent presque, ni même l’infériorité des risques politiques auxquels nos voisins sont assujettis, c’est surtout que la Grande-Bretagne, depuis trois quarts de siècle, a presque cessé d’emprunter ; l’état français, au contraire, même en temps de paix, emprunte directement ou indirectement chaque année. Or les emprunts publics répétés, annuels ou biennaux, si solide que soit le crédit d’un état, produisent sur lui une action, en quelque sorte mécanique, déprimante. Un troisième avantage du système britannique, c’est que, l’intérêt personnel étant naturellement plus éveillé, cédant moins aux séductions de l’esthétisme, il y a bien des chances pour que les dépenses soient plus proportionnées au but actuel et réel de l’entreprise. Un autre avantage, plus grand encore peut-être parce qu’il est plus général, consiste dans le maintien des habitudes de l’association libre, de l’esprit d’initiative qui, lorsqu’on lui ferme, son champ naturel d’action, finit par s’alanguir, et qu’on ne peut plus réveiller lorsqu’on aurait besoin de lui. Enfin, un dernier caractère du système britanno-américain est d’être beaucoup plus conforme à l’équité. Si des erreurs ont été commises dans la conception ou dans l’exécution des travaux, si l’on a cédé à des entraînemens, commis des folies, chacun de ceux qui ont exalté l’entreprise et s’y sont associés supporte le poids des mécomptes et des pertes en proportion de ses propres fautes ou de sa propre crédulité, puisque ni les actionnaires ni les obligataires ne se recrutent par contrainte. Au contraire, si l’état fait des folies en matière de travaux publics, même les citoyens gages et avisés les paient, puisque l’état dispose de la contrainte pour répartir sur l’ensemble des habitans la rançon de ses erreurs. Outre l’iniquité qui en résulte, il en ressort aussi un affaiblissement général de la prévoyance dans la nation. En peuple où tous les citoyens qui épargnent et qui font des placemens doivent eux-mêmes vérifier l’utilité des entreprises auxquelles ils confient leurs fonds devient bientôt supérieur en affaires, et en sens pratique, à un peuple où les capitalistes, grands et petits, n’ont qu’à verser chaque année leurs épargnes à des emprunts d’état dont le service est assuré. Ainsi la méthode britannique offre à la fois des avantages techniques précieux et une conséquence générale singulièrement heureuse, celle de ne pas endormir les particuliers, de ne les point réduire au simple rôle d’épargnans purement passifs.


II.

Quand on descend dans le détail, cette supériorité du système anglo-américain ressort avec plus de relief. Rien n’est plus malaisé que d’apprécier sûrement d’avance l’utilité d’un travail public. Pour les ports, pour les canaux, pour les chemins de fer même, cette difficulté se présente. Il y a, dit-on, deux sortes d’utilités : l’une directe, rémunératrice pour les capitaux engagés; l’autre indirecte, qui n’est pas suffisamment productrice pour indemniser les capitaux, mais qui, étant en quelque sorte diffuse pour l’ensemble de la nation, profite largement à celle-ci. On a souvent abusé de cette distinction ingénieuse, qui contient une parcelle seulement de vérité. On a reproché aux capitalistes de ne vouloir se charger que des travaux de la première catégorie, ceux qui sont pécuniairement productifs, et de négliger tous les autres qui n’ont qu’une utilité indirecte et diffuse. Les ministres et les députés, pour justifier leurs plans les plus extravagans, ont beaucoup insisté sur cette dernière. Un ingénieur, M. Bouffet, leur a fourni des argumens, en se livrant à des calculs dont il a été fait beaucoup d’abus. Une ligne ferrée peut, dit-on, être stérile pour les capitaux engagés et féconde pour l’état, à cause de la différence entre les tarifs des chemins de fer et les frais de transport sur une route de terre. Sur celle-ci, la tonne coûte à transporter 0 fr. 25 ou 0 fr. 28 par kilomètre : supposons une petite ligne de chemin de fer qui ne lui fait payer que 0 fr. 08 à 0 fr. 10; outre la somme que l’exploitant de la ligne aura encaissée, l’expéditeur ou le consommateur aura bénéficié de 0 fr. 15 à 0 fr. 20 par tonne et par kilomètre : c’est ce bénéfice qui est occulte et qui n’entre pas en compte. Grâce à lui, l’utilité d’une voie ferrée serait souvent double ou triple de celle que ses recettes nettes semblent indiquer. Si la petite ligne ferrée transporte 50,000 tonnes par kilomètre, à raison de 0 fr. 08, elle ne perçoit que 4,000 francs, recette tout à fait insignifiante, en y joignant celle des voyageurs, pour rémunérer le capital de construction; mais les expéditeurs ou les consommateurs auront profité, en outre, affirme-t-on, de 0 fr. 20 par tonne et par kilomètre, soit de la différence entre 0 fr. 08 (tarif de la voie ferrée) et 0 fr. 28, coût du transport sur la route de terre. Ainsi cette petite ligne dédaignée, dont le trafic des marchandises ne produit que 4,000 francs bruts à l’exploitant, rapporterait en réalité 14,000 francs au pays. C’est par des raisonnemens de ce genre que l’on a cherché à justifier toutes les folies faites en France et dans bien d’autres pays pour la construction prématurée de lignes ferrées actuellement super- flues. On y ajoute encore des considérations sur le prétendu trafic que les lignes nouvelles apportent aux anciennes lignes. Mais toute cette façon de raisonner est singulièrement exagérée et conduit aux résultats les plus inexacts. On suppose arbitrairement, contrairement même à tout bon sens, que tout le trafic d’une voie ferrée nouvelle est du trafic nouveau, détourné seulement des lignes de terre; c’est absolument faux dans un pays où le réseau des voies ferrées est déjà un peu serré : ce trafic, pour les deux tiers ou les trois quarts, est du trafic enlevé aux lignes anciennes; bien loin d’être. des affluens, beaucoup de ces lignes nouvelles, pendant très longtemps du moins, sont des concurrentes. Il est donc très délicat d’apprécier l’utilité exacte de beaucoup de travaux publics : les particuliers, les compagnies non garanties ou non subventionnées, se tiennent en garde contre tous ces calculs de complaisance, contre toutes ces argumentations sophistiques. l’état, au contraire, qui a toujours te goût de « faire grand » et qui est assiégé par des solliciteurs de toute sorte, cède avec empressement à toutes les raisons captieuses qu’on lui donne pour excuser des œuvres dépourvues de toute utilité actuelle ou prochaine.

Ce que nous venons de dire des chemins de fer vaut aussi des routes et des chemins de terre. Tout chemin vicinal est-il utile? Oui, dans une certaine mesure, puisqu’il ajoute à la commodité des transports pour quelques personnes. Mais quand le chemin nouveau est parallèle à un autre, quand il ne fait qu’abréger très faiblement la distance pour un petit nombre de propriétés, il ne vaut souvent pas la peine que les pouvoirs publics le construisent et l’entretiennent. Dans un grand nombre de départemens de France, il y a eu, depuis une dizaine d’années, un aussi grand gaspillage dans l’établissement de chemins vicinaux parallèles ou superflus que dans la construction de voies ferrées.

A plus forte raison en est-il de même des ports et des canaux. Il est utile qu’un grand pays possède sur chaque mer un ou deux ports de premier rang parfaitement outillés ; mais la nation, considérée dans son ensemble, n’a aucun intérêt à voir se multiplier indéfiniment les petits havres insuffisamment aménagés. C’est pour elle un gaspillage à la fois de capitaux et de forces humaines, La multiplicité des ports est moins utile aujourd’hui qu’autrefois, parce que, avec le développement des voies de communication intérieure, le rôle du cabotage tend à diminuer,

La difficulté pour l’état d’apprécier exactement l’utilité des travaux publics fait qu’il a une tendance à se décider par des considérations politiques et électorales, d’où il résulte à la fois un gaspillage des deniers publics et un affaiblissement des libertés réelles et pratiques de la nation. Ce défaut est encore accru par différentes circonstances. Quand les travaux publics sont alimentés avec l’impôt ou avec l’emprunt public, qui entraîne naturellement l’impôt à sa suite, il s’établit dans la nation et chez les représentans mêmes de l’état le préjugé que toutes les parties du territoire, quelles que soient leur population, leur industrie, la richesse ou la misère de leur sol, ont un droit égal à l’exécution de ces travaux. Bien plus, il arrive même bientôt qu’on regarde comme un devoir de l’état de compenser les inégalités naturelles du relief et de la fertilité du sol en dotant avec plus de largesse certaines catégories de travaux dans les régions pauvres que dans les régions riches. Les travaux publics perdent ainsi leur caractère technique pour devenir une sorte de charité. On en trouve un exemple chez nous dans ce que l’on appelle « le fonds commun » réparti entre les départemens peu opulens. L’uniformité des travaux publics entrepris par l’état procède du même principe. Dans un pays où c’est l’initiative libre qui se charge de ces entreprises, on proportionne toujours l’instrument au résultat probable; on modifie la voie ferrée suivant le trafic espéré ; on lui donne, soit moins de largeur, soit plus de pentes et plus de courbes ; on réduit le nombre des trains jusqu’à un ou deux par jour. L’uniformité de l’administration d’état se prête mal à ces tempéramens et à ces modifications. Il a fallu tous nos embarras budgétaires pour introduire en France tardivement les chemins de fer à voie étroite[2]. De même jamais notre administration centralisée n’admet moins de trois trains par jour dans chaque sens, dussent certains de ces trains, comme cela arrive parfois, ne transporter pas un seul voyageur.

Le même vice se retrouve pour beaucoup de chemins vicinaux. Certaines contrées montagneuses sont mal desservies, uniquement parce que le corps des agens-voyers, qui s’est mis à copier celui des ponts et chaussées, ne veut avoir que des chemins en quelque sorte parfaits, ayant une largeur minima de 5 à 6 mètres, comportant des ponts ou des ponceaux sur chaque petit filet d’eau. Dans les pays, au contraire, comme les États-Unis d’Amérique, où l’initiative privée règne en maîtresse, de simples particuliers, des syndicats de propriétaires, des embryons de communes, s’entendront pour exécuter un chemin provisoire de 3 mètres de large, sans aucun ponceau ni pont sur les ruisseaux et les torrens. On passera à gué ; si un orage survient, la circulation sera suspendue pendant un jour, peut-être pendant huit jours au plus ; mais, tout le reste de l’année, voyageurs et marchandises passeront assez facilement. Ainsi, dans les pays où les pouvoirs publics ont tout accaparé, on fera avec un même capital beaucoup moins de kilomètres, soit de chemins de fer, soit de routes, on obtiendra des résultats beaucoup moins utiles que dans un pays qui a su entretenir les habitudes d’initiative libre et d’association. Ce qui existe pour les chemins de terre en Amérique s’y retrouve aussi pour les chemins de fer. On sait que, dans la grande fédération, sauf les lignes maîtresses, la plupart des voies ferrées ont été construites à la hâte, à très peu de frais, en dehors de toute préoccupation de satisfaire les yeux ou l’esprit. Il est difficile à l’état et à ses agens de se guérir du travers qui consiste à s’assujettir à une règle uniforme et à se laisser toujours dominer par le sentiment esthétique, le plus mortel ennemi des travaux publics rationnels.

Un autre défaut encore de l’accaparement ou de la direction des travaux publics par l’état, c’est l’éparpillement de ces derniers. L’état moderne surtout, c’est-à-dire l’état purement électif, étant sous le joug des exigences électorales, commence tout à la fois, c’est-à-dire qu’il n’achève rien qu’avec un temps infini. En France, dans ces dernières années, on travaillait simultanément à soixante ou quatre-vingts ports, de Nice à Port-Bou, de Saint-Jean-de-Luz à Douarnenez, et de ce point à Dunkerque. On poursuivait avec une lenteur désespérante une centaine de lignes de chemins de fer. Les crédits disséminés sur ce nombre prodigieux de chantiers exigent une proportion énorme de frais généraux relativement à la main-d’œuvre employée et au résultat utile. Les capitaux restent engagés dix ou quinze ans dans un travail avant que celui-ci ne soit achevé, c’est-à-dire avant de produire un effet utile. Les ouvrages souvent se dégradent, et il faut les reprendre à nouveau. Un exemple des plus curieux de cette méthode de gaspillage, c’est le chemin de fer de Mazamet à Bédarieux, dont l’infrastructure est faite par l’état. Il a été commencé avant la guerre ; il n’a jamais été abandonné depuis lors; il n’est pas encore complètement livré à la circulation au moment où j’écris ces lignes. On y aura travaillé, sans discontinuité, pendant près de vingt années. Sans prendre toujours un temps aussi phénoménal, la plupart des lignes entreprises par l’état français ou sous sa direction exigent dix ou douze années pour leur construction. Dans les pays qui ont conservé les habitudes des entreprises privées, en Amérique ou en Angleterre, un tronçon de voie ferrée est toujours livré au trafic deux ou trois ans au plus tard après avoir été commencé. Les assemblées provinciales qui se chargent de travaux publics encourent, elles aussi, les reproches que je viens d’adresser à l’état. J’écris ces lignes dans un des départemens les plus riches de France; j’ouvre le compte-rendu des délibérations du conseil-général : j’y vois qu’on travaille simultanément à la construction de vingt ou trente chemins d’intérêt commun ou de grande communication, et que chacun de ces chemins exige huit ou dix ans au moins pour être terminé. La méthode suivie pour les entreprises d’état aboutit encore, par cette raison, à la conséquence déjà signalée de réduire le résultat utile relativement à la somme employée.

Une autre circonstance essentielle, qui caractérise les entreprises d’état, c’est la tendance à la gratuité de tous les services dont l’état se charge. Tout ce que perçoit l’état paraît un impôt et une contrainte, parce que, en effet, les sommes qu’il perçoit d’ordinaire rentrent par la contrainte et constituent des impôts. L’opinion publique finit ainsi par être complètement faussée sur la relation des recettes et des dépenses des services de l’état. Il en résulte que des travaux publics qui, naturellement et légitimement, au grand avantage de la société, devraient être rémunérateurs, cessent bientôt de donner une rémunération dans la main de l’état. Cette tendance est d’autant plus accentuée que l’état repose davantage sur le principe électif et qu’il est plus incapable de résister aux pressions parlementaires ou aux pressions locales. Un des exemples de cet abandon des recettes les plus équitables, c’est la renonciation en France depuis sept ou huit ans aux droits de navigation sur les canaux, qui produisaient aisément de 4 à 5 millions de francs. C’est un cadeau immérité dont l’état gratifie les localités que ces canaux desservent, au grand détriment des autres contrées qui, n’ayant ni cours d’eau ni canaux, non-seulement ne profitent pas de la même faveur, mais doivent même contribuer au paiement des frais d’entretien de ces entreprises dont elles sont privées. L’état bouleverse ainsi les conditions naturelles de la concurrence. Dans une moindre mesure, cette observation s’applique à la gratuité des ports. Les droits de ports, tels qu’ils sont établis en Angleterre, font que les navires étrangers, qui font escale, participent à l’entretien des travaux dont ils se servent ; ces droits empêchent ainsi l’armateur étranger de jouir d’une sorte de protection à rebours relativement à l’armateur national. En créant, en outre, une hiérarchie naturelle entre les ports, ils empêchent la dissémination des travaux sur un nombre indéfini de criques ; ils concentrent l’outillage sur les points importans où il est le plus utile à l’ensemble du pays, et préviennent le gaspillage des capitaux.

Les remarques que nous a suggérées l’accaparement des travaux publics par l’état sont vraies en principe pour tous les états sans exception ; elles ont une inégale importance pratique suivant qu’il s’agit d’états organisés d’une façon stable, avec une forte administration, tout à fait indépendante des vicissitudes électorales, comme l’état prussien, ou bien, au contraire, d’états vacillans, flottans, dépendans, assujettis dans tout leur personnel à tous les caprices des électeurs, comme les états reposant sur une base uniquement élective. Il est clair que la puissante administration prussienne, uniquement dirigée par des vues techniques et par le suprême intérêt national, sait atténuer dans une certaine mesure, sans pouvoir les faire complètement disparaître, les vices que nous venons d’énumérer; l’état purement électif, au contraire, comme l’état français, les intensifie au plus haut degré.

Une autre fâcheuse méthode de l’état français consiste dans un singulier procédé de confusion de l’action du pouvoir central et de l’action des pouvoirs locaux en matière de travaux publics.

Les localités rurales, à savoir les départemens et les petites communes, n’ayant en France que fort peu de ressources, parce que l’état accapare pour son propre compte plus de la moitié des contributions directes, il en résulte qu’elles sont dépourvues des moyens d’effectuer par leurs propres forces des travaux de quelque importance. L’état leur alloue alors des subventions pour leurs chemins, pour leurs ponts, pour leurs écoles. Ces subventions, il les faut solliciter pour les obtenir, du moins pour les obtenir vite ; même lorsque la quote-part de l’état dans ces travaux est fixée d’après une proportion connue d’avance, le délai pour l’obtention n’est pas déterminé, le classement ne se fait pas d’après l’ordre de date des demandes. Ainsi les localités, surtout les communes rurales, sont toujours transformées en solliciteuses vis-à-vis du pouvoir central. C’est un vasselage, plutôt même un servage, presque un esclavage auquel elles sont rivées. La dépendance et la servitude électorales en ressortent. Il faut que ces communes se montrent complaisantes, paient en services le pouvoir central des subventions qu’il veut bien leur accorder; or ces services qui témoignent de la reconnaissance des communes ou qui en fournissent des gages ne peuvent être que des services électoraux. Le mécanisme théorique de l’état moderne, qui repose sur la liberté des élections, en est ainsi faussé. Avouée ou occulte, impudente ou hypocrite, la candidsature officielle, ou l’assujettissement des électeurs à l’endroit du pouvoir central, est une des conséquences inévitables du régime français des travaux publics.

Quand même on transporterait aux autorités provinciales, en France aux conseils-généraux, le pouvoir de répartir les subventions aux communes, on ne supprimerait pas ces inconvéniens ; on déplacerait seulement la servitude. C’est envers la majorité du conseil-général que les communes devraient se montrer complaisantes, solliciteuses, humbles et dépendantes, sous peine d’être exclues des subventions, ou d’y être moins bien traitées du moins que les communes dociles. Ainsi, ce système, qui ne laisse pas aux localités assez de ressources pour suffire seules à leurs dépenses essentielles, constitue un joug électoral d’une épouvantable lourdeur.

n a des inconvéniens techniques qui ne sont pas moindres. Il pousse à un gaspillage effréné. L’état intervient dans certains travaux communaux dans des proportions qui vont jusqu’à 50, 60 et même 80 pour 100 de la dépense, suivant le degré de richesse de la commune. Une petite commune rurale n’a qu’à s’imposer de 1,000 fr. pour que l’état lui en donne 4,000. L’énorme disproportion entre l’allocation de l’état, qui est considérée comme un don gratuit, et l’imposition locale, induit beaucoup de localités à entreprendre des œuvres médiocrement utiles, à exagérer du moins la dépense. Étant donné le point de vue borné auquel se placent les paysans, beaucoup d’entre eux n’hésitent pas à voter un crédit de 1,000 francs pour une dépense médiocrement justifiée, quand ce crédit entraîne une subvention nationale de 4,000 francs qui se répandra dans la commune en salaires, en achat de terrains ou de matériaux. Servitude et gaspillage, voilà les résultats du régime français.

Si l’on voulait revenir à un mode naturel, il faudrait constituer aux pouvoirs locaux des ressources sérieuses, indépendantes, et renoncer absolument aux subventions du pouvoir central. Si, pour ces subventions de toute nature, celui-ci dépense annuellement une centaine de millions, mieux vaudrait qu’il abandonnât d’une manière permanente 100 millions du produit des quatre contributions directes. Son budget n’en souffrirait pas, puisque ce qu’il céderait d’une main, le produit de certains impôts, il le retiendrait de l’autre, en n’accordant plus de subventions. Les communes et les départemens seraient ainsi affranchis, les premières de leur double servitude à l’endroit du pouvoir central et de l’assemblée départementale, les seconds de leur servitude envers le pouvoir national. On rentrerait ainsi dans l’ordre ; les responsabilités ne seraient plus déplacées. On y gagnerait au point de vue technique et financier ; l’on y joindrait le bénéfice inappréciable de conditions plus favorables à l’exercice de la liberté.

On ne saurait dire à quelle atrophie de l’initiative individuelle conduit le régime français des travaux publics. Habituées à compter sur des subventions de la commune, du département ou du pouvoir central, les diverses agglomérations d’habitans, dans les campagnes surtout, ne savent plus rien entreprendre par elles-mêmes ni se mettre d’accord sur rien. J’ai vu des villages de 200 ou 300 habitans, appartenant à une grande commune dispersée, attendre pendant des années et solliciter humblement des secours pour une fontaine qui leur était indispensable, et que 200 ou 300 francs, soit une contribution de 1 franc par tête, suffisaient à mettre en bon état. J’en ai vu d’autres n’ayant qu’un seul chemin pour faire sortir leurs denrées et ne sachant pas se concerter, quand, avec une première dépense de 2,000 francs et 200 ou 300 francs d’entretien par an, ils pouvaient rendre aisément viable cette seule voie dont ils disposaient. Je parle, cependant, de pays relativement riches, beaucoup plus aisés que la généralité des communes de France.

Il est vrai que l’on adresse à l’initiative privée, en matière de travaux publics, certains reproches dont plusieurs peuvent avoir quelque portée. Mais, outre qu’on exagère les inconvéniens qu’on lui impute, il est facile souvent d’obvier à ceux qui sont réels par un contrôle qui n’a rien d’excessif.

La première de ces critiques, c’est que, en s’en tenant aux entreprises libres non subventionnées et non réglementées, les pays riches ou les quartiers riches sont seuls bien desservis. Ils posséderont plusieurs lignes concurrentes de chemins de fer ou de tramways ou d’omnibus, pendant que les pays ou les quartiers pauvres seraient délaissés. Ce serait là, dit-on, un manque à la justice et à la solidarité nationale. Ce raisonnement contient une sorte de pétition de principe. Il faudrait prouver que la mission de l’état consiste en ce que des territoires, inégalement doués de la nature, inégalement peuplés, fussent également pourvus d’un outillage collectif perfectionné. Or, c’est là un prétendu axiome dont rien ne démontre la justesse. Si l’état ne donne pas de subvention, il n’y a aucune injustice à ce que les pays riches soient mieux pourvus de voies de communication que les pays pauvres ; l’impôt, en effet, n’aura servi à payer aucune partie de ces œuvres. Ensuite cette organisation, qui résulte de la liberté, est plus conforme à l’économie naturelle. Il est inutile de s’obstiner à vouloir maintenir la population dans les pays pauvres, où elle prospère moins que dans les pays riches. Les efforts qu’on y fait n’aboutissent pas; parfois même, ils ont un résultat contraire à celui qu’on recherche. Le perfectionnement prématuré des communications dans les districts médiocrement fertiles ou peu industriels, en y détruisant la vie patriarcale et en y rendant plus sensible la concurrence avec les pays mieux doués de la nature, a plutôt aidé au dépeuplement des premiers. En fût-il autrement, de même qu’un propriétaire a plus d’avantages à porter l’effort de ses capitaux sur ses meilleures terres, tant que celles-ci ne sont pas suffisamment améliorées, plutôt que de les disperser sur des terres médiocres ou arides, ainsi une nation tire beaucoup plus de profit de l’emploi de ses capitaux dans les districts les plus propices à l’agriculture intensive et à l’industrie que de leur dissémination sur tous les points du territoire, même sur ceux qui sont naturellement le plus ingrats. Quand cet emploi naturel s’effectue en dehors de toute contrainte de l’état, c’est-à-dire en dehors de toute ressource d’impôts ou d’emprunts publics, personne dans la nation ne peut se plaindre que l’équité soit lésée.

Quelques personnes, accoutumées à l’arbitraire administratif, jugeront peut-être cette doctrine empreinte de dureté. Elles ne prennent pas garde que certaines circonstances naturelles en tempèrent l’application. L’expérience prouve, en effet, que, même sans une intervention active de l’état, les pays pauvres peuvent être tolérablement desservis. J’ai cité plus haut l’exemple si topique de l’Irlande, qui, sans aucune intervention gouvernementale, par l’action seule des sociétés privées, possédait 4,160 kilomètres de chemins de fer en 1886, soit ! kilomètre par 1,165 habitans, tandis que la France, après cinquante ans d’activé intervention gouvernementale dans la constitution de son réseau ferré, possède 33,500 kilomètres de lignes de fer, ou 1 kilomètre par 1,144 habitans, situation presque analogue.

Il est aisé, en outre, à l’état, de même qu’aux municipalités, lors des concessions d’entreprises de travaux publics, de stipuler que, au-delà d’un certain bénéfice assez élevé, la moitié des profits nets supplémentaires sera employée à étendre le réseau des entreprises de chemins de fer, de gaz, d’électricité, de tramways, etc., ou à diminuer les tarifs. Ne le fît-il pas, que la concurrence qui existe entre les différentes sociétés libres et la jalousie qu’elles ont entre elles, quand l’état ne cherche pas à en restreindre le nombre, le goût des innovations qui lutte chez beaucoup de ces sociétés avec le strict intérêt pécuniaire, les porteraient à se charger d’un bon nombre de voies de jonction ou de raccordement qui sont pour elles médiocrement utiles. Si l’état évitait de faire plier les compagnies sous le poids d’impôts écrasans, comme ceux qui existent en France sur le prix des places et les transports à grande vitesse, on obtiendrait beaucoup plus aisément de ces sociétés privées l’extension et la meilleure utilisation de leur réseau. En France, on semble s’être proposé en tout de renverser l’ordre de choses naturel. L’état donne des subventions, sous la forme d’annuités, pour la construction des voies ferrées nouvelles; il sert, en outre, des garanties d’intérêts qui montent, dans certaines années, jusqu’à 80 ou 100 millions de francs. En revanche, il perçoit des taxes extravagantes, comme les 23 1/2 pour 100 sur le prix des places : il reçoit, en définitive, à peu près autant qu’il donne; mais il se met lui-même et les compagnies dans une situation confuse, donnant d’une main, prenant de l’autre, laissant la responsabilité des travaux, et en partie de l’exploitation, indécise et flottante.

Quand on juge que l’initiative privée négligerait trop les districts pauvres, on omet une circonstance importante. L’état a, nous l’avons établi, une fonction stratégique et policière ; c’est même, avec l’organisation de la justice, le fond essentiel de sa mission; or, pour que cette fonction soit bien remplie, il faut que le pays, même dans les districts peu favorisés de la nature, soit doté, dans une certaine mesure, des organes absolument essentiels de la civilisation contemporaine, comme les routes ; qu’ils ne soient pas trop éloignés d’une ligne de fer ; mais il s’agit ici seulement de quelques rares travaux qui doivent être exécutés avec économie. Il est facile de les mettre, sans excès, à la charge des compagnies privées, comme devant être pourvus avec une partie de l’excédent des bénéfices que fournissent, en plus du taux normal dans le pays, les grandes œuvres maîtresses, toujours largement rémunératrices.

Un certain ordre d’activité de l’état profite aussi aux pays naturellement pauvres et fait qu’ils ne peuvent se plaindre d’être déshérités. J’ai dit que, parmi les devoirs qui incombent à l’état, se trouve une mission de conservation générale des conditions physiques du pays : cette mission consiste particulièrement dans l’entretien et l’amélioration des forêts et l’aménagement des eaux. Si l’état s’était toujours bien acquitté de cette tâche importante, les pays montagneux et les hauts plateaux, c’est-à-dire les contrées d’ordinaire les plus pauvres, seraient plus peuplés et plus prospères, sans qu’il fût nécessaire d’y faire beaucoup d’autres travaux publics artificiels.

Un autre reproche, parfois adressé à l’initiative privée, c’est que, fonctionnant en dehors de toute réglementation, elle constitue des monopoles particuliers intolérables. Il y a beaucoup d’exagération et une petite part de vérité dans cette assertion. Si la liberté est absolue, comme en Amérique et en Angleterre, la concurrence devient en général effrénée, du moins dans les districts tout à fait riches et pour les principaux parcours ; il ne peut pas s’agir ici de monopole, mais plutôt d’une certaine anarchie qui rend très instables et très variables les services, tout en leur conservant l’avantage d’être en général très progressifs et très peu coûteux. Cette instabilité et cette variabilité ont des inconvéniens pour le public, quoique l’expérience prouve que ce système, examiné dans son ensemble, n’est pas défavorable au commerce. Les États-Unis s’en sont accommodés, et jamais aucun Yankee n’avouera que le régime continental européen des voies ferrées est préférable au régime américain. Des peuples plus rassis, toutefois, moins agités, moins tourmentés de la fièvre des affaires, moins habitués aux changemens continuels, se sentiraient troublés des brusques et incessantes variations, souvent arbitraires, auxquels donne lieu l’exploitation des voies ferrées en Amérique. Mais, sans dépouiller l’initiative privée de ses droits et de sa force, il est aisé d’y remédier.

L’état, qui a délégué aux grandes entreprises de travaux publics un de ses droits régaliens dont elles n’auraient pu se passer, celui d’expropriation ou celui encore de l’usage de la voirie, ne sort pats de son rôle quand il les soumet, dans leur exploitation, à un contrôle discret, impartial, exempt de jalousie. C’est une question de mesure qui implique, de la part des pouvoirs publics, non-seulement une stricte équité, mais une certaine bienveillance à l’endroit des sociétés privées. L’Angleterre et les États-Unis d’Amérique, en instituant une commission d’état pour le contrôle de l’exploitation des voies ferrées, se sont conformés à ce rôle. Quand on connaît l’esprit qui anime les pouvoirs et l’opinion de ces deux grands pays, on peut être assuré qu’ils rempliront ce devoir de contrôle avec plus de modération et d’impartialité qu’on ne le fait d’ordinaire sur le continent européen.


III.

Pour éclairer les rôles respectifs de l’initiative privée et de l’état dans les travaux publics, il peut être utile de jeter un coup d’œil sur la constitution de l’industrie qui, depuis soixante années environ, a profondément changé les conditions économiques du monde civilisé ; je veux parler des chemins de fer et de l’application de la vapeur à la locomotion. Ces deux progrès, qui nous paraissent aujourd’hui connexes, ont apparu séparément et à des époques différentes. Ils se sont complétés l’un l’autre et si bien unis qu’on les regarde presque comme inséparables. L’histoire des voies ferrées et de la vapeur témoigne hautement du manque d’esprit d’invention de l’état et de l’inépuisable fécondité, au contraire, de l’initiative libre.

Les chemins de fer sont beaucoup plus anciens qu’on ne pense. Un aventurier proposait récemment d’en célébrer le cinquantenaire : il raccourcissait de moitié leur âge. Bien longtemps avant que l’opinion publique générale en connût l’existence, ils fonctionnaient sur beaucoup de points. Ce que nous appelons les tramways, les tramways à marchandises, qu’on ne connaît guère plus, ont vu le jour au dernier siècle, silencieusement, sans attirer l’attention, dans les districts houillers de la Grande-Bretagne. Dans une des nombreuses sessions où la chambre des députés, sous le règne de Louis-Philippe, discuta, sans jamais aboutir, la question de l’établissement des voies ferrées, Arago avait déposé un rapport, en 1838, qui, à côté de beaucoup d’erreurs, contenait quelques observations frappantes. Il disait que « l’auteur inconnu » de la substitution du roulage ou du transport en voitures au transport à dos de cheval avait réduit par son invention le prix des transports au dixième du chiffre antérieur. Il voyait une amélioration aussi importante dans le remplacement des empierremens des routes ordinaires par des bandes de fer sur lesquelles porteraient les roues des voitures. Il avait calculé que, en atténuant ces résistances, « ces bandes ont en quelque sorte décuplé la force du cheval, celle du moins qui donne un résultat utile. « Il ajoutait que le poids placé sur un wagon est centuple de celui que le cheval qui le traîne peut porter sur son dos. Ce qu’ignorait Arago, c’est combien la pratique avait devancé l’observation du savant. « Un auteur inconnu » avait introduit, dès le milieu du XVIIIe siècle, et peut-être même bien auparavant, l’usage de rails, — En bois il est vrai, — dans les exploitations minières britanniques pour le transport de la houille. Habile à inventer, l’industrie privée l’est également à propager les inventions et à les perfectionner. En 1776, on pose dans une mine de Sheffield des rails en fer que l’on croit les premiers de cette espèce. Ce procédé se développe et s’étend rapidement, grâce à l’esprit d’émulation et d’initiative des entreprises libres. Vers 1820, on comptait, aux environs de Newcastle, 600 kilomètres de rails dans les galeries souterraines ou à la superficie des mines. Les wagons arrivaient jusqu’au bord de la Tyne et se vidaient d’eux-mêmes dans les navires. A l’autre extrémité de l’Angleterre, dans le pays de Galles, il existait à la même époque 400 kilomètres de voies ferrées desservant les houillères. C’était le tramway à marchandises ; ce n’était pas encore le chemin de fer tel que nous le concevons.

L’application de la vapeur à la locomotion réussit plutôt sur l’eau que sur terre. On connaît les essais, théoriquement heureux, de notre marquis de Jouffroy sur le Doubs, en 1776. L’invention française, comme la machine à coudre et comme tant d’autres de nos découvertes, nous revint d’Amérique, où elle s’acclimata, se perfectionna, se développa, au point qu’on l’y crut indigène. C’est une histoire connue que celle des dédains de Napoléon, représentant l’état moderne, pour Fulton en 1803. L’inventeur évincé retourna dans son pays, et, en 1807, traversa sur son bateau à va- peur le lac Érié. Le premier bateau britannique du même genre fut construit, en 1811, par Bell; il était mu par une force de 4 chevaux, jaugeait 25 tonneaux et navigua sur la Clyde, entre Helensborough, Greenock et Glasgow. La navigation à vapeur parut d’abord faite pour les rivières, puis pour le cabotage, plus tard pour les transports à voyageurs, tout récemment à peine pour les transports de marchandises à très grande distance. Il n’y a pas dix années que les transports à vapeur sont devenus un peu communs entre l’Europe et l’Australie, aussi bien par le Cap que par Suez. Un très grand développement de cette navigation s’effectua, vers 1820, sur les fleuves et les côtes de l’Amérique. Toute découverte se répand surtout et d’abord dans les pays où abondent l’esprit d’association et les capitaux. Le premier facteur est encore, si l’on peut dire, plus important que le second; aussi, comme rien n’y peut suppléer, y a-t-il à l’entretenir un très grand intérêt social. En 1825, on comptait aux États-Unis 150 bateaux à vapeur, dont quelques-uns de 500 chevaux; tous ensemble représentaient 16,000 tonneaux. On sait que la plus grande fortune individuelle du monde civilisé, celle des Vanderbilt, se rattache, par ses origines, aux débuts de la navigation à vapeur, le premier Vanderbilt, celui qu’on appelle le commodore, ayant gagné dans ces entreprises, alors nouvelles et audacieuses, bon nombre de millions de dollars,

La navigation à vapeur sur mer, un peu plus tardive, date de 1818. On garde encore le souvenir du navire Rob-Boy, traversant la mer d’Irlande, de Greenock à Belfast. Vers la même époque, la City of Edimburg, entre Leith et Londres, faisait d’un trait 650 kilomètres. De 1820 à 1825 s’établissaient les premiers services réguliers, reliant à travers la Manche Dieppe et Brighton ou, à travers la Mer du Nord, Rotterdam et Londres. La grande navigation s’inaugurait pour la vapeur en 18 25, par un voyage hardi qui rappelle celui de Vasco de Gama : le steamer Enterprise partit de Londres le 16 août avec 24 passagers, dont six femmes, entra le 6 octobre au Cap, en partit le 21, et le 9 décembre mouilla à Calcutta, ayant parcouru 18,000 kilomètres en trois mois et vingt-quatre jours. Dans tous ces progrès, la part de l’état lut mince et toute négative : l’administration britannique des postes décida qu’elle se servirait des navires à vapeur partout où il en existerait.

L’application de la vapeur à la locomotion sur terre fut plus lente. Comme pour la navigation, c’est en France aussi qu’on en fit les premiers essais. En faisant les célèbres vers : Sic vos non vobis,.. le poète latin transcrivait la formule des Français. En 1769 et en 1770, un ingénieur lorrain, Cugnot, essaya avec un succès relatif une sorte de locomotive routière. Bachaumont en parle dans ses Mémoires, et l’on peut voir cette machine à notre Conservatoire des arts et métiers. Au commencement de ce siècle, dans le pays de Galles, en 1804, on reprit ces essais. Ils n’eurent qu’un succès médiocre. De 1826 à 1833, l’opinion publique britannique s’éprit de ces tentatives et les multiplia. Un ingénieur, dont le nom fut alors célèbre, Gurney, institua un service régulier de locomotives routières pour les voyageurs. Vers 1831, une quarantaine de voitures fonctionnaient ainsi, ne faisant, d’ailleurs, que 3 ou 4 lieues à l’heure. Loin de favoriser ces commencemens, le parlement porta un coup terrible à ces entreprises en mettant sur ces voitures une surtaxe excessivement élevée, par la raison, disait-il, qu’elles usaient plus les routes que les voitures ordinaires. Plus tard, on diminua cette surtaxe ; mais déjà les locomotives routières étaient en décadence.

Il fallait, pour réussir, combiner à la fois les rails et la vapeur. Dès 1814, Georges Stephenson le tentait dans une concession houillère. Un membre de l’aristocratie britannique, lord Ravensworth, faisait les frais de cet essai, qui excitait alors l’universelle moquerie. Une des raisons qui font que l’état est moins apte que l’individu à seconder le progrès, c’est que, pour obtenir son concours, il faut convaincre tout le monde, ou du moins la majorité des conseils techniques ; or, toute majorité a une propension à la routine, du moins à la lenteur, aux précautions infinies qui lassent et déconcertent. Pour se gagner l’aide des capitalistes ou des sociétés libres, il suffit, au contraire, de convaincre ou de séduire quelques personnes, quelques esprits entreprenans, quelques joueurs même, ou, sur toute la surface d’un vaste pays, un grand nombre de personnes qui chacun apportent à l’entreprise nouvelle une contribution modeste.

L’état est absolument étranger, aussi bien en Angleterre qu’en France, aux premiers chemins de fer réguliers. La première ligne ferrée de ce genre dans la Grande-Bretagne est celle de Stockton à Darlington, d’une longueur de 61 kilomètres, autorisée en 1824, ouverte en 1825, revenant à un prix kilométrique de 430,000 fr., et desservie d’abord par des chevaux. Mais la grande industrie des chemins de fer ne date vraiment que de la ligne de Liverpool à Manchester, concédée en 1826, inaugurée en 1830, ayant 50 kilomètres de longueur qu’on parcourait en une heure et demie. Elle avait coûté la somme énorme de 39 millions ou 800,000 francs par kilomètre. Les recettes, heureusement, dépassèrent de beaucoup, ainsi que les dépenses, les prévisions. L’impulsion était donnée et ne se ralentit pas. À la fin de 1830, l’Angleterre avait autorisé 567 kilomètres de voies ferrées, dont 279 étaient en exploitation ; trois ans plus tard, les kilomètres autorisés atteignaient le chiffre de 963, et l’on en comptait 356 exploités. C’était l’industrie privée seule qui non-seulement avait donné l’élan, mais, sans aucune aide de l’état, tout exécuté. Le promoteur de toutes ces œuvres était un simple ouvrier ou contre-maître, un self made man, comme disent les Anglais, un autodidacte, comme on dit encore, fils de parens indigens, tour à tour conducteur de chevaux, surveillant de voies, raccommodant le soir les pendules et les montres, George Stephenson, traité de visionnaire ou d’excentrique, et qui, dans presque aucun pays, n’aurait pu être ingénieur de l’état.

Aux États-Unis comme dans la Grande-Bretagne, les chemins de fer procèdent presque uniquement de l’initiative privée. Le plus ancien railway américain, long de 5 kilomètres à peine, apparaît, de 1825 à 1 828, dans le Massachusetts. Un autre, embryonnaire aussi, long de 30 kilomètres, fonctionne en Pensylvanie vers 1829. La première ligne importante, celle de Baltimore à l’Ohio, longue de 93 kilomètres, s’ouvre en 1832. Beaucoup de tronçons existaient déjà, et, depuis lors, les constructions se multiplient. En 1833, près de 1,200 kilomètres, trois fois plus qu’en Angleterre, étaient exploités dans l’Amérique du Nord, pays qui, à cette époque, possédait peu de capitaux ; mais il savait admirablement s’en servir, en les épargnant et en en tirant le maximum d’utilité : le coût kilométrique ne dépassait pas en moyenne 100,000 francs. Plus tard, et pendant une courte période, quelques-uns des états qui composent la fédération de l’Amérique du Nord accordèrent quelques subventions aux entreprises de chemins de fer, l’état de New-York, par exemple, 31 millions pour le railway d’Hudson. Quelques autres l’imitèrent : il en résulta du gaspillage, et même la suspension des paiemens de plusieurs états, celui de Pensylvanie notamment. On revint bientôt de cette fâcheuse pratique. Le gouvernement fédéral s’interdit toute dotation en argent ; il ne se permit plus que des allocations de terres aux compagnies de voies ferrées, système bien moins dispendieux, plus justifié dans un pays neuf, contre lequel, cependant, proteste aujourd’hui la plus grande partie de l’opinion américaine. différens états, imitant la fédération, ont inscrit dans leurs constitutions un article qui interdit à leurs législateurs de garantir des emprunts privés. On peut donc considérer le magnifique réseau des chemins de fer aux États-Unis comme la plus merveilleuse œuvre de l’initiative particulière, presque sans assistance publique, ou du moins avec un minimum d’assistance qui est en complète opposition avec la pratique du continent européen. Grâce à l’esprit d’association libre, plus fécond encore que la puissance des capitaux, à l’absence aussi de formalités vexatoires et dilatoires, le réseau ferré américain a toujours été en avance sur celui des autres nations et, depuis vingt ans, il a presque toujours équivalu, comme longueur kilométrique, à l’ensemble des lignes de tout le reste du monde. Il comprenait 14,500 kilomètres exploités en 1850, 49,000 en 1860, 85,000 en 1870, 148,000 en 1880, 205,000 en 1885, enfin 220,000 kilomètres en chiffres ronds en 1886. Malgré le prix plus élevé qu’en Europe de la main-d’œuvre, du fer et, jusqu’à ces derniers temps du moins, des capitaux, malgré aussi des procédés souvent condamnables de majoration du capital des lignes au profit des fondateurs ou des directeurs, les 200,000 kilomètres (125,152 milles) de voies ferrées qui existaient aux États-Unis en 1884, n’avaient coûté comme frais de construction et d’établissement que la somme totale de 7 milliards 676 millions de dollars, soit moins de 40 milliards de francs, ce qui représente une dépense kilométrique de 38,400 dollars environ, ou 204,000 francs approximativement[3], moins des deux tiers du coût d’établissement des chemins de fer français.

Le continent européen, entravé par les habitudes administratives gouvernementales, par les lisières où l’on y a toujours tenu l’initiative individuelle, par la timidité et l’inexpérience de l’esprit d’association, ne pouvait que suivre d’un pas tardif et pesant le magnifique exemple d’activité féconde que lui donnaient les grandes nations jouissant d’un régime civil traditionnellement libéral, l’Angleterre et les États-Unis. Ce dernier pays avait réalisé dans l’établissement de ses voies ferrées les trois conditions idéales : la rapidité, l’efficacité, le bon marché. L’Angleterre avait obtenu la première et la seconde sans la dernière. Le continent européen, enveloppé dans les préjugés, le formalisme administratif, l’orgueil des pouvoirs publics, à la fois prétentieux, indécis et envieux, était destiné à ne pouvoir atteindre dans la constitution de son réseau ferré ni la rapidité d’exécution, ni la complète efficacité d’exploitation, ni le bon marché.

Il serait superflu de nous attacher à un historique étendu. Quelques mots seulement, surtout sur la France, seront ici d’usage. De 1830 à 1835, alors que la Grande-Bretagne et les États-Unis possédaient déjà un ensemble de tronçons ferrés respectable, l’Autriche-Hongrie avait seulement 128 kilomètres de chemins de fer, de Budweis à Linz. La Belgique, née de la veille, il est vrai, mais se perdant en discussions oiseuses sur les mérites comparatifs de l’exécution par l’état ou par les compagnies, ne devait se mettre à l’œuvre qu’à partir de 1835. La Prusse et la Russie possédaient chacune un échantillon de chemin de fer, l’un de 26 kilomètres, l’autre de 28.

Nation intellectuellement active, individuellement bien douée, la France ne pouvait attendre patiemment pour faire l’essai des voies ferrées que l’état daignât s’y intéresser. Aussi est-elle au premier rang de celles qui ont adopté l’instrument nouveau. L’initiative individuelle ne se montra ni paresseuse ni timide, et si les discussions des chambres ne l’eussent pas arrêtée pendant près de vingt ans, si les formalités administratives, si la jalousie et l’étroitesse d’esprit des pouvoirs publics ne l’eussent pas condamnée à l’inaction, notre pays, dix ou quinze ans plus tôt, aurait joui du bienfait des chemins de fer.

Dès le commencement du siècle et peut-être auparavant, des voies à rails se rencontraient en France, dans les houillères d’Anzin et dans les mines de Poullaouen en Bretagne : là elles étaient de bois ; à l’usine d’Indret, à celle du Creuzot, on en trouvait de fer. Diverses publications, en 18 ! 7 et en 1818, attiraient l’attention des industriels sur ces agencemens, en recommandant l’imitation des voies ferrées anglaises pour l’exploitation des mines de houille. Les concessionnaires des mines de la Loire eurent les premiers l’honneur d’inaugurer les voies ferrées régulières. Après une étude des voies ferrées de Newcastle, M. Beaunier traça le plan d’un chemin de fer de 18 kilomètres entre Saint Etienne et Andrézieux. L’administration, n’attachant aucune importance à ces travaux, accorda la concession, sans aucune limite de durée, en 1823. Quelques années après, deux hommes dont le nom mérite d’être retenu, comme celui des pionniers français en cette matière, MM. Séguin frères, obtenaient en 1826 la concession d’un chemin de fer de Saint-Étienne à Lyon, long de 57 kilomètres. La France n’était donc guère en retard sur l’Angleterre et les États-Unis. Une troisième ligne fut concédée, en 1828, de Saint-Étienne à Roanne. Ces trois chemins de fer furent ouverts, l’un en 1828, le second en 1830, le troisième en 1834. Le chemin de fer d’Andrézieux à Saint-Étienne coûta 115,000 fr. par kilomètre, celui de Lyon à Saint-Étienne 254,000 francs, celui de Saint-Étienne à Roanne 90,000 francs. Toutes ces entreprises furent bien conduites. Comme résultats financiers elles représentèrent les trois destinées qui se partagent les grandes œuvres industrielles : le succès éclatant, le succès modeste et l’échec. C’est naturellement au chemin de Saint-Étienne à Lyon qu’est échu le succès brillant. La propriété de cette ligne était divisée en actions de capital et en actions d’industrie ou d’apport, celles-ci n’ayant droit aux bénéfices qu’au-delà de 4 pour 100, mais prélevant la moitié de ce qui excédait ce taux ; quelques années après l’ouverture à l’exploitation, l’action de capital recevait 7 1/2 pour 100 et l’action d’industrie une somme presque triple de celle que touchait l’action de capital. Moins fortuné, mais suffisamment heureux encore, le chemin de Saint-Étienne à Andrézieux servit en moyenne 5 à 6 pour 100 à ses actionnaires. La victime, dans ces trois premières lignes ferrées françaises, ce fut celle de Saint-Étienne à Roanne, qui n’a presque jamais rien produit à ses auteurs.

Inauguré dans le district de la Loire, le mouvement s’étendait à l’entour. En 1830, on concédait 28 kilomètres d’Épinac au canal de Bourgogne. La région méditerranéenne s’animait. Dans les houillères du Gard et de l’Hérault, on pensa de bonne heure aux chemins de fer. Un homme qui a laissé un grand nom dans l’histoire industrielle de ce temps, Paulin Talabot, songeait à tout un réseau de lignes ferrées dans ces départemens du Midi. En 1833, l’on concédait le chemin de fer d’Alais à Beaucaire, c’est-à-dire au canal qui conduit à la mer. C’est la première ligne dont la concession fût temporaire, toutes les précédentes étant perpétuelles. La réalisation des chemins de fer du Gard et de l’Hérault ne devint définitive qu’en 1837. À la fin de l’année 1833, la France possédait 75 kilomètres de chemins de fer en exploitation ; 214 kilomètres étaient concédés. Les capitaux dépensés par les compagnies concessionnaires atteignaient 17 millions. Quant à l’état, contraste instructif, il avait consacré à des études de projets de voies ferrées 102,600 francs sur une somme de 500,,000 francs qu’une loi avait récemment mise à sa disposition.

Toutes ces premières concessions avaient été accordées, presque sans formalités, par le pouvoir exécutif, sans intervention de la loi. Les cahiers des charges étaient sommaires ; ils pensaient aux tarifs des marchandises, non à ceux des voyageurs. Le gouvernement de la restauration, chose curieuse, agissait à l’américaine.

Comment, après de si beaux débuts, dont n’eût rougi ni l’Angleterre ni l’Amérique, la France se laissa-t-elle autant attarder ? C’est une histoire intéressante, qui a bien des applications au temps présent, qui éclaire tout ce qui se passe sous nos yeux pour les tramways, les téléphones, l’électricité, et dont la répétition ininterrompue nous rend semblables au colimaçon, à un colimaçon dissertant et discutant sans avancer.

Ce qui caractérise les petits chemins de fer concédés ou exécutés en France sous la restauration, ce sont les traits suivans : concessions perpétuelles, faites par décret, sans intervention des chambres et sans sacrifices de l’état. A. la perpétuité on eût pu substituer la concession de quatre-vingt-dix-neuf ans ; on eût pu également faire intervenir les chambres, même lorsqu’on n’imposait aucun sacrifice au pays; mais il eût fallu que ces assemblées délibérantes, pour aboutir, eussent été animées d’un esprit d’équitable bienveillance envers les compagnies et qu’elles se fussent toujours placées, dans l’examen des concessions, au simple point de vue technique. Il n’en fut pas ainsi, et, pendant vingt ans, la construction des lignes ferrées ne fut guère en France qu’un sujet de discussion. Ce n’est pas que le pays fût indifférent ou ignorant en cette matière ; la presse s’en occupait avec ardeur ; un brillant publiciste, Michel Chevalier, signalait, sans se lasser, les procédés anglais ou américains. Presque chaque année dans les chambres on se livrait sur ce thème aux discussions les plus approfondies. Des savans comme Arago, des poètes comme Lamartine, animaient le débat en y mêlant tour à tour des éclats d’éloquence, des vues profondes et des préjugés enfantins. En 1857, en 1838, en 1842, il se produisit un de ces défilés de harangues dont on dit qu’elles honorent un parlement ; mais tout se passait en paroles, et après ce flot de discours, l’opinion publique était plus confuse et plus indécise qu’auparavant. Il semblait qu’un excès de raisonnement eût rendu la volonté malade. Cinq obstacles empêchaient de passer a l’action ; nous les énumérons, car on les retrouve encore aujourd’hui au travers de la plupart des nouveautés industrielles qui ont besoin pour se produire, sinon absolument du concours de l’état, du moins de son assentiment. Le premier obstacle était de nature doctrinale : il consistait en d’interminables discussions pour savoir si l’on confierait l’exécution des voies ferrées à l’état ou aux compagnies. L’abus de la controverse, l’argumentation infinie sur les avantages et les inconvéniens de l’une et l’autre solution, plongeaient les esprits dans une perplexité qui retardait d’une année à l’autre la décision. Le second obstacle était de nature parlementaire et électorale. Il tenait aux intérêts locaux de chaque représentant et s’offrait sous la forme de discussions âpres et sans cesse renouvelées (notamment en 1837 et en 1842) pour le classement et la priorité des lignes à exécuter, pour la préférence à donner au système d’une ligne unique dans chaque direction ou au système des tronçons. Le troisième obstacle était de nature uniquement politique: c’était le parti-pris de l’opposition, quelle qu’elle fût, de repousser le système, quel qu’il fût, que proposait le gouvernement. En 1837, le ministère propose l’exécution des voies ferrées par les compagnies ; la chambre rejette ce projet ; en 1838, le ministère propose l’exécution par l’état ; la chambre repousse également ce projet opposé au précédent. Un quatrième obstacle, que l’on voit aussi se dresser sur la route de toutes les découvertes qui ont à obtenir de l’état un laisser-passer, c’était une affectation de puritanisme qui, feignant de croire toujours ou croyant réellement à la corruption, à l’agiotage, appréhendant de favoriser la spéculation, les banquiers, les capitalistes, finissait par écarter successivement toutes les solutions pratiques. Un cinquième obstacle enfin était de nature mi-partie financière, mi-partie administrative : on était tellement jaloux des droits de l’état, qu’on voulait réduire les concessions à des périodes beaucoup trop courtes, imposer aux compagnies des charges trop lourdes; on leur laissait toutes les chances mauvaises de l’entreprise, en réservant à l’état toutes les chances favorables. Il en résulta que plusieurs sociétés sérieuses se retirèrent, et que celles qui acceptèrent des contrats périlleux effrayèrent par leur échec l’opinion publique et accrurent la pusillanimité des capitalistes.

Il serait trop long d’entrer dans les détails de cette instructive histoire. Qu’on s’y reporte, et l’on aura la confirmation des observations qui précèdent. M. Martin du Nord, par exemple, voulait, dès le début, faire un plan général, ce qui est une chimère par toutes les contradictions qu’il soulève. Le principal était de commencer, fût-ce d’une façon défectueuse. On limita les concessions à une durée très brève, ce qui rendit effroyables les charges d’amortissement. Presque seule, la ligne d’Amiens à Boulogne fut concédée pour la période raisonnable de cent ans ; mais c’était une petite ligne. On fixa la durée de la concession à quarante ans pour les chemins du Centre, à vingt-sept ans pour Orléans à Bordeaux, à vingt-quatre ans et onze mois pour Creil à Saint-Quentin, à quarante et un et quarante-quatre ans pour Paris à Lyon et Lyon à la Méditerranée, à trente-quatre ans pour Tours à Nantes, à quarante-trois ans et demi pour Paris à Strasbourg. Que pouvaient, en face de si courtes périodes, des sociétés de capitalistes? On leur interdisait les longs espoirs et les vastes pensées. Les courtes concessions étaient d’autant plus lourdes qu’il s’agissait de compagnies (naissantes dont aucune n’avait de réseau productif. On leur imposait aussi des formalités, des charges, des services gratuits, qui faisaient beaucoup plus que compenser les subventions de l’état, quand l’état accordait des subventions. On ne comprenait pas qu’il est singulièrement avantageux pour un pays, par l’émulation et la confiance qui en résultent, que les sociétés qui les premières y introduisent un genre nouveau et fécond d’entreprises soient récompensées de leur hardiesse par un brillant et rapide succès.

Dans l’état d’esprit des membres du gouvernement et surtout des membres des chambres, l’exécution des grandes lignes, les plus productives, devait être longtemps différée. L’initiative privée devait se contenter de petits tronçons suburbains, comme le petit chemin de fer de Paris au Pecq, concédé, en 1835, à M. Pereire, exécuté en deux ans, sur une longueur de 19 kilomètres, ou comme les deux lignes de Paris à Versailles encore, concédées en 1835, livrées à la circulation, l’une en 1839, l’autre en 1840. Ce fut un tort que d’autoriser, dès le début, cette concurrence. La ligne de Versailles (rive gauche) fut ruinée : l’infime revenu net qu’elle donnait oscillait entre 0 fr. 43 et 1 fr. 84 pour 100 du capital engagé. Elle servit d’épouvantail aux capitalistes. Sans être prospère, la ligne de Versailles (rive droite) était moins misérable, gagnant entre 2 fr. 24 et 3 fr. 54 pour 100 du capital. Beaucoup plus heureuse était celle du Pecq, où le produit, par rapport aux frais d’établissement, variait entre 5.50 et 9 pour 100.

Il n’eût dépendu que du gouvernement que l’initiative privée se chargeât, dès cette époque, de quelques grandes lignes, au lieu de ces infimes tronçons. La politique étroite, envieuse, à l’égard des compagnies, avait presque arrêté le mouvement de construction des voies ferrées : au mois de janvier 1848, le bilan des chemins de fer en France se bornait à 4,702 kilomètres concédés, dont 1,830 seulement exploités. Ils avaient coûté 630 millions, dont 63 à peine avaient été fournis par le trésor : la recette brute kilométrique atteignait 45,000 francs, et la recette nette 22,000, représentant, en 1847, 7.17 pour 100 du capital de premier établissement. C’est assez dire que si, dès 1835, on avait su bien accueillir l’initiative privée, lui faire un sort équitable, lui accorder des concessions de longue durée, tout en se réservant un droit de rachat dans des conditions bienveillantes et une participation dans les bénéfices au-delà de 10 pour 100, la construction des chemins de fer en France, sans aucun sacrifice sérieux pour le trésor, eût été avancée de vingt ans. Même aujourd’hui, le trésor ne fait, quoiqu’il en dise pour les lignes ferrées, aucun sacrifice bien réel, puisque, s’il leur sert une centaine de millions de garanties d’intérêts ou d’annuités, il retire d’elles une somme moitié plus forte d’impôts ou de transports gratuits.

IV,

Le procès qui se débattait en France, de 1830 à 1848, pour la construction des chemins de-fer, s’est reproduit, à divers intervalles plus ou moins rapprochés, pour les entreprises de gaz et d’eaux, aujourd’hui pour celles d’électricité, de téléphones, de tramways ; demain il se reproduira pour d’autres inventions que nous ne soupçonnons pas. Les différens pays ont inégalement profité de ces découvertes : elles n’ont plus à lutter contre la jalousie, l’accaparement de l’état central, mais contre l’accaparement ou la jalousie d’une autre forme de l’état, les municipalités. Les pays où l’on trouve le plus répandu et au meilleur compte l’usage et des tramways, et de l’éclairage électrique, et des téléphones, sont ceux en général où l’état se montre le plus discret et le plus bienveillant envers les entreprises libres. Il ne s’agit pas de chercher à les enrichir ; il s’agit seulement de ne pas poursuivre leur ruine systématique. Nous ne craignons pas de dire que, parmi les nations riches et de vieille civilisation, la France est l’une des plus mal partagées pour la possession et le bon marché de ces précieux instrumens d’usage collectif. Le gaz y coûte plus cher que partout ailleurs ; l’électricité commence à peine à éclairer quelques rues dans quelques villes ; les transports urbains y sont à l’état barbare ; les tramways, peu nombreux, n’y existent guère que dans les villes de premier ordre et dans quelques-unes seulement de second rang ; les compagnies qui se livrent à cette industrie, sauf deux ou trois peut-être sur tout l’ensemble de notre territoire, sont ruinées ; les capitalistes, qu’effraient ces échecs, ne se sentent aucune inclination à doter nos villes d’un réseau de communications urbaines perfectionnées. Le téléphone coûte à Paris deux ou trois fois plus qu’à Londres, à Berlin, à Bruxelles, à Amsterdam, à New-York. Ainsi, un grand pays se trouve, en plein XIXe siècle, ne profiter que dans une mesure très restreinte des progrès récens et nombreux qui ont transformé depuis cinquante ans la vie urbaine. Est-ce parce que l’état n’intervient pas assez ? Non, c’est parce qu’il intervient trop. Les municipalités qui le représentent usent à l’excès de leur double pouvoir de contrainte : la contrainte réglementaire et administrative, qui multiplie les injonctions ou les prohibitions, les charges en nature, et qui, parfois, soumet, sans aucune restriction, les compagnies à l’arbitraire variable des conseils municipaux ; la contrainte fiscale, qui de chaque société de capitalistes veut faire pour la municipalité une vache à lait inépuisable ; il faut y joindre encore ce sentiment étroit d’envie qui considère comme un attentat aux pouvoirs publics toute prospérité des compagnies particulières. Je ne citerai que deux faits qui prouvent combien ces pratiques de l’état municipal sont funestes aux progrès : aux États-Unis, où ils foisonnent, les tramways ne sont l’objet, en général, que détaxes infimes. En Californie, le code civil (civil code), c’est-à-dire une loi générale, s’appliquant à tout l’état et limitant les pouvoirs des municipalités elles-mêmes, interdit de mettre un droit (licence fee) de plus de 50 dollars ou 250 francs par an sur chaque voiture servant aux transports communs dans la ville de San-Francisco, et de plus de 25 dollars, 125 francs, dans les autres villes. Or, à Paris, le droit perçu sur chaque voiture d’omnibus ou de tramway était récemment de 1,500 francs, et se trouve aujourd’hui de 2,000, juste huit fois le maximum de taxation autorisé par la loi californienne. Voici l’autre fait : la jalousie des municipalités à l’endroit des compagnies auxquelles elles ont accordé des concessions réduit souvent ces compagnies à une gêne si intolérable, que non-seulement elles ne paient plus aucun intérêt à leurs actionnaires, mais que, même, elles cessent tout service. Dans une ville importante et très intellectuelle du midi de la France, Montpellier, une compagnie avait accepté de construire un réseau de tramways avec un parcours trop étendu, des départs trop nombreux et des charges trop lourdes. Elle fit faillite : on mit plusieurs fois aux enchères le réseau qui était exploité depuis plusieurs années : le cahier des charges était tellement pesant qu’il ne se présenta d’acquéreur à aucun prix. A la fin, une société s’offrit pour reprendre la concession, à la condition de n’exploiter que les lignes principales et de diminuer le nombre des départs. La ville refusa; il se produisit alors ce fait vraiment inouï : on arracha les rails, établis à tant de frais, on les vendit comme du vieux fer. Voilà pourquoi Montpellier et vingt villes de France d’une importance analogue n’ont pas de tramways, tandis qu’on en trouve partout à nos côtés : en Angleterre, en Allemagne, en Belgique, en Hollande, en Italie même et en Espagne.

Nous savons qu’une école bruyante prône l’accaparement par les municipalités de tous les services ayant un caractère public ou quasi public. Le socialisme municipal s’épanouit sur le continent européen; on en trouve aussi des traces nombreuses dans la Grande-Bretagne et même quelques embryons aux États-Unis[4]. Chez aucune de ces nations anglo-saxonnes, on n’a laissé accaparer par les conseils municipaux, soit les tramways, soit les téléphones; mais beaucoup d’entre eux se sont emparés des entreprises de gaz, d’électricité et surtout des entreprises d’eaux. Il ne semble pas que l’on ait beaucoup à se louer de cet industrialisme municipal, sujet ou enclin, dans des mesures variables, à l’arbitraire, à la corruption, au favoritisme, surtout à ces changemens fréquens de direction qu’entraîne toute dépendance du corps électoral. Sans entrer dans un examen détaillé de la question, rappelons quelques faits intéressans. D’après l’Economist (de Londres), le total des capitaux engagés dans l’industrie du gaz en Angleterre, en Écosse et en Irlande, s’élevait à 1,380 millions de francs, dont bien près de 500 millions ou 36 pour 100 environ représentaient le capital des entreprises gazières appartenant aux autorités locales. Sur 110 millions de francs de recettes, les frais d’exploitation atteignaient 79 millions environ, soit plus de 70 pour 100 ; les recettes nettes ne montaient qu’à 31 millions de francs, dont 22 millions et demi représentaient les charges d’intérêt et d’amortissement des emprunts spéciaux contractés pour ce service. Autant qu’on en peut juger, les hommes compétens ont, de l’autre côté de la Manche, une opinion peu favorable à la capacité des municipalités dans ces questions industrielles. On a attribué à l’esprit étroit et jaloux des conseils municipaux la lenteur des progrès de l’éclairage électrique dans la Grande-Bretagne, relativement à l’extension de ce même procédé d’éclairage aux États-Unis. On a voté, dans le printemps de cette année même, une loi pour modifier et restreindre les pouvoirs des autorités locales en cette matière. Les discours tenus par plusieurs personnages importans, lord Salisbury notamment et lord Herschel, ancien lord-chancellor dans l’administration libérale, témoignent que le socialisme municipal n’est pas nécessairement progressif. Voici le résumé de l’analyse que les journaux donnaient de ce débat : « Lord Salisbury, parlant du rôle que pourraient être appelées à jouer les municipalités en matière d’éclairage électrique, signale le danger de se laisser entraîner par le désir de donner aux municipalités le contrôle de ces choses-là. Nous avons, a-t-il dit, un nombre suffisant d’exemples qui portent sur la compétence des municipalités à se charger d’opérations commerciales sur une grande échelle. Nous savons que les tentations sont énormes, et le danger qu’il faut envisager est non pas tant celui de voir les municipalités administrer ces entreprises elles-mêmes, mais bien de les voir administrer par les fonctionnaires salariés de ces municipalités, aux mains desquels se trouverait un pouvoir énorme et irrésistible qui les expose à des tentations nombreuses, sans responsabilité pour eux. Lord Herschel, à son tour, dit qu’il n’a pas de parti-pris à l’égard du rôle des municipalités, mais que pourtant il n’est nullement certain que la balance des avantages ne soit pas du côté de l’interdiction aux municipalités d’exercer des entreprises commerciales. Il penche même plus particulièrement vers cette opinion dans le cas de l’éclairage électrique... Dans tous les cas, la faculté de rachat ne doit pas se présenter sous une forme qui paralyse les progrès de l’invention. Ce serait trop aussi de demander à la génération actuelle de se passer de l’éclairage électrique uniquement pour en diminuer le coût dans trente ou quarante ans, » Le parlement s’est rangé à ces judicieuses observations. Il vient de modifier, dans un sens de restriction des pouvoirs des municipalités, la loi de 1882 sur l’éclairage électrique. Tandis que, d’après cette loi, les autorités locales avaient le droit de racheter les installations des sociétés privées à l’expiration d’une période de vingt-deux ans, elles ne le pourront faire désormais qu’après quarante-deux années, cette durée étant considérée comme nécessaire pour que des entreprises sérieuses puissent se constituer. Que dire du conseil municipal de Paris qui voulait réduire à dix années la durée des concessions électriques? En même temps, la loi britannique nouvelle donne au Board of Trade le droit, à titre exceptionnel, il est vrai, d’accorder des concessions auxquelles s’opposeraient les autorités locales. Ainsi, après un quart de siècle d’exercice de l’industrie de l’éclairage public par un grand nombre de municipalités britanniques, il se produit en Angleterre une réaction contre cette pratique.

Les municipalités américaines se sont jusqu’ici plus abstenues de l’exploitation directe de services de ce genre. L’enquête faite cette année même par l’American Economie Association sur les rapports des municipalités avec les entreprises quasi publiques (Relation of modem Municipalities to the quasi public works) ne cite que les villes suivantes qui soient propriétaires d’usines à gaz : Philadelphie, Richmond, Banville, Wheeling et Alexandria. Encore ne nous dit-on pas que ce soient là des monopoles municipaux. Quelques municipalités, dont on ne nous indique pas le nombre, possèdent des usines électriques. Mais ce sont là des faits très exceptionnels. Au contraire, un grand nombre de municipalités gèrent des entreprises d’eaux. Sur 1,402 cités aux États-Unis, les renseignemens ont manqué pour 183 : quant aux autres, 544 étaient la propriété des villes et 675 d’entreprises privées. Parmi les 135 villes ayant plus de 10,000 habitans, dans 91 les entreprises d’eaux sont des propriétés municipales et dans 44 seulement des propriétés privées. L’enquête américaine, toutefois, est incomplète sur un point capital : elle ne nous par le que de la propriété des installations d’eaux (ownership of water-works) ; elle ne nous dit rien de l’exploitation, ce qui est tout différent. La propriété peut être municipale et l’exploitation être conférée à une compagnie fermière ; c’est le cas de Paris et de différentes autres villes de France. Or, c’est surtout l’exploitation par les pouvoirs publics qui a des inconvéniens. Quoi qu’il en soit, il est clair que les entreprises d’eaux diffèrent notablement des entreprises d’éclairage ou de transport : on peut prétendre que les premières ont un caractère beaucoup plus public, concernant des questions d’hygiène générale et de salubrité commune, qu’elles constituent aussi des industries beaucoup plus simples, plus uniformes, moins gigantesques et moins variables. Il semble que, dans beaucoup de ces propriétés municipales d’installations d’eau en Amérique, le pouvoir local agit plutôt comme contrôleur et surveillant que comme exploitant direct.

Dans ce pays de self government, les municipalités sont très loin de jouir toutes du droit de régler à leur guise l’organisation de ces différentes entreprises d’utilité générale, les tramways, le gaz, les téléphones, l’eau même. Elles n’ont en général que les pouvoirs qui leur ont été spécialement délégués par les états. Un grand nombre de ceux-ci interdisent aux corporations locales toute entreprise industrielle : d’autres vont même jusqu’à limiter le pouvoir de taxation dont elles disposent relativement à ces services : nous en avons donné un exemple pour la Californie[5].

Ces restrictions, à nos yeux, sont sages. On devrait les introduire en France. Ce serait une des bonnes réformes à accomplir dans notre pays que d’interdire absolument aux municipalités l’exploitation d’une entreprise industrielle, quelle qu’elle soit. Les fantaisies du grand conseil municipal de Paris et du petit conseil municipal de Saint-Ouen prouvent surabondamment les inconvéniens des énormes pouvoirs dont jouissent sur ce point nos conseils municipaux, si garrottés sous d’autres rapports. Outre les causes d’infériorité technique que nous avons énumérées en traitant d’une façon générale du caractère de l’état moderne, les municipalités, plus encore que le pouvoir central, souffrent d’autres infirmités. Moins que lui, elles consentent à se placer, dans leurs actes, au simple point de vue technique. Des considérations étrangères, de nature purement électorale et politique, influent sur toute leur conduite. Elles sont beaucoup plus courbées sous le joug des élections, plus dans la dépendance des coteries ; elles ont plus de penchant à gagner des suffrages individuels par des faveurs, des créations de places superflues. Elles cèdent plus à l’arbitraire et à la fantaisie ; sous un régime électif variable et sans contre-poids, les services municipaux dont elles ont l’absolue direction tendent à se transformer en des expériences humanitaires plus ou moins coûteuses et chimériques. Dussent-elles ne pas verser dans ces abus comme Paris et Saint-Ouen aujourd’hui, comme beaucoup d’autres inconnues, il n’en resterait pas moins les grands inconvéniens politiques et sociaux. Il importe de s’élever à une vue synthétique des choses : le côté purement technique ne doit pas seul retenir l’observateur; les conséquences, soit indirectes, soit différées, générales et lointaines, doivent être aussi pesées. La transformation d’une foule de services de l’industrie privée en entreprises publiques ne se peut effectuer sans un certain et regrettable affaiblissement de l’indépendance électorale d’une part et, de l’autre, des habitudes d’association volontaire. La tyrannie du sultan est moins redoutable que la tyrannie d’une paroisse.

Pour résumer ces observations, voici quelques formules dont l’exactitude ne paraît guère pouvoir être contestée : le développement rapide et l’exploitation progressive des grandes œuvres d’utilité publique semblent dépendre surtout : 1° de la force de l’esprit d’initiative libre et des habitudes d’association volontaire; ces conditions ont plus d’importance même que l’abondance des capitaux ; 2° du minimum des formalités administratives requises ; 3° de la bienveillance, tout au moins de l’équité et de l’absence de jalousie des pouvoirs publics de tout ordre envers les sociétés privées et les capitalistes ; 4° là où l’initiative privée est somnolente et où l’intervention du gouvernement est active, du maximum d’esprit de suite et, par conséquent, de stabilité dans le gouvernement, soit général, soit local, et du minimum d’esprit de parti dans l’opposition. Voilà pourquoi certains états à organisme fortement hiérarchisé et puissamment autoritaire, comme l’état prussien, ont pu, avec un moindre dommage pour la communauté, jouer un rôle actif dans la constitution ou l’exploitation des travaux publics. Mais nous, peuples occidentaux, à gouvernemens précaires et changeans, nous ne pouvons prétendre aux avantages d’unité et de continuité d’action d’une monarchie demi-despotique. Conservons au moins les mérites et les bienfaits d’une initiative privée, agile, souple, entreprenante ; sinon, nous perdrons notre bien, sans gagner, comme compensation, celui d’autrui.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 août et du 1er octobre.
  2. Une des plus grandes erreurs de l’administration en ce sens est le chemin de fer à large voie de Batna à Biskra; il suffisait de le faire à voie étroite, et, sans plus de dépense, on eût pu le pousser jusqu’à Touggourt.
  3. Statistical abstract of the United States, 1886, pages 186 et 187.
  4. On peut consulter sur ce point toute la série des opuscules publiés par la Liberty and Property Defence League, notamment celui intitulé Municipal Socialism, 1885, et, d’autre part, pour l’Amérique, la série des études réunies sous le titre de the Relation of modem Municipalities to quasi public Works, American Economic Association, january 1888.
  5. Voir l’opuscule cité, Relation of modem Municipalities to quasi public Works, notamment pages 57 à 60.