L’Île au trésor (trad. Varlet)/III

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XIII

Où commence mon aventure à terre

Quand je montai sur le pont, le lendemain matin, l’île se présentait sous un aspect tout nouveau. La brise était complètement tombée, mais nous avions fait beaucoup de chemin durant la nuit, et à cette heure le calme plat nous retenait à un demi-mille environ dans le sud-est de la basse côte orientale. Sur presque toute sa superficie s’étendaient des bois aux tons grisâtres. Cette teinte uniforme était interrompue par des bandes de sable jaune garnissant les creux du terrain, et par quantité d’arbres élevés, de la famille des pins, qui dominaient les autres, soit isolément soit par bouquets ; mais le coloris général était terne et mélancolique. Les montagnes dressaient par-dessus cette végétation leurs pitons de roc dénudé. Toutes étaient de forme bizarre, et la Longue-Vue, de trois ou quatre cents pieds la plus haute de l’île, offrait également l’aspect le plus bizarre, s’élançant à pic de tous côtés, et tronquée net au sommet comme un piédestal qui attend sa statue.

L’Hispaniola roulait bord sur bord dans la houle de l’océan. Les poulies grinçaient, le gouvernail battait, et le navire entier craquait, grondait et frémissait comme une manufacture. Je devais me tenir ferme au galhauban, et tout tournait vertigineusement sous mes yeux, car, si j’étais assez bon marin lorsqu’on faisait route, rester ainsi à danser sur place comme une bouteille vide, est une chose que je n’ai jamais pu supporter sans quelque nausée, en particulier le matin, et à jeun.

Cela en fut-il cause, ou bien l’aspect mélancolique de l’île, avec ses bois grisâtres, ses farouches arêtes de pierre, et le ressac qui devant nous rejaillissait avec un bruit de tonnerre contre le rivage abrupt ? En tout cas, malgré le soleil éclatant et chaud, malgré les cris des oiseaux de mer qui pêchaient alentour de nous, et bien qu’on dût être fort aise d’aller à terre après une aussi longue navigation, j’avais, comme on dit, le cœur retourné, et dès ce premier coup d’œil je pris en grippe à tout jamais l’Île au Trésor.

Nous avions en perspective une matinée de travail ardu, car il n’y avait pas trace de vent, il fallait mettre à la mer les canots et remorquer le navire l’espace de trois ou quatre milles, pour doubler la pointe de l’île et l’amener par un étroit chenal au mouillage situé derrière l’îlot du Squelette. Je pris passage dans l’une des embarcations, où je n’avais d’ailleurs rien à faire. La chaleur était étouffante et les hommes pestaient furieusement contre leur besogne. Anderson commandait mon canot, et au lieu de rappeler à l’ordre son équipage, il protestait plus fort que les autres.

— Bah ! lança-t-il avec un juron, ce n’est pas pour toujours.

Je vis là un très mauvais signe ; jusqu’à ce jour, les hommes avaient accompli leur travail avec entrain et bonne humeur, mais il avait suffi de la vue de l’île pour relâcher les liens de la discipline.

Durant tout le trajet, Long John se tint près de la barre et pilota le navire. Il connaissait la passe comme sa poche, et bien que le timonier, en sondant, trouvât partout plus d’eau que n’en indiquait la carte, John n’hésita pas une seule fois.

— Il y a une chasse violente lors du reflux, dit-il, et c’est comme si cette passe avait été creusée à la bêche.

Nous mouillâmes juste à l’endroit indiqué sur la carte, à environ un tiers de mille de chaque rive, la terre d’un côté et l’îlot du Squelette de l’autre. Le fond était de sable fin. Le plongeon de notre ancre fit s’élever du bois une nuée tourbillonnante d’oiseaux criards ; mais en moins d’une minute ils se posèrent de nouveau et tout redevint silencieux.

La rade était entièrement abritée par les terres et entourée de bois dont les arbres descendaient jusqu’à la limite des hautes eaux ; les côtes en général étaient plates, et les cimes des montagnes formaient à la ronde une sorte d’amphithéâtre lointain. Deux petites rivières, ou plutôt deux marigots, se déversaient dans ce qu’on pourrait appeler un étang ; et le feuillage sur cette partie de la côte avait une sorte d’éclat vénéneux. Du navire, impossible de voir le fortin ni son enclos, car ils étaient complètement enfouis dans la verdure ; et sans la carte étalée sur le capot, nous aurions pu nous croire les premiers à jeter l’ancre en ce lieu depuis que l’île était sortie des flots.

Il n’y avait pas un souffle d’air, ni d’autres bruits que celui du ressac tonnant à un demi-mille de là, le long des plages et contre les récifs extérieurs. Un relent caractéristique de végétaux détrempés et de troncs d’arbres pourrissants stagnait sur le mouillage. Je vis le docteur renifler longuement, comme on flaire un œuf gâté.

— Je ne sais rien du trésor, dit-il, mais je gagerais ma perruque qu’il y a de la fièvre par ici.

Si la conduite des hommes avait été alarmante dans le canot, elle devint réellement menaçante quand ils furent remontés à bord. Ils se tenaient groupés sur le pont, à murmurer entre eux. Les moindres ordres étaient accueillis par un regard noir, et exécutés à regret et avec négligence. Les matelots honnêtes eux-mêmes semblaient subir la contagion, car il n’y avait pas un homme à bord qui réprimandât les autres. La mutinerie, c’était clair, nous menaçait comme une nuée d’orage.

Et nous n’étions pas les seuls, nous autres du parti de la cabine, à comprendre le danger. Long John s’évertuait, allant de groupe en groupe, et se répandait en bons avis. Personne n’eût pu donner meilleur exemple. Il se surpassait en obligeance et en politesse ; il prodiguait les sourires à chacun. Donnait-on un ordre, John arrivait à l’instant sur sa béquille, avec le plus jovial : « Bien, monsieur ! » et quand il n’y avait rien d’autre à faire, il entonnait chanson sur chanson, comme pour dissimuler le mécontentement général.

De tous les fâcheux détails de cette fâcheuse après-midi, l’évidente anxiété de Long John apparaissait le pire.

On tint conseil dans la cabine.

— Monsieur, dit le capitaine au chevalier, si je risque encore un ordre, tout l’équipage nous saute dessus, du coup. Oui, monsieur, nous en sommes là. Supposez qu’on me réponde grossièrement. Si je relève la chose, les anspects entrent en danse aussitôt ; si je ne dis rien, Silver sent qu’il y a quelque chose là-dessous, et la partie est perdue. Pour maintenant, nous n’avons qu’un seul homme à qui nous fier.

— Et qui donc ? interrogea le chevalier.

— Silver, monsieur : il est aussi désireux que vous et moi d’apaiser les choses. Ceci n’est qu’un accès d’humeur ; il le leur ferait vite passer s’il en avait l’occasion, et ce que je propose est de la lui fournir. Accordons aux hommes une après-midi à terre. S’ils y vont tous, eh bien ! le navire est à nous. Si personne n’y va, alors nous tenons la cabine, et Dieu défendra le bon droit. Si quelques-uns seulement y vont, notez mes paroles, monsieur, Silver les ramènera à bord doux comme des agneaux.

Il en fut décidé ainsi ; on distribua des pistolets chargés à tous les hommes sûrs ; on mit dans la confidence Humer, Joyce et Redruth, et ils accueillirent les nouvelles avec moins de surprise et avec plus de confiance que nous ne l’avions attendu ; après quoi le capitaine monta sur le pont et harangua l’équipage.

— Garçons, dit-il, la journée a été chaude, et nous sommes tous fatigués et pas dans notre assiette. Une promenade à terre ne fera de mal à personne. Les embarcations sont encore à l’eau : prenez les yoles, et que tous ceux qui le désirent s’en aillent à terre pour l’après-midi. Je ferai tirer un coup de canon une demi-heure avant le coucher du soleil.

Ces imbéciles se figuraient sans doute qu’ils allaient se casser le nez sur le trésor aussitôt débarqués. Leur maussaderie se dissipa en un instant, et ils poussèrent un vivat qui réveilla au loin l’écho d’une montagne et fit de nouveau partir une volée d’oiseaux criards à l’entour du mouillage.

Le capitaine était trop fin pour rester auprès d’eux. Laissant à Silver le soin d’arranger l’expédition, il disparut tout aussitôt, et je crois que cela valait mieux. Fût-il demeuré sur le pont, il ne pouvait prétendre davantage ignorer la situation. Elle était claire comme le jour. Silver était le vrai capitaine, et il avait à lui un équipage en pleine révolte. Les matelots honnêtes — et nous acquîmes bientôt la preuve qu’il en restait à bord — étaient à coup sûr des êtres bien stupides. Ou plutôt, voici, je crois, la vérité : l’exemple des meneurs avait démoralisé tous les hommes, mais à des degrés divers, et quelques-uns, braves gens au fond, refusaient de se laisser entraîner plus loin. On peut être fainéant et poltron, mais de là à s’emparer d’un navire et à massacrer un tas d’innocents, il y a de l’intervalle.

L’expédition, cependant, fut organisée. Six matelots devaient rester à bord, et les treize autres, y inclus Silver, commencèrent d’embarquer.

Ce fut alors que me passa par la tête la première des folles idées qui contribuèrent tellement à nous sauver la vie. Puisque Silver laissait six hommes, il était clair que notre parti ne pouvait s’emparer du navire ; et puisqu’il n’en restait que six, il était également clair que ceux de la cabine n’avaient pas un besoin immédiat de ma présence. Il me prit tout à coup la fantaisie d’aller à terre. En un clin d’œil, je m’esquivai par-dessus bord et me blottis à l’avant du canot le plus proche, qui démarra presque aussitôt.

Personne ne fit attention à moi, sauf l’aviron de proue, qui me dit :

— C’est toi Jim ? Baisse la tête.

Mais Silver, dans l’autre canot, tourna vivement la tête et nous héla pour savoir si c’était moi. Dès cet instant, je commençai à regretter ce que j’avais fait.

Les équipes luttèrent de vitesse pour gagner la côte ; mais l’embarcation qui me portait, ayant quelque avance et étant à la fois la plus légère et la mieux manœuvrée, dépassa de loin sa concurrente. Et l’avant du canot s’étant enfoncé parmi les arbres du rivage, j’avais saisi une branche, sauté dehors et plongé dans le plus proche fourré, que Silver et les autres étaient encore à cinquante toises en arrière.

— Jim ! Jim ! l’entendis-je appeler.

Mais vous pensez bien que je ne m’en occupai pas. Sautant, me baissant et me frayant passage, je courus droit devant moi jusqu’au moment où la fatigue me contraignit de m’arrêter.

XIV

Le premier coup

Jétais si content d’avoir planté là Long John, que je commençai à me divertir et à examiner avec curiosité le lieu où je me trouvais, sur cette terre étrangère.

J’avais franchi un espace marécageux, encombré de saules, de joncs et de singuliers arbres paludéens à l’aspect exotique, et j’étais arrivé sur les limites d’un terrain découvert, aux ondulations sablonneuses, long d’un mille environ, parsemé de quelques pins et d’un grand nombre d’arbustes rabougris, rappelant assez des chênes par leur aspect, mais d’un feuillage argenté comme celui des saules. À l’extrémité du découvert s’élevait l’une des montagnes, dont le soleil éclatant illuminait les deux sommets, aux escarpements bizarres.

Je connus alors pour la première fois les joies de l’explorateur. L’île était inhabitée ; mes compagnons, je les avais laissés en arrière, et rien ne vivait devant moi que des bêtes. Je rôdais au hasard parmi les arbres. Çà et là fleurissaient des plantes inconnues de moi ; çà et là je vis des serpents, dont l’un darda la tête hors d’une crevasse de rocher, en sifflant avec un bruit assez analogue au ronflement d’une toupie. Je ne me doutais guère que j’avais là devant moi un ennemi mortel, et que ce bruit était celui de la fameuse « sonnette ».

J’arrivai ensuite à un long fourré de ces espèces de chênes — des chênes verts, comme j’appris plus tard à les nommer — qui buissonnaient au ras du sable, telles des ronces, et entrelaçaient bizarrement leurs ramures, serrées dru comme un chaume. Le fourré partait du haut d’un monticule de sable et s’étendait, toujours en s’élargissant et augmentant de taille, jusqu’à la limite du vaste marais plein de roseaux, parmi lequel se traînait la plus proche des petites rivières qui débouchent dans le mouillage. Sous l’ardeur du soleil, une exhalaison montait du marais, et les contours de la Longue-Vue tremblotaient dans la buée.

Tout d’un coup, il se fit entre les joncs une sorte d’émeute : avec un cri rauque, un canard sauvage s’envola, puis un autre, et bientôt, sur toute la superficie du marais, une énorme nuée d’oiseaux criards tournoya dans l’air. Je jugeai par là que plusieurs de mes compagnons de bord s’approchaient par les confins du marigot. Et je ne me trompais pas, car je perçus bientôt les lointains et faibles accents d’une voix humaine, qui se renforça et se rapprocha peu à peu, tandis que je continuais à prêter l’oreille.

Cela me jeta dans une grande frayeur. Je me glissai sous le feuillage du chêne vert le plus proche, et m’y accroupis, aux aguets, sans faire plus de bruit qu’une souris.

Une autre voix répondit à la première ; puis celle-ci, que je reconnus pour celle de Silver, reprit et continua longtemps d’abondance, interrompue par l’autre à deux ou trois reprises seulement. D’après le ton, les interlocuteurs causaient avec vivacité et se disputaient presque ; mais il ne me parvenait aucun mot distinct.

À la fin, les deux hommes firent halte, et probablement ils s’assirent, car non seulement ils cessèrent de se rapprocher, mais les oiseaux mêmes s’apaisèrent peu à peu et retournèrent à leurs places dans le marais.

Et alors, je m’aperçus que je négligeais mon rôle. Puisque j’avais eu la folle témérité de venir à terre avec ces sacripants, le moins que je pusse faire était de les espionner dans leurs conciliabules, et mon devoir clair et évident était de m’approcher d’eux autant que possible, sous le couvert propice des arbustes rampants.

Je pouvais déterminer fort exactement la direction où se trouvaient les interlocuteurs, non seulement par le son des voix, mais par la conduite des derniers oiseaux qui planaient encore, effarouchés, au-dessus des intrus.

M’avançant à quatre pattes, je me dirigeai vers eux, sans dévier, mais avec lenteur. Enfin, par une trouée du feuillage, ma vue plongea dans un petit creux de verdure, voisin du marais et étroitement entouré d’arbres, où Long John Silver et un autre membre de l’équipage s’entretenaient tête à tête.

Le soleil tombait en plein sur eux. Silver avait jeté son chapeau près de lui sur le sol, et il levait vers son compagnon, avec l’air de l’exhorter, son grand visage lisse et blond, tout verni de chaleur.

— Mon gars, disait-il, c’est parce que je t’estime au poids de l’or… oui, au poids de l’or, sois-en sûr ! Si je ne tenais pas à toi comme de la glu, crois-tu que je serais ici occupé à te mettre en garde ? La chose est réglée : tu ne peux rien faire ni empêcher ; c’est pour sauver ta tête que je te parle, et si un de ces brutaux le savait, que deviendrais-je, Tom ?… hein, dis, que deviendrais-je ?

— Silver, répliqua l’autre (et non seulement il avait le rouge au visage mais il parlait avec la raucité d’un corbeau, et sa voix frémissait comme une corde tendue), Silver, tu es âgé, tu es honnête, ou tu en as du moins la réputation ; de plus tu possèdes de l’argent, à l’inverse d’un tas de pauvres marins ; et tu es brave, si je ne me trompe. Et tu vas venir me raconter que tu t’es laissé entraîner par ce ramassis de vils sagouins ? Non ! ce n’est pas possible ! Aussi vrai que Dieu me voit, j’en mettrais ma main au feu. Quant à moi, si je renie mon devoir…

Un bruit soudain l’interrompit. Je venais de découvrir en lui l’un des matelots honnêtes, et voici qu’en cet instant un autre me révélait son existence. Au loin sur le marigot avait éclaté un brusque cri de colère, aussitôt suivi d’un second ; et puis vint un hurlement affreux et prolongé. Les rochers de la Longue-Vue le répercutèrent en échos multipliés ; toute la troupe des oiseaux de marais prit une fois de plus son essor et assombrit le ciel dans un bruit d’ailes tumultueux ; et ce cri d’agonie me résonnait toujours dans le crâne, alors que le silence régnait à nouveau depuis longtemps et que la rumeur des oiseaux redescendants et le tonnerre lointain du ressac troublaient seuls la touffeur de l’après-midi.

Tom avait bondi au bruit, comme un cheval sous l’éperon ; mais Silver ne sourcilla pas. Il restait en place, appuyé légèrement sur sa béquille, surveillant son interlocuteur, comme un reptile prêt à s’élancer.

— John, fit le matelot en avançant la main.

— Bas les pattes ! ordonna Silver, qui sauta d’une demi-toise en arrière avec l’agilité et la précision d’un gymnaste exercé.

— Bas les pattes, si tu veux, John Silver… C’est ta mauvaise conscience seule qui te fait avoir peur de moi. Mais au nom du ciel, qu’est-ce que c’était que ça ?

Silver sourit, mais sans se départir de son attention : dans sa grosse figure, son œil, réduit à une simple tête d’épingle, étincelait comme un éclat de verre.

— Ça ? répondit-il. Eh ! il me semble que ce devait être Alan.

À ces mots, l’infortuné Tom se redressa, héroïque :

— Alan ! Alors, que son âme repose en paix : c’était un vrai marin ! Quant à toi, John Silver, tu as été longtemps mon copain, mais tu ne l’es plus. Si je meurs comme un chien, je mourrai quand même dans mon devoir. Tu as fait tuer Alan, n’est-ce pas ? Tue-moi donc aussi, si tu en es capable, mais je te mets au défi.

Là-dessus, le brave garçon tourna le dos au coq et se dirigea vers le rivage. Mais il n’alla pas loin. Avec un hurlement, John saisit une branche d’un arbre, dégagea sa béquille de dessous son bras et la lança à toute volée, la pointe en avant. Ce singulier projectile atteignit Tom en plein milieu du dos, avec une violence foudroyante. Le malheureux leva les bras, poussa un cri étouffé et s’abattit.

Était-il blessé grièvement ou non ? Je crois bien, à en juger par le bruit, qu’il eut l’épine dorsale brisée du coup. Mais Silver ne lui donna pas le loisir de se relever. Agile comme un singe, même privé de sa béquille, le coq était déjà sur lui et par deux fois enfonçait son coutelas jusqu’au manche dans ce corps sans défense. De ma cachette, je l’entendis ahaner en frappant.

J’ignore ce qu’est un évanouissement véritable, mais je sais que pour une minute tout ce qui m’entourait se perdit à ma vue dans un brumeux tourbillon : Silver, les oiseaux et la montagne ondulaient en tous sens devant mes yeux, et un tintamarre confus de cloches et de voix lointaines m’emplissait les oreilles.

Quand je revins à moi, l’infâme, béquille sous le bras, chapeau sur la tête, s’était ressaisi. À ses pieds, Tom gisait inerte sur le gazon ; mais le meurtrier n’en avait nul souci, et il essuyait à une touffe d’herbe son couteau sanglant. Rien d’autre n’avait changé, le même soleil implacable brillait toujours sur le marais vaporeux et sur les cimes de la montagne. J’avais peine à me persuader qu’un meurtre venait d’être commis là et une vie humaine cruellement tranchée un moment plus tôt, sous mes yeux.

John porta la main à sa poche, et y prit un sifflet dont il tira des modulations qui se propagèrent au loin dans l’air chaud. J’ignorais, bien entendu, la signification de ce signal ; mais il m’angoissa. On allait venir. On me découvrirait peut-être. Ils avaient déjà tué deux matelots fidèles : après Tom et Alan, ne serait-ce pas mon tour ?

À l’instant j’entrepris de me dégager, et rampai en arrière vers la partie moins touffue du bois, aussi vite et silencieusement que possible. J’entendais les appels qu’échangeaient le vieux flibustier et ses camarades, et la proximité du danger me donnait des ailes. Sitôt sorti du fourré, je courus comme je n’avais jamais couru. Peu m’importait la direction, pourvu que ma fuite m’éloignât des meurtriers. Et durant cette course la peur ne cessa de croître en moi jusqu’à m’affoler presque.

Personne, en effet, pouvait-il être plus irrémédiablement perdu ? Au coup de canon, comment oserais-je regagner les embarcations, parmi ces bandits encore sanglants de leur crime ? Le premier qui m’apercevrait ne me tordrait-il pas le cou comme à un poulet ? Mon absence à elle seule ne me condamnait-elle pas à leurs yeux ? Tout était fini, pensais-je. Adieu Hispaniola, adieu chevalier, docteur, capitaine ! Mourir de faim ou mourir sous les coups des révoltés, je n’avais pas d’autre choix.

Cependant, comme je l’ai dit, je courais toujours, et, sans m’en apercevoir, j’étais arrivé au pied de la petite montagne à deux sommets, dans une partie de l’île où les chênes verts croissaient moins dru et ressemblaient davantage à des arbres forestiers par le port et les dimensions. Il s’y entremêlait quelques pins solitaires qui atteignaient en moyenne cinquante pieds et quelques-uns jusqu’à soixante-dix. L’air, en outre, semblait plus pur que dans les bas-fonds voisins du marigot.

Et voici qu’une nouvelle alerte m’arrêta court, le cœur palpitant.

XV

L’homme de l’île

Du flanc de la montagne, qui était ici abrupte et rocheuse, une pluie de cailloux se détacha et tomba en crépitant et ricochant parmi les arbres. D’instinct, mes yeux se tournèrent dans cette direction, et j’entrevis une forme qui, d’un bond rapide, s’abritait par-derrière le tronc d’un pin. Était-ce un ours, un homme ou un singe ? il m’était impossible de le conjecturer. L’être semblait noir et velu : je n’en savais pas davantage. Mais dans l’effroi de cette nouvelle apparition, je m’immobilisai.

Je me voyais à cette heure cerné de toutes parts : derrière moi, les meurtriers ; devant, ce je ne sais quoi embusqué. Sans un instant d’hésitation, je préférai les dangers connus aux inconnus. Comparé à cette créature des bois, Silver lui-même m’apparut moins redoutable. Je fis donc volte-face, et tout en regardant derrière moi avec inquiétude, retournai sur mes pas dans la direction des canots.

Aussitôt la forme reparut et, faisant un grand détour, parut s’appliquer à me couper la retraite. J’étais las, certes, mais eussé-je été aussi frais qu’à mon lever, je vis bien qu’il m’était impossible de lutter de vitesse avec un tel adversaire. Passant d’un tronc à l’autre, la mystérieuse créature filait comme un daim. Elle se tenait sur deux jambes, à la manière des hommes, mais, ce que je n’avais jamais vu faire à aucun homme, elle courait presque pliée en deux. Et malgré cela, je n’en pouvais plus douter, c’était un homme.

Je me rappelai ce que je savais des cannibales, et fus sur le point d’appeler au secours. Mais le simple fait que c’était un homme, même sauvage, suffisait à me rassurer, et ma crainte de Silver se réveilla en proportion. Je m’arrêtai donc, cherchant un moyen de salut, et à la longue, le souvenir de mon pistolet me revint. Je n’étais donc pas sans défense ; le courage se ranima dans mon cœur : je fis face à cet homme de l’île et marchai délibérément vers lui.

Il venait de se dissimuler derrière un tronc d’arbre ; mais il me surveillait attentivement, car, au premier geste que je risquai dans sa direction, il reparut et fit un pas à ma rencontre. Puis il se ravisa, recula, s’avança, derechef, et enfin, à mon étonnement et à ma confusion, se jeta à genoux et tendit vers moi des mains suppliantes.

Je m’arrêtai de nouveau et lui demandai :

— Qui êtes-vous ?

— Ben Gunn, me répondit-il, d’une voix rauque et embarrassée comme le grincement d’une serrure rouillée. Je suis le pauvre Ben Gunn, oui, et depuis trois ans je n’ai pas parlé à un chrétien.

Je m’aperçus alors que c’était un Blanc comme moi, et qu’il avait des traits assez agréables. Sa peau, partout où on la voyait, était brûlée du soleil ; ses lèvres mêmes étaient noircies, et ses yeux bleus surprenaient tout à fait, dans un si sombre visage. De tous les mendiants que j’avais vus ou imaginés, c’était le maître en fait de haillons. Des lambeaux de vieille toile à voile et de vieux cirés le vêtaient ; et cette bizarre mosaïque tenait ensemble par un système d’attaches des plus variées et des plus incongrues : boutons de métal, liens d’osier, nœuds de filin goudronné. Autour de sa taille, il portait un vieux ceinturon de cuir à boucle de cuivre, qui était la seule partie solide de tout son accoutrement.

— Trois ans ! m’écriai-je. Vous avez fait naufrage ?

— Non, camarade, répondit-il, marronné.

Je connaissais le terme, et savais qu’il désignait un de ces horribles châtiments usités chez les flibustiers, qui consiste à déposer le coupable, avec un peu de poudre et quelques balles, sur une île déserte et lointaine.

— Marronné depuis trois ans, continua-t-il, et pendant ce temps j’ai vécu de chèvres, de fruits et de coquillages. À mon avis, n’importe où l’on se trouve, on peut se tirer d’affaire. Mais, camarade, mon cœur aspire à une nourriture de chrétien. Dis, n’aurais-tu pas sur toi, par hasard, un morceau de fromage ? Non ? Ah ! c’est qu’il y a des nuits et des nuits que je rêve de fromage… grillé, surtout… et puis je me réveille, et je me retrouve ici.

— Si jamais je peux retourner à bord, répliquai-je, vous aurez du fromage, au quintal.

Durant tout ce temps, il avait tâté l’étoffe de ma vareuse, caressé mes mains, examiné mes souliers, et, bref, manifesté un plaisir d’enfant à voir auprès de lui un congénère. Mais à mes derniers mots, il leva la tête avec une sorte d’étonnement sournois.

— Si jamais tu peux retourner à bord, dis-tu ? répéta-t-il. Mais, voyons, qui est-ce qui t’en empêcherait ?

— Ce n’est pas vous, je le sais.

— Sûrement non ! s’écria-t-il. Mais tiens… Comment t’appelles-tu, camarade ?

— Jim.

— Jim, Jim…, fit-il avec un plaisir évident. Eh bien, tiens, Jim, j’ai mené une vie si brutale que tu aurais honte de l’entendre conter. Ainsi, par exemple, tu ne croirais pas que j’ai eu une mère pieuse… à me voir ?

— Ma foi non, pas précisément.

— Tu vois, fit-il. Eh bien, j’en ai eu tout de même une, remarquablement pieuse. J’étais un garçon poli et pieux, et je pouvais débiter mon catéchisme si vite qu’on n’aurait pas distingué un mot de l’autre. Et voici à quoi cela a abouti, Jim, et cela a commencé en jouant à la fossette sur les tombes saintes ! C’est ainsi que cela a commencé, mais ça ne s’est pas arrêté là : et ma mère m’avait dit et prédit le tout, hélas ! la pieuse femme ! Mais c’est la Providence qui m’a placé ici. J’ai médité à fond sur tout cela dans cette île solitaire, et je suis revenu à la piété. On ne m’y prendra plus à boire autant de rhum : juste plein un dé, en réjouissance, naturellement, à la première occasion que j’aurai. Je me suis juré d’être homme de bien, et je sais comment je ferai. Et puis, Jim…

Il regarda tout autour de lui, et, baissant la voix, me dit dans un chuchotement :

— Je suis riche.

Je ne doutai plus que le pauvre garçon fût devenu fou dans son isolement. Il est probable que mon visage exprima cette pensée, car il répéta son assertion avec véhémence :

— Riche ! oui, riche ! te dis-je. Et si tu veux savoir, je ferai quelqu’un de toi, Jim. Ah ! oui, tu béniras ton étoile, oui, car c’est toi le premier qui m’as rencontré !

Mais à ces mots une ombre soucieuse envahit tout à coup ses traits. Il serra plus fort ma main, leva devant mes yeux un index menaçant, et interrogea :

— Allons, Jim, dis-moi la vérité : ce n’est pas le navire de Flint ?

J’eus une heureuse inspiration. Je commençais à croire que j’avais trouvé un allié, et je lui répondis aussitôt :

— Ce n’est pas le navire de Flint, et Flint est mort ; mais je vais vous dire la vérité comme vous me la demandez… nous avons à bord plusieurs matelots de Flint ; et c’est tant pis pour nous autres.

— Pas un homme… à une… jambe ? haleta-t-il.

— Silver ?

— Oui, Silver, c’était son nom.

— C’est le coq, et c’est aussi le meneur.

Il me tenait toujours par le poignet, et à ces mots, il me le tordit presque :

— Si tu es envoyé par Long John, je suis cuit, je le sais. Mais vous autres, qu’est-ce qui va vous arriver, croyez-vous ?

Je pris mon parti à l’instant, et en guise de réponse, je lui narrai toute l’histoire de notre voyage et la situation dans laquelle nous nous trouvions. Il m’écouta avec le plus vif intérêt ; quand j’eus fini, il me donna une petite tape sur la nuque.

— Tu es un bon garçon, Jim, et vous êtes tous dans une sale passe, hein ? Eh bien, vous n’avez qu’à vous lier à Ben Gunn… Ben Gunn est l’homme qu’il vous faut. Mais crois-tu probable, dis, que ton chevalier se montrerait généreux en cas d’assistance… alors qu’il se trouve dans une sale passe, remarque ?

Je lui affirmai que le chevalier était le plus libéral des hommes.

— Soit, mais vois-tu, reprit Ben Gunn, je ne voudrais pas qu’on me donne une porte à garder, et un habit de livrée, et le reste : ce n’est pas mon genre, Jim. Voici ce que je veux dire : serait-il capable de condescendre à lâcher, mettons un millier de livres, sur l’argent qui est déjà comme sien à présent ?

— Je suis certain que oui. Il était convenu que tous les matelots auraient leur part.

— Et le passage de retour ? ajouta-t-il, d’un air très soupçonneux.

— Voyons ! le chevalier est un gentilhomme ! Et d’ailleurs, si nous venons à bout des autres, nous aurons besoin de vous pour aider à la manœuvre du bâtiment.

— Çà… je ne serais pas de trop.

Et il parut entièrement rassuré.

— Maintenant, reprit-il, je vais te dire quelque chose. Je te dirai cela, mais pas plus. J’étais sur le navire de Flint lorsqu’il enterra le trésor, lui avec six autres… six forts marins. Ils furent à terre près d’une semaine, et nous restâmes à louvoyer sur le vieux Walrus. Un beau jour, on aperçoit le signal, et voilà Flint qui nous arrive tout seul dans un petit canot, son crâne bandé d’un foulard bleu. Le soleil se levait, et Flint paraissait, à contre-jour sur l’horizon, d’une pâleur mortelle. Mais songe qu’il était là, lui, et ses compagnons morts tous les six… morts et enterrés. Comment il s’y était pris, nul de nous à bord ne put le deviner. Ce fut bataille, en tout cas, meurtre et mort subite, à lui seul contre six. Billy Bones était son premier officier ; Long John son quartier-maître. Ils lui demandèrent où était le trésor. « Oh ! qu’il leur dit, vous pouvez aller à terre si ça vous chante, et y rester, qu’il dit ; mais pour ce qui est du navire, il va courir la mer pour de nouveau butin, mille tonnerres ! » Voilà ce qu’il leur dit… Or, trois ans plus tard, comme j’étais sur un autre navire, nous arrivons en vue de cette île. « Garçons, dis-je, c’est ici qu’est le trésor de Flint ; atterrissons et cherchons-le. » Le capitaine fut mécontent ; mais mes camarades de bord acceptèrent avec ensemble et débarquèrent. Douze jours ils cherchèrent, et chaque jour ils me traitaient plus mal, tant et si bien qu’un beau matin tout le monde s’en retourne à bord. « Quant à toi, Benjamin Gunn, qu’ils me disent, voilà un mousquet, qu’ils disent, et une bêche, et une pioche. Tu peux rester ici et trouver l’argent de Flint toi-même, qu’ils disent… » Donc, Jim, j’ai passé trois ans ici, sans une bouchée de nourriture chrétienne depuis ce jour jusqu’à présent. Mais voyons, regarde, regarde-moi. Est-ce que j’ai l’air d’un homme de l’avant ? Non, que tu dis. Et je ne le suis pas non plus, que je dis.

Là-dessus, il cligna de l’œil et me pinça vigoureusement. Puis il reprit :

— Tu rapporteras ces paroles exactes à ton chevalier, Jim : « Et il ne l’est pas non plus… voilà les paroles. Trois ans, il resta seul sur cette île, jour et nuit, beau temps et pluie ; et parfois il lui arrivait bien de songer à prier (que tu diras), et parfois il lui arrivait bien de songer à sa vieille mère, puisse-t-elle être en vie ! (que tu diras) ; mais la plupart du temps (c’est ce que tu diras)… la plupart du temps Ben Gunn s’occupait à autre chose. » Et alors tu lui donneras un pinçon, comme je fais.

Et il me pinça derechef, de l’air le plus confidentiel.

— Alors, continua-t-il, alors tu te redresseras et tu lui diras ceci : « Gunn est un homme de bien (que tu diras) et il a un riche coup plus de confiance… un riche coup plus, souviens-toi bien… dans un gentilhomme de naissance que dans ces gentilshommes de fortune, en ayant été un lui-même. »

— Bien, répliquai-je. Je ne comprends pas un mot à ce que vous venez de dire. Mais il n’en est ni plus ni moins, puisque je ne sais comment aller à bord.

— Oui, fit-il, ça, c’est le chiendent, pour sûr… Mais il y a mon canot, que j’ai fabriqué de mes dix doigts. Il est à l’abri sous la roche blanche. Au pis aller, nous pouvons en essayer quand il fera noir… Aïe ! qu’est-ce que c’est ça ?

Car à cet instant précis, bien que le soleil eût encore une heure ou deux à briller, tous les échos de l’île venaient de s’éveiller et retentissaient au tonnerre d’un coup de canon.

— Ils ont commencé la bataille ! m’écriais-je. Suivez-moi.

Et, oubliant toutes mes terreurs, je me mis à courir vers le mouillage, tandis que l’abandonné, dans ses haillons de peaux de chèvre, galopait, agile et souple, à mon côté.

— À gauche, à gauche, me dit-il ; appuie à ta gauche, camarade Jim ! Va donc sous ces arbres ! C’est là que j’ai tué ma première chèvre. Elles ne descendent plus jusqu’ici, à présent : elles se sont réfugiées sur les montagnes, par peur de Ben Gunn… Ah ! et voici le citemière (cimetière, voulait-il dire). Tu vois les tertres ? Je viens prier ici de temps à autre, quand je pense qu’il est à peu près dimanche. Ce n’est pas tout à fait une chapelle, mais ça a l’air plus sérieux qu’ailleurs ; et puis, dis, Ben Gunn était mal fourni… Pas de curé, pas même une bible et un pavillon, dis !

Il continuait à parler de la sorte, tout courant, sans attendre ni recevoir de réponse.

Le coup de canon fut suivi, après un intervalle assez long, d’une décharge de mousqueterie.

Encore un temps d’arrêt ; et puis, à moins d’un quart de mille devant nous, je vis l’Union Jack[1] se déployer en l’air au-dessus d’un bois…

  1. Le pavillon britannique.