L’Abbé (Montémont)/23

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 257-266).


CHAPITRE XXIII.

le repas.


Je préfère à tout, sur un coin de gazon, les mets les plus grossiers, une fraîche fontaine bouillonnante à côté de ma nappe, les oiseaux libres chantant et roucoulant, sautant de branche en branche, et venant becqueter les miettes que je laisse pour leur repas. Je n’aime pas vos festins emprisonnés.
Le Bûcheron, drame.


La chambre qui servait de vestibule était éclairée par une petite fenêtre à laquelle Roland Græme s’établit pour être témoin du départ des lords. Il put voir leurs soldats monter à cheval et se ranger chacun sous leurs bannières respectives. Le soleil couchant brillait sur leurs cuirasses et leurs casques d’acier. Dans l’espace étroit situé entre le château et le lac, les lords Ruthven et Lindesay, avec sir Robert Melville, s’approchaient lentement de leurs bateaux, accompagnés par lady Lochleven, son petit-fils et leurs principaux domestiques : ils prirent cérémonieusement congé les uns des autres, comme Roland put le deviner par leurs gestes, et les bateaux quittèrent le rivage ; les mariniers firent force de rames, et ils s’éloignèrent promptement en paraissant diminuer de grandeur aux yeux du page, qui n’avait rien de mieux à faire qu’à examiner leurs mouvements. Telle semblait être aussi l’occupation de lady Lochleven et de George Douglas, qui, en revenant du lieu d’embarquement, se retournaient souvent pour regarder les bateaux. Ils s’arrêtèrent enfin, comme pour observer leur course, sous la fenêtre même où Roland Græme était en sentinelle ; et pendant qu’ils regardaient sur le lac, il put entendre distinctement lady Lochleven dire : « Et elle s’est humiliée pour sauver sa vie aux dépens de son royaume ?

— Sa vie, madame ! répliqua Douglas ; je ne sais pas qui aurait osé attenter à ses jours dans le château de mon père. Si j’avais songé que ce fût dans un tel dessein que Lindesay insistait pour amener ses hommes d’armes ici, ni lui ni eux n’auraient passé la porte de fer du château de Lochleven.

— Je ne parle pas d’un assassinat secret, mon fils, mais d’un jugement, d’une condamnation et d’une exécution publique : car voilà ce dont on l’a menacée, et elle a cédé à ces menaces. Si elle n’avait pas dans ses veines plus du sang perfide des Guise que de celui de la famille royale d’Écosse, elle les aurait bravés en face ; mais cela ne pouvait pas être autrement, la bassesse est la compagne naturelle de la corruption. Je suis dispensée de me présenter devant elle pour ce soir : vas-y, mon fils, et acquitte-toi de ta charge habituelle pendant le dîner de cette reine sans royaume.

— Daignez croire, ma mère, dit Douglas, que je ne me soucie pas beaucoup de l’approcher.

— Tu as raison, mon fils ; et j’ai confiance en ta prudence par cela même que j’ai remarqué tes précautions. Elle ressemble à une île de l’Océan, entourée d’écueils et de bancs de sable mouvants ; sa belle et riante verdure invite à y aborder, mais le naufrage de tout vaisseau qui en approche témérairement est certain. Je ne crains rien pour toi, mon fils ; et nous ne devons pas, pour notre honneur, souffrir qu’elle mange sans qu’un de nous soit présent à son repas. Elle peut mourir par le jugement de Dieu, ou le démon peut s’emparer de son esprit égaré par le désespoir ; pour notre honneur, il nous faudrait montrer que, dans notre maison et à notre table, la trahison était impossible, vu que l’on a observé les usages convenables. »

Roland fut alors interrompu par un vigoureux coup sur les épaules qui lui rappela aussitôt ce qui était arrivé à Adam Woodcock le soir précédent. Il se retourna, s’attendant presque à voir le page de l’hôtellerie de Saint-Michel. Il vit à la vérité Catherine Seyton ; mais elle était en habits de femme, bien différents de ceux qu’elle portait lors de leur première rencontre, et qui convenaient à sa naissance comme fille d’un puissant baron, et à son rang comme suivante d’une princesse. « Il me paraît, beau page, lui dit-elle, que savoir vous tenir aux écoutes est une des qualités qui vous sont communes avec vos confrères.

— Ma jolie sœur, » répondit Roland sur le même ton, « si certain de mes amis possède aussi bien les autres mystères de notre profession qu’il sait jurer, faire le fanfaron et manier la houssine, il n’a besoin de consulter aucun autre page de la chrétienté pour se faire initier davantage dans notre vocation.

— À moins que ce beau discours ne veuille dire que vous avez été soumis vous-même à la correction de la houssine depuis notre rencontre, ce dont je ne mets pas en doute la possibilité, je vous avoue, beau page, que je me perds à vouloir comprendre ce qu’il signifie. Mais ce n’est pas le temps de discuter sur cela, on apporte le repas du soir. Allons, sire page, remplissez votre office. »

Quatre domestiques entrèrent portant des plats ; ils étaient précédés par ce vieil intendant à l’air sévère que Roland avait déjà vu, et suivis par George Douglas, petit-fils de lady Lochleven, avons-nous dit, et qui, en sa qualité de sénéchal, représentait en cette occasion son père, le maître du château. Il entra les bras croisés sur la poitrine, et les yeux fixés vers le plancher. Avec le secours de Roland Græme, une table fut dressée convenablement dans la chambre voisine, qui était celle du milieu ; les domestiques y déposèrent respectueusement ce qu’ils portaient, et lorsqu’ils eurent complètement garni la table, Douglas et le vieil intendant s’inclinèrent profondément, comme si leur royale prisonnière eût été assise pour prendre son repas. La porte s’ouvrit et Douglas s’empressa de lever les yeux ; mais il les rebaissa vers la terre lorsqu’il vit que c’était seulement Marie Fleming qui entrait.

« Sa Grâce, dit-elle, ne soupera pas ce soir.

— Espérons qu’elle en décidera autrement, répliqua Douglas. En attendant, madame, veuillez remarquer que nous nous acquittons de notre office. »

Un domestique présenta du pain et du sel sur un plateau d’argent, et le vieil intendant coupa successivement un morceau de chaque plat servi que Douglas goûta, comme c’est la coutume à la table des princes, où l’on craint que la mort ne se glisse sous toutes les formes.

« Ainsi, la reine ne sortira pas ce soir ? reprit Douglas.

— Elle l’a ainsi résolu, répondit lady Fleming.

— Nos services sont donc maintenant inutiles ; nous vous laissons souper, belles dames, et nous vous souhaitons le bonsoir. »

Il se retira lentement comme il était venu, avec le même air de profond abattement, et il fut suivi par les domestiques du château. Les deux dames se mirent à table, et Roland Græme, dans sa vivacité empressée, se préparait à les servir. Catherine dit quelques mots à l’oreille de sa compagne, qui à son tour lui demanda en regardant le page : « Est-il d’un sang noble et bien élevé ? »

La réponse qu’elle reçut lui parut satisfaisante, car elle dit à Roland : « Asseyez-vous, jeune homme, et mangez avec vos sœurs de captivité.

— Permettez-moi plutôt de remplir mon devoir en les servant, » dit Roland, curieux de montrer qu’il connaissait le ton de haute déférence prescrit par les règles de la chevalerie envers le beau sexe, et surtout envers les dames et les demoiselles de qualité.

« Vous verrez, sir page, dit Catherine, que vous n’aurez pas grand temps pour votre repas ; ne le consumez donc pas en cérémonies, ou vous vous repentiriez de votre politesse avant demain matin.

— Vous parlez trop librement, mademoiselle, reprit la dame âgée. La modestie de ce jeune homme doit vous apprendre à vous conduire plus convenablement envers une personne que vous avez vue aujourd’hui pour la première fois. »

Catherine Seyton baissa les yeux, non sans avoir jeté un regard d’intelligence à Roland, auquel sa grave compagne s’adressa ensuite d’un ton de protection.

« Ne l’écoutez pas, jeune homme : tout ce qu’elle sait du monde se borne aux habitudes d’un couvent de province. Prenez place au bout de la table, et réparez vos forces épuisées par le voyage que vous avez fait aujourd’hui. »

Roland Græme obéit bien volontiers, car c’était la première nourriture qu’il prenait de la journée ; en effet, Lindesay et ses hommes d’armes semblaient ne pas faire attention aux besoins de l’humanité. Cependant, malgré son bon appétit, une galanterie naturelle, le désir de montrer en lui un homme bien élevé, et connaissant toutes les politesses d’usage envers le beau sexe, et, je crois aussi, le plaisir de servir Catherine Seyton, tout cela, dis-je, tint son attention éveillée pendant tout le repas sur ces petits services sans nom que les galants de l’époque étaient habitués à rendre. Il découpait adroitement et avec grâce, et choisissait soigneusement les morceaux les plus délicats pour les offrir à ces dames. Avant qu’elles eussent pu former un désir, il se levait de table prêt à l’accomplir, versait du vin, le trempait avec de l’eau, ôtait et changeait les assiettes, et faisait les honneurs de la table avec un air de promptitude joyeuse, de profond respect et d’empressement gracieux tout à la fois.

Lorsqu’il vit qu’elles avaient fini de manger, il se hâta d’offrir à la plus âgée l’aiguière d’argent, le bassin et la serviette, avec autant de cérémonie et de gravité que s’il les eût présentés à Marie elle-même. Ensuite, avec le même décorum, il remplit le bassin d’eau pure, et l’offrit à Catherine Seyton. Elle avait apparemment résolu de troubler la gravité du page ; car tandis qu’elle lavait ses mains, elle tâcha, comme par accident, de jeter quelques gouttes d’eau à la figure de son officieux serviteur. Mais, si tel était son malicieux dessein, elle fut complètement trompée ; car Roland Græme qui se piquait de commander à ses émotions, ne rit pas et ne fut pas déconcerté ; et tout ce que la jeune fille gagna par sa folie fut une sévère réprimande de sa compagne qui la taxa de maladresse et d’impolitesse. Catherine ne répondit rien, mais elle s’assit en boudant, et avec cette humeur d’un enfant gâté qui cherche l’occasion de décharger sur l’un ou sur l’autre le ressentiment d’une réprimande méritée.

Lady Marie Fleming, en attendant, était naturellement charmée de la conduite exacte et respectueuse du page, et elle dit à Catherine, après avoir jeté un coup d’œil favorable sur Roland Græme : « Vous aviez raison de le dire, Catherine, notre compagnon de captivité est bien né et bien élevé. Je ne voudrais pas le rendre orgueilleux par mes louanges, mais ses services nous mettront à même de nous passer de ceux de George Douglas, qui même n’a d’attention pour nous qu’en présence de la reine…

— Hum ! je ne sais trop, répondit Catherine, car George Douglas est un des plus beaux cavaliers d’Écosse, et c’est un plaisir de le voir même à présent que la tristesse du château de Lochleven lui a inspiré cette mélancolie qu’elle répand sur tout. Lorsqu’il était à Holy-Rood, qui aurait dit que le jeune et brillant Douglas se serait contenté de jouer le rôle de geôlier ici, à Lochleven, sans autre amusement que de tourner la clef sur deux ou trois pauvres femmes sans secours ? C’est un étrange emploi pour un chevalier du Cœur sanglant[1] ; pourquoi ne le laisse-t-il pas à son père ou à ses frères ?

— Peut-être, comme nous, ne lui a-t-on pas laissé le choix, répondit lady Fleming ; mais, Catherine, vous avez bien employé le peu de temps que vous avez passé à la cour pour vous rappeler ce que George Douglas était alors.

— Je me suis servi de mes yeux : je suppose que c’était pour cela qu’on m’avait menée là, et ils ne manquaient pas d’emploi, je vous en réponds. Lorsque j’étais au couvent, c’étaient des accessoires inutiles ; et maintenant que je suis à Lochleven, ils ne sont bons à rien, si ce n’est à se tenir fixés sur cet éternel ouvrage de broderie.

— Vous parlez ainsi, et vous n’êtes avec nous que depuis quelques heures ! Où est cette jeune fille qui voulait vivre et mourir dans une prison, pourvu qu’elle eût seulement la permission de servir sa gracieuse reine ?

— Ah ! si vous vous fâchez sérieusement, ma plaisanterie est finie. Je ne le céderais pas en attachement à ma pauvre marraine, à cette grave matrone, qui avait toujours de sages prédictions sur le bout de la langue et une double fraise empesée autour de son cou ; vous savez bien que je ne lui céderais pas en attachement, dame Marie Fleming, et c’est me faire injure que de dire le contraire.

— Elle va défier l’autre dame, pensa Roland : elle va certainement lui jeter le gant, et si dame Marie Fleming a le cœur de le relever, nous aurons un combat en champ clos ! » Mais la réponse de lady Marie Fleming fut de nature à calmer la colère de la jeune capricieuse.

« Tu es une bonne fille, dit-elle, ma Catherine, et une fille fidèle ; mais le ciel ait pitié de celui qui aura un jour une créature si belle pour le charmer et si malicieuse pour le tourmenter : tu es faite pour rendre fous vingt maris.

— Oh ! » dit Catherine en reprenant son caractère et sa bonne humeur insouciante, « il devra être déjà fou à moitié, celui qui me donnera pareille occasion. Mais je suis en vérité charmée que vous ne soyez pas sérieusement fâchée contre moi. » Elle se jeta, à ces mots dans les bras de son amie ; puis elle continua d’un ton d’excuse amicale et en l’embrassant sur les deux joues : « Vous savez, ma chère lady Fleming, que j’ai à combattre à la fois en moi-même l’orgueil de mon père et la fierté de ma mère. Dieu les bénisse ! ils m’ont légué ces bonnes qualités, ayant, dans ces temps désastreux, peu d’autres biens à me laisser ; aussi suis-je entêtée et arrogante ; mais que j’aie seulement passé une semaine dans ce château, et mon caractère, ma chère lady Fleming, sera aussi assoupli, et deviendra aussi bon que le tien. »

Le sentiment que lady Fleming avait de sa propre dignité, et son amour de l’étiquette, ne purent résister à cet appel affectueux. Elle embrassa Catherine Seyton à son tour avec amitié, et répondant à la dernière partie de son discours : « Maintenant, dit-elle, que Notre-Dame veuille, ma chère Catherine, que vous ne perdiez rien de cette légèreté de cœur et d’humeur joyeuse qui vous convient si bien. Faites seulement une prudente attention à la causticité de votre esprit sans frein, et nous n’aurons alors qu’à nous en louer ; mais laissez-moi partir, petite folle, j’entends Sa Grâce qui m’appelle. » Et s’arrachant des bras de Catherine, elle se dirigea vers la porte de la chambre de la reine, d’où se faisait entendre le son adouci d’un sifflet d’argent qui, employé aujourd’hui seulement par les contre-maîtres de la marine royale, était alors, faute de sonnettes, l’instrument ordinaire avec lequel les dames, même du plus haut rang, appelaient leurs domestiques. Lorsque Marie Fleming eut fait deux ou trois pas vers la porte de l’appartement de la reine, elle se retourna, et, s’avançant vers les jeunes gens qu’elle laissait seuls, elle leur dit très-sérieusement, quoique à voix basse : « Je crois qu’il est impossible à aucun de nous, et dans aucune circonstance, d’oublier que seuls, malgré notre petit nombre, nous formons la maison de la reine d’Écosse ; et que, pendant le temps de son malheur, tous jeux enfantins, toutes plaisanteries puériles ne peuvent servir qu’à donner un sujet de triomphe à ses ennemis : car déjà ils ont trouvé leur compte à lui reprocher la légèreté et les folies badines de la jeunesse de sa cour. » À ces mots, elle quitta l’appartement.

Catherine Seyton parut frappée de cette remontrance. Elle se laissa tomber sur le siège d’où elle s’était levée pour aller embrasser dame Marie Fleming, et resta quelque temps le front appuyé sur ses mains, tandis que Roland Græme la regardait avec attention et avec un mélange d’émotions qu’il n’aurait peut-être pas pu analyser ou expliquer lui-même. En levant son front, que certains petits reproches intérieurs l’avaient contrainte de baisser, ses yeux rencontrèrent ceux de Roland, et s’animèrent graduellement de leur expression habituelle de finesse et de malice ; cette rencontre éveilla naturellement une expression semblable dans les yeux du page. Ils restèrent assis environ deux minutes à se considérer l’un l’autre avec un grand sérieux dans le reste de leur physionomie, et la gaieté dans les yeux seuls. Catherine Seyton fut la première à rompre le silence :

« Puis-je vous prier, beau sire, » dit-elle avec une gravité affectée, « de me déclarer si vous voyez dans ma figure quelque chose qui puisse justifier les regards intelligents et curieux dont il plaît à Votre Seigneurie de m’honorer. Il semblerait qu’il y a une merveilleuse confiance et une intimité entre nous, beau sire, à en juger d’après vos regards si fins : Notre-Dame me protège ! et pourtant je ne vous ai jamais vu que deux fois dans ma vie.

— Et quelles furent ces deux heureuses occasions, demanda Roland, s’il m’est permis de vous adresser cette question ?

— Au couvent de Sainte-Catherine, répondit la demoiselle, pour la première fois ; et pour la seconde, durant cinq minutes d’une incursion qu’il vous plut de faire dans la maison de mon seigneur et père lord Seyton, d’où vous vous êtes tiré, à ma grande surprise, et probablement à la vôtre, avec un présent d’amitié et de reconnaissance, au lieu d’avoir les os brisés : car telle devait être la récompense la plus probable de votre audace, considérant l’humeur peu endurante de la famille des Seyton. Je suis très-fâchée, » ajouta-t-elle ironiquement, « que vos souvenirs aient besoin d’être rafraîchis sur un sujet si important : il est humiliant pour moi que ma mémoire soit meilleure que la vôtre dans une telle occasion.

— Votre mémoire n’est pas tout à fait exacte, belle demoiselle, répondit le page, car vous avez oublié notre troisième rencontre, à l’hôtellerie de Saint-Michel, lorsqu’il vous plut de lancer votre houssine à travers le visage de mon camarade, avec l’intention, j’en réponds, de montrer que dans la famille des Seyton, ni la colère et la promptitude, ni l’usage du pourpoint et de la chaussure, ne sont soumis à la loi salique ou réservés exclusivement aux hommes.

— Beau sire, » répondit Catherine en le regardant fixement et avec surprise, « à moins que votre esprit ne vous ait abandonné, je me perds à chercher le sens de vos paroles.

— Par ma foi, belle demoiselle ! répliqua Roland, je serais aussi habile sorcier que Michel Scott, que je pourrais à peine expliquer un pareil songe. Ne vous ai-je pas vue hier au soir dans l’hôtellerie de Saint-Michel ? Ne m’avez-vous pas apporté cette épée, avec l’ordre de ne la tirer qu’au commandement de ma légitime et native souveraine ? et n’ai-je pas fait ce que vous avez exigé de moi ? Ou bien, cette épée est-elle une latte, mon discours un roseau, mon souvenir un rêve, et mes yeux ne sont-ils bons qu’à être enlevés de ma tête par les corbeaux ?

— Au fait, si vos yeux ne vous servent pas mieux dans d’autres occasions que dans votre vision de Saint-Michel, je ne crois pas, la douleur à part, que les corbeaux puissent vous nuire beaucoup en vous en privant. Mais écoutez la cloche… Silence, pour l’amour de Dieu ! on vient nous interrompre. »

Catherine ne se trompait pas ; car le son grave de la cloche n’avait pas plus tôt commencé à se faire entendre sous les voûtes de la salle, que la porte du vestibule s’ouvrit, et l’intendant, avec son air sévère, sa chaîne d’or et sa baguette blanche, entra dans l’appartement, suivi des mêmes domestiques qui avaient placé le dîner sur la table, et qui l’enlevèrent avec les mêmes formalités cérémonieuses.

L’intendant resta immobile comme un vieux portrait de famille, tandis que les domestiques remplissaient leur office. Lorsqu’ils eurent terminé, que le dîner fut desservi, et la table elle-même débarrassée et rangée contre le mur, l’intendant dit d’une voix sourde, sans s’adresser à personne en particulier, et un peu du ton d’un héraut qui lit une proclamation : « Ma noble maîtresse, née dame Marguerite Erskine, Douglas par son mariage, fait savoir à lady Marie Stuart, et à sa suite qu’un serviteur du saint Évangile, son révérend chapelain, fera ce soir, comme à l’ordinaire, un sermon et une instruction suivant les formes de la congrégation des évangélistes.

— Écoutez, mon ami monsieur Dryfesdale, dit Catherine ; je comprends que c’est chez vous affaire d’habitude de répéter tous les soirs cette formule. Sachez cependant que lady Fleming et moi, car je pense que votre insolente invitation ne concerne que nous, nous avons choisi pour aller au ciel le chemin de saint Pierre ; ainsi je ne vois personne à qui votre excellente homélie, sermon ou catéchisme, puisse profiter, excepté ce pauvre page, qui, étant aussi bien que vous-même entre les griffes de Satan, fera mieux, de vous suivre que de rester à nous troubler dans nos dévotions mieux entendues. »

Le page était sur le point de donner un démenti formel à l’assertion que renfermaient ces paroles, lorsque, se rappelant ce qui s’était passé entre lui et le régent, et voyant Catherine lever son doigt pour l’avertir, il se crut, comme autrefois au château d’Avenel, obligé de se soumettre à la dissimulation ; il descendit donc avec Dryfesdale, et le suivit à la chapelle du château, où il entendit l’office du soir.

Le chapelain se nommait Élie Henderson. C’était un homme dans la force de l’âge ; il avait de grands talents naturels, soigneusement développés par la meilleure éducation que l’on pût recevoir à cette époque. À ces qualités se joignait une logique claire et pressante, et une certaine éloquence naturelle soutenue par une profonde érudition. La foi religieuse de Roland Græme, comme nous avons déjà eu l’occasion de l’observer, ne reposait pas sur une base solide ; mais elle avait été soutenue par l’obéissance aux commandements de sa grand’mère, et par son désir secret de contredire le chapelain d’Avenel, plutôt que par une connaissance raisonnée et un amour sincère des dogmes de l’Église romaine. Ses idées depuis peu avaient été agrandies par les scènes dont il avait été le témoin ; et sentant qu’il était honteux de ne rien comprendre à ces disputes si importantes, même pour le mouvement politique de l’époque, entre les docteurs de l’ancienne religion et ceux de la religion réformée, il écouta avec plus d’attention qu’il n’avait fait jusqu’ici, en pareille circonstance, une discussion animée sur les principaux points de dissidence entre les deux Églises. Ainsi se passa le premier jour au château de Lochleven ; et ceux qui le suivirent furent pendant quelque temps d’une uniformité monotone.



  1. Allusion aux armoiries de Douglas. a. m.