L’Œuvre des Conteurs Allemands : Mémoires d’une chanteuse Allemande/II/05

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Traduction par Guillaume Apollinaire, assisté de Blaise Cendrars
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Texte établi par Guillaume Apollinaire (préfacier), Bibliothèque des curieux (p. 243-254).
Deuxième partie, chapitre V

V

FERRY


Vous êtes peut-être fâché que je vous raconte tout au long mes aventures à Budapest ; vous allez m’accuser de trop aimer les Hongrois. Certaines choses sont trop générales pour qu’on puisse les attribuer spécialement à telle ou telle nation — ainsi les arts — et je compte l’amour, comme je l’ai pratiqué, parmi les beaux-arts. Je puis donc vous assurer qu’il n’y a pas un pays au monde où l’on entende mieux l’art d’aimer qu’en Hongrie. Ce pays et ses habitants sont en retard à bien des points de vue ; mais dans l’art de jouir de la vie — la volupté sexuelle est la plus haute jouissance, — ils sont aussi avancés que les Français et les Italiens, ces grands maîtres ; oui, ils les ont peut-être dépassés.

Je vais vous le prouver.

Peu de temps avant de reprendre cette correspondance avec vous, je fis la connaissance d’un Anglais qui avait fait plusieurs fois le tour de monde. Il voyageait depuis quarante-quatre ans. Il avait donc vu tous les pays. Si nous admettons qu’il passa deux ou trois années dans chaque pays, il aura visité dix-huit pays ; par exemple : l’Autriche, la Hongrie, la Turquie d’Europe, l’Italie, l’Espagne, la France, la Grande-Bretagne, la Russie, la péninsule Scandinave, l’Allemagne, l’Orient, les États-Unis, la Suisse, l’Amérique du Sud, la Belgique et les Pays-Bas. Est-ce assez ? Oui, n’est-ce pas.

Mon ami, c’est ainsi que je l’appellerai, a visité tous ces pays au moins deux fois. Il venait d’Italie et me fit la description d’un pensionnat de prêtresses de Vénus à Florence. Il y avait trois Hongroises parmi ces dames. Elles étaient les plus recherchées, leur prix montait de cent à cinq cents francs. La patronne disait qu’elle allait réformer son établissement et que les deux tiers de ses élèves devaient être des Hongroises. Il y avait quelques Espagnoles, quelques Hollandaises, une Serbe, une Anglaise, qui étaient toutes beaucoup plus belles ; mais aucune ne savait aussi bien séduire les hommes que les Hongroises. Et c’était ainsi partout : à Paris, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Constantinople, dans plusieurs résidences de l’Allemagne, les Hongroises étaient partout préférées.

Non seulement les femmes de ce pays ont conquis les palmes de l’amour, mais aussi les jeunes gens. Ils sont d’un extérieur très attrayant, leurs manières sont captivantes ; ils sont autres que les jeunes gens de toutes autres nations, et l’originalité nous attire, nous autres femmes. Enfin, ils sont infatigables aux jeux d’amour et ils en connaissent tous les raffinements, et une femme n’a jamais besoin, avec eux, d’employer d’extraordinaires excitants.

Ne pensez pas, d’après ce que je vous dis, que j’aie une passion exclusive pour les Hongrois et les Hongroises ; je vais vous raconter les aventures que j’ai eues ailleurs.

Je reviens donc à mon histoire.

Je partageais mes plaisirs avec deux personnes : avec Ferry, qui était mon amant déclaré, et avec Rose, qui variait mes ébats. Un spécialiste dirait que je partageais des plaisirs homosexuels et hétérosexuels.

Ferry m’avoua qu’il n’avait connu le véritable amour qu’avec moi, que ses principes n’étaient plus aussi solides. Il croyait maintenant à la possibilité de la fidélité. Si je l’avais voulu, il m’aurait épousée ; il me le proposa plusieurs fois. Je refusai. J’avais peur de perdre son amour, si d’autres liens que ceux de l’amour nous unissaient. Le mariage est le tombeau de l’amour. L’exemple de mes parents ne me rassurait pas ; je craignais de voir notre amour profané par la loi et par l’Église. La cérémonie publique du mariage est une profanation. J’aimais ; le secret de mes plaisirs augmentait mon amour. Tout ce qui n’a pas un rapport immédiat avec l’amour et le plaisir gêne, et Ferry partageait mes vues.

J’avais pourtant une inquiétude, j’avais peur de devenir mère et de perdre ma place. Je lui fis part de mes craintes. Je lui dis aussi mon étonnement de n’être pas encore enceinte, car, avec lui, j’avais négligé les mesures de précaution que Marguerite m’avait si chaleureusement recommandées et que j’avais toujours employées avec le prince.

— Il y a bien d’autres moyens, me dit Ferry ; peu d’hommes et peu de femmes les connaissent. Je me suis servi d’un sans que tu le saches. Si tu veux connaître ces différents préservatifs, lis le livre De l’art de faire l’amour sans crainte. Je te le donnerai. On traite aussi de ton moyen, du condom, mais il n’est pas toujours sûr ; il peut s’échauffer et éclater sans que l’on s’en aperçoive.

Il m’apporta ce livre et je le lus avec beaucoup d’attention. Il a été rédigé par un médecin ; il est beaucoup plus rare que tous les romans priapiques ; il est même plus rare que la Justine de Sade, qui a été officiellement brûlée sous Robespierre et qui vient d’être rééditée en Hollande et en Allemagne. Je pense que ce livre ne vous est jamais tombé entre les mains et je vais vous parler de quelques-uns des sujets qu’il traite.

L’auteur ne recommande pas l’emploi du condom ; il prétend que la volupté de l’homme et de la femme est beaucoup moindre. Le condom n’est pas fait sur mesure. Quand il est trop étroit, il cause des douleurs à l’homme. Quand il est trop large, il se forme des faux plis aussi coupants qu’un cheveu. Dans les deux cas, il peut facilement céder et le but n’est pas atteint.

L’auteur dit que la femme peut ne concevoir qu’une fois sur mille si elle sait bien s’y prendre, mais je ne dirai pas comment, car ce sont choses qu’il faut connaître par expérience et non par la lecture. Je ne fais pas profession d’enseigner ces choses et si j’indique le titre de ce livre rare et quelques-unes de ses particularités, c’est pour montrer l’intérêt que je pris à le lire.

(À cet endroit, je me souvins que Ferry employait toujours le moyen dont il avait parlé ; il l’employait expressément. Et si parfois il en usait autrement, ce n’était jamais qu’à la fin d’une séance.

Que cela neutralisât les effets masculins, je l’avais déjà deviné. Ferry, qui ne semblait pas avoir toujours confiance dans le premier secret, employait souvent un autre moyen, qui augmentait encore ma joie.)

L’auteur ajoute encore que la formation de la semence a besoin d’un certain temps pour qu’elle soit fécondante. Et la chose est certaine, car l’on voit que les débauchés n’ont que rarement des enfants, et pour ma part je suis persuadée que Don Juan n’a jamais été père.

Il fait une distinction entre ce qui est de l’homme et ce qui est de la femme. Il dit qu’il n’y a pas de différence entre le masculin et le féminin ; que ce n’est pas ce qu’on croit qui cause la volupté, mais bien ce qu’on évite souvent ; car si cela n’était pas ainsi, la femme ne ressentirait point de volupté, ce qui est inexact, car la volupté de la femme est beaucoup plus forte que celle de l’homme, justement à cause de cela. La suite de cette explication était trop savante et je ne l’ai pas comprise. Nous avons parlé une fois de ce sujet ; vous aussi vous prétendiez qu’après plusieurs plaisirs l’homme est stérile ; c’est pourquoi les peuples froids se multiplient beaucoup plus que les peuples chauds et passionnés. Les Hongrois, les Français, les Italiens, les Orientaux, les Slaves du sud ont beaucoup moins d’enfants que les peuples du nord et particulièrement que les Allemands. Le mariage est plus fertile que le concubinat ; la classe pauvre que l’aristocratie. (J’ai lu plus tard Kinskosch et Venette, tous ces auteurs sont du même avis.)

L’auteur recommande plusieurs moyens comme les plus sûrs. Un entre autres : l’homme, quand il sent la crise approcher, doit se retirer. Je ne crois pas qu’un homme puisse avoir assez de volonté pour le faire chaque fois. En outre, les deux perdent la plus haute volupté. Le but des amoureux, n’est-ce pas justement de ressentir ce choc électrique qui est bien la chose la plus humaine et la plus naturelle du monde ? Je détesterais un homme qui me ferait cela.

Je me souviens encore de deux aphrodisiaques, qui sont très simples et que j’employai toujours dans la suite à la place du condom, que je trouvais vraiment trop grossier. L’un est la boule d’argent, l’autre l’éponge.

Une boule d’argent massive, avec un petit anneau muni d’un élastique, voilà tout. Comme elle est lourde, elle tombe au fond, et comme elle est de la grosseur d’une noisette, elle bouche suffisamment. Ce qu’il faut éviter ne peut plus passer. Cette boule est très pratique. Je crois que l’on s’en servait beaucoup autrefois et particulièrement au dix-huitième siècle. On m’a dit qu’il y avait une belle collection de ces boules chez un collectionneur de Berne. Et il est certain que ce moyen était fort employé en Suisse, où on le connaît encore fort bien. On parle même de boules en or, mais je dois dire que je n’en ai jamais vu.

L’emploi d’une éponge est du même genre. Ce moyen paraît être connu dès la plus haute antiquité, où l’on attribuait à l’éponge des vertus thérapeutiques que l’on a peut-être exagérées.

Ces moyens ne sont pas particulièrement surs, et il vaut bien mieux qu’ils ne le soient pas, car l’humanité cesserait bientôt d’exister s’il existait des moyens complètement surs pour éviter les suites que tout le monde, de plus en plus, semble avoir tendance à éviter, car l’homme est peut-être l’être qui se soucie le moins de la perpétuation de l’espèce.

Ceci me rappelle un savant auquel j’avais fait part de mes réflexions sur ces sujets ; il me répondit que, si l’homme ne se souciait plus de perpétuer son espèce, c’est que la nature avait décidé l’anéantissement progressif de la race humaine, que d’ailleurs le temps viendrait où l’homme, roi de la création, devrait céder la place à un nouvel être qui existait peut-être déjà sans que nous le connussions et peut-être même sans que nos sens imparfaits pussent le concevoir.

En plus de cette collection d’aphrodisiaques, le livre indiquait toute une série de moyens pour éviter les conséquences. Je pense que vous les connaissez tous. En Hongrie, ce qu’on emploie le plus est une décoction de végétal que je ne veux pas dire. Chaque paysanne l’emploie. Mais cela est très nocif et dangereux, je connais beaucoup de cas d’empoisonnement.

Je reviens à mes aventures. Sûre de mes deux moyens, je m’adonnai complètement aux plaisirs. Je n’aimais que Ferry. Il était très prudent, personne ne soupçonnait nos relations et mon renom n’en souffrit point.

Rose était le plus à plaindre. Ferry ne lui laissait pas grand’chose. Je n’avais que très rarement une nuit de libre, où elle pouvait venir dans mon lit. J’avais pitié d’elle. Je ne connaissais pas la jalousie. Et je me demandai si je n’allais pas prendre un grand plaisir à la pousser entre les bras de Ferry. La dévirgination artificielle n’avait pas été complète. La membrane avait repoussé, sa virginité était à neuf ! Comme médecin, vous allez vous récrier et dire que cela est impossible. Mais je puis vous certifier que c’est la pure vérité et que cette membrane avait repoussé, que je l’avais vue moi-même en l’examinant. Et je vis qu’elle était intacte. Au demeurant, j’avais vu la représentation d’une vierge dans un panopticum, sur la place de Saint-Joseph, lors de la foire de Budapest. Je suis profane, je puis vous dire ce que j’ai vu et non l’expliquer ou le prouver.

Je demandai à Rose si elle serait heureuse d’avoir un amant tel que Ferry. Elle me répondit qu’elle ne désirait pas un homme tant qu’elle m’avait. Enfin elle me dit que si elle consentait à sacrifier sa virginité à un homme, elle ne le ferait que pour me faire plaisir. Ferry ne lui était pas plus désirable que tel autre que je lui octroierais.

Il y a très peu de femmes qui connaissent le plaisir d’assister aux ébats amoureux d’un couple. Il y a aussi très peu d’hommes qui ne méprisent pas une femme qui se donne devant eux à un autre. Ferry et moi sommes de ces rares exceptions.

Il m’avait souvent demandé de me donner à un homme devant ses yeux. Je n’avais pu y consentir. Je dois avouer que je le soupçonnais de vouloir me quitter et qu’il cherchait une raison pour le faire. Je ne pouvais croire qu’il goûterait du plaisir à ce spectacle. Il me cita plusieurs exemples historiques, celui surtout de ce héros vénitien, Gatta Melatta, qui ne s’alliait avec sa femme que si celle-ci s’était auparavant abandonnée aux caresses d’un autre homme. Il décida donc d’enseigner l’amour à Rose, et je devais ensuite en faire autant avec un jeune homme.

J’eus beaucoup de peine à convaincre Rose de le faire. Elle se jeta dans mes bras, pleurait, disait que je ne l’aimais plus. Je dus lui prouver le contraire, je l’embrassai, la caressai, je lui dis tout ce que je trouvais de convaincant pour lui prouver qu’elle me ferait plaisir en accomplissant ce sacrifice. Au fond, je n’étais pas très convaincue moi-même, mais Ferry étant là, je n’osais pas reculer et je jouai mon rôle du mieux que je pus. À la fin, elle me parut convaincue et Ferry en profita aussitôt. Rose avait fermé les yeux et tremblait de tous ses membres. La petite rosse, elle ne voulait pas avouer combien je l’avais convaincue. Je vis tout cela le cœur gros, car bien que la jalousie ne fût pas mon défaut, je trouvais que c’était dommage et que Rose aurait été plus à moi si elle ne connaissait aucun homme et qu’en somme c’était la vraie raison de mon amour pour elle.

Cependant tout se passa le plus agréablement du monde, et depuis cette nuit je ne comprends plus du tout la jalousie des femmes. Il me semble que c’est beaucoup plus raisonnable et beaucoup plus naturel que ces choses ne se passent pas comme elles se passent dans les pays civilisés. La jouissance est augmentée par la présence d’une troisième personne. La volupté n’a pas seulement pour but la perpétuation de l’espèce ; le but de la nature est aussi la volupté, ceci est ma conviction.

Dès le lendemain, Ferry me rappela de tenir ma promesse. Il me garantit que personne ne le saurait. Je devais l’accompagner en voyage.

C’était au printemps, le temps était magnifique. Il me dit que nous quitterions le lendemain Budapest. Il passa toute cette journée avec moi, il avait déjà fait ses visites d’adieu, on pensait qu’il avait quitté Budapest depuis trois jours.

J’avais un congé d’un mois. Je voulais aller à Presbourg, à Prague, revenir par Vienne où je devais donner quelques représentations, je pensais être de retour en juillet.

Nous quittâmes Budapest un dimanche, à deux heures de la nuit. Nous évitions de prendre le chemin de fer ou le bateau à vapeur ; nous employions la voiture de Ferry ou la poste. Nous arrivâmes vers huit heures à Nessmely. Nous quittâmes alors la grande route, nous traversâmes Igmann et continuâmes notre voyage au sud-ouest. Nous arrivâmes vers midi dans la fameuse forêt de Bakony. Nous entrâmes dans une auberge au milieu de la forêt. La table était déjà dressée pour moi. Quelques hommes à sinistre figure étaient dans la cour et dans la chambre de l’auberge. Ils étaient armés de fusils, de pistolets et de casse-têtes. Je pensais que c’étaient des voleurs et j’étais un peu inquiète. Ferry s’entretenait avec eux en hongrois. Je lui demandai qui ils étaient ; il me répondit qu’ils étaient de pauvres diables. Il ajouta que je n’avais rien à craindre. L’après-midi, nous remontâmes dans notre voiture ; cinq hommes à cheval précédaient notre voiture, les autres étaient partis en avant.

Nous n’avancions plus aussi rapidement. Le chemin était défoncé, nous étions forcés d’aller un moment à pied. Enfin, nous arrivâmes au plus épais de la forêt. Ferry me proposa de faire une petite promenade, et la voiture se dirigea vers une maison que l’on voyait entre les arbres et qui avait l’apparence d’une auberge. Les brigands nous précédaient en écartant les branches. Au bout d’une heure, deux hommes vinrent à notre rencontre : l’un, de trente-quatre à trente-cinq ans, taillé en hercule, le visage sauvage et pourtant régulier ; l’autre, un adolescent de vingt ans, aussi beau qu’Adonis. Ils faisaient aussi partie de la bande. Ferry me les présenta ; puis il me dit que j’allais goûter l’amour avec ces deux hommes, que je n’avais rien à craindre d’eux, qu’ils ne savaient pas qui j’étais et qu’ils n’avaient aucune relation avec le monde extérieur.

Nous nous arrêtâmes dans une clairière. Une source assez profonde et large la traversait. L’hercule se mit à l’aise aussitôt ; le jeune homme rougissait, hésitait ; quand Ferry le lui eut commandé péremptoirement, il suivit l’exemple de son camarade. Ferry me dit que je devais donner libre cours à mes sensations ; que plus je serais passionnée, plus je lui ferais plaisir. Je connaissais ses pensées comme si je les avais lues. Je voulais lui faire plaisir et je résolus d’être très dissolue. J’appelai les deux hommes. Je les tirais vers moi… Lorsque tout fut fini et tous furent calmés, ils me portèrent dans la hutte, où Ferry me coucha dans un lit.

Puis-je vous raconter comment s’écoulèrent les trois jours que je passai dans cette forêt ? Ferry avait congé. Je changeais tous les jours d’amants. Il y avait neuf brigands. Le troisième jour, nous célébrâmes une grande orgie, avec des paysannes, des femmes et des filles qui étaient venues. Agrippine aurait envié nos saturnales. Ces paysannes étaient aussi raffinées, adroites et voluptueuses que les dames de l’aristocratie de Budapest.

J’eus le temps de me reposer durant ma tournée. Rose m’accompagnait seule. Ferry me quitta après de tendres adieux. Il était temps de reprendre des forces, ces débauches m’auraient tuée.