L’Œuvre des Conteurs Allemands : Mémoires d’une chanteuse Allemande/II/06

La bibliothèque libre.
Traduction par Guillaume Apollinaire, assisté de Blaise Cendrars
.
Texte établi par Guillaume Apollinaire (préfacier), Bibliothèque des curieux (p. 257-267).
Deuxième partie, chapitre VI

VI

À FLORENCE


J’avais atteint ma vingt-septième année. Mes parents étaient morts dans l’intervalle d’une semaine, emportés par une épidémie. J’étais pour ainsi dire seule au monde. J’avais perdu de vue ma parenté. Ma vieille tante, chez qui j’avais logé à Vienne en débutant au théâtre, dura le plus longtemps ; elle mourut un an après que j’eus quitté Budapest. Ce cousin dont je vous ai parlé avait suivi la carrière militaire. Il avait perdu la mauvaise habitude de son enfance et était devenu un tel roué que les débauches le tuaient. J’avais beaucoup de chance d’un côté, pourtant j’avais dû supporter quelques durs chagrins. Je perdis mes deux premiers amants : Arpard A…, qui dut partir à Constantinople, où il avait un emploi à l’ambassade, et Ferry, qui émigra en Amérique. Avant ce départ, qui était forcé, il m’écrivit une longue et tendre lettre où il me jurait un éternel amour. Il m’écrivait qu’il voulait m’épouser si je le suivais en Amérique. Il n’osait plus rester en Europe, car il y risquait sa vie. Les bandits, dont quelques-uns avaient eu mes faveurs, furent arrêtés. Hercule et le bel adolescent finirent à la potence. Il ne me restait plus que Rose pour me rappeler les joyeuses journées passées à Budapest.

Je ne veux pas vous parler de ma carrière artistique. Ceci ne vous intéresse pas ; si vous voulez la connaître, vous n’avez qu’à ouvrir les journaux, ce que vous avez sûrement fait.

Dans une grande ville d’Allemagne, je fis la connaissance d’un imprésario italien, qui m’avait entendue chanter dans un concert et dans un opéra. Il me rendit visite chez moi et me fit la proposition de le suivre en Italie. Je parlais parfaitement l’italien. Il me dit que pour pouvoir concourir avec les plus célèbres cantatrices d’Italie, il ne me manquait que l’habitude des immenses scènes de San Felice, de la Scala ou de San Carlo. Si j’avais du succès en Italie, mon avenir était assuré ; j’avais la gloire. Je devais débuter au théâtre Pergola, à Florence. Je n’hésitai pas longtemps ; je signai un engagement de deux ans ; j’avais un gage de trente mille francs et deux soirées à mon bénéfice.

En Italie, j’avais moins à risquer que partout ailleurs où j’avais déjà chanté. Personne ne s’occupe de la conduite d’une femme non mariée. Cette apparente vertu féminine, qui est tant en honneur dans le reste de l’Europe, n’a aucune valeur en Italie. On l’exige plutôt d’une femme mariée que d’une fille. Je trouve ceci très raisonnable, et quand une dame qui a déjà connu toutes les nuances de l’amour veut se marier, les Italiens ne s’occupent pas de sa vie passée, ils ne sont pas tant scrupuleux. Aucun homme ne compte sur une vierge si la fiancée a plus de quinze ans.

À vingt-sept ans, j’atteignais l’apogée de ma beauté. Ceux qui m’avaient connue à Vienne ou à Francfort me certifiaient que j’étais beaucoup plus belle qu’à vingt ou vingt-deux ans.

J’avais une nature robuste et puissante. Mon tempérament était de fer, mais j’avais la force de maîtriser mes désirs quand je voyais que les plaisirs de l’amour attaquaient ma santé. À Francfort, j’avais passé deux années de chasteté ; après avoir quitté Budapest, je restreignis même mes relations avec Rose. Celle-ci ne me provoquait jamais. Elle semblait partager tous mes sentiments. Notre accord était aussi parfait que celui des deux jumeaux siamois. Je tenais un journal. Comment pourrais-je, si je ne l’avais pas fait, vous raconter ainsi ma vie dans tous ses détails ! En feuilletant, j’y trouve qu’après ma liaison avec Ferry, qui dura dix mois, je partageai, dans l’espace de cinq ans, soixante-deux fois les plaisirs avec Rose, en moyenne une fois par mois. N’est-ce pas le « nec plus ultra » de la tempérance ? Et durant cette époque, je n’accordai pas la moindre faveur à un homme. J’étais en bonne santé, je vivais bien, je soignais mon corps et ne commettais aucun excès.

À Florence, je fis la connaissance d’un homme très intéressant, de cet Anglais dont je vous ai déjà parlé. Ce n’était plus un jeune homme, il comptait déjà cinquante-neuf ans. Je pouvais parler de tout avec lui, il était un parfait épicurien et étudiait la nature humaine ; ses opinions s’harmonisaient avec les miennes. J’appris à mieux me connaître, grâce à lui. Il m’expliqua bien des choses dont je n’avais pas la clé. Je savais depuis longtemps que la nature de la femme est tout autre que la nature de l’homme, mais je n’avais pu deviner pourquoi. Il m’en donna les raisons physiologiques et psychologiques. Sa philosophie était simple et claire ; il était impossible d’affaiblir ses principes, basés sur la raison. Il n’était pas du tout cynique ; dans la société, on le prenait pour un homme très moral, bien qu’il ne feignît aucune vertu. Il me faisait doucement la cour, non pas pour atteindre ce que tout homme convoite, mais parce que j’étais capable d’écouter et de comprendre ses paroles. Pourtant, je remarquais qu’il aurait été très heureux de me posséder corporellement. Ceci est naturel. Je ne suis pas un Narcisse féminin, mais j’ai conscience de mes qualités physiques et spirituelles ; je n’ai qu’à me regarder dans un miroir et à comparer ma beauté à celle des autres femmes. Vous m’avez avoué vous-même que vous n’avez jamais vu un corps féminin aussi bien proportionné que le mien, et ceci bien des années après ma connaissance avec sir Ethelred Merwyn.

J’étais piquée d’entendre l’Anglais faire continuellement ma louange, sans jamais essayer d’attaquer mon cœur ou quelque chose d’autre, — on dit cœur par euphémisme. Ma coquetterie était vaine. Il m’avait tout expliqué ; mais je voulais encore savoir pourquoi il se faisait stoïque avec moi.

Un proverbe dit : « Si la montagne ne vient pas vers Mohamed, Mohamed doit aller vers la montagne. » Sir Ethelred était la montagne et si je voulais obtenir mon explication, je devais être le prophète.

— Je vous permets pourtant tout, sir Ethelred, lui dis-je une fois ; pourquoi ne dépassez-vous jamais, quand vous me faites la cour, les limites de la plus stricte amitié ? Vous avez été un grand Lovelace, ainsi que vous me l’avez dit ; je sais même que vous faites encore plus d’une conquête.

— Vous vous trompez, madame, je ne fais plus de conquête, me répondit sir Ethelred. Vous n’allez pas croire que ce qu’un vieillard change contre de l’or soit des conquêtes.

— Je ne parle pas des lorettes et d’autres femmes légères. Vous ne répondez qu’à une partie de ma question. Me prenez-vous pour une coquette sans cœur, qui s’enorgueillit de vous enchaîner à son char de triomphe ? Pensez-vous que vous ne pouvez pas inspirer de l’amour à une femme de mon âge ?

— Je crois que c’est possible. Si vous m’accordiez vos faveurs, vous le feriez par pitié et non par amour. Ça serait tout au plus un désir maladif. Vous n’avez connu que des hommes jeunes. Vous voudriez me voir ridicule.

— Vous êtes injuste envers vous-mêmes et envers moi. Je vous ai déjà raconté que j’ai connu un homme qui dédaignait toute conquête qui ne venait pas s’offrir volontairement. Êtes-vous aussi vaniteux et exigez-vous quelque chose de semblable de la femme ? Mais vous ne risquez rien si vous recevez une réponse défavorable, puisque vous pouvez la mettre sur le compte de votre âge. Tandis qu’une femme se sent fort humiliée si vous jouez auprès d’elle le rôle du chaste Joseph. Trop de timidité et de modestie ne vont pas à un homme.

— Mais il lui sied encore moins de faire dire de soi qu’il est un vieux faune.

— Vous êtes encore bel homme et vous possédez des qualités, qui font oublier vos ans. Voyons, si, méprisant les préjugés de mon sexe, je vous disais que vous pouvez tout oser, tout espérer de moi, tout exiger, ne vous décideriez-vous pas à accepter ces faveurs inespérées ?

— Ceci est impossible. Vous ne le ferez jamais.

— En tout cas, vous pouvez me dire si vous me refuseriez oui ou non ?

— Je serais fou de refuser ; j’accepterais, dit sir Ethelred.

— Mais vous me mépriseriez au fond du cœur, comme une hétaïre ou une Messaline ?

— Pas du tout. Le goût et les caprices d’une femme sont innombrables. Je vous aimerais et cet amour me rendrait le plus heureux des mortels.

Il était en pleine contradiction avec ce qu’il venait d’affirmer. Je m’étais approchée de lui, je mis ma main sur son bras et le regardai avec tant de douceur qu’il aurait dû être de pierre pour résister. Je déteste la coquetterie tant qu’elle n’est pas une arme de conquête ou de vengeance. Sir Ethelred avait toujours été mon ami, je n’avais aucune raison de me venger. Je ne veux pas dire non plus que je l’aimais ; mais il était possible que des relations plus intimes réveillassent ce sentiment. Je le poussai tant qu’il oublia tous ses principes, tomba à mes pieds, embrassa mes genoux et mes pieds, et devint plus entreprenant. Je n’opposais aucune résistance, je le laissais faire.

Il me serra ensuite dans ses bras.

— Doutez-vous encore ? lui dis-je tendrement.

— Je crois rêver. Je n’osais espérer un tel bonheur. Je ne le comprends pas encore. Je suis votre esclave, je ne vous refuserai rien.

Puis tout se passa d’abord le mieux du monde, ensuite sa façon de se comporter m’épouvanta. J’ai entendu dire que certaines personnes étaient frappées d’une attaque dans une telle situation ; cela arrive plus souvent aux hommes qu’aux femmes. Cela doit être terrible de serrer un cadavre dans ses bras.

Sir Ethelred semblait avoir deviné mes pensées. Descendus au jardin, nous causâmes sur ce sujet.

— Mon Dieu, ne savez-vous donc pas à quelles aberrations une passion excessive mène ? Il y a eu beaucoup de cas où des hommes ont violé des cadavres. La loi ne sévirait pas, si cela n’existait pas. Je ne sais pas si cela arrivait jadis plus souvent qu’aujourd’hui ; aujourd’hui, cela se passe encore. Durant les guerres de Napoléon, cette passion eut même de sérieuses suites pour la victime. Peu de jours avant la bataille d’Iéna, un officier fut logé chez un pasteur protestant. La fille du pasteur venait de mourir, c’est-à-dire que le médecin qui la soignait venait de remplir son bulletin de mort. Ce n’était qu’un cas aigu de catalepsie. La fille devait être enterrée après le départ des soldats. L’officier, séduit par la beauté du cadavre, le viola. L’électricité réveilla la jeune fille. Qui connaît donc le galvanisme de cet acte ? Elle conçut même. Ses parents furent très agréablement surpris de la trouver éveillée le lendemain matin. Elle devint mère et ne connaissait même pas le père de son enfant, un garçonnet robuste et fort bien fait. La chose s’expliqua plusieurs années plus tard, quand l’officier repassa par hasard dans ce village. La chose fit beaucoup de bruit. MM. les soldats avaient plusieurs cas semblables sur la conscience. Quand on en surprenait un en flagrant délit, il s’excusait en disant qu’il l’avait fait par pure humanité, afin de ressusciter la fille. Naturellement, aucun ne réussissait, car ces cas de catalepsie sont excessivement rares et le moyen n’est pas toujours efficace. Le viol des cadavres est encore très fréquent, il est plutôt pratiqué par des personnes de l’aristocratie que par des personnes du peuple. Parmi toutes les histoires que je connais, je vais vous raconter celle du ministre autrichien, le prince de S… Il se faisait amener tous les morts de l’hôpital dans son appartement, soi-disant pour faire des études anatomiques, car il était dilettante de médecine. Les médecins découvrirent qu’il violait ces cadavres, car une fois le cadavre d’une vierge ne rentra pas intact à l’hôpital.

Cette passion est très dangereuse pour celui qui s’y adonne, elle peut même être mortelle. Les poisons qu’un cadavre sécrète sont très violents. Ce danger est encore plus grand dans les pays chauds, car les cadavres s’y décomposent plus rapidement. Ce vice est très répandu en Italie ; le climat est très énervant et l’Italien fait usage de tout pour assouvir ses passions. L’onanisme, la sodomie et le viol des cadavres sont très développés ici. Oui, on assassine sur commande et on apporte les victimes palpitantes à des débauchés. Le procès d’un fabricant de salami a fait beaucoup de bruit ces derniers temps. Non seulement il assassinait ses victimes, mais il les violait avant ou après. Quand une femme est exécutée en Italie, ce qui n’est pas très rare dans les États de l’Église, on peut être sûr que vingt-quatre heures après son cadavre a été violé ; si bien que des maris qui n’avaient pas été cocus du vivant de leur femme le sont après sa mort. Cela se passe également en France et en Angleterre, tout particulièrement à Londres, où la police est mal organisée et très faible. Le plus grand crime que l’homme puisse commettre, c’est de se mutiler soi-même ; avez-vous jamais entendu dire que la loi l’en punisse ?

Ce que sir Ethelred me racontait me remplissait d’effroi. Tous ces crimes le laissaient indifférent. D’après lui, l’automutilation et le viol des cadavres étaient des habitudes dangereuses ; seulement, si elles nuisaient à celui qui s’y adonnait, la loi ne devait pas punir l’automutilation, ni le viol des cadavres, ni le suicide ou plutôt la tentative de suicide ; les lois ne punissent que les actes qui attaquent la volonté, la santé ou le bien des autres.

Tout ce qu’il me racontait me faisait trembler, ces crimes étaient trop lugubres, je ne pouvais y croire.

— Il me serait facile de vous convaincre de la véracité de ces choses si je ne craignais de vous voir changer de sentiments à mon égard. Il me suffirait de vous mener dans les endroits où ces choses s’accomplissent.

— Quoi, ici, à Florence ?

— Non, pas ici, mais à Rome, me répondit sir Ethelred. Vous y irez comme en tournée.

— Bon. Je vous promets que mon amour ne s’en ressentira pas et que j’aurai assez de force pour assister avec calme à ces choses. Mais vous devez me promettre que je ne devrai pas y prendre activement part, ni qu’un assassinat aura lieu devant moi. Je ne voudrais pas non plus voir de ces tortures qui mutilent pour toujours les victimes. Ces dernières doivent s’offrir volontairement ; car je ne voudrais pas assister à ces horreurs décrites dans le livre de Sade.

Une passion maladive et fiévreuse s’empara de moi, j’étais inquiète, et Dieu sait où elle m’aurait poussée, si les actes que je devais bientôt voir n’avaient éloigné de moi ces envies. Je vais tout vous raconter, j’espère que vous ne me condamnerez pas. Si jamais nous nous rencontrons, vous m’expliquerez, au contraire, ces choses.

Le temps passait très vite en compagnie d’un aussi galant homme. Nous étions très tempérants quant à l’amour. Il était toujours prêt à de nouveaux jeux, mais je craignais pour sa santé. Je l’aimais trop pour ne pas vouloir lui épargner une humiliation.

Nous allâmes à Rome et sir Ethelred tint parole le troisième jour. Il dut payer une immense somme pour pouvoir contenter ma curiosité.

La veille au soir, il y avait eu deux exécutions au garrot. Un brigand des Abruzzes et sa femme, une ravissante personne, furent étranglés place Nacona. Sir Ethelred avait loué une fenêtre proche de la potence. À travers ma lorgnette, je pouvais suivre tous les mouvements musculaires du visage de ces deux malheureux ; je soutirais cruellement. Je ne pouvais oublier ces deux visages d’épouvante. Sir Ethelred lisait dans mes pensées, il me dit :

— Vous les reverrez encore.

Je restai quinze jours à Rome. La fin de mon séjour fut troublée par la mort subite de mon ami. Il mourut de la malaria, cette terrible épidémie qui a déjà fait tant de victimes. Je ne l’abandonnai point jusqu’à son dernier souffle ; je lui fermai les yeux. Dans son testament, il me léguait toute sa fortune, ses pierreries et ses antiques qu’il avait collectionnés dans ses voyages.

Cette mort inattendue me dégoûta de l’Italie et je fus heureuse de signer un engagement avec un imprésario qui m’emmenait à Paris, à l’Opéra-Italien.