L’État moderne et ses fonctions/04

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L’État moderne et ses fonctions
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 91 (p. 282-320).
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L'ETAT MODERNE
ET
SES FONCTIONS

IV.[1]
L’ÉTAT, LA RELIGION, L’ÉDUCATION ET L’ASSISTANCE PUBLIQUE.

Nul sujet n’a donné, ne donne et ne donnera lieu à plus de contestations que le rôle de l’état à l’égard de cette grande force, à la fois individuelle et collective : la religion, et de ces deux grandes tâches, dont on discute si elles doivent être plus collectives qu’individuelles : l’éducation des générations nouvelles et l’assistance des malheureux. Je voudrais, en m’éclairant de l’expérience du temps passé et du temps présent, indiquer les données générales de ces délicats problèmes, et suggérer, sinon des solutions précises, du moins l’esprit dans lequel on les doit chercher.

Nombre d’écrivains ont conçu l’état comme appelé à faire régner la vertu et à répandre la vérité. Il serait si commode d’obtenir le triomphe de l’une et de l’autre par l’action d’un mécanisme unique, qui, grâce à une hypothèse opiniâtre, paraît aux esprits simples et aux âmes naïves capable de vaincre toutes les résistances ! Un écrivain brillant, Michel Chevalier, conviait l’état à « diriger la société vers le bien et à la préserver du mal. » Il avait, sans doute, plutôt en vue le bien et le mal matériels. Mais, allant plus loin, les théoriciens allemands affirment que l’état doit être de plus en plus pénétré de a l’idée sociale. » Ils se représentent le grand homme comme celui qui exprime le plus complètement l’esprit de son temps : den Geist seiner Zeit zum vollen Ausdruck bringt. Et l’état leur apparaît comme le grand homme par excellence, l’être merveilleux dont les conceptions peuvent immédiatement se traduire en volontés et les volontés en actes. C’est à lui qu’échoit la tâche formidable de pétrir la société conformément à « l’idée. »

L’idée, l’idéal, mots fascinateurs qui devraient peut-être moins subjuguer les esprits dans un siècle dont toute la doctrine scientifique repose sur la croyance en l’évolution, c’est-à-dire en un développement lent, spontané, presque uniquement instinctif ! Il est écrit que les politiciens et les théoriciens politiques de notre siècle tourneront le dos à la doctrine qui prévaut aujourd’hui dans les sciences. La sagesse vulgaire a découvert et répété sans cesse que l’enfer est pavé de bonnes intentions ; elle ne semble pas encore s’être aperçue que la plupart des grandes fautes politiques se rattachent à la poursuite par l’état d’un idéal social, à sa prétention de « diriger la société vers le bien et de l’écarter du mal. » Les persécutions des empereurs romains contre les chrétiens, le tribunal de l’inquisition, les excès des anabaptistes, le despotisme de Calvin ou de Knox. la Saint-Barthélémy, la révocation de l’édit de Nantes, les crimes de la révolution, tous ces méfaits, dont l’histoire frémit et dont nous souffrons encore, ont eu pour artisans non pas seulement la perversité ou l’égoïsme des hommes d’état, mais la croyance qu’ils possédaient la vérité absolue et qu’il était de leur devoir de lui soumettre le genre humain.

Aujourd’hui, l’état ou ceux qui le représentent ont-ils un meilleur critérium du vrai et du bien ? Ne sont-ils plus exposés à l’erreur ? Après les développemens où nous sommes précédemment entré et les constatations que chacun peut faire, il semble que la réponse ne soit pas douteuse. Pas plus que leurs prédécesseurs, les hommes qui, en tout pays, détiennent l’état moderne, qui parlent en son nom et commandent ou punissent en son nom, ne se trouvent dans des conditions mentales qui facilitent la recherche, la découverte et la propagande de la vérité absolue. Les hommes d’état, depuis le ministre le plus célèbre jusqu’au plus obscur politicien de village, sont, pour les neuf dixièmes, des hommes d’action ; leur cerveau n’est pas fait pour l’étude patiente et minutieuse ; dans nulle catégorie de gens on ne trouve une moindre aptitude à la métaphysique. S’ils ont quelques idées générales, ce sont, d’ordinaire, celles que les circonstances et les hasards de la lutte leur ont presque inconsciemment inculquées. Ils se font gloire souvent de n’y pas tenir. Ils n’ont ni le goût ni le loisir d’étudier à fond les problèmes. Ce sont, en outre, des hommes de parti, engagés dans des liens auxquels, malgré quelques glorieux exemples, il leur est presque toujours impossible de se soustraire. Ils représentent des passions et des intérêts bien plus que des idées pures et réfléchies. Nulle classe d’hommes ne diffère davantage du type classique du sage que le détachement et la sérénité ont préparé à comprendre et à chérir le vrai. Ce sont encore des hommes absorbés par les intérêts présens ; la devise de la plupart est qu’à chaque jour suffit sa peine, que le contingent seul mérite qu’on s’y arrête, que la fécondité et la souplesse de leur esprit trouveront des ressources imprévues pour les difficultés futures, dont il serait puéril et vain de s’embarrasser à l’avance. À moins de reconnaître au suffrage populaire et à ses élus une vertu merveilleuse, surnaturelle, on doit juger que les détenteurs de l’état moderne, en raison même des procédés, des qualités et des défauts auxquels ils doivent le pouvoir, sont médiocrement qualifiés pour être les interprètes de la vérité absolue et du bien absolu. Qu’ils le fussent, ce serait un mystère aussi impénétrable à la raison humaine que les dogmes religieux réputés les plus incompréhensibles.


I

Peu de problèmes seraient aussi simples à résoudre que celui des rapports de l’état moderne et de la religion ; mais il faudrait s’inspirer du mot : « paix aux hommes de bonne volonté. » Le monde, depuis l’origine, a toujours été livré à la controverse ; c’est par elle, par la variété et la liberté des opinions, surmontant tous les obstacles extérieurs, que se sont transformées la barbarie et la rigidité primitives en cette sorte de développement ascensionnel qu’on nomme la civilisation. La gloire de l’état moderne, ç’a été jusqu’à ce jour de laisser le champ libre à la controverse, à la variété des pensées et des actes dans la plupart des voies ouvertes à l’activité de l’homme : les lettres, les arts, les sciences, l’industrie, les groupemens entre les individus. Il n’est qu’un domaine jusqu’ici où, non pas tous les états, mais certains, de nos jours aussi bien qu’autrefois, s’acharnent à vouloir supprimer la controverse et ses manifestations extérieures, c’est le domaine religieux. L’état, qui devrait être, d’après la théorie, un organe de pacification et de concorde, cherchant à calmer les haines, devient, dans maint pays, le principal agent de discorde.

Une idée juste, celle de l’état laïque, s’est transformée, sans qu’on en eût conscience, en une idée fausse, celle de l’état athée. L’état laïque, c’est-à-dire l’état qui ne se fait le champion temporel d’aucune théorie religieuse particulière, qui regarde les religions avec bienveillance, mais sans subordination et sans servilité, qui les considère comme des forces avec lesquelles on doit compter, à qui on ne doit pas imposer le joug et de qui on ne doit pas le recevoir, l’état laïque est la vraie formule, la seule digne de la société contemporaine. La laïcité de l’état n’implique pas l’hostilité contre la religion, ni la malveillance, ni l’indifférence même ; elle marque seulement l’indépendance. Mais de ce que deux personnes sont indépendantes l’une de l’autre, il n’en résulte pas qu’elles doivent être des adversaires, ni même qu’elles doivent cesser d’avoir entre elles des rapports quelconques. Une société où l’état et la religion sont en lutte ne peut être qu’une société profondément troublée ; d’autre part, une société où la religion et l’état prétendent s’ignorer mutuellement est presque une société impossible. Nous le montrerons tout à l’heure.

L’état athée, c’est tout autre chose que l’état laïque. On pourra discuter tant que l’on voudra sur la signification de cette formule : tant par l’étymologie que par la conception populaire, elle n’a qu’un sens, celui de négation de la divinité et de tout ce qui s’y rapporte ; elle n’implique pas l’indifférence, elle implique l’hostilité. Comment l’état pourrait-il être indifférent à l’égard de la religion, des cultes et de Dieu même ? Comment surtout prétendrait-il se cantonner dans une sorte de positivisme qui lui permettrait d’ignorer qu’il existe parmi les citoyens certaines croyances ardentes, précises et collectives sur l’origine, les devoirs et la fin de l’homme ? Par un miracle d’abstraction, de contention d’esprit, de surveillance de toutes ses paroles et de tous ses actes, un simple particulier peut à peine arriver à pratiquer ce positivisme dans toute sa rigueur ; un état ne le peut pas. A chaque instant, il rencontre le problème religieux ; il est obligé de compter avec lui. Tant qu’une communion, c’est-à-dire une foi commune sur la destinée humaine, réunira de nombreux groupes d’hommes, l’état sera obligé de chercher, soit à l’extirper, soit à se la concilier, tout au moins à vivre passablement avec elle ; mais il ne pourra l’ignorer. Comment l’état, cet organisme qui a la responsabilité de la paix sociale et qui d’ailleurs aujourd’hui touche à tant de choses, qui prétend, notamment, accaparer l’éducation, l’instruction, le soulagement des malheureux, l’amélioration des condamnés, perdrait-il tout contact avec la force la plus ancienne, la plus générale, la plus agissante que connaisse la société ? L’état a des écoles : aussitôt s’offre la question délicate des textes, des livres de classes, certains mots qu’on rencontre, qui forment le fonds traditionnel de la langue et qu’il faut expliquer, à moins que, par le procédé ridicule qu’a adopté le conseil municipal parisien, on ne proscrive ces mots, on ne mutile les auteurs les plus célèbres, on ne s’interdise non-seulement de prier, mais même de jurer. La pudeur de nos pères mettait des feuilles de vigne aux statues trop peu voilées ; l’étrange pudeur de certains de nos corps enseignans va couvrant de vocables ineptes et dénués de sens les mots de Dieu, d’âme, de vie future.

Non-seulement l’état a des écoles, mais il a pris la charge de l’éducation complète de catégories nombreuses d’individus : il élève des orphelins, des enfans assistés, des aveugles, des sourds-muets, de jeunes prisonniers ; ceux-là, en grande partie, sont soustraits à toute autorité paternelle ; c’est l’état qui est leur père ; quelle croyance leur apprendra-t-il, car il ne peut renoncer à leur en apprendre une ? il faudra, ou qu’il les élève dans le sein d’une religion, ou qu’il les élève contre toutes les religions. De même pour l’armée, pour la marine, pour le personnel employé aux travaux publics, pour les jours de repos fériés, pour toutes les observances ayant une origine religieuse, répondant aux pratiques religieuses du plus grand nombre, l’état contemporain ne peut ignorer toutes ces choses. Il faut ou qu’il les admette et les respecte, ou qu’il les nie et les détruise. Fera-t-il comme le conseil municipal de Paris, qui, pour varier la nourriture dans certains de ses établissemens, y impose un jour de maigre, mais en stipulant que ce jour ne sera jamais le vendredi ? Dans le mouvement qui porte les employés, les ouvriers, à exiger le repos hebdomadaire, à vouloir même qu’il soit obligatoire, l’état viendra-t-il à délaisser le dimanche et à choisir le lundi ? Ainsi l’état contemporain (nous ignorons ce qui sera loisible à l’état du XXVe ou du XXXe siècle), rencontrant, dans son activité propre, à chaque instant, les prescriptions ou les observances religieuses, ne peut simplement répondre : Nescio vos ; il doit ou les respecter ou les combattre.

La ligne de conduite à tenir par l’état moderne est toute tracée. Nous avons dit que l’état manque au plus haut degré de la faculté d’invention. Ce n’est certes pas lui qui fait les religions, qui les conserve ou qui les détruit. A certains momens, il a pu constater officiellement, comme sous Constantin, le triomphe d’une religion, vieille déjà de plusieurs siècles. A d’autres heures de l’histoire, lors de la réforme, il a pu aider à certaines modifications, d’ailleurs de détail, que favorisaient le tempérament des peuples et le courant populaire. Mais nulle part on n’a vu un état, soit créer une religion de toutes pièces, soit en détruire une, soit substituer aux idées positives enfermées dans des dogmes, aux sentimens intimes et traditionnels, un simple ensemble de sèches et abstraites négations. L’état doit donc respecter cette force, qu’il ne réussirait pas, le voulût-il, à entamer. Il est d’autant plus tenu à ce respect, à ces bons rapports, que la religion, en dehors de son objet principal de soulagement des âmes, concourt à un objet, pour elle accessoire, mais, pour l’état, d’une importance capitale, la conservation sociale. Il n’y a plus actuellement d’homme assez irréfléchi, parmi ceux dont l’opinion a quelque autorité, pour croire que l’homme naisse originellement bon, que ses heureux instincts s’épanouissent naturellement, quand on ne cultive pas artificiellement les mauvais. La doctrine de Jean-Jacques Rousseau et des philosophes du XVIIIe siècle sur la bonté native de l’homme a été tellement battue en brèche et détruite par l’expérience, qu’on peut la considérer comme une des plus manifestes inepties qui aient un moment abusé le genre humain. La tâche de l’état moderne, au point de vue du maintien de la paix sociale, de la simple conservation de la société, est devenue de1 plus en plus ardue : il n’a pas trop de tous les concours. L’état est assailli par tant de passions, par tant de haines, tant d’impatiences, tant d’illusions, la morale publique et privée souffre de tant d’attaques de théories désespérantes et dégradantes, qu’on ne comprend pas par quelle folie l’état moderne, si menacé, si ébranlé, va déclarer la guerre à la puissance moralisatrice qui a conservé le plus d’empire sur les âmes. On a écrit que la barbarie frémit au sein de nos sociétés civilisées, et certains publicistes ont cru pouvoir indiquer l’heure où elle viendrait à triompher. Sans aller jusqu’à ces alarmes, peut-être excessives, la religion chrétienne, qui, quelque opinion qu’on ait de ses dogmes, prêche la modération dans les désirs, la lutte contre la concupiscence, l’assistance du prochain, l’espérance indéfinie au milieu des épreuves et des souffrances, qui cherche à réconcilier l’homme avec la dureté de son sort, peut être considérée comme une sorte de ciment social qu’il sera singulièrement malaisé de remplacer. N’eût-elle d’influence que sur les femmes, qu’elle rendrait encore à l’état de précieux services ; car les femmes dans la vie civile, dans l’éducation, par les premières notions qu’elles donnent à l’enfant, par l’influence qu’elles conservent dans tous les actes du ménage, contribuent, pour une bonne part, à la direction réelle d’une société. On pourrait faire un parallèle, frappant par les contrastes, entre le simple curé ou le pasteur de village et l’instituteur public tel qu’on cherche à le former depuis dix ans : l’un devant sa culture d’esprit et de cœur aux deux grandes sources qui ont fécondé la civilisation occidentale, la source chrétienne et la source latine ; l’autre, dont l’intelligence, à peine dégrossie par une instruction souvent interrompue, toujours incohérente, surchargée de détails sans lien, ne possède que des embryons confus et indistincts de sciences abstraites ; l’un qui cherche à contenir les appétits désordonnés, qui enseigne la patience, l’amour du travail et la résignation ; l’autre qui répand dans toutes les couches du peuple la théorie nouvelle de la lutte pour l’existence, qui suscite les ambitions immodérées, la convoitise des hauts emplois ou des professions réputées plus élevées, et qui, inconsciemment, par la direction que lui impriment ses chefs et qu’il suit avec empressement, travaille au déclassement et presque au mécontentement universels. D’une part, le curé de village de Balzac, de l’autre, le Homais de Flaubert, représentent ces deux types d’agens auxquels les pouvoirs publics font un sort si inégal.

L’état devrait avoir un parti-pris général de bienveillance pour tout ce qui est respectable. Il a tant de crimes ou de délits réels à châtier ou à prévenir qu’il ne devrait jamais créer des crimes ou des délits artificiels. Comment les idées du peuple sur la justice, sur le bien et sur le mal ne seraient-elles pas troublées quand, dans un pays qui se dit libre, on voit plusieurs jeunes filles tuées par des gendarmes pour s’obstiner à prier dans une chapelle vieille de vingt ans, mais non régulièrement autorisée, et que, d’aventure, à la même heure, le chef du gouvernement fait grâce de la vie à des misérables convaincus d’avoir tué leur père et leur mère ? L’état moderne n’a pas le droit d’apporter dans les problèmes religieux la frivolité dont firent preuve nos ancêtres inexpérimentés de la fin du siècle dernier.

Tous les esprits un peu impartiaux de ce temps, quelles que fussent leurs idées philosophiques, ont compris que, si l’état moderne ne doit pas être le serviteur de la religion, il ne saurait, sans pousser l’imprudence à son comble, en devenir l’ennemi. Un ministre des cultes ne doit pas se déclarer, comme on prétend que certain le fit naguère, le geôlier des cultes. Littré, qui pressentait le discrédit où le gouvernement de la république allait se jeter, écrivit d’admirables pages, non pas de chrétien, mais d’honnête homme et de politique clairvoyant, sur « le catholicisme selon le suffrage universel. » Michel Chevalier, à peine échappé encore de la doctrine saint-simonienne, dans ses Lettres sur l’Amérique du Nord, en 1834, signalait à bien des reprises l’influence du sentiment chrétien et des pratiques chrétiennes aux États-Unis. Il notait les signes nombreux et éclatans de la puissance des habitudes religieuses dans cette démocratie. Il citait des faits de pression de l’opinion religieuse sur la liberté individuelle qui nous paraissent invraisemblables. L’état et les religions sont séparés aux États-Unis ; mais cette séparation n’implique de la part du premier aucun sentiment de malveillance. C’est en quelque sorte une simple séparation de biens : de temps à autre, dans les malheurs publics ou les circonstances solennelles, les pouvoirs fédéraux ou locaux croient devoir donner des signes ostensibles de déférence envers le sentiment chrétien. La religion et la société, la religion et les mœurs n’ont jamais été complètement séparées dans la grande Union américaine du Nord. Quoique, depuis Michel Chevalier et Tocqueville, cette situation se soit un peu modifiée, on ne trouve encore dans cette jeune et florissante démocratie aucun symptôme de ces luttes où s’engagent si maladroitement et si imprudemment quelques états européens contre les croyances traditionnelles. Un publiciste avisé, sorti du peuple, appartenant à l’opinion radicale et en partie socialiste, M. Corbon, dans un livre ancien et peu connu, le Secret du peuple de Paris, a consacré toute une partie à ce qu’il appelle la « religion du peuple. » Il a pris soin de démêler et de nous indiquer la part de l’abandon des croyances chrétiennes dans le mouvement révolutionnaire qui se développe chaque jour et menace de tout emporter. Parlant de la vie future : « Tout ce qui avait autrefois germé en ce sens dans l’âme populaire a été presque complètement étouffé par un prodigieux développement d’aspirations ayant pour objet exclusif les choses de ce monde. » M. Corbon est enfant de Paris, et il prend Paris ou plutôt les quartiers ouvriers de Paris pour la France entière ; dans les trois quarts du pays, cette semence ancienne n’est ni tout à fait détruite ni complètement remplacée. Mais quel intérêt peut avoir l’état moderne, qui n’est pas un sectaire, qui doit se proposer, non le triomphe d’une doctrine spéculative, mais la conservation sociale, quel intérêt peut-il avoir à favoriser, dans tous les lieux et dans toutes les couches, « ce prodigieux développement d’aspirations ayant pour objet exclusif les choses de ce monde, » quand il sait parfaitement que « ce prodigieux développement d’aspirations, » il ne le pourra jamais satisfaire ?

Si, dans tous les pays et dans tous les temps, l’état doit se montrer bienveillant et sympathique au sentiment religieux, si cette déférence et ces bons rapports, par des raisons spéciales, s’imposent particulièrement comme un devoir de prévoyance à l’état moderne, la question de la séparation des églises et de l’état ne peut être tranchée que par les antécédens de chaque peuple et le nombre des confessions qui se partagent dans chacun d’eux la population. S’il serait absurde de renoncer à la séparation des églises et de l’état dans la grande fédération américaine, il ne le serait pas moins de vouloir transporter ce régime en France ; ce serait un nouvel élément de désorganisation et de discorde ajouté à tant d’autres. Il est curieux que les idées les plus justes, les plus raisonnables, les plus équitables aussi en cette matière, aient été émises, à la fin du dernier siècle, par deux sceptiques, on pourrait dire deux athées : David Hume et Adam Smith. Ce n’est certes pas en homme religieux, mais en politique prévoyant, que parlait Hume quand, après avoir décrit les inconvéniens pratiques que pouvait avoir l’exaltation des « inspirés prédicans, » il conseillait à l’état de les modérer indirectement par de bons offices : « Au bout de tout, concluait-il, le magistrat civil finira par s’apercevoir qu’il a payé bien cher son économie prétendue d’épargner la dépense d’un établissement fixe pour les prêtres, et que, en réalité, la manière la plus avantageuse et la plus décente dont il puisse composer avec les guides spirituels, c’est d’acheter leur indolence en assignant des salaires fixes à leur profession, et leur rendant superflue toute autre activité que celle qui se bornera simplement à empêcher leur troupeau d’aller s’égarer loin de leur bercail à la recherche d’une nouvelle pâture ; et, sous ce rapport, les établissemens ecclésiastiques, qui d’abord ont été fondés par des vues religieuses, finissent cependant par servir avantageusement les intérêts politiques de la société. » Il y a loin de ces vues judicieuses d’un sceptique avisé aux frivoles déclamations des démocrates contemporains. Quant à Adam Smith, il établit, en ce qui concerne le problème de la séparation des églises et de l’état, une distinction qui nous paraît capitale, et que nous ne voyons pas qu’on se soit rappelée. Dans un pays, dit-il, où il y a plusieurs centaines de sectes qui se partagent, sinon par parts égales, du moins sans prédominance accentuée de deux ou trois d’entre elles, l’opinion des habitans, l’état peut ne pas s’occuper d’elles, malgré « l’insociabilité habituelle aux petites sectes ; » elles se tiennent en échec mutuellement. « Mais il en est tout autrement dans un pays où il y a une religion établie ou dominante. Dans ce cas, le souverain ne peut jamais se regarder comme en sûreté, à moins qu’il n’ait les moyens de se donner une influence considérable sur la plupart de ceux qui enseignent cette religion. » Or, ce moyen, ce ne peut être que les récompenses, les bénéfices, un concours habilement exercé dans les nominations. Le philosophe écossais ne laisse aucune ambiguïté à sa pensée. Il s’agit pour lui de contenir le clergé non par la violence, mais par une bienveillance adroite : « La crainte, ajoute-t-il, est presque toujours un mauvais ressort de gouvernement, et elle ne devrait surtout être jamais employée contre aucune classe d’hommes qui ait la moindre prétention à l’indépendance. En cherchant à les effrayer, on ne ferait qu’aigrir leur mauvaise humeur et les fortifier dans une résistance qu’avec des manières plus douces on aurait pu les amener peut-être aisément ou à modérer ou à abandonner tout à fait. » Voilà comment s’exprimaient, en plein triomphe du voltairianisme, deux philosophes sagaces ; ils n’avaient l’expérience ni des luttes de la révolution française contre l’église, ni du Culturkampf allemand, ni de tous les démêlés récens du canton de Genève ou de la Suisse avec l’église catholique, ni de la scission opérée, cent ans après la révolution, dans la population française ; mais ils avaient le souvenir de toutes les luttes ardentes de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes entre les états et les religions ; puis, surtout, ils connaissaient le cœur de l’homme, science rare et que les politiciens des démocraties ont presque toujours méconnue. La séparation des églises et de l’état, si justifiée par des circonstances historiques et par la multiplicité des sectes aux États-Unis d’Amérique, doit être considérée, sur notre continent européen, comme un des projets les plus subversifs de la paix et de la cohésion sociale.

On doit juger superficielle l’objection souvent répétée que l’état, en soutenant, ou en subventionnant des églises qui sont en lutte sur les questions de doctrine, comme l’église catholique, deux églises protestantes et le judaïsme, prête son concours à des théories contradictoires, dont trois sont nécessairement fausses, en admettant que l’une soit vraie. C’est là un raisonnement d’enfant ou de pédant. L’état en reconnaissant, et même en salariant des églises diverses, ne peut pas avoir la prétention de se prononcer sur la véracité des dogmes de chacune d’elles ; il n’a pour le faire aucune qualité. Il se borne à juger que le culte et l’instruction religieuse, même sous des formes différentes et avec des variantes dogmatiques, exercent une utile action sociale et morale, qu’en outre il y aurait de l’imprudence de la part de l’état à prendre vis-à-vis d’aussi grandes forces une altitude d’indifférence qui finirait par être considérée comme de l’hostilité et par la provoquer. Il agit ainsi en pacificateur éclairé et prévoyant.


II

Si l’état moderne tend à méconnaître la force des religions, s’il est téméraire en se montrant envers elles, soit rogue, soit agressif, il témoigne, au contraire, pour l’éducation ou plutôt l’instruction du peuple d’un zèle infatigable. Il accumule à ce sujet les lois, les circulaires, les subventions. Il est saisi, pour cette tâche, d’un engouement, d’un fanatisme empreints d’illusions naïves. Dans cette œuvre qu’il considère comme sa mission principale, le sentiment général qui l’anime part d’un bon naturel ; il conduit parfois à des aberrations. On peut se demander si avec cette passion irréfléchie qui le porte à transformer toutes les connaissances en enseignement dogmatique, officiel et universel, l’état ne s’expose pas à troubler une foule de cerveaux, à ébranler la société au lieu de l’asseoir, à amener un déclassement croissant des conditions, et à affaiblir, plutôt qu’à développer, la vitalité et la productivité nationales.

Dans les idées répandues sur les bienfaits de l’instruction, il y a une part de préjugé. Il est, sans doute, utile aux hommes, sans exception, de savoir lire, écrire et compter ; ce sont des instrumens qu’ils acquièrent et qui, dans mainte circonstance, leur rendent service. Il en est de même, suivant la nature des esprits et le genre des occupations, pour toutes les autres connaissances moins embryonnaires. Mais c’est une erreur puérile de s’imaginer que l’instruction par elle-même suffise à rendre les hommes meilleurs, à changer leurs instincts, à réfréner leurs passions. On a prouvé par des argumens décisifs, Herbert Spencer notamment, qu’il n’y a aucune corrélation entre les notions techniques que distribuent les écoles, soit primaires, soit moyennes, soit supérieures, et la force morale qui donne de la dignité à la vie. On prétendait autrefois que l’instruction diminuait les délits et les crimes. Aucune observation sérieuse n’a justifié cette affirmation. Ni les crimes ni les délits ne deviennent moins nombreux depuis que la population est plus instruite. On voit fréquemment s’asseoir, pour des crimes odieux, sur les bancs de la cour d’assises, des hommes qui ont de la littérature ou des connaissances scientifiques. L’instruction même peut éveiller un certain genre de concupiscence, celui des honneurs, des grandes places, de la fortune rapidement acquise. Isolée, elle peut mettre l’homme plus au-dessus des appréhensions morales et des remords. Le Raskolnikof, de Dostoïewski, n’est pas un personnage aussi irréel que beaucoup le supposent. Les singuliers écarts de certains de nos « décadens » prouvent que les raffinemens littéraires ne rendent pas nécessairement la tête solide et le cœur sain. Les connaissances scientifiques peuvent, elles aussi, suggérer des attentats nouveaux, comme celui de cet Allemand qui, ayant fait assurer sur un navire pour une somme considérable des caisses remplies de pierres, y joignit une autre caisse pleine de dynamite, qu’un mouvement d’horlogerie fit sauter avec le navire lui-même. L’instruction doit être considérée simplement comme un instrument qui permet à l’homme de mieux utiliser les forces qu’il a en lui et hors de lui, et qui, en outre, peut lui procurer certaines satisfactions, les unes morales, d’autres inoffensives, d’autres condamnables. Quant à entourer l’instruction d’une sorte d’auréole magique qui la fait apparaître comme ayant la vertu de transformer la nature morale de l’homme, c’est une superstition, une nouvelle forme de l’idolâtrie.

Réduite à ce caractère d’instrument qui ajoute aux forces de l’homme, l’instruction reste un bien précieux. Une nation qui en est douée n’est nécessairement ni plus morale, ni plus sage, ni mieux en état de se gouverner, mais elle jouit de précieux avantages au point de vue de la production, de ses jouissances, de ses distractions. C’est, en quelque sorte, une nation plus humaine. L’instruction est à la fois, pour une société comme pour un homme, une force et une parure. S’il est bon de la développer et de la répandre, il s’en faut que l’état, sous ses trois formes de pouvoir central, de pouvoir provincial et de pouvoir communal, la doive accaparer. Quand il s’en mêle, ce qui est le cas universel chez les peuples civilisés, et ce que nos antécédens rendent en quelque sorte, même aujourd’hui, nécessaire, il ne saurait faire provision de trop de tact et de mesure. Sur nul terrain l’entraînement n’offre plus de dangers ; il est certains modes d’instruction officielle qui sont uniquement perturbateurs. Quelques mots sur chacune des trois grandes catégories de l’enseignement suffiront pour jeter un peu de jour sur une matière que des volumes entiers ne sauraient épuiser.

L’instruction supérieure, celle qui conserve et qui accroît le dépôt général des connaissances humaines, se délivre, à part quelques hautes écoles spéciales, dans ces établissemens que, par une antique tradition, l’on nomme encore des universités. Ce furent, à l’origine, des institutions fondées et dirigées par des corporations ecclésiastiques pour former les gens d’église. Peu à peu leur clientèle s’élargit, les futurs gens de robe, puis la jeunesse de plus en plus nombreuse appartenant à la classe supérieure ou moyenne qui recrute les professions libérales, y affluèrent. La théologie, la philosophie, la linguistique, y admirent, à côté d’elles, d’autres connaissances : le droit civil comme le droit ecclésiastique, la médecine, les mathématiques, et tardivement toute la variété des sciences physiques et naturelles, ainsi que les lettres modernes. Ces établissemens n’ont pu rester, dans la plupart des pays, complètement indépendans de l’état. Mais l’ingérence de ce dernier s’est produite à des degrés divers : chez certaines nations, comme la nôtre, il a agi, suivant son procédé habituel, en révolutionnaire et en accapareur, supprimant toutes les traditions, tous les groupemens et aussi tous les liens entre les diverses brandies d’enseignement, détruisant non-seulement toute réalité, mais même toute apparence d’autonomie, établissant avec rigueur son monopole, fondé sur l’absolue dépendance des maîtres et des collèges, sur l’uniformité des méthodes dans tout le territoire et sur l’interdiction de toute concurrence libre. Dans d’autres pays, soit par des circonstances historiques qui donnaient à l’état moins de force, soit par une sagesse réfléchie qui limitait son ambition et sa présomption, l’état eut la main moins lourde. Les diverses universités, plus nombreuses qu’en France, une quinzaine par exemple en Allemagne, conservèrent chacune sa vie propre, ses ressources spéciales, son recrutement presque spontané, son administration, sinon complètement autonome, du moins dotée d’assez de libertés ou de franchises. Les méthodes gardèrent ou prirent avec le temps de la variété et de la souplesse : les maîtres ne soutinrent pas tous la même thèse : il y eut parmi eux cette diversité de vues et de jugement qui fait la vie et le mouvement intellectuels. Les professeurs ne furent pas de simples fonctionnaires, rétribués par un traitement fixe, égal pour tous ceux du même rang, invariable, quels que fussent les efforts et le succès. Ils eurent, comme fonds de subsistance, un salaire modique, annuel, puis, comme les avocats, comme les médecins, comme les architectes, comme les simples maîtres privés, des « honoraires » que leur payèrent leurs auditeurs, un ou deux « frédérics d’or » par semestre. Bien plus, même le traitement fixe n’était pas absolument uniforme : il est, en effet, telle branche de la science, comme l’enseignement du sanscrit ou de l’hébreu, qui ne peut attirer autour d’une chaire un grand nombre d’étudians ; les « honoraires » pour cet enseignement doivent naturellement être médiocres ; il fallait que le traitement fixe fût plus relevé. L’amour-propre des universités y pourvoyait. Toutes celles de premier rang, bien pourvues de ressources, tenaient à s’assurer un maître dont le nom jetât sur elles de l’éclat. On en voyait deux ou trois entrer en lutte, Gœttingen et Leipzig, je suppose, pour se disputer un professeur célèbre ; elles bataillaient à coups d’enchères, chacune faisant ses offres, et l’homme illustre se décidait par toutes les raisons variées qui peuvent influer sur l’esprit de tout homme et dont l’une, n’en déplaise à une hypocrite délicatesse, est la rémunération pécuniaire. Dans l’intérieur de chaque université aussi, on copie presque les procédés des industries vulgaires et libres : pour chaque enseignement, il y a deux ou trois chaires rivales, certaines qui attirent une affluence d’auditeurs, d’autres qui sont occupées dans le désert. Il y a bien près d’un quart de siècle, j’assistai, à Berlin, aux leçons d’un philosophe qui eut son heure de célébrité, mais qui alors était déchu ; quatre étudians seulement écoutaient sa parole discréditée ; devant la chaire d’à côté, sur le même sujet, on comptait régulièrement deux cents auditeurs. Puis l’enseignement est ouvert, à leurs risques et périls, aux jeunes hommes qui ont rempli certaines conditions de diplômes et qui se croient du talent. Ils peuvent s’essayer, sans attendre une nomination qui souvent serait arbitraire ou lente. Ainsi, pour le haut enseignement, on a su, dans certains pays, dans un surtout, l’Allemagne, limiter l’action bureaucratique de l’état, maintenir une certaine indépendance d’administration à chacun des centres universitaires, y copier les modes de l’industrie privée : la concurrence, soit intérieure, soit extérieure, l’inégalité des traitemens, la rémunération directe et personnelle, pour une partie du moins, par l’auditeur. Cette méthode, si féconde dans toutes les professions commerciales et libérales, s’est montrée efficace pour la plus élevée des carrières humaines ; l’émulation, aussi bien entre les groupes scolaires qu’entre les maîtres et les élèves, a porté ses fruits habituels. Les universités allemandes ont été des centres vivans et actifs, remuant les idées, rayonnant chacune dans sa région et pénétrant, par une répercussion indéfinie, d’un esprit scientifique presque toutes les couches sociales. Nous, Français, avec notre rigoureux monopole d’état et notre organisation bureaucratique de l’instruction, nous avons eu d’aussi grands savans et d’aussi grands littérateurs que l’Allemagne ; mais nous avons manqué de cette pléiade de maîtres, dans l’acception exacte du mot, et de ces légions de véritables étudians. Bien plus, nous n’avons pas su retenir dans l’enseignement ceux qu’une vocation naturelle, les circonstances et leurs études elles-mêmes y destinaient : pendant une dizaine d’années, sinon une vingtaine, toute la tête de notre école normale des lettres se dérobait aux postes obscurs que, par un mécanisme absurde, on lui offrait, et allait consumer des forces précieuses dans une littérature souvent hâtive, superficielle et presque sans profit pour le pays.

On est revenu depuis quelques années, en partie du moins, de cette fausse voie. On a cherché à diminuer le joug de la bureaucratie d’état sur le haut enseignement français ; on s’est essayé à rétablir les anciennes universités, à leur rendre un souffle d’autonomie. On a multiplié les maîtres de conférences, on a prodigué les bourses ; à défaut d’élèves spontanés et payans, on a institué des quantités d’élèves payés. Tous ces efforts n’ont pas été inefficaces : certains de nos maîtres sont de grands professeurs, dans toute l’acception du terme. Mais le succès est encore bien incomplet, parce que l’on a un mauvais point de départ. On ne retrouve pas ici, comme en Allemagne, cette indépendance et cette vitalité, en quelque sorte naturelles, parce qu’elles sont traditionnelles et ininterrompues, des universités régionales ; on n’y voit pas ces méthodes analogues à celles de l’industrie privée : l’inégalité des traitemens, la concurrence sous ses formes diverses, la rémunération fournie directement au maître par l’élève même. En Allemagne, il est vrai, devons-nous dire, la prépondérance nouvelle que tend à gagner chaque jour davantage l’université de Berlin commence à modifier un peu l’organisation si souple et si vivante qui a fait des universités allemandes de si grandes choses.

Un mérite incontestable que nous avons eu, ç’a été d’introduire la liberté de l’enseignement supérieur. Il s’est créé chez nous des universités libres, ayant un caractère confessionnel il est vrai ; certaine a recueilli des dotations d’origine privée montant à 14 ou 15 millions de francs. Il serait exagéré de prétendre que l’initiative particulière est impuissante pour le haut enseignement, quand elle n’est pas poussée par le sentiment religieux. Nous ne sommes qu’au début d’une période de liberté ; encore celle-ci est-elle précaire, toujours menacée par les jacobins ou par les centralisateurs ; néanmoins déjà, des organes remarquables se sont spontanément constitués : nous n’en voulons pour preuve que l’École libre des sciences politiques avec ses trois cents élèves, dont un bon tiers vient de toutes les contrées étrangères ; c’est probablement l’établissement scolaire de France qui contient relativement le plus d’étrangers ; son nom brille et attire vers nous d’au-delà des frontières. Cette institution, à ses origines, a eu un mérite que d’autres fondations privées pourront reproduire : celui de confier ses chaires à de jeunes hommes presque inconnus, dénués de grades universitaires, que l’enseignement officiel n’aurait sans doute jamais formés, et qui, au bout de quelques années, se gagnèrent une réputation très étendue. L’observatoire Bischoffsheim, les écoles supérieures de commerce, beaucoup d’autres fondations plus ou moins analogues, prouvent que l’argent privé ne manque pas aux choses reconnues utiles. Notre Institut plie sous le faix des dons nombreux que lui font chaque année des émules de Monthyon. On finira par se convaincre qu’il y a un meilleur usage à faire de milliers de francs ou de centaines de mille francs que de les employer à multiplier indéfiniment les prix de vertu ou à susciter et couronner des quantités de livres souvent médiocres. Mieux inspirés, les hommes bienfaisans emploieront leurs générosités à créer quelque chaire, à former un fonds pour quelque bibliothèque ou pour quelque musée, à constituer des ressources pour des voyages d’exploration ou de découverte. L’opinion généralement répandue que l’initiative privée ne peut pourvoir aux œuvres d’instruction qui ne sont pas rémunératrices a ses origines dans un temps tout différent du nôtre. On ne tient pas compte du développement de la richesse, de la multiplication des grandes fortunes laissant un large superflu, de ce genre de sport dont j’ai parlé, qui consiste à attacher son nom à une œuvre originale et utile. Il s’est bien rencontré un groupe d’hommes pour fournir à M. Maspero les frais nécessaires à la continuation de ses fouilles égyptiennes ; l’institut Pasteur a bien trouvé, par des souscriptions particulières, 2 millions 1/2 de francs, quoique la ville de Paris, ce dont nous nous félicitons, ait refusé de céder même le terrain ; l’inspiration pourra venir aussi bien à quelque millionnaire de fonder une chaire de sanscrit ou de science des nombres, ou de toute autre connaissance réputée abstruse. Certains pourront même aller plus loin et créer des universités de toutes pièces. Les Américains le font chez eux ; on regarde presque comme anormal aux États-Unis qu’un homme, jouissant d’une grande fortune, meure sans avoir fait quelque donation d’intérêt général. Quelque marchand de porcs ou quelque découvreur de sources de pétrole, ou quelque heureux aventurier nanti d’un bon filon d’or ou d’argent, relève et rachète la vulgarité de sa richesse par la création d’un collège pour des sciences qu’il n’a jamais apprises et dont souvent il ignore même le nom. Laissez faire, par les voies légitimes, des fortunes considérables, laissez passer, sans entrave et sans formalité, les inventions, les découvertes, les efforts individuels : la société moderne, comme autrefois l’église, recevra, par des fondations intelligentes, le prix de la reconnaissance des plus heureux de ses enfans, quelquefois aussi le rachat de leurs fautes ou de leurs fraudes.

L’instruction moyenne, dénommée instruction secondaire, que l’état, pendant si longtemps, a accaparée en France avec une si jalouse obstination, mériterait bien des réflexions, des critiques, si les cadres de cette étude se prêtaient à des développemens. Qu’il suffise ici de quelques remarques sur les méthodes, sur les établissemens, sur les secours et les bourses. On sait que la règle de toutes les institutions d’état, c’est l’uniformité. L’état est essentiellement un organisme bureaucratique qui répugne, dans son action, à la variété et à la souplesse. Tous les efforts pour lui donner ces qualités ont partout échoué. Les établissemens d’état, pour l’instruction moyenne, offrent donc, sur tous les points du territoire, dans les petites villes comme dans les plus grandes, exactement le même type et le même régime. Les maîtres enseignent les mêmes choses, seulement les maîtres sont, dans les petits endroits, d’une qualité inférieure. Les collèges communaux, quoique formant des institutions à caractère mixte, que se divisent, pour la direction ou la surveillance, les municipalités et l’état central, ont des cadres nominalement aussi complets que ceux des premiers lycées du pays. Mais un même maître fait deux ou trois de ces classes, et parfois même, quoique ayant deux ou trois élèves, l’une d’elles manque de maître titulaire. Il faut avoir assisté à cette misère pédagogique, à ce délabrement des humanités dans les petites sous-préfectures, pour comprendre l’étendue du mal qui en résulte. De malheureux adolescens sont retenus dans un demi-jour d’instruction, où des ombres confuses passent devant leurs yeux, ne laissant aucune trace précise dans leur esprit. On a bien essayé de créer officiellement un enseignement plus approprié à ces localités de moyenne importance, dont émigrent, pour leurs classes, tous les jeunes gens de familles aisées, et où il ne reste plus que les enfans de la petite bourgeoisie et des familles ouvrières : on a inventé l’enseignement secondaire spécial, dépourvu de grec et de latin, fortifié de plus de français, de plus de sciences et de langues vivantes. Mais l’état ne sait pas insuffler la vie à ses créations. Des milliers d’enfans continuent ainsi à recevoir, dans des établissemens d’une lamentable indigence intellectuelle, une sorte de parodie de l’instruction secondaire ; les produits de ces petits collèges sont par rapport aux grands ce qu’est l’argenterie ruolz par rapport à l’argenterie véritable, ayant de métal précieux une couche superficielle d’une extrême ténuité qui ne tient pas au fond et qui, au moindre usage, disparait et met à nu la matière brute dans sa grossièreté primitive.

Outre cette uniformité absolue, malgré l’inégalité des moyens dont il dispose, l’enseignement d’état offre un autre défaut, c’est l’alternance entre la routine prolongée des méthodes et leur soudain et radical changement. L’état moderne, en proie à la lutte d’opinions ardentes, ne connaît ni le juste milieu ni les transitions adoucies. Il restera pendant un quart de siècle sans rien modifier à ses programmes ; puis, tout à coup, pris d’un beau zèle, il fauchera en quelque sorte tous les exercices en usage, et il leur en substituera violemment de nouveaux ; comme un malade qui va d’une prostration complète à une agitation fiévreuse, l’ère des changemens constans succédera à celle de la stagnation. Tous les ans ou toutes les deux années, on modifiera, soit l’ordre des diverses connaissances enseignées, soit les proportions de l’instruction orale ou des travaux écrits, soit les livres et les manuels, déclarant détestable tout ce qui se faisait la veille, sans se douter que l’avenir portera peut-être le même jugement sur ce qui se fait aujourd’hui. L’enseignement privé, quand on lui laisse le champ absolument libre, qu’on permet aux associations, quel que soit l’esprit qui les anime, de se former et de vivre, a de tout autres procédés. Il offre à la fois des échantillons divers, qui se corrigent les uns les autres, qui se partagent les faveurs du public : on aura l’enseignement positif de l’école Monge ou de l’École Alsacienne, mais aussi celui des anciennes méthodes des jésuites ; peu à peu il en naîtrait de mixtes qui emprunteraient à l’un et à l’autre types. On aurait aussi des écoles techniques comme celles de la Martinière, à Lyon, et bien d’autres encore. Mais, quand tant d’établissemens existent, soutenus par l’état, pourquoi les particuliers feraient-ils tant d’efforts et de sacrifices pour doter des institutions scolaires ? L’état envahissant ressemble à un grand chêne dont les puissantes racines et les ombrageux rameaux ne permettent à aucune plante de vivre au-dessous ou à côté de lui ; mais si un jour arrive où le chêne vieilli, battu par la tempête, perd ses branches et sa frondaison, le sol apparaît nu ou à peine couvert de quelques maigres broussailles.

Quels que soient les défauts que je viens de décrire, c’est surtout par les secours qu’il donne sous le nom de bourses que l’enseignement de l’état a de fâcheux effets. A l’époque mouvementée de la civilisation où nous sommes placés, la plupart des hommes n’ont que trop de tendance à sortir de la situation où ils sont nés. L’envie démocratique, l’exemple de nombreux et célèbres parvenus dans la politique, dans les lettres, dans les sciences, rendent l’ambition universelle. Tout le monde fait l’éloge du travail manuel et personne n’en veut plus. Cependant, il est dans la nature des choses que le travail manuel doive occuper les neuf dixièmes de l’humanité. Les travaux purement intellectuels, ceux du savant, du lettré, de l’ingénieur, du médecin, de l’avocat, de l’administrateur, les travaux mixtes, comme ceux du contremaître et de diverses catégories de commerçans, ne peuvent employer qu’une certaine élite des hommes. Et il faut bien s’entendre sur ce mot d’élite : s’il est utile que les hommes tout à fait supérieurs abandonnent les professions manuelles, il est bon, néanmoins, qu’il se trouve dans celles-ci un assez grand nombre de gens ayant de l’intelligence naturelle. Ils communiquent de l’animation et de la vie à la masse qui les entoure ; s’ils en étaient retirés, cette masse deviendrait plus inerte. Qu’un grand médecin ou qu’un grand ingénieur soient perdus pour la société, c’est un malheur véritable ; mais qu’un homme qui aurait pu être un médecin ordinaire, ou un ordinaire avocat, ou un architecte comme tant d’autres, demeure ouvrier ou paysan, je n’y vois, quant à moi, aucun mal. Il est utile que beaucoup de ces intelligences un peu plus fortes que celles du vulgaire restent parmi le vulgaire, si l’on ne veut pas voir les couches inférieures de la population devenir beaucoup plus rebelles encore à toute culture qu’elles ne le sont aujourd’hui. Un ouvrier intelligent, frayant avec ses camarades qui le sont moins, exerce sur leur esprit une heureuse influence ; tirez-le de ce milieu, faites-le avocat, ou médecin, ou employé de bureau, la société n’y gagnera rien, car elle foisonne de gens de cette sorte, mais le petit groupe d’ouvriers où il vivait en deviendra moins éveillé, moins actif, plus somnolent. Les démocrates se sont épris de ce qu’ils appellent « l’instruction intégrale, » c’est-à-dire d’un procédé qui puiserait dans toutes les couches de la population tous les esprits ayant quelque valeur, et qui les placerait sur des échelons sociaux plus ou moins élevés suivant leurs facultés. Trois députés, dont l’un jouit de la plus haute faveur dans le monde radical, MM. Charonnat, Legludic et Anatole de La Forge, ont déposé dans ce sens une proposition de loi qui a reçu l’adhésion d’un grand nombre de membres de la chambre. Il s’agit de trier « tous les capitaux intellectuels du pays. » Les instituteurs de France, « même ceux des hameaux les plus reculés, » seraient « obligés » de présenter à un concours annuel « toutes les intelligences qui sommeillent ou qui s’ignorent. » Les lauréats primés deviendraient « les enfans de la France. » En cette qualité, ils seraient distribués gratuitement dans tous les lycées de France. Mais comme c’est une dérision que « la gratuité de la science offerte à un malheureux sans lui donner celle du lit et du pain, » l’état suivrait ses pupilles dans toutes les étapes de l’enseignement intégral et supérieur. Il ne se croirait le droit de les lâcher que lorsqu’ils seraient pourvus d’un diplôme d’ingénieur, d’avocat, de médecin ou d’architecte.

Ce que nous reprochons à ce plan, ce n’est pas seulement d’être chimérique, c’est surtout que, si on pouvait le réaliser, il en résulterait, au rebours de ce que croient ses auteurs, un singulier affaiblissement mental du pays. Chimérique, certes, il l’est ; car, sauf pour quelques intelligences tout à fait exceptionnelles, en très petit nombre, il est impossible de démêler avec exactitude, parmi les enfans ou les adolescens doués d’un peu de facilité ou d’imagination, les indices certains d’une véritable force intellectuelle ; en outre, l’intelligence n’arrive dans la vie à produire tous ses effets que lorsqu’elle est soutenue par le caractère ; or, le caractère échappe à tous les contrôles d’examen : que de brillans lauréats des concours-généraux n’ont su fournir aucune carrière ! Enfin la faveur, le prix des services électoraux, joueraient dans cette inextricable opération de triage des intelligences leur rôle habituel. Mais supposons les vœux de MM. Legludic, Charonnat et Anatole de La Forge pleinement accomplis. Quelle calamité ce serait et pour les trois quarts de « ces capitaux intellectuels » ramassés dans les villages les plus reculés et pour tout l’ensemble du pays ! Combien Proudhon était-il mieux inspiré lorsque, au début de cette ère d’engouement irréfléchi, il s’écriait, dans ses Contradictions économiques : « Quand chaque année scolaire vous apportera cent mille capacités, qu’en ferez-vous ? .. Dans quels épouvantables combats de l’orgueil et de la misère cette manie de l’enseignement universel va nous précipiter ! » Au lieu de ces mots d’enseignement universel, mettez ceux d’instruction intégrale, et l’exclamation de Proudhon sera le cri du bon sens. Malgré sa perspicacité, toutefois, Proudhon ici ne pénètre pas assez avant : ce qui me touche, ce n’est pas seulement le sort de ces « cent mille capacitaires » qui, pour la plupart, resteront dépourvus de pain, obligés de le mendier au gouvernement, sous la forme de fonctions publiques infimes ; c’est surtout le sort de toute cette masse ouvrière et paysanne à laquelle on aura enlevé tous ceux de ses membres qui avaient l’esprit un peu ouvert, l’intelligence un peu aiguisée. Elle ne se composera plus, si le « triage des capitaux intellectuels » a été fait avec exactitude, que d’élémens tout à fait grossiers, incapables et vils. Privée des élémens de valeur qu’elle contient encore aujourd’hui, elle tombera dans une absolue somnolence. Elle sera l’objet de tous les dédains des autres classes, et elle les méritera par hypothèse, puisque non-seulement ce sera une classe inférieure par situation, mais aussi par ses facultés naturelles. Y a-t-il combinaison plus antidémocratique que celle imaginée par ces grands démocrates ? Ce siècle, qui s’est ouvert par l’apothéose du travail manuel, finit en France par le discrédit, non-seulement pratique, mais théorique, du travail manuel. Tolstoï, au milieu de ses rêveries souvent folles, est du moins un vrai démocrate quand, au lieu de vouloir arracher à la masse du peuple tous les élémens un peu intelligens, il prétend que même les hommes les mieux doués redeviennent peuple et vivent de sa vie. Une société triée et classée par le procédé de M. de La Forge et ses amis serait la plus antisociale de toutes les sociétés : d’une part, tous les gens ayant l’intelligence un peu active ; de l’autre part, tous ceux qui ont une intelligence incapable de se dégrossir, une masse d’ilotes, aucun mélange entre les deux : d’un côté toutes les parcelles de métal précieux, toutes les scories de l’autre ; ces scories, ce serait le peuple.

C’est à cette organisation si antisociale que travaillent, avec leurs bourses et leurs encouragemens de toute sorte, l’état moderne, les départemens ou les provinces, les municipalités. Les bourses, c’est-à-dire l’allocation par les pouvoirs publics des frais d’études secondaires ou supérieures, ne devraient être accordées qu’à deux catégories assez clairsemées d’élèves : les enfans ou les adolescens qui ont des dispositions, non pas exceptionnelles seulement, mais presque merveilleuses : ceux qui, dans les sciences, dans les lettres, dans les arts, peuvent devenir des premiers sujets, car l’humanité aura toujours en surabondance les seconds sujets et les simples utilités ; ensuite les enfans des familles de fonctionnaires d’un certain rang qui, par la mort ou la retraite du chef, se trouvent sans aucune fortune. Il y a une sorte de bienséance de l’état envers les familles de ses vieux serviteurs, quand le sort les a frappées, à faire quelques sacrifices pour empêcher leurs enfans de déchoir, pour peu que ces enfans aient quelque application et quelque fonds intellectuel. Réduites à ces deux catégories, les bourses ne représenteraient, pour l’état central et pour les localités, qu’une dépense restreinte. Nous trouvons, au contraire, au budget national, en 1888, trois ou quatre chapitres qui sont affectés aux bourses : le chapitre 49, doté de 2,700,000 francs pour les bourses de l’enseignement secondaire, parmi lesquels 620,000 francs affectés à de malheureux collèges communaux dont les neuf dixièmes ne sont pas en état de donner une instruction passable ; le chapitre 51, portant 1 million de francs de bourses pour les familles de sept enfans, comme si nécessairement, parmi sept garçons et filles, il devait y en avoir un merveilleusement bien doué au point de vue intellectuel ; le chapitre 54, qui, dans un crédit de 2,680,000 francs, contient une somme importante affectée aussi aux bourses. Les départemens et les municipalités renchérissent sur ce zèle de l’état central. Ainsi, en attendant que le mécanisme de MM. de La Forge et ses collègues travaille méthodiquement, par le prétendu « triage des capitaux intellectuels, » à créer des légions innombrables de quarts de lettrés ou de quarts de savans, les libéralités inhumaines de l’état lancent chaque année dans la société plusieurs milliers de pauvres hères, indigens de cervelle et de connaissances, aiguisés d’appétits, qu’attend la destinée la plus triste, la misère après des rêves dorés.

L’état, sous ses trois formes de pouvoir national, pouvoir provincial et pouvoir municipal, joue un grand rôle dans l’enseignement primaire. Il ne s’est emparé que tardivement de ce domaine, que le clergé et les institutions charitables avaient en partie seulement défriché. Possédant ce double pouvoir de contrainte qui constitue le fond de son organisme, la contrainte légale et la contrainte fiscale, l’état s’est épanoui avec bonheur dans ce vaste champ. Nous ne disons pas que tout rôle en cette matière dût lui être interdit ; à l’heure actuelle, en tout cas, il serait trop tard pour l’en expulser ; mais peut-être pourrait-on utilement le cantonner et le rappeler à la discrétion, à la modestie, qui lui sont aussi nécessaires qu’aux individus, et qu’il oublie sans cesse. Certes, dans nos sociétés telles que les a faites l’imprimerie, la plus grande conservatrice et propagatrice des connaissances humaines, un homme qui ne connaît ni l’écriture, ni la lecture, ni le calcul élémentaire, se trouve tellement dépourvu, qu’on peut affirmer que c’est un devoir positif pour les parens de donner à leurs enfans ces notions faciles, au même titre qu’ils sont obligés de les nourrir, de les vêtir, de leur apprendre un métier. Cette obligation, sans faire l’objet d’une loi spéciale, peut être considérée comme découlant naturellement du code, et s’il y avait, sur ce point, quelque ambiguïté, on pourrait l’y inscrire. Quand des parens, par indifférence, par idée de lucre, se refusent à donner aux enfans ces quelques notions, l’état peut légitimement intervenir, comme il intervient quand des parens maltraitent leurs enfans ou refusent d’en prendre soin. Lorsque l’abstention de la famille vient, non pas de l’opiniâtreté ou de l’ignorance, mais de l’impuissance ou du manque de ressources, les pouvoirs publics, soit locaux, soit généraux, peuvent prendre à leur charge les frais matériels d’école, c’est-à-dire le prix que l’écolier devrait acquitter pour le loyer et l’entretien de l’établissement scolaire, pour la rétribution du maître, parfois même, mais avec beaucoup plus de réserve, pour les livres et les fournitures de classes. Ce n’est pas un droit que les familles peuvent revendiquer, à ce sujet, contre l’état, car on chercherait vainement d’où découlerait ce prétendu droit ; ce n’est même pas un devoir positif pour l’état ; mais c’est de sa part, dans les limites qui précèdent, un acte de bienfaisance. Les êtres moraux, comme les êtres individuels, n’ont pas seulement des droits et des devoirs ; il y a en outre, pour eux, une sphère qui n’est pas soumise à l’impératif catégorique, où ils ont la faculté, sans en avoir précisément la mission, de faire des actes utiles et sympathiques. Quand il s’agit, toutefois, des pouvoirs publics, qui peuvent difficilement séparer leur action de la contrainte, de la contrainte fiscale, sinon de la contrainte légale, beaucoup de circonspection et de modération s’impose dans cette sphère facultative. En tout cas, si l’état doit survenir ici pour compléter une tâche qui n’est que partiellement accomplie par d’autres, il ne doit négliger aucun concours volontaire, spontané ; à plus forte raison ne doit-il pas le repousser, ni surtout prétendre le supprimer.

L’enseignement de l’état devient le grand champ clos des discussions des nations modernes ; c’est que l’enseignement d’état tend de plus en plus à ressembler singulièrement à la religion d’état. Il affecte la même infaillibilité, la même arrogance, le même monopole. Il supporte impatiemment une dissidence quelconque ; il est le rendez-vous d’autant de fanatisme. L’état, dont nous avons montré l’absolue impuissance d’inventer, semble vouloir se donner la mission de former les jeunes générations suivant un certain type intellectuel et moral ; c’était aussi la prétention des antiques religions d’état. Le despotisme, dans les choses intellectuelles, aurait donc changé simplement de scène : de l’église, il serait transporté à l’école ; des adultes, il serait passé aux enfans. Quand on sort de l’instruction purement rudimentaire et des matières de fait, comme la lecture, l’écriture, le calcul, la géométrie, la géographie, l’histoire naturelle, on tombe dans les matières controversées, on les rencontre presque à chaque pas : la neutralité de l’école ne peut guère être qu’un mot ; car la philosophie, ce que l’on appelle les notions premières, étant au fond de toutes les connaissances humaines, de toutes celles du moins qui touchent l’homme moral et ses relations avec la société, on se heurte constamment à des idées philosophiques et religieuses, qu’il faut, même pour des enfans, commenter, détruire ou fortifier. L’état ne peut se tirer de cette difficulté que par deux moyens simultanés : en laissant fonctionner librement les écoles privées à côté des siennes ; en pratiquant dans les siennes propres, non pas un prétendu esprit de neutralité qu’on ne peut jamais garder, mais un large esprit de bienveillance, d’une déférence sympathique pour les opinions et les croyances qui sont traditionnelles dans le pays, répandues dans le pays, et qui, d’ailleurs, par leur enseignement, tendent à moraliser les hommes.

Malheureusement, l’état moderne est, par sa constitution propre, tellement accapareur et monopoleur, qu’une semblable sagesse lui est presque interdite. On en a eu dernièrement un frappant exemple dans une des plus curieuses résolutions du conseil municipal de Paris. On sait que ce conseil se considère comme un concile, quelque chose comme l’anticoncile qui se tint naguère à Naples, au moment où l’on proclamait à Rome l’infaillibilité pontificale. Le conseil ou concile municipal de Paris a des dogmes qu’il tient à rendre universels sur son territoire : pour la propagande de vérités destinées à l’universalité, rien ne vaut l’unité de livres. Les 120,000 ou 130,000 élèves (il y avait 62,641 garçons et 51,296 filles en 1883) qui fréquentent les écoles publiques de la ville de Paris seront donc préservés des inconvéniens de la diversité des livres de classes. La vérité étant une, le livre doit être un. Pour passer de la théorie à la pratique, le conseil ou concile municipal de Paris a jeté son dévolu sur la rédaction d’une grammaire ; mais personne ne peut douter qu’après la grammaire unique ne vienne l’arithmétique unique, puis la géographie unique, l’histoire unique, la morale unique. On a convoqué les grammairiens à présenter leurs élucubrations à une commission où l’on avait fait entrer, par décorum, trois membres de l’Institut. Mais, par un oubli, ces trois académiciens ne furent pas convoqués ou ne se rendirent pas aux convocations. Les conseillers municipaux jugèrent leurs propres lumières suffisantes et opérèrent tout seuls. Le hasard, qui se mêle de toutes les choses humaines, fit choisir, comme grammaire municipale unique dans les écoles de la ville de Paris, un livre émanant d’un ancien membre de la commune. Il advint aussi qu’on négligea de recourir à l’adjudication publique pour l’impression et la fourniture de cette grammaire ; que, par une autre coïncidence fortuite, on traita de gré à gré avec un imprimeur dont ledit membre de la commune, auteur de la grammaire, était le prote ou l’associé ; qu’enfin les autres imprimeurs, dont on n’avait pas sollicité la concurrence, prétendirent que le prix alloué par feuille représentait deux lois le prix habituel pour un ouvrage assuré d’un tirage énorme. Voilà comment Paris est doté d’une grammaire unique, chef-d’œuvre inappréciable, comment aussi les membres du conseil municipal ont eu la joie de faire plaisir à un écrivain et à un industriel qui partagent leurs opinions, voilà pourquoi les conseillers municipaux n’ont pas hésité, en hommes impeccables qu’ils sont, à s’exposer, pour un résultat si glorieux et si utile, aux bruits divers que suggèrent toujours les traités de gré à gré.

Paris a commencé ; mais Saint-Ouen, sans doute, suivra, puis d’autres. L’enseignement d’état, par la force des choses, aboutit toujours à l’uniformité. On dira que le conseil municipal de Paris est aujourd’hui mal composé ; peu importe. Il est dans la nature de l’état moderne, qui sort d’élections fréquentes, d’être souvent mal représenté ; il y aura toujours dans nos assemblées, soit nationales, soit locales, des officiers de santé gonflés d’eux-mêmes qui le prendront de haut avec Pasteur, qui proclameront, sans s’émouvoir et sans émouvoir leurs collègues, qu’ils ont plus de génie que lui, qu’ils concentrent dans leur cerveau toute l’intelligence humaine et qui traiteront l’enfance comme une matière à expérience.

L’état central n’est pas lui-même toujours mieux inspiré. Il ne l’a pas été en France pour l’établissement de la gratuité scolaire, qui fausse les idées de la nation, pour son plan de constructions d’écoles, qui va coûter 1 milliard, et qui couvrira tous les hameaux de constructions qu’ils ne pourront pas même entretenir. Il ne l’a pas été davantage pour l’esprit d’incommensurable orgueil qu’il a insufflé à ces pauvres maîtres d’écoles, pour les certificats d’études dont on a fait un si lamentable abus, pour les dizaines de milliers d’aspirans instituteurs et d’aspirantes institutrices qu’il a fait surgir sur tous les points du territoire, sans places qu’ils ou elles puissent occuper.

Dans beaucoup de pays, en France, en Angleterre aussi, peut-être en Amérique, on est sur la pente de faire nourrir par l’état, ou du moins par les municipalités, qui sont une des formes de l’état, des catégories de plus en plus nombreuses d’enfans. Il est facile de noter les étapes de ce socialisme : on institue d’abord l’école gratuite, puis on fournit les livres, ensuite des vêtemens décens à ceux qui en sont dépourvus, puis un repas que paient les enfans riches et que ne paient pas ceux qui sont réputés indigens. L’absolue gratuité pour tous ces accessoires de l’école finira par être la règle. Parmi les revendications de la Social démocratic Fédération, fondée en Angleterre en 1881, on trouve la free compulsory education for all classes, together with the provision of at least one wholesome meal a day in each school[2], ce qui veut dire « éducation gratuite et obligatoire pour toutes les classes, avec la fourniture d’au moins un repas sain chaque jour dans chaque école. » On est en train de remplir ce programme à Paris avec la caisse des écoles, les cantines scolaires, les pupilles de la ville de Paris, etc. Certes, il était utile que des âmes bienfaisantes se chargeassent de vêtir les enfans qui, par la pauvreté de leurs familles, auraient dû rougir de leurs loques devant leurs camarades ; la charité individuelle avait là devant elle un champ qu’elle pouvait parcourir. L’état s’en empare, l’état généralise tout, transforme tout secours en droit, c’est-à-dire qu’il corrompt tout. La ville de Paris nourrit déjà une grande quantité d’enfans, mais l’on veut la pousser plus loin. Ces enfans, qu’on retient à l’école jusqu’à treize ou quatorze ans, ils pourraient gagner quelque chose pour la famille ; on prive donc celle-ci d’une ressource, il faut la lui rendre, l’indemniser. Non-seulement les enfans ne paieront plus rien pour leurs frais d’école, leurs livres de classe, leur tenue scolaire, leurs repas à l’école ; mais bientôt on paiera les parens, tout comme, sous l’ancienne révolution, on payait les citoyens qui assistaient aux débats des sections.

Comme il est dans la nature de l’état, plus particulièrement encore de l’état moderne, soumis à la force impulsive des élections, d’exagérer l’application de tout principe, on retrouve ce caractère dans les examens multipliés et désolans auxquels, sur tout l’ensemble de notre territoire, on soumet les enfans qui finissent leurs études primaires. Cette pratique des certificats d’études nous est venue d’Angleterre. Elle séduisait. On a voulu proportionner certaines récompenses des maîtres aux succès obtenus par leurs élèves dans les examens. On n’avait pas réfléchi qu’on allait généraliser dans toutes les couches du pays un mal dont on se plaignait que les classes moyennes fussent affligées. Combien a-t-on écrit et parlé contre le baccalauréat, la préparation artificielle et illusoire qu’il suscite, les efforts stériles de mémoire dont il est l’occasion, les prétentions qu’il donne aux jeunes gens pour leurs carrières futures ! Le certificat d’études est la réduction du baccalauréat à l’usage des classes populaires ; il en a tous les inconvéniens. Un homme qui ne saurait être suspect en ces matières, M. Francisque Sarcey, l’un de ceux qui ont le plus contribué, il y a quinze ans, à déterminer la direction que suit l’état pour l’enseignement primaire, a fini par s’émouvoir des maux qu’enfantent les excès de zèle bureaucratique. Son robuste bon sens n’a pu résister à un aussi lamentable spectacle. Confident des gémissemens de quelques instituteurs intelligens, il nous montre le pauvre maître d’école triant ses élèves, portant tous ses soins sur celui qui semble avoir quelque facilité d’esprit, sacrifiant les autres, obtenant de la famille, à force de sollicitations, que l’adolescent supposé bien doué s’abstienne, même en été, de tout travail des champs, lui imposant des heures supplémentaires de labeur intellectuel, le faisant peiner toutes ses soirées ; puis toutes ces espérances, tous ces efforts aboutissant souvent à un échec, l’enfant déçu, la famille indignée, l’instituteur « hué, insulté, menacé, baissant la tête, n’ayant d’autre ressource que de fuir devant le flot des invectives, perdu de réputation dans l’opinion publique, » Si les traits sont un peu chargés, c’est M. Sarcey et ses correspondans, instituteurs et villageois, qui mettent dans ce tableau ces tons sombres. Par son enseignement sans mesure, sans discrétion, sans souplesse, l’état répand dans tous les hameaux la manie et presque la folie des grandeurs.

La société civile, telle que l’état moderne nous la prépare, finira par ressembler à ce qu’étaient autrefois (on dit qu’elles se sont améliorées) les armées des républiques de l’Amérique centrale : un nombre de généraux et de colonels presque égal au nombre des sergens, un nombre de sergens presque égal au nombre des soldats. Une société ainsi charpentée, en violation de toutes les lois des proportions et de l’équilibre, se trouvera, dans un quart de siècle ou dans un demi-siècle, aussi incapable de soutenir la lutte économique contre les nations asiatiques, alors pourvues de machines, que les peuples efféminés et désorganisés de l’empire romain de la décadence furent incapables de résister aux barbares.

Si l’espace ne nous faisait défaut, il nous serait aisé de démontrer aussi l’action perturbatrice des institutions d’état dans ce que l’on appelle l’enseignement professionnel. Rien ne varie comme les professions, rien n’est aussi sujet à modifications dans le temps et dans l’espace ; rien n’exige tant d’applications et d’adaptations de détail. L’état intervient avec ses procédés uniformes, rigides ; il croit s’apercevoir que la peinture sur porcelaine et sur émail réussit et donne des bénéfices aux jeunes filles ou aux femmes ; immédiatement il fait enseigner dans une foule d’établissemens à peindre sur porcelaine, sur émail, sur éventail : où il y avait place pour cent ouvrières, il en prépare mille ; il déprécie le salaire des cent qu’on peut employer et laisse les neuf cents autres sans pain. Comment en serait-il autrement ? L’industrie, la vie, se caractérisent par la variété, le changement, la liberté : l’état c’est l’unité, la fixité, la contrainte.

III

Après l’instruction, l’assistance publique est un des domaines que l’état moderne se sent le plus disposé à accaparer. Il y entre avec des illusions généreuses, croyant que rien ne peut résister au double pouvoir dont il dispose : la contrainte légale et la contrainte fiscale. Dans tous les pays, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en France, une partie de l’opinion publique considère que l’existence d’une classe de pauvres est incompatible, avec un état bien gouverné. Il en résulte une tendance de l’état à intervenir à outrance dans les institutions charitables, à les généraliser sans mesure. Il n’est pas difficile de remonter à l’origine de cette disposition d’esprit, qui part de bons motifs et conduit souvent à de déplorables résultats. Un homme public anglais, économiste à ses heures, M. Goschen, a trouvé une formule ingénieuse, c’est « le remplacement de la conscience individuelle par la conscience sociale ou collective. » Il resterait à voir si ce remplacement est de nature à rehausser la dignité de l’homme et s’il peut vraiment diminuer la somme de misères dont gémit l’humanité. À cette poussée que subit l’état moderne pour tenter, par tous les expédiens, de supprimer ce que l’on appelle le paupérisme, l’observation peut découvrir des causes plus précises. La généralité des hommes croit que le paupérisme est un fléau nouveau, qu’il a été enfanté par la civilisation contemporaine, particulièrement par le développement industriel ; cette conception est erronée. Loin que le nombre des pauvres ait augmenté dans les sociétés civilisées, toutes les recherches exactes démontrent qu’il a diminué[3] ; il est vraisemblable, si l’état ne contribue pas à l’entretenir par une intervention maladroite, qu’il se réduira encore. Mais l’adaptation d’une société à des conditions nouvelles d’existence, le passage, par exemple, de la petite industrie à la grande demande du temps ; c’est une évolution lente. Au début, l’on n’en aperçoit que les effets perturbateurs ; les effets compensateurs sont moins visibles au regard inattentif. Or l’impatience des âmes contemporaines, sentimentales, fiévreuses, nerveuses, aux impressions rapides et superficielles, néglige les progrès accomplis, si considérables qu’ils soient, et s’imagine pouvoir d’un bond atteindre tout le progrès possible. On se sent pris alors d’une sorte de mépris pour l’initiative privée, pour les œuvres lentes ou partielles ; on compte plus sur ces deux forces générales et soudaines : le pouvoir réglementaire et le pouvoir fiscal de l’état.

Ce recours séduit les esprits légers. Les gouvernemens s’y sentent quelque inclination ; comme tous les êtres, ils n’ont aucun éloignement à accroître leur importance. Les partis politiques qui se disputent l’état, quelle que soit l’étiquette sous laquelle ils combattent, radicaux, conservateurs, progressifs, libéraux, ont tous besoin d’augmenter leur prise sur le corps électoral ; la promesse qu’il n’y aura plus de pauvres est une de celles qui, constamment démenties, caressent toujours les intérêts et les sentimens du grand nombre. Il est difficile de ne pas la prodiguer dans cette surenchère d’illusions qu’on appelle une lutte électorale.

Il faudrait, avant tout, étudier les données générales du problème. On entend spécialement par le paupérisme une situation sociale où la pauvreté s’offre avec une grande extensivité, une grande intensité et une fréquente hérédité : des indigens très nombreux, excessivement misérables, beaucoup d’entre eux provenant de parens pauvres et faisant souche de pauvres. Trop de personnes attribuent cette plaie à une cause unique, ou tout au moins à quelques circonstances qu’il dépendrait de la société d’écarter. Stuart Mill, par exemple, et toute une école avec lui, n’y voient que la conséquence d’un excès de population ou de l’imprévoyance avec laquelle des ouvriers, sans ressources assurées, fondent des familles. D’autres s’en prennent à l’indifférence sociale, au manque d’éducation, au poids des impôts, à ce que l’ouvrier ne possède pas ses instrumens de travail, ou bien encore à ce qu’il est dépourvu des « quatre droits primitifs, » dont la perte, aux yeux de Considérant, devait avoir pour compensation le droit positif au travail. Ces prémisses admises, les remèdes devenaient aisés. Stuart Mill fait une hypothèse qui concorde avec sa conception de la cause principale du paupérisme ; on pourrait, suppose-t-il, éteindre le paupérisme pour une génération et l’empêcher de renaître, en procurant de l’ouvrage aux pauvres, en les y contraignant même, en les transportant dans des contrées neuves où la terre abonde, le climat est sain et le sol de bonne qualité, en rachetant même en Angleterre les latifundia pour les dépecer en petits domaines. Par la pratique de ce plan complexe, avec persévérance et méthode, on détruirait le paupérisme pour une génération ; puis on l’empêcherait de renaître par la réglementation des mariages, l’interdiction des unions précoces ou sans ressources, la punition rigoureuse des excès de fécondité. On sait qu’un des principaux hommes d’état anglais contemporains, M. Chamberlain, avec son projet « des 3 acres et de la vache, » emboîtait le pas au grand théoricien, pour la première partie du moins de son projet. Quant à la seconde, on nous apprenait, ces jours-ci encore, qu’une Anglaise millionnaire, Mrs Martin, zélatrice infatigable de diverses œuvres de charité et d’éducation, s’est consacrée à la tâche de « ramener un peu de bonheur sur notre pauvre terre, » par l’interdiction légale du mariage aux gens atteints d’un vice physique ou d’un vice moral, d’une difformité quelconque, aux gens trop paresseux ou sans ressources. C’est la théorie du mariage-récompense, comme chez les Zoulous ; ou c’est la reprise du système de l’autorisation administrative pour les unions légales, qui a tant contribué, avant son abolition relativement récente, à démoraliser la Bavière et quelques autres états allemands. Si nous citons ces rêves, c’est que rien ne prouve qu’ils doivent toujours rester à l’état de rêves. L’état moderne, qui est comme un bien précaire et sans maître permanent, est toujours menacé de devenir la proie, au moins temporaire, de fanatiques : fanatiques de la dévotion, fanatiques du progrès rapide et illimité, fanatiques des sciences naturelles et de leur transposition dans l’ordre social, fanatiques de la tempérance, fanatiques de la moralité, fanatiques de l’égalité, etc.

Tous ces fanatismes divers, les uns reposant sur l’exaltation de l’amour-propre, les autres sur l’exaltation de la sentimentalité, ne conçoivent jamais qu’une face des problèmes. En ce qui concerne le paupérisme, le tort de tous les systèmes est de regarder cette plaie comme nouvelle et tenant uniquement ou principalement à des causes contemporaines. La pauvreté, même avec un certain caractère d’hérédité, apparaît dans toutes les sociétés, dans toutes les races, dans tous les siècles, dans tous les climats, avec tous les divers régimes terriens et tous les modes d’organisation du travail : d’autres maladies sociales également, la prostitution, par exemple, se rencontrent dans toutes les civilisations, même dans celles que nous considérons comme primitives et que nous appelons patriarcales. Il n’est pas un législateur religieux qui ne parle du devoir de secourir les pauvres, ce qui est une preuve qu’il y en a toujours eu. Or, les législateurs religieux ont tous, de longtemps, précédé « l’ère du capitalisme. » Job, sur son fumier, appartient à une société primitive, antérieure non-seulement à l’âge de la grande industrie, mais même à celui de l’agriculture proprement dite, à une société encore aux trois quarts engagée dans la période pastorale. Allez en Afrique, au milieu de peuples à demi nomades, qui ne sont pas encore contaminés par le contact fréquent des aventuriers européens, vous y trouverez des pauvres sordides, repoussans, couverts d’ulcères, les échantillons les plus misérables de l’humanité. Même chez les peuples chasseurs, où chaque individu jouit des fameux « quatre droits primitifs » de chasse, de pêche, de cueillette et de pâture, l’indigence sévit, comme chez les peuples civilisés. Un individu peut y avoir perdu ses instrumens de travail rudimentaire. La vieillesse, en engourdissant les membres, y amène l’indigence absolue ; la mort du chef, la maladie, la blessure, jettent souvent certaines familles des peuples chasseurs dans une pauvreté irrémédiable. L’indigence est effroyable chez les peuples primitifs ; dans mainte peuplade sauvage, c’est un acte de nécessité et presque de piété de tuer les parens vieux ; eux-mêmes fixent souvent le jour de leur immolation. La propriété collective du sol n’empêche pas la pauvreté : il y a des pauvres dans les tribus d’Arabes nomades. On en trouve dans le mir russe, ces « familles faibles, » celles qui ont perdu leurs instrumens de travail, et, suivant le mot énergique, « vendu leur âme. » Dans les anciennes civilisations, la pauvreté est une des causes de l’esclavage volontaire. Les maux des débiteurs remplissent toutes les anciennes histoires. L’organisation agricole appelée allmend, débris de l’ancienne communauté primitive, ne prévient pas la pauvreté ; pour faire paître son troupeau dans les Alpes communes, il faut avoir conservé un troupeau, il faut avoir une étable pour le garantir l’hiver ; pour prendre du bois dans la forêt, il faut avoir son foyer.

Ainsi aucun état social, aucune organisation du travail, n’ont été exempts de paupérisme ; il en est de même des vices, de certaines déchéances permanentes, comme la prostitution, que les esprits superficiels s’imaginent être l’un des effets de la civilisation moderne. Tous les législateurs religieux en parlent, quoique la plupart contemporains de la période pastorale ou des débuts de la période agricole. Bien avant notre arrivée en Algérie, la tribu saharienne des Ouled-Naïl envoyait ses superbes filles gagner une dot par leurs appâts dans les villes de la côte. Pierre Loti décrivait, il y a quelques années, le quartier des femmes Somalis à Obock, qui ne le cède en rien pour l’impudicité cynique aux faubourgs de nos capitales. Certains de nos publicistes vivent encore dans la croyance naïve à l’ancien âge d’or ; quand ils attribuent si légèrement le paupérisme contemporain à l’instabilité de la grande industrie, à la division du travail, aux machines, à la disparition des corporations, à la séparation de l’ouvrier de ses instrumens de production, ils oublient les armées de gueux que l’on vit si souvent au moyen âge, la cour des Miracles, les rafles d’indigens sous Richelieu ou sous Louis XIV, pour fournir des habitans aux colonies ; ils n’ont jamais entendu parler de la misère au temps de la fronde. Pour tout homme qui réfléchit et qui compare, l’extensivité du paupérisme, c’est-à-dire la proportion des pauvres au nombre d’habitans, ne devait guère autrefois être moindre qu’au temps présent ; l’intensité de l’indigence était certainement beaucoup plus grande qu’aujourd’hui, et son hérédité au moins égale.

Le phénomène étant permanent, les causes ne peuvent être que permanentes. D’où vient cette plaie dont l’humanité, sous toutes ses formes, dans toutes les phases de son développement, a toujours été affligée ? Un examen attentif conduit à classer en quatre catégories principales les causes de la pauvreté : celles qui proviennent de la nature seule ; celles qui tiennent à certaines circonstances sociales ; celles qui se rattachent aux parens ou aux prédécesseurs du pauvre ; celles enfin qui résident dans le pauvre lui-même. Toute pauvreté mérite commisération, et, dans une limite variable, des secours ; mais, suivant leur origine, aux divers cas de pauvreté doivent correspondre des degrés divers de sympathie et d’aide ; telle nature de pitié et d’assistance qui serait légitime et bienfaisante pour les malheureux dont l’indigence est due à l’une des trois premières causes serait, au contraire, imméritée et dangereuse pour les indigens devant à la dernière cause leur situation.

La pauvreté qui tient à la nature seule est surtout celle qui se manifeste par des infirmités de naissance ou d’accident : les sourds-muets, les aveugles, les aliénés même, quoique l’aliénation mentale ait souvent été préparée par le vice. On y peut joindre aussi pour les familles la mort prématurée des parens. Dans tous ces cas, la pitié, si je puis m’exprimer ainsi, peut être totale et sans réserve, le secours peut être intégral. Des arrangemens sociaux divers, les uns volontaires, d’autres reposant sur l’action directe des pouvoirs publics, peuvent légitimement soulager ou atténuer ces maux. Des instituts de sourds muets ou d’aveugles, surtout si on s’efforce de donner à ces infirmes un gagne-pain, des asiles d’aliénés, honorent une civilisation ; ils n’ont, en outre, pour peu qu’on y apporte une gestion exempte de gaspillage et de luxe intempestif, aucun grave inconvénient social. Personne, en effet, ne se rendra aveugle, ni sourd-muet, ni fou, simplement parce qu’il se trouvera des établissemens pour recueillir ces malheureux. Tout au plus pourrait-on dire que les familles, comptant sur ces secours extérieurs, ne feront pas toujours pour leurs infirmes tous les sacrifices que régulièrement elles auraient pu faire ; c’est un mal, mais toute charité entraîne des maux, et celui-ci n’est que secondaire. Encore ne doit-on pas conférer aux seuls pouvoirs publics le soin de secourir ce genre de détresse ; il faut y admettre en participation l’initiative privée, qui apporte toujours avec elle d’inappréciables élémens de souplesse, d’ingéniosité, de variété et d’invention. Ce fut une institution purement privée que celle de l’abbé de l’Épée, et il n’est pas prouvé que, simple aumônier, je suppose, d’un établissement conduit suivant des règles bureaucratiques, ce saint homme eût pu accomplir la belle œuvre qui a illustré son nom. De même, c’est à des établissemens privés en général que sont dus les récens perfectionnemens dans l’organisation des asiles d’aliénés et dans leur traitement, la dissémination de ces malheureux dans des maisonnettes à la campagne, y jouissant d’une liberté relative, au lieu de leur casernement dans d’énormes édifices urbains ou faubouriens.

La seconde cause de pauvreté provient de certaines circonstances sociales, comme les déplacemens qu’amènent les machines, les changemens de procédés industriels, tous les aléas que comporte, suivant l’expression de Proudhon, « le travail divisé et engrené. » Il ne s’agit là, en général, que d’une pauvreté passagère, qu’auraient pu prévenir, soit totalement, soit partiellement, la prévoyance et l’économie. L’intervention des pouvoirs publics peut avoir ici des inconvéniens graves : elle tendrait à enlever toute énergie, toute élasticité d’esprit à ceux qu’elle prétendrait soulager. Il en résulterait une regrettable dépression de l’état mental de la population ouvrière. Tout au plus peut-on admettre que, dans des crises locales d’une exceptionnelle intensité, comme celle qui, dans le courant de ce siècle, a frappé une ou deux fois la ville de Lyon, et qui, lors de la guerre de sécession, a affligé les districts cotonniers, l’état peut ouvrir quelques chantiers de travaux publics utiles pour aider à franchir la crise. Mais la mesure est difficile à garder, et l’excès a des inconvéniens graves, aussi bien immédiats que lointains. C’est ici que les institutions libres de secours mutuels et les œuvres diverses de patronage peuvent offrir de l’efficacité. Elles ont un grand mérite, qu’aucune entreprise d’état ne pourra jamais posséder, celui de se prêter à des adaptations très nombreuses, très variables, suivant tous les besoins contingens auxquels elles doivent pourvoir. Les organisations d’assurance ont ici un rôle tout indiqué. La pire prétention de la démocratie moderne, ce qui doit, si l’on n’y prend garde, la conduire à la servitude et à l’abaissement, c’est la prétention de supprimer le patronage libre, soit individuel, soit collectif, le lien moral et méritoire entre les classes. Au patronage ingénieux, discret, persévérant et réservé, il appartient d’adoucir ou de prévenir beaucoup de misères, celles qui sont particulièrement excusables et intéressantes.

Beaucoup de victimes sont faites par la troisième cause de pauvreté, celle qui tient aux parens et aux antécédens de la famille. L’indigence héréditaire constitue le vrai paupérisme. La société n’est pas dépourvue de tous moyens d’action contre cette catégorie de pauvres. Par la société, j’entends toujours, non pas l’organisme coercitif qui s’appelle l’état et quêtant d’esprits superficiels ont le tort de confondre avec elle, mais ce milieu social, si varié, si élastique, se prêtant aux concours librement associés des hommes aussi bien qu’aux simples efforts individuels. On trouve partout, mais spécialement dans les villes, de ces familles dégradées, qui ont perdu tout ressort moral, qui se complaisent dans la fainéantise et la mendicité, et qui élèvent leurs enfans dans le goût et l’habitude de cette vie somnolente, dépendante, étouffant en eux tout germe d’énergie et d’aspiration à une vie meilleure. La loi peut ici intervenir par des prescriptions générales pour empêcher l’exploitation des enfans et pour substituer aux parens manifestement indignes des protecteurs recommandables. C’est ici que l’instruction obligatoire pourrait avoir quelque heureuse influence ; mais les politiciens modernes, dont certains ne conçoivent la philanthropie que comme un thème à déclamation, ne se sont jamais avisés en France, ni dans beaucoup d’autres pays, que l’instruction obligatoire devrait surtout être appliquée à tous ces malheureux enfans de huit à treize ou quatorze ans, accompagnateurs de prétendus culs-de-jatte ou de prétendus aveugles ; ils ne se sont servis de cette loi que pour molester quelques parens dont les opinions n’étaient pas les leurs et qui donnaient à leurs enfans une instruction autre que celle des écoles publiques. Un vaste champ est ici ouvert à l’initiative privée : les œuvres pour l’enfance abandonnée ou coupable sont devenues nombreuses. Il ne faut certes pas leur attribuer une vertu souveraine ; mais si le paupérisme peut être diminué, c’est par une action bienfaisante et intelligente exercée sur les enfans des misérables. Avec son uniformité et sa rigueur, ses fonctionnaires nommés par des considérations politiques, l’action publique se trouve, pour une entreprise si délicate, dans des conditions fort inférieures à celles de la plupart des œuvres indépendantes.

De toutes les catégories de pauvres, chacun avouera que la quatrième, celle qui doit la pauvreté à ses propres vices, est de beaucoup la moins intéressante. L’assistance publique a plus de chances de l’accroître que de la réduire. Les vices humains peuvent se transformer, se modifier dans leurs manifestations ; peut-être certains peuvent-ils perdre de leur prise sur quelques catégories d’hommes : on ne voit plus guère les classes élevées ou moyennes s’adonner à l’ivrognerie ; on peut rêver qu’à la longue, avec un certain régime, ce vice fera moins de victimes dans la classe ouvrière. On peut se flatter également que l’instruction et l’exemple développeront le sentiment de la prévoyance. Ce sont là des espérances permises, quoique sujettes à bien des déceptions. Mais il est d’autres vices qu’il serait chimérique d’espérer vaincre : le principal, c’est la fainéantise. Il y aura toujours sur cette terre des hommes sans courage, préférant l’incertitude du pain quotidien à l’effort régulier ; il y aura des Diogènes pratiques, aimant la vie animale, oisive, des sortes de philosophes cyniques qui, par conviction aussi bien que par faiblesse, ne voudront jamais acheter le confortable et la dignité au prix de la tension continue de leurs muscles ou de leur esprit. Tout ce que l’éducation peut faire pour combattre ces penchans, l’assistance, avec la régularité ou la probabilité de ses secours ou de ses aumônes, le détruit. L’assistance légale en Angleterre, en 1887, secourait 110,000 pauvres capables de travail (adults ablebodied). En France, une expérience des plus intéressantes a été faite dans ces temps récens. M. Monod, directeur au ministère de l’intérieur, la racontait l’été dernier à l’ouverture du conseil supérieur de l’assistance publique. Un homme de bien voulut se rendre compte de la part de vérité que contiennent les plaintes des mendians valides, il s’entendit avec quelques braves gens, négocians ou industriels, qui s’engagèrent à donner du travail avec un salaire de 4 francs par jour, pendant trois jours, à toute personne se présentant munie d’une lettre de lui. En huit mois, il eut à s’occuper de 727 mendians valides, qui, tous, se lamentaient de n’avoir pas d’ouvrage. Chacun d’eux fut avisé de revenir le lendemain prendre une lettre qui le ferait employer pour II francs par jour dans une usine ou dans un magasin. Plus de la moitié (415) ne vinrent même pas prendre la lettre. D’autres en grand nombre (138) la prirent, mais ne la présentèrent pas au destinataire. D’autres vinrent, travaillèrent une demi-journée, réclamèrent 2 francs, et on ne les revit plus. Parmi le restant, la plupart disparurent, la première journée faite. En définitive, sur 727, on n’en trouvait que 18 au travail à la fin de la troisième journée. M. Monod en concluait que sur 40 mendians valides, il ne s’en rencontrait qu’un qui fut sérieusement disposé à travailler moyennant un bon salaire. Puis, avec cette logique particulière aux fonctionnaires publics, le directeur du ministère de l’intérieur, homme distingué cependant, concluait en faveur de la charité légale. Cette charité légale, voilà près de trois siècles qu’on l’applique en Angleterre. Établie sous Elisabeth, dans des circonstances exceptionnelles, au lendemain de la suppression des couvens et au milieu d’une crise agricole, qui résultait de la substitution, dans dévastes districts, du pâturage au labourage, la Poor law a fonctionné assez longtemps, sous des régimes assez divers, pour qu’on en puisse apprécier les effets. Elle n’a pas supprimé le paupérisme ; on peut supposer qu’elle l’a plutôt augmenté ; elle a éteint le sentiment de la prévoyance, de la responsabilité personnelle, de la dignité ; elle a étouffé les vertus de famille dans toute une partie de la classe ouvrière britannique. Les secours proportionnels au nombre d’enfans y encourageaient la débauche, au point que, dans certains districts, on ne rencontrait plus de jeunes filles d’une conduite régulière. Le rapport des commissaires des lois des pauvres en 1831 l’affirme avec netteté. Quand on modifia la loi des pauvres en 1834, elle avait ruiné une partie des campagnes anglaises, et, par le poids des taxes, fait abandonner la culture de quantités de fermes. Réformée à cette époque, devenue plus dure, infligeant aux pauvres des workhouses un traitement qui ne diffère guère de celui des condamnés dans les prisons, l’assistance légale, malgré quelques adoucissemens dans ces temps récens et le développement des secours à domicile, n’exerce pas plus d’effet sur l’extensivité et l’intensité du paupérisme en Angleterre que la plupart des spécifiques des charlatans n’en ont sur les maladies physiques les plus graves. On a beaucoup prôné un système d’alliance de l’assistance publique et de la charité individuelle, qui est connu sous le nom de système d’Elberfeld, et qui est pratiqué dans cette ville depuis 1853. Il aurait réduit la proportion des indigens dans cette ville de 1 sur 12 habitans à 1 sur 83. Les procédés suivis à Ehberfeld n’ont rien de bien original ; ils consistent seulement dans des visites fréquentes aux pauvres et dans une sorte de direction morale exercée sur chacun d’eux ; c’est l’opposé de l’organisation bureaucratique de l’assistance et de la charité légale dans le sens strict du mot.

Tout régime qui reconnaît à l’indigent un droit strict aux secours est essentiellement démoralisateur et multiplie le fléau qu’il prétend extirper. Étant donné le penchant de l’homme à l’indolence, sa tendance à sacrifier la sécurité du lendemain aux jouissances du jour présent, si les pauvres sont à peu près aussi assurés de vivre avec un minimum de bien-être que les gens qui travaillent, que les hommes du moins qui vivent des métiers inférieurs, le principal attrait au travail, qui est la nécessité, s’évanouit. On produit ainsi deux maux : d’une part, on diminue la production, puisque des individus valides sont secourus sans travailler ; d’une autre part, on fait un prélèvement sur cette production diminuée pour nourrir des fainéans. On accable le travailleur au profit du paresseux.

On menace la France, à l’heure actuelle, de l’établissement d’une assistance officielle dans les campagnes. L’esprit des bureaucrates ou des parlementaires, également féconds en niaiseries nuisibles, pourrait difficilement inventer une mesure plus préjudiciable au pays. Autant vaut dire qu’on se propose de multiplier dans les campagnes les vauriens. Cette population rurale qui est si éprouvée par le poids des impôts, ces terres dont le revenu tend à disparaître, ces propriétés de toutes tailles, grandes, petites et moyennes, également épuisées par l’activité désordonnée des administrations scolaires et vicinales, auraient encore à supporter de nouvelles taxes pour des pauvres qui aujourd’hui sont peu nombreux, que les relations cordiales de bon voisinage secourent à peu de frais, sans aucuns fonctionnaires parasites. Les bureaux de bienfaisance ruraux, qui fonctionnent aujourd’hui, ont déjà bien des inconvéniens. Il est des villages, d’ailleurs aisés, où la moitié de la population s’y fait inscrire comme à une sorte de fonds commun qui doit être également réparti entre tous les salariés. Un des hommes qui ont appartenu à la haute administration de l’assistance, M. de Watteville, dans un Rapport sur la situation du paupérisme en France, avait le courage d’écrire : « Depuis soixante ans que l’administration de l’assistance publique à domicile exerce son initiative, on n’a jamais vu un indigent retiré de la misère et pouvant subvenir à ses besoins par les moyens et l’aide de ce mode de charité. Au contraire, elle constitue souvent le paupérisme à l’état héréditaire. Aussi voyons-nous aujourd’hui inscrits sur les contrôles de cette administration les petits-fils des indigens admis aux secours publics en 1802, alors que les fils avaient été en 1830 également portés sur les tables fatales. » C’est ce régime que des administrateurs, jaloux d’accroître leurs attributions, proposent d’étendre aux campagnes. Impuissante à extirper le paupérisme, l’assistance publique a une influence merveilleuse pour en développer les germes épars et inertes.

Elle est dépourvue, en effet, de tout moyen de combattre la pauvreté volontaire et opiniâtre. Partout où les administrations publiques ont voulu faire travailler les pauvres, elles ont échoué. Comment pourraient-elles réussir ? On connaît déjà les difficultés presque inextricables du travail des prisons ; or il n’y a qu’une cinquantaine de mille prisonniers. Les ouvriers libres se plaignent de la concurrence que leur font ces travailleurs d’état, de la dépréciation qui en résulte pour leurs salaires. Comment ferait l’état si, à ces 50,000 détenus pour crimes ou délits, il joignait un nombre triple ou quadruple de pauvres valides des deux sexes ? On en est venu, en Angleterre, à imaginer des expédiens qui dégradent le travail et l’homme. On s’efforce de rendre improductif le travail des workhouses. On fait exécuter aux pauvres des exercices physiques fatigans, on les met dans des engrenages mécaniques, sortes de moulins à marcher, où ils doivent remuer leurs membres comme des écureuils, sans produire aucun résultat utile. Pour ne pas déprécier les salaires des ouvriers libres, pour ne pas laisser l’indigent dans l’indolence, qui est pour lui la jouissance suprême, on le transforme en une sorte de Sisyphe.

L’assistance privée a souvent bien des défauts, mais au moins elle travaille avec des ressources volontaires ; elle satisfait l’âme et le cœur de ceux qui s’y associent. On peut créer trop d’ouvroirs, en vendre les produits à trop bas prix, on peut multiplier outre mesure les œuvres qui, isolées, pourraient faire quelque bien, l’Asile de nuit, la Bouchée de pain ; mais les excès de l’assistance privée sont contenus par la limite même des recettes libres qu’elle peut recueillir ; ses fautes sont restreintes, en ce sens qu’elles sont partielles, qu’elles ne se rattachent pas à un système bureaucratique suivi automatiquement sur tout le territoire. Les erreurs de l’assistance privée se corrigent plus vite, parce qu’il n’est pas besoin de recourir à ce lent et pesant appareil appelé le parlement, de passer par toute la filière de cette procédure compliquée qui constitue la confection d’une loi, pour arrêter le développement d’institutions reconnues nuisibles. Quand le public s’aperçoit que les « Bouchées de pain « ou les « Asiles de nuit » se multiplient outre mesure, et que, au lieu de secourir seulement quelques infortunes intéressantes, leur pullulement fait pulluler la fainéantise, les cotisations privées diminuent et les donations disparaissent. L’état, au contraire, est un organisme de généralisation et de fixation, si l’on peut ainsi parler. Il répugne aux expériences de détail et aux adaptations successives. Il donne à tout ce qu’il touche un caractère d’universalité et de relative permanence. Sa prétention de diriger et d’accaparer l’assistance est l’une des plus nuisibles qu’il puisse avoir, l’une de celles qui tendent le plus à dégrader la société et l’homme, en enlevant au riche le mérite d’une générosité spontanée, en donnant au pauvre l’idée fausse qu’il a un droit positif sur l’avoir de la société.

Deux considérations devraient restreindre dans de très étroites limites l’intervention de l’état en matière d’éducation et d’assistance : l’une, d’ordre financier ; l’autre, d’ordre moral. Avec le développement que prennent les attributions de l’état, le détail infini surtout des tâches auxquelles il se livre, — et par état j’entends toute la collection des pouvoirs publics, aussi bien les pouvoirs municipaux et provinciaux que le pouvoir central, — la régularité et le contrôle des finances deviennent impossibles. La masse énorme de menues dépenses ayant, par leur nature, un caractère contingent et variable, défie toute surveillance. Les occasions de gaspillage, de dilapidation, de connivence dans les marchés, se multiplient. Les « caisses noires, » les comptabilités occultes, les mandats fictifs se répandent partout, ou partout on les soupçonne. Il est reconnu notamment que dans la gestion départementale, et plus encore dans la gestion communale, les mandats fictifs foisonnent. Les tribunaux et le gouvernement se montrent regrettablement tolérans envers des abus qui prennent chaque jour un caractère plus marqué de généralité. La Cour des comptes plie sous le faix des milliers de tonnes de paperasses qui sont soumises à ses investigations. Elle proclame elle-même qu’il lui est impossible de s’y reconnaître ; elle n’observe plus aucun des délais prescrits par la législation pour ses déclarations de conformité et pour ses vérifications. Récemment encore, elle affirmait qu’elle ne peut exercer un contrôle efficace sur les dépenses de l’enseignement primaire, tellement celles-ci sont devenues, non-seulement amples, mais variées, diverses, changeantes. Cette impuissance du contrôle financier s’accentuera en proportion des envahissemens de l’état dans des tâches compliquées et minutieuses. Ce n’est pas tant l’énormité des sommes dépensées qui cause l’embarras ; c’est le détail infime, c’est le caractère contingent de chaque, dépense. Faits pour agir d’après quelques grandes règles uniformes dans quelques services généraux et simples, les rouages de l’état sont tout déconcertés quand ils doivent s’appliquer aux infiniment petits. On dirait un géant habitué aux rudes besognes extérieures, que soudainement l’on veut charger par surcroît d’ouvrages tout menus, tout délicats, demandant les doigts les plus agiles, les yeux les plus fins, l’esprit le plus alerte. Les lois de l’habitude et celles de la division du travail protestent contre cette confusion. Le contrôle financier devenant ainsi de plus en plus impuissant, la corruption se répand et, plus encore que la corruption, le soupçon. Le public croit de moins en moins à l’intégrité de ses mandataires ; chaque fourniture, chaque marché, lui paraît suspect. Il ne s’agit pas ici seulement de la France[4]. La célèbre association de malfaiteurs municipaux qui a ravagé New-York, pendant tant d’années sous le nom de Tammany-Ring, la réapparition récente dans cette grande ville américaine de nouvelles têtes de cette hydre que l’on croyait avoir complètement tuée il y a dix ans, prouvent combien est malaisée la gestion équitable des finances des états modernes, des municipalités modernes, malgré le régime électif. Le régime électif n’est nullement une garantie : on commence à avoir la preuve, en divers pays, que le corps électoral, lui aussi, est parfois à vendre. La manie de tout gouverner conduit au discrédit et à l’impuissance du gouvernement.

La considération d’ordre moral est peut-être encore plus grave. Par son immixtion de plus en plus prononcée dans les services de l’instruction publique et de l’assistance, l’état tend à supprimer tous les liens spontanés entre les classes. La richesse et l’aisance ont des fonctions naturelles : l’une d’elles, c’est de consacrer une partie de leur superflu à des œuvres d’utilité générale, d’y employer aussi une partie de leurs loisirs. Quoi qu’on dise, en aucun temps, l’aisance et la richesse ne se sont complètement dérobées à cette noble tâche. La multitude des fondations et des œuvres d’initiative privée sont là pour le démontrer. Aujourd’hui, cette tendance de l’aisance et de la richesse se manifestent par des efforts très variés, souvent considérables, parfois très ingénieux. Il en résulte une sorte d’ennoblissement et de moralisation de la fortune ; il en résulte aussi, entre les hommes de situation inégale, des rapports reposant sur autre chose que la contrainte. La richesse ne présente plus un caractère absolument égoïste : l’homme opulent et l’homme aisé ne sont plus exclusivement de stériles oisifs. Leur existence a une utilité sociale. Des maisons d’éducation, des hôpitaux, des œuvres de charité institués par l’initiative libre, témoignent d’une solidarité affectueuse, non d’une solidarité forcée, entre les hommes. L’état survient en accapareur et en brouillon ; il revendique pour lui ces domaines ; il en chasse ceux qui, volontairement et sans profit personnel, les cultivaient. Il met l’impôt à la place du don ; il supprime, chez celui qui fournit les ressources, la satisfaction morale de les offrir et d’en surveiller l’emploi ; chez celui qui les reçoit, il substitue le sentiment farouche et impérieux du droit au sentiment cordial et doux de l’obligation. Il renvoie la richesse aux jouissances, comme étant son unique but ; il jette la pauvreté dans l’envie et la convoitise. L’état moderne ne se doute pas que ce qu’il entreprend, c’est au fond une œuvre de lamentable désagrégation sociale. Quand il l’aura poussée un peu plus loin, il sera vrai de dire ce qu’écrivait prématurément et faussement le socialiste allemand Lassalle : Il n’y a plus aucuns rapports « humains » entre les classes.


PAUL LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 août, du 1er octobre et du 15 novembre 1888.
  2. Socialism of the Streets in England, published by the Liberty and Property Defence League, 1888, p. 7.
  3. On nous permettra de renvoyer pour la preuve à notre Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre inégalité des conditions (3e édition).
  4. La récente publication américaine the Relation of modem Municipalities to Quati Public works contient un exemple intéressant de ces difficultés. Dans une monographie de l’industrie de l’éclairage public à Détroit, ville importante, on lit ce qui suit : « Le renouvellement annuel du contrat d’éclairage provoquait toujours plus ou moins de froissemens entre les compagnies et les aldermen et n’allait jamais sans des accusations de corruption. Chaque année, quelque nouvel alderman naïf s’apercevait qu’on ne lui présentait pas la facture mensuelle pour la consommation du gaz de sa maison, et il n’avait garde de la réclamer.