L’Abbé (Montémont)/24

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L’Abbé ou suite du Monastère
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 14p. 267-282).


CHAPITRE XXIV.

les soupçons.


C’est une bien triste vie ; des voûtes au dessus de la tête, des grilles et des barreaux autour de moi ; mes tristes heures passées avec de tristes compagnons, qui couvent leurs malheurs particuliers dans leurs pensées, et qui sont éloignés de prendre part aux miens.
Le Bûcheron, drame.


Le genre de vie auquel Marie et sa petite suite se voyaient condamnées était solitaire et retiré au dernier point ; la seule variété dans cette existence dépendait du temps, qui permettait ou rendait impossible la promenade habituelle de la reine dans le jardin ou sur les remparts. Elle travaillait la plus grande partie de la matinée avec ses dames à ces ouvrages d’aiguille, dont quelques-uns nous restent comme preuve de son infatigable application. À cette heure, le page avait la permission de se promener en liberté dans le château et dans l’îlot ; quelquefois même il était engagé à suivre George Douglas lorsque le jeune sénéchal allait chasser sur le lac ou sur ses bords ; ces occasions de divertissement étaient assombries par la mélancolie remarquable qui paraissait toujours couver sur le front de ce gentilhomme, et influer sur toute sa conduite. Sa tristesse était si profonde que Roland ne le voyait jamais sourire et ne l’entendait jamais dire une seule parole qui n’eût pas rapport à l’objet présent de leur exercice.

Les moments de la journée les plus agréables pour Roland étaient ceux qu’on lui permettait de passer en compagnie avec la reine et ses suivantes, ainsi que le temps régulier du dîner, qu’il partageait avec dame Marie Fleming et Catherine Seyton. Dans ces moments il avait souvent occasion d’admirer l’esprit vif et l’imagination inventive de cette dernière : elle ne se fatiguait jamais de ses efforts pour amuser sa maîtresse, et pour bannir pendant un temps du moins la mélancolie qui desséchait son cœur. Elle dansait, elle chantait, elle racontait des histoires des âges anciens et modernes avec ce talent naïf dont le charme ne consiste pas, pour celui qui le possède, dans la vanité de briller aux yeux des autres, mais dans la consciencieuse chaleur avec laquelle on l’exerce. Et néanmoins à une si haute perfection il se mêlait chez Catherine un air de rusticité et d’étourderie plus propre à une jeune villageoise, à la reine du cercle qui entoure l’arbre de mai, qu’à la descendante illustre d’un ancien baron. Une pointe d’audace, éloignée de l’effronterie, et ne ressemblant nullement à la grossièreté vulgaire, donnait un caractère piquant à tout ce qu’elle faisait. Marie, en la défendant quelquefois contre les reproches de sa grave compagne, la comparait à un oiseau qui, échappé de sa cage, répète gaiement sur les branches du taillis verdoyant les chansons qu’il apprit dans la captivité.

Les moments que le page pouvait passer en présence de cette créature enchanteresse s’écoulaient si rapidement pour lui, qu’ils balançaient l’ennui fatigant de tout le reste de la journée. Le temps de la conversation était cependant très-court, et jamais entretien particulier entre Catherine et lui n’était permis ; une pareille entrevue n’était pas même possible. Soit par quelque précaution spéciale pour l’honneur de la maison de la reine, soit que telles fussent ses idées générales des convenances, dame Fleming semblait surtout attentive à ce point de discipline, et elle employait dans le seul intérêt de Catherine toute la prudence et l’expérience qu’elle avait acquises lorsqu’elle portait le titre de Mère des dames d’honneur de la reine, et par lesquelles elle s’était attiré la haine bien cordiale de ses subordonnées. Elle ne put empêcher cependant des rencontres fortuites : il aurait fallu pour cela que Catherine eût été plus soigneuse à les éviter, et Roland Græme moins empressé à les rechercher. Un sourire, une raillerie, un sarcasme dépouillé de sa sévérité par le coup d’œil qui l’accompagnait, était tout ce que le temps leur permettait dans de semblables occasions. Mais ces entrevues passagères ne fournissaient pas le temps et les moyens de renouveler la discussion sur les circonstances de leurs précédentes rencontres ; elles ne permettaient pas non plus à Roland d’éclaircir la mystérieuse apparition du page au manteau de velours pourpre dans l’hôtellerie de Saint-Michel.

Les mois d’hiver avaient passé tristement et le printemps était déjà avancé, lorsque Roland Græme observa un changement graduel dans la conduite de ses compagnes de prison. N’ayant à s’occuper d’aucune affaire, et, comme ceux de son âge, de son éducation et de sa condition, suffisamment curieux de ce qui se faisait autour de lui, il arriva par degrés à soupçonner et enfin à se convaincre qu’il s’agitait, parmi ses compagnes de captivité, un plan qu’elles désiraient lui dérober. Il devint presque certain à ses yeux que, par des moyens à lui inconnus, la reine Marie entretenait une correspondance au-delà des murs et des flots qui entouraient sa prison, et qu’elle nourrissait quelque espoir secret de délivrance ou d’évasion. Dans les conversations avec ses suivantes, auxquelles il était nécessairement présent, la reine ne pouvait pas toujours s’empêcher de montrer qu’elle avait connaissance d’événements qui se passaient à l’extérieur du château, et que lui Roland n’apprenait que par son rapport. Il observa qu’elle écrivait plus et qu’elle travaillait moins qu’auparavant : d’un autre côté, comme si elle eût voulu endormir les soupçons, elle changeait de conduite envers lady Lochleven ; elle était plus gracieuse avec elle, et semblait se résigner à son sort. « Elles pensent que je suis aveugle, » se dit-il à lui-même, « et que je ne mérite pas qu’on ait confiance en moi, parce que je suis jeune, ou parce que j’ai été envoyé ici par le régent. Bien ! qu’il en soit ainsi, elles seront peut-être fort contentes d’avoir recours à moi dans quelque temps ; et Catherine Seyton, tout effrontée qu’elle est, peut trouver en moi un confident aussi sûr que ce taciturne Douglas, après lequel elle court sans cesse. Peut-être sont-elles fâchées que j’écoute les instructions de maître Élie Henderson : mais c’est leur faute, elles m’y ont envoyé ; et si ce ministre parle avec vérité et bon sens, et prêche seulement la parole de Dieu, il vaut probablement le pape et les conciles. »

Il est à croire que, dans cette dernière conjecture, Roland Græme avait deviné la véritable cause qui empêchait les captives de lui découvrir leur projet. Il avait eu dernièrement plusieurs conférences avec Henderson au sujet de la religion, et il lui avait donné à entendre qu’il avait besoin de ses instructions, quoiqu’il n’eût pas jugé à propos de lui confesser qu’il avait suivi jusqu’alors les dogmes de l’Église de Rome.

Élie Henderson, zélé propagateur de la foi réformée, avait été s’enfermer au château de Lochleven, dans l’intention expresse d’enlever à l’Église de Rome quelques-uns des serviteurs de la reine détrônée, et d’affermir la foi de ceux qui avaient déjà embrassé les doctrines protestantes. Peut-être son espoir tendait-il plus haut ; peut-être élevait-il ses vues de prosélytisme jusqu’à la personne même de la reine déposée. Mais l’obstination avec laquelle Marie et ses dames refusèrent de le voir ou de l’entendre rendit un tel projet, s’il le nourrissait, tout à fait impraticable.

Cependant l’occasion d’augmenter les connaissances religieuses de Roland Græme, et de lui faire concevoir un sentiment convenable de ses devoirs envers le ciel, fut considérée par le bon homme comme une porte ouverte par la Providence pour le salut d’un pécheur. Il ne songeait pas, à la vérité, qu’il convertissait un papiste ; mais telle était l’ignorance que Roland montrait sur les points principaux de la doctrine réformée, que maître Henderson, tout en louant sa docilité en présence de lady Lochleven et de son petit-fils, manquait rarement d’ajouter que son vénérable frère, Henri Warden, devait être maintenant bien déchu en force et en esprit, puisqu’il trouvait un de ses catéchumènes si mal instruit sur les principes de sa croyance. Roland Græme, il est vrai, ne pensait pas qu’il fût nécessaire de lui donner le véritable motif de cette ignorance, à savoir, qu’il s’était fait un point d’honneur d’oublier tout ce que Henri Warden lui avait enseigné, aussitôt qu’il n’avait plus été obligé de le répéter comme une leçon apprise par routine. Les leçons de son nouvel instructeur, si elles n’étaient pas données avec autant d’autorité, étaient reçues d’une oreille plus docile, et avec un plus grand désir d’instruction : la solitude du château de Lochleven était d’ailleurs bien favorable à ces pensées plus graves que toutes celles que le page avait eues jusqu’ici. Il hésitait cependant encore comme une personne à demi persuadée. Mais son attention aux instructions du chapelain lui avait déjà gagné les faveurs mêmes de la vieille et sévère châtelaine : on lui permit une fois ou deux, mais avec de grandes précautions, d’aller au village voisin de Kinross, situé sur la terre ferme, pour remplir quelques commissions peu importantes dont l’avait chargé son infortunée maîtresse.

Pendant quelque temps, Roland Græme put être considéré comme neutre entre les deux partis qui habitaient la tour de Lochleven. Mais à mesure qu’il faisait des progrès dans l’opinion de la maîtresse du château et de son chapelain, il s’apercevait, à son grand chagrin, qu’il perdait du terrain dans celle de Marie et de ses femmes.

Il en vint par degrés à penser qu’il était regardé comme un espion de leurs discours : au lieu de l’aisance avec laquelle ces dames parlaient auparavant en sa présence, sans retenir aucun sentiment naturel de colère ou de chagrin, ou de joie, maintenant leur conversation était soigneusement restreinte aux sujets les plus indifférents, et elles observaient même en les traitant une réserve étudiée. Ce manque sensible de confiance était accompagné d’un changement analogue dans leur conduite personnelle envers le malheureux page. La reine, qui l’avait d’abord traité avec une bienveillance marquée, lui parlait à peine maintenant, sauf pour quelques ordres nécessaires à son service. Lady Fleming restait à son égard dans les termes de la politesse la plus sèche et la plus réservée, et Catherine Seyton devint plus amère dans ses plaisanteries : elle montrait une humeur froide et revêche dans toutes les communications qu’il avait avec elle. Ce qui le choquait le plus, c’est qu’il voyait, ou croyait voir des marques d’intelligence entre George Douglas et la belle Catherine Seyton. Aigri par la jalousie, il se persuada que leurs regards se communiquaient des secrets d’importance. « Il n’est pas étonnant, pensait-il, que, courtisée par le fils d’un baron orgueilleux et puissant, elle n’ait plus une parole ou un regard pour un pauvre page sans fortune. »

En un mot la position de Roland Græme devint tout à fait insupportable, et son cœur se souleva naturellement contre l’injustice de ce traitement qui le privait du seul agrément propre à le dédommager d’une réclusion insupportable sous tout autre rapport. Il accusait d’inconséquence la reine Marie et Catherine Seyton (il était indifférent à l’opinion de dame Fleming) : en effet, elles semblaient lui en vouloir pour les suites naturelles d’un ordre qui venait d’elles-mêmes. Ne l’avaient-elles pas envoyé pour écouter ce prédicateur à la parole puissante ? « L’abbé Ambroise, pensait-il, connaissait mieux la faiblesse de leur papisme, lorsqu’il m’enjoignait de répéter dans mon esprit des ave, des credo des pater, tout le temps que le vieux Henri Warden prêchait ou sermonnait, pour m’empêcher de prêter un seul instant l’oreille à ses doctrines hérétiques. Mais je ne supporterai pas long-temps une telle vie, » se dit-il à lui-même avec fermeté. « Pensent-elles que je trahirai ma maîtresse parce que je vois matière à des doutes dans sa religion ? Ce serait servir le diable pour l’amour de Dieu, comme on dit. Non ; mais au moins je rentrerai dans le monde : celui qui sert de belles dames a droit de s’attendre à des paroles et à des regards de bonté, et je n’ai point reçu du ciel l’âme d’un vrai gentilhomme pour me soumettre aux froideurs des soupçons et des mauvais traitements, en récompense d’une vie passée dans la captivité. Je parlerai de cela à George Douglas demain, lorsque nous irons ensemble à la pêche. »

Il passa la nuit sans dormir, en agitant cette résolution magnanime ; et le lendemain matin, lorsqu’il se leva, il n’était pas encore bien décidé s’il la tiendrait ou non. Il arriva qu’il fut appelé par la reine à une heure inaccoutumée et à l’instant même où il allait partir avec George Douglas. Il se rendit au jardin pour recevoir ses ordres ; mais, comme la ligne qu’il tenait à la main annonçait son intention, la reine, se tournant vers lady Fleming, lui dit : « Catherine peut chercher quelque autre amusement pour nous, ma bonne amie, notre prudent page a déjà formé sa partie de plaisir pour aujourd’hui.

— J’ai dit dès le commencement, répondit lady Fleming, que Votre Grâce ne tirerait aucune ressource de la compagnie d’un jeune homme qui a tant de connaissances parmi les huguenots et qui a les moyens de passer son temps plus agréablement qu’avec nous.

— Je souhaite, » ajouta Catherine, dont le visage animé se colora de dépit, « que ses amis nous débarrassent de lui et nous ramènent en sa place un page, si toutefois il s’en trouve un, fidèle à sa reine et à sa religion.

— Une partie de vos souhaits peut s’accomplir, madame, » dit Roland Græme, incapable de retenir plus long-temps les sentiments qu’excitait en lui le mauvais accueil qu’il recevait de tout le monde, et il fut sur le point d’ajouter : « Je vous souhaite de tout mon cœur en ma place un page, s’il peut s’en trouver un, qui soit capable d’endurer les caprices des femmes sans en devenir fou. » Heureusement il se rappela le remords qu’il avait senti pour avoir cédé à sa vivacité de caractère dans une occasion semblable ; et, fermant la bouche, il retint sur ses lèvres un reproche si déplacé en présence d’une reine.

« Pourquoi restez-vous ici, dit la reine, comme si vous aviez pris racine dans le parterre ?

— Seulement pour attendre les ordres de Votre Grâce, répondit le page.

— Je n’en ai pas à vous donner. Allez, monsieur ! »

Comme il quittait le jardin pour gagner la barque, il entendit distinctement Marie réprimander une de ses dames en ces termes : « Vous voyez à quoi vous nous avez exposées. »

Cette courte scène fixa Roland dans la résolution de quitter le château, s’il était possible, et de faire part de son dessein à George Douglas sans perdre de temps. Ce gentilhomme, silencieux comme à l’ordinaire, était assis à la poupe du petit esquif dont ils se servaient dans de telles occasions, arrangeant ses ustensiles de pêche, et de temps en temps indiquant par signes à Roland, qui maniait les rames, où il devait diriger la barque. Lorsqu’ils furent à quelque distance du château, Roland cessa de ramer, et s’adressant un peu brusquement à son compagnon : « J’ai quelque chose d’important à vous dire, si votre plaisir est de m’écouter, messire. »

À ces mots la passive mélancolie du visage de Douglas disparut ; il tressaillit, et regarda le page de l’air empressé et pénétrant de quelqu’un qui s’attend à une communication grave et alarmante.

« Je suis fatigué à la mort de votre château de Lochleven, continua Roland.

— Est-ce là tout ? dit Douglas ; je ne connais aucun de ses habitants qui soit plus charmé de son séjour.

— Mais je ne suis ni membre de la famille, ni prisonnier ; je puis donc raisonnablement songer à changer de demeure.

— Vous auriez les mêmes raisons pour en changer, si vous étiez en même temps l’un et l’autre.

— Non seulement je suis fatigué de vivre dans le château de Lochleven, mais même je suis tout à fait déterminé à l’abandonner.

— C’est une résolution plus aisée à prendre qu’à exécuter.

— Aucunement, si Votre Seigneurie et votre mère lady Lochleven y consentent.

— Vous vous trompez, Roland ; vous verrez que le consentement de deux autres personnes est également essentiel, celui de la reine Marie votre maîtresse, et celui de mon oncle le régent qui vous a placé auprès de sa personne, et qui n’entendra pas qu’elle change si tôt les personnes de sa suite.

— Et dois-je rester ici bon gré mal gré ? » demanda le page un peu effrayé d’une perspective qu’une personne douée de plus d’expérience aurait entrevue plus tôt.

— Du moins, répondit George Douglas, vous devez y rester jusqu’à ce qu’il plaise à mon oncle de vous en faire sortir.

— Franchement, en vous parlant comme à un gentilhomme incapable de me trahir, je vous avouerai que, si je me croyais prisonnier ici, ni les murs ni le lac ne pourraient long-temps m’y retenir.

— Franchement, lui répondit Douglas, je ne pourrais vous blâmer de tenter cette évasion. Néanmoins, pour ce seul fait, mon père, ou mon oncle, ou le comte, ou l’un de mes frères, ou en un mot tous les lords du roi entre les mains desquels vous viendriez à tomber, vous feraient pendre comme un chien, ou comme une sentinelle qui a quitté son poste ; et je vous promets que vous ne leur échapperiez pas facilement. Mais dirigeons-nous vers l’île de Saint-Serf ; il s’élève une brise de l’ouest, et au vent de l’île nous ferons une bonne pêche à l’endroit où le courant est le plus fort. Lorsque nous aurons pêché pendant une heure, nous reprendrons l’entretien.

Leur pêche fut heureuse ; mais jamais deux pêcheurs à la ligne ne furent plus silencieux.

Lorsque la pêche fut finie, Douglas prit les rames à son tour, et par son ordre Roland Græme prit le gouvernail en dirigeant la barque vers le lieu où ils devaient débarquer. Mais de son côté Douglas s’arrêta au milieu de sa course, et après avoir jeté les yeux autour de lui, il dit à Roland :

« Il y a une chose que je pourrais vous révéler ; mais il s’agit d’un secret si profond que même ici, entourés comme nous le sommes par les eaux et le ciel sans qu’on puisse nous entendre, je ne puis prendre sur moi de le découvrir.

— Il vaut mieux qu’il reste caché, monsieur, répondit Roland Græme, si vous doutez de l’honneur de celui qui peut peut vous entendre.

— Je ne doute pas de votre honneur ; mais vous êtes jeune, imprudent et inconstant ?

— Jeune ! je le suis ; je puis être imprudent aussi ; mais qui vous a dit que je fusse inconstant ?

— Une personne qui vous connaît mieux peut-être que vous ne vous connaissez vous-même.

— Je suppose que vous voulez dire Catherine Seyton, » reprit le page dont le cœur battait à ce nom ; « mais elle est elle-même cinquante fois plus inconstante dans son humeur que les flots qui nous ballottent.

— Mon jeune ami, reprit Douglas, je vous prie de vous rappeler que Catherine Seyton est une dame d’un sang et d’une naissance nobles, et qu’on ne doit pas en parler si légèrement.

— Maître George de Douglas, ces paroles m’ont tout l’air d’une menace ; mais je vous prie d’observer que je fais aussi peu de cas d’une menace que d’une nageoire de ces truites mortes. Qui plus est, je vous rappellerai que le champion qui entreprend la défense de chaque dame de noble sang et de noble naissance, accusée devant lui d’inconstance dans ses affections ou dans ses manières à l’égard des gens, se prépare un peu trop d’ouvrage.

— Allez, » dit le sénéchal, mais d’un ton de bonne humeur, « vous êtes un jeune fou incapable de vous occuper de toute matière plus sérieuse que de jeter un filet ou de lancer un faucon.

— Si votre secret concerne Catherine Seyton, répliqua le page, je m’en soucie peu, et vous pouvez le lui dire, si vous voulez ; je sais qu’elle trouve au besoin l’occasion de causer avec vous, comme elle l’a fait jusqu’à présent. »

La rougeur qui couvrit le visage de Douglas fit croire au page qu’il avait découvert la vérité en parlant au hasard, et cette pensée était un poignard qu’il sentait plonger dans son sein. Son compagnon, sans lui répondre, reprit les rames et les agita vigoureusement jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à l’île dans laquelle était le château. Les domestiques reçurent le produit de la pêche, et les deux pêcheurs s’étant séparés en silence, retournèrent chacun dans leur appartement.

Roland Græme avait passé une heure à murmurer contre Catherine Seyton, la reine, le régent, et toute la maison de Lochleven, en commençant par George Douglas, lorsque le moment arriva où son devoir l’appelait pour le repas de la reine. Comme il disposait sa toilette dans ce dessein, il regretta le temps consacré à ce qu’il avait regardé jusqu’alors, avec toute la fatuité de son âge, comme l’occupation la plus importante de la journée. Lorsqu’il prit sa place derrière le fauteuil de la reine, ce fut avec un air de dignité offensée qui n’échappa point aux yeux de Marie Stuart, et qui probablement lui parut assez ridicule ; car elle dit quelques mots en français à ses dames : lady Fleming sourit, et Catherine parut à moitié contente et à moitié déconcertée. Cette plaisanterie, dont le sujet lui était caché, fut prise naturellement par le malheureux page comme une nouvelle offense, et son maintien, déjà sombre, en prit un degré de plus de tristesse, ce qui aurait pu l’exposer à de nouvelles railleries ; mais Marie parut disposée à y faire trêve, et à prendre compassion de ses sentiments.

Avec ce tact tout particulier et cette finesse qu’aucune femme ne possédait plus parfaitement qu’elle, elle se mit à calmer par degré l’humeur contrariée de son magnanime serviteur. La bonté du poisson qu’il avait pris, le fumet délicieux, les belles couleurs rouges des truites qui avaient depuis long-temps donné une réputation au lac, la conduisirent d’abord à exprimer ses remercîments à son page pour l’agréable supplément qu’il avait fourni à sa table, surtout un jour de jeûne : elle arriva ainsi à s’informer de l’endroit où les poissons avaient été pris, de leur grosseur, de leurs qualités particulières, de la saison où ils étaient abondants, et à établir une comparaison entre les truites du Lochleven et celles qu’on trouve dans les lacs et les rivières du sud de l’Écosse. La mauvaise humeur de Roland Græme n’était pas d’un caractère à durer long-temps. Elle disparut comme le brouillard devant le soleil, et il fut aisément engagé dans une dissertation savante et animée sur la truite du Lochleven, la truite de mer, la truite de rivière, la truite à tête de taureau, le char[1], qui ne s’élance jamais pour mordre à l’hameçon ; le par, que quelques-uns regardent comme un saumon qui n’a pas encore pris toute sa croissance ; les herlings, qui fréquentent le Nith ; les vendisses, qu’on trouve seulement dans le Castle-Loch de Lochmaden : il allait poursuivre avec l’impétuosité, le feu et l’enthousiasme d’un jeune homme passionné pour la pêche, lorsqu’il s’aperçut que le sourire avec lequel la reine avait commencé à l’écouter disparaissait peu à peu, et que, malgré ses efforts pour les retenir, ses larmes roulaient dans ses yeux. Il s’arrêta aussitôt, et lui demanda d’une voix triste s’il aurait eu le malheur involontaire de déplaire à Sa Grâce.

« Non, mon pauvre enfant, répliqua la reine ; mais pendant que vous énumériez les lacs et les rivières de mon royaume, mon imagination m’a entraînée, comme cela m’arrive quelquefois : elle m’avait tirée de ces murs horribles, et m’avait transportée sur les bords des fleuves romantiques du Nithsdale, et près des tours royales de Lochmaden. Ô terre que mes pères ont si longtemps gouvernée ! Votre reine est privée maintenant des plaisirs que vous étalez en abondance, et la plus pauvre mendiante, qui peut errer en liberté d’une ville à l’autre, rejetterait avec mépris la proposition de changer de sort avec Marie d’Écosse.

— Votre Altesse, demanda lady Fleming, veut-elle se retirer ?

— Venez alors avec moi, Fleming, dit la reine, je ne veux pas affliger de jeunes cœurs par la vue de mes chagrins. »

Elle accompagna ces mots d’un regard de compassion qu’elle laissa tomber sur Roland et Catherine, qui restèrent seuls dans l’appartement.

Le page se trouva dans une position tant soit peu embarrassante ; car, comme le lecteur peut l’avoir éprouvé en pareille circonstance, il est très difficile de soutenir toute la dignité d’une personne offensée en présence d’une jeune fille charmante, quelque raison qu’on ait d’être fâché contre elle. Catherine Seyton, de son côté, était comme un fantôme qui, connaissant la terreur que sa présence inspire, est disposé à donner au pauvre mortel qu’il visite le temps de reprendre ses esprits et de se conformer aux grandes règles de la démonologie, en parlant le premier. Mais comme Roland ne semblait pas très-empressé de mettre à profit sa condescendance, elle fit les premiers pas et ouvrit elle-même la conversation.

« Je vous en prie, beau sire, si vous me permettez de troubler votre auguste réserve par une question aussi simple, qu’avez-vous fait de votre rosaire ?

— Il est perdu, madame, perdu depuis quelque temps, » répondit Roland à moitié indigné et moitié embarrassé.

« Et puis-je aussi vous demander, monsieur, continua Catherine, pourquoi vous ne l’avez pas remplacé par un autre ? J’ai presque envie, » dit-elle en tirant de sa poche un chapelet à grains d’ébène monté en or, « de vous en présenter un, et de vous l’offrir pour l’amour de moi, afin que vous vous rappeliez notre ancienne connaissance. »

Ce fut d’une voix un peu tremblante que ces paroles furent prononcées : elles firent évanouir le ressentiment de Roland, et ramenèrent aux côtés de Catherine ; mais la jeune fille reprit à l’instant ce ton fier et hardi qui lui était familier. « Je ne vous ai pas commandé, dit-elle, de venir vous asseoir à mes côtés, car cette connaissance dont je vous parle est froide et glacée, morte et enterrée depuis long-temps.

— À Dieu ne plaise ! s’écria le page : elle est seulement endormie, et maintenant que vous désirez qu’elle se réveille, belle Catherine, croyez que ce gage de la faveur que vous me rendez…

— Non, non, » dit Catherine en tirant le rosaire vers lequel Roland étendait la main en parlant ; « j’ai changé d’idée et la réflexion me vient : que ferait un hérétique de ces grains sacrés qui ont été bénits par le père lui-même de l’Église ? »

Roland était mal à son aise, car il voyait clairement sur quel sujet la conversation allait rouler, et il sentait qu’en tout cas elle devait être embarrassante : « Mais, objecta-t-il, c’était comme un gage de votre affection que vous me les offriez.

— Oui, beau sire ; mais cette affection était accordée au fidèle sujet, au loyal et pieux catholique, à celui qui s’était solennellement dévoué en même temps que moi à l’accomplissement d’un grand devoir ; vous le comprenez aujourd’hui, il s’agissait de servir l’Église et la reine : c’était à une telle personne, si vous la connaissez, que mon affection était due, et non à l’associé des hérétiques, et, ce qui est pire encore, à un futur renégat.

— J’aurais difficilement deviné, belle demoiselle, » dit Roland avec indignation, « que la girouette de votre faveur tournait seulement au vent catholique, lorsque je la vois se diriger sur George Douglas, qui, je pense, est partisan du roi et protestant.

— Ayez meilleure opinion de George Douglas, dit Catherine, que de penser… » Ici elle s’arrêta comme si elle en eût dit trop ; puis continuant : « Je vous assure, dit-elle, mon beau monsieur Roland, que vous faites beaucoup de peine à tous ceux qui vous veulent du bien.

— Leur nombre est très-petit, je pense, et leur chagrin, s’ils en ressentent, n’est pas si profond qu’il ne disparaisse en dix minutes.

— Ils sont plus nombreux et ont de plus hautes pensées sur vous que vous ne semblez le croire ; mais peut-être ont-ils tort. Vous êtes le meilleur juge de votre propre conduite ; et si vous préférez l’or et les terres de l’Église à l’honneur, à la loyauté et à la foi de vos pères, pourquoi seriez-vous plus embarrassé de votre conscience que les autres ?

— Que le ciel m’en soit témoin, dit Roland, s’il y a quelque différence entre ma croyance et la vôtre… c’est-à-dire, si j’ai nourri quelques doutes sur des points de la religion, ils m’ont été inspirés par mon désir sincère de connaître la vérité, et suggérés par ma conscience !

— Ah, ah ! votre conscience ! votre conscience ! » répéta Catherine avec une emphase ironique ; « votre conscience est le bouc émissaire. Je réponds qu’elle est vigoureuse : elle supportera le poids d’un des meilleurs manoirs de l’abbaye de Sainte-Marie de Kennaquhair, confisquée dernièrement au profit de notre noble seigneur le roi, sur l’abbé et sa communauté, pour le haut crime de fidélité à leurs vœux religieux, et sur le point d’être accordée par le haut et puissant traître James comte de Murray à son bon page de dames Roland Græme, pour ses loyaux et fidèles services de sous-espion, de sous-tourne-clef, à la garde de la personne de sa souveraine légitime, la reine Marie.

— Vous vous méprenez cruellement à mon égard ; oui, Catherine, très-cruellement. Dieu sait que je défendrais cette pauvre reine au risque de ma vie ; mais que puis-je faire, que peut-on faire pour elle ?

— On peut faire assez, on peut faire beaucoup ; on pourrait faire tout, si les hommes étaient tous fidèles et braves comme les Écossais du temps de Bruce et de Wallace. Oh ! Roland, à quelle entreprise refusez-vous aujourd’hui votre cœur et votre bras, et cela par pure froideur ou légèreté d’esprit !

— Comment puis-je renoncer à une entreprise qui ne m’a jamais été communiquée ? La reine, ou vous, ou toute autre personne m’a-t-elle ordonné quelque chose pour son service que j’aie refusé ? Ou plutôt ne m’avez-vous pas toutes tenu aussi éloigné de vos conseils que si j’eusse été le traître le plus dangereux depuis le temps de Ganelon.

— Et qui donc aurait été donner sa confiance à l’ami, à l’élève, au compagnon de l’hérétique prédicateur Henderson ? Oui, vous avez choisi un bon précepteur à la place de l’excellent père Ambroise, qui est maintenant chassé de son monastère, s’il ne languit pas même dans une prison pour s’être opposé à la tyrannie de Morton, au frère duquel les biens de cette noble maison de Dieu avaient été donnés par le régent.

— Est-il possible ! s’écria le page ; l’excellent père Ambroise est-il si malheureux ?

— S’il avait appris que vous renonciez à la foi de vos pères, répondit Catherine, c’eût été un coup plus dur pour lui que tous les tourments que la tyrannie peut lui faire endurer.

— Mais pourquoi, » dit Roland très-ému, supposez-vous que… que… que je pense comme vous dites ?

— Le niez-vous, répliqua Catherine ; ne conviendrez-vous pas que vous avez bu le poison que vous auriez du éloigner de vos lèvres ? Nierez-vous qu’il fermente maintenant dans vos veines, s’il n’a pas encore corrompu les sources de la vie ? Nierez-vous que vous avez des doutes, comme vous les appelez dans votre orgueil, touchant les points dont les papes et les conciles ont regardé comme une impiété de douter un instant ? Votre foi n’est-elle pas chancelante, si elle n’est pas déjà renversée ? Ce prédicateur hérétique ne se glorifie-t-il pas de sa conquête ? Cette femme hérétique, notre geôlière, ne cite-t-elle pas votre exemple aux autres ? La reine et lady Fleming ne vous regardent-elles pas comme déchu ? Y a-t-il ici quelqu’un, une seule personne exceptée, et je nommerai cette personne, quelque mauvaise opinion que vous puissiez concevoir de ma bonne volonté à votre égard ; y a-t-il quelqu’un, excepté moi, qui conserve même une lueur d’espérance que vous réaliserez ce que nous pensions autrefois de vous ? »

Notre malheureux page fut frappé de confusion en apprenant ainsi ce que l’on avait attendu de lui, et en l’apprenant de la bouche de la personne qu’il aimait le plus au monde ; car aucun objet n’avait pu bannir Catherine de sa pensée depuis leur première rencontre, et il s’était encore plus attaché à elle depuis son long séjour dans le château de Lochleven. « Je ne sais pas, répliqua-t-il enfin, ce que vous attendez ou ce que vous craignez de moi. J’ai été envoyé ici pour servir la reine Marie, et je m’acquitterai de mes devoirs à la vie, à la mort. Si quelqu’un attendait de moi des services d’un autre genre, je n’étais pas homme à les rendre. Je n’approuve ni ne désapprouve les doctrines de l’Église réformée. Voulez-vous que je dise toute la vérité ? il me semble que c’est la corruption du clergé catholique qui a seule attiré ce jugement sur les têtes de nos frères : et que sais-je ? ces épreuves tourneront peut-être à leur amendement. Mais pour trahir cette malheureuse reine, Dieu sait que je ne suis pas coupable de cette pensée. Eussé-je d’elle une opinion pire que celle que je m’en suis faite, comme son serviteur ou comme son sujet, je ne la trahirais pas. Que dis-je ? bien loin de la trahir, je l’aiderais dans toutes les entreprises qui tendraient à la mettre en état de se justifier aux yeux de tous.

— Assez, assez, » répondit Catherine en joignant les mains ; « ainsi vous ne nous abandonnerez pas si l’on nous fournit les moyens de mettre notre royale maîtresse en liberté, afin qu’elle puisse soutenir la justice de sa cause contre des sujets rebelles.

— Non, belle Catherine ; mais écoutez ce que lord Murray m’a dit en m’envoyant ici.

— J’écouterais plutôt ce qu’a dit le diable que les paroles d’un sujet perfide, d’un frère dénaturé, d’un faux conseiller, d’un faux ami. Un homme qui ne possédait qu’une chétive pension due à la bonté de la couronne, a été élevé par une reine jusqu’au rang de conseiller de Sa Majesté et de distributeur des dignités de l’État. Cet homme a tout reçu, rang, fortune, titres, crédit, pouvoir : il s’est vu grandir comme un champignon, par la généreuse influence de l’amitié d’une sœur. Et cette reine, cette sœur, par reconnaissance, il l’a enfermée dans un château triste et solitaire ; il l’a déposée ; et il l’assassinerait s’il en avait l’audace.

— Je ne pense pas si mal du comte de Murray, dit Roland Græme, et franchement, » ajouta-t-il avec un léger sourire, « il me faudrait quelque récompense pour me faire embrasser avec une résolution ferme et décidée un parti ou l’autre.

— Eh ! si ce n’est que cela, » dit Catherine Seyton avec enthousiasme, « vous aurez pour récompense les prières des sujets opprimés, du clergé persécuté, des nobles insultés, un honneur immortel dans les âges futurs, une reconnaissance ardente pour le présent, la gloire sur la terre et la félicité dans le ciel ! Votre pays vous bénira, votre reine vous devra tout, vous parviendrez d’un seul coup du plus bas au plus haut rang de la chevalerie, tous les hommes vous honoreront, toutes les femmes vous aimeront, et moi qui ai juré avec vous de travailler à la délivrance de Marie Stuart, je… oui, je vous aimerai plus qu’une sœur n’a jamais aimé son frère.

— Continuez, continuez ! » dit Roland en mettant un genou en terre, et en prenant la main que dans la chaleur de son exhortation Catherine lui avait tendue.

« Non, dit-elle en s’arrêtant, « j’en ai déjà trop dit, beaucoup trop si je ne réussis pas, avec vous, et trop peu si je réussis. Mais je réussirai, » continua-t-elle en lisant dans les yeux de Roland qu’il répondait à son enthousiasme. « Oui, je réussirai ; ou plutôt la bonne cause réussira par sa propre force, c’est ainsi que je te consacre à elle. » À ces mots, elle approcha son doigt de la tête de Roland étonné, et sans le toucher elle fit le signe de la croix sur son front ; puis elle inclina son visage vers lui et sembla baiser l’espace vide dans lequel elle avait tracé le pieux symbole. Alors se relevant et s’échappant, elle courut se réfugier dans la chambre de la reine.

La jeune fille enthousiaste était partie, et Roland restait encore un genou en terre, retenant sa respiration, et les yeux fixés sur l’espace que venait d’occuper la forme enchanteresse de Catherine Seyton. Si la joie de ses pensées n’était pas sans mélange, la peine et le plaisir se fondaient du moins dans son âme en une sensation poignante et qui tient de l’enchantement, la liqueur la plus enivrante que la vie puisse nous offrir dans sa coupe si diversement remplie. Il se leva et se retira lentement ; et, quoique M. Henderson le chapelain prêchât ce soir-là son meilleur sermon sur les erreurs du papisme, je ne répondrais pas qu’il ait été suivi attentivement dans toute la série de ses syllogismes par le jeune prosélyte pour l’utilité duquel il avait choisi ce sujet.



  1. Espèce de petite truite qui se trouve dans des rivières d’Écosse, et qu’il n’est pas possible d’attraper avec la mouche artificielle. On la pêche avec le filet. a. m.