L’Ami commun/I/7

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 1p. 73-82).


VII

OÙ MISTER WEGG CHERCHE UNE PARTIE DE LUI-MÊME


Silas Wegg se dirige vers la chute de l’empire romain, et s’y rend par Clerkenwell. Il est encore de bonne heure ; mister Wegg a tout le loisir de faire un petit détour ; car, depuis qu’il joint au commerce une autre source de bénéfices, il plie bagage un peu plus tôt. Son coin est affreux par ce temps humide et glacial ; en outre il a compris qu’il se devait à lui-même de se faire désirer au Bower. « Le brave homme n’en sera que plus empressé ; il est bon qu’il attende, se dit-il en clignant d’abord l’œil droit, puis l’œil gauche, ce qui chez lui est superflu, car la nature lui a suffisamment resserré les paupières. Si j’arrive à me mettre avec Boffin dans les termes où j’espère bien être un jour, continue Silas en poursuivant à la fois sa marche et sa méditation, il ne me conviendrait pas de laisser ça dans un pareil endroit ; ce ne serait pas respectable. »

Animé par cette réflexion, il marche plus vite et regarde au loin comme un homme qui a de hautes destinées en perspective. Sachant qu’une population bijoutière habite aux environs de l’église de Clerkenwell, Silas prend un vif intérêt à ce quartier, qu’il aime et qu’il respecte. Mais ce sentiment est d’une moralité boiteuse, comme la démarche de celui qui l’éprouve, car il se nourrit du bonheur qu’il y aurait à se rendre invisible et à s’éloigner impunément, chargé de pierreries et de boites de montre, sans se préoccuper des individus à qui appartiennent lesdits objets.

Ce n’est cependant pas vers l’une de ces maisons où d’habiles ouvriers, travaillant les diamants, l’or et les perles, se font des mains si précieuses que l’eau dont ils les lavent est portée à l’affineur, ce n’est pas vers l’une de ces maisons que se dirige mister Wegg, c’est du côté des bouges où l’on détaille le boire, le manger et le chauffage, entre des échoppes de barbiers, d’encadreurs italiens, de regrattiers, de marchands de chiens et d’oiseaux. Parmi les boutiques d’une rue étroite et fangeuse, consacrée à ces diverses industries, Silas avise une sombre fenêtre où brûle obscurément une chandelle au milieu d’objets qui ressemblent à des morceaux de cuir et à des boutons secs. On n’aperçoit, dans tout cela, que le lumignon fumeux dans son chandelier de fer, et deux grenouilles empaillées, qui, l’épée à la main, se battent en duel.

Redoublant de vigueur, Silas arrive à une petite allée graisseuse et noire ; il pousse une petite porte graisseuse et récalcitrante, et suit la porte dans une boutique étroite, obscure et graisseuse. Il y fait tellement sombre qu’on ne distingue sur le petit comptoir qu’une seconde chandelle dans un second chandelier de fer, posé tout près de la figure inclinée d’un homme qui est assis sur une chaise.

« Bonsoir, » dit mister Wegg, en saluant d’un signe de tête.

La figure qui se relève est d’une pâleur maladive et présente des yeux affaiblis, surmontés d’une tignasse de cheveux roux et poudreux. Le propriétaire de cette figure est sans cravate, et a défait le bouton de sa chemise, dont il a rabattu le col pour travailler plus à l’aise. Il a ôté son habit pour le même motif, et ne porte qu’un gilet déboutonné sur du linge très-sale. Cet homme a les yeux fatigués d’un graveur, mais tel n’est pas son état ; il a la courbe et la physionomie d’un cordonnier, mais il n’est pas de cette profession.

« Bonsoir, mister Vénus ; vous ne me reconnaissez pas ? » Un vague souvenir commençant à poindre chez lui, mister Vénus prend la chandelle, l’abaisse vers les jambes de Silas, et dit alors :

« Parfaitement ! comment vous portez-vous ?

— Silas Wegg, vous vous rappelez bien ? explique la jambe de bois.

— Oui, répond l’autre ; amputation d’hôpital.

— Précisément, dit Silas.

— Oui, reprend Vénus, Comment va la santé ? Asseyez-vous près du feu ; chauffez-vous l’autre jambe. »

Le comptoir est si petit qu’il permet l’accès du foyer, dont on n’approcherait pas s’il était un peu plus grand. Mister Wegg se place sur une caisse posée devant le feu, et respire une odeur réconfortante qui n’est pas celle de la boutique. Quant à cette dernière, après deux reniflements attentifs, mister Wegg décide en lui-même qu’elle sent le cuir, la plume, la colle, la gomme, la graisse, le moisi d’une cave, et de la force de deux soufflets, ajoute-t-il après un nouveau reniflement.

« L’eau est dans la théière et le pain mollet près de la grille. Voulez-vous prendre le thé avec moi ? » dit Vénus.

Ayant pour principe immuable de ne jamais rien refuser, mister Wegg répond affirmativement.

La boutique est tellement sombre, tellement encombrée de tasseaux, de paquets et de tablettes ; elle fourmille de tant de coins et de recoins, que si mister Wegg aperçoit la tasse et la soucoupe de Vénus, c’est parce qu’elles sont à côté de la chandelle ; mais il ne voit pas de quel endroit mystérieux le maître du logis a tiré une seconde tasse, et n’a connaissance de cet objet que lorsque son hôte le lui met littéralement sous le nez. Il découvre en même temps le corps d’un joli petit oiseau, dont la tête penchée retombe dans la soucoupe de Vénus, et dont la poitrine est percée d’un fil de fer. On le prendrait pour Cock-Robin, le héros de la ballade, Vénus pour le moineau armé d’un arc. et mister Wegg pour la mouche aux petits yeux.

Vénus se baisse et produit un second petit pain ; celui-là n’est pas grillé. Mais, retirant la flèche du corps de l’oiseau, Vénus embroche le petit pain, et le fait rôtir à la pointe de cet instrument. Quand la rôtie est suffisamment dorée, Vénus plonge de nouveau, reparaît avec un morceau de beurre, et complète son ouvrage.

Silas Wegg, en homme habile qui sait qu’un bon souper l’attend, insiste pour que son hôte absorbe cette seconde rôtie. Il a besoin d’assouplir Vénus, de se le rendre favorable ; et par ce sacrifice, il espère graisser les rouages qu’il va faire manœuvrer. Tandis que les petits pains disparaissent, les tasseaux et les planchettes, les coins et les recoins surgissent peu à peu des ténèbres, et mister Wegg finit par soupçonner qu’il y a près de lui un bocal renfermant un bébé hindou, replié sur lui-même et la tête en bas, comme s’il voulait faire la culbute. Quand il suppose que son hôte est suffisamment lubrifié, Silas aborde l’objet de sa visite en disant avec indifférence, et en frappant les mains l’une contre l’autre :

« À propos ! que suis-je devenu depuis cette époque, mister Vénus ?

— Rien du tout, répond l’autre.

— Comment ! toujours ici ? demande Wegg avec surprise.

— Toujours. »

Notre homme en est enchanté ; mais il veille sur lui-même, et dit négligemment :

« C’est étrange ! D’où cela vient-il ?

— Je ne sais pas, répond Vénus, dont la figure décharnée est mélancolique, et la voix faible et dolente. J’ignore à quoi cela tient ; mais de quelque façon que je m’y prenne, vous ne pouvez entrer dans aucun assortiment ; impossible de vous appareiller. Quiconque possède quelque savoir vous aperçoit du premier coup d’œil et s’écrie : Cela ne va pas ; mais cela ne va pas du tout !

— Que diable ! mister Vénus, reprend Wegg, avec une certaine irritation, ce n’est pas une chose qui me soit particulière ; cela doit arriver souvent !

— Pour les côtes, je l’avoue, cela arrive toujours ; mais pas pour le reste. Quand je monte un squelette formé de pièces réunies çà et là, je sais d’avance que je ne serai pas exact à l’égard des côtes ; chaque individu a les siennes, que l’on ne retrouve chez personne. Mais pour les membres, c’est autre chose. Tenez, je viens précisément d’envoyer un chef-d’œuvre à une école de dessin, une femme admirable. Une jambe était anglaise, l’autre belge ; le reste de huit peuples différents ; et il n’y a pas à dire qu’on le qualifiera de mélange. Tandis qu’où vous êtes, mister Wegg, cette qualification est de droit. »

Silas regarde la jambe qui lui reste, il l’examine aussi attentivement que le permet la clarté douteuse, puis il exprime cette opinion d’un air maussade.

« Ce doit être la faute de l’autre. Sans cela comment expliquer le fait ?

— Je ne prétends pas l’expliquer, répond Vénus. Mais levez-vous un instant, et veuillez tenir la chandelle. »

Le maître du logis retire du coin situé auprès de sa chaise, le squelette d’une jambe et d’un pied d’une pureté de lignes admirables, et monté avec un soin parfait. Il pose cette jambe à côté de celle de Wegg, qui le regarde, et auquel il paraît prendre mesure de bottes à l’écuyère.

« Non, dit-il, je ne sais pas d’où cela vient. Tout ce que je puis croire, c’est que vous vous serez tordu le tibia. Dans tous les cas, je n’ai jamais vu le pareil, »

Silas ayant contemplé sa jambe une seconde fois et jeté un regard soupçonneux sur le modèle qui lui est offert, aperçoit la différence.

« Je parie, dit-il, que ce n’est point une jambe anglaise.

— Pas difficile à voir : il y a si loin de l’une à l’autre ! C’est, en effet, la jambe de ce gentleman français. »

Comme le signe de tête qui accompagne ces mots indique un point des ténèbres situé derrière lui, mister Wegg se retourne et finit par découvrir le gentleman en question, qui figure simplement par sa cage pectorale, posée sur une tablette, comme une cuirasse ou un corset.

« Oh ! s’écrie mister Wegg, qui a la conscience d’être présenté, je reconnais que vous étiez fort bien dans votre pays ; mais on me permettra de dire que le Français auquel je voudrais ressembler n’a pas encore vu le jour. »

En ce moment, la porte crasseuse est violemment poussée par un petit garçon qu’elle entraîne à sa suite, et qui la laisse retomber en disant :

« Est-il prêt, le serin ? je viens le chercher.

— C’est trois shellings neuf pence, répond l’artiste, » L’enfant présente quatre shellings. Mister Vénus, toujours très-abattu et proférant des sons plaintifs, regarde où peut être le serin demandé. En prenant la chandelle pour l’aider dans ses recherches, mister Wegg s’aperçoit qu’il a près des genoux une tablette exclusivement consacrée à des squelettes de mains qui semblent éprouver le besoin de le saisir. Du milieu de ces os, mister Vénus retire un petit globe de verre où le serin est enfermé, et le présente au petit garçon.

— Voilà, dit-il ; ne croirait-on pas qu’il est vivant ? Je l’ai posé sur une branche d’où il songe à partir. Ayez-en bien soin, c’est un charmant spécimen ; — et trois pence font quatre. »

L’enfant a empoché sa monnaie, et vient de tirer la porte par une lanière de cuir qu’on y a clouée à cette intention, lorsque Vénus s’écrie : « Arrêtez ce jeune coquin ! arrêtez-le ! il m’a pris une dent avec ses demi-pence.

— Comment l’aurais-je prise votre dent ? puisque c’est vous qui m’avez remis la monnaie. J’en ai assez des miennes, d’ailleurs ; je n’ai que faire des vôtres, piaille le gamin, en cherchant l’objet réclamé qu’il jette sur le comptoir.

— Ne m’insultez pas dans le vicieux orgueil de votre jeunesse, répond Vénus d’un ton pathétique. N’accablez pas un homme abattu ; je suis assez éprouvé sans cela. Cette dent aura glissé dans le tiroir ; il en tombe partout ; j’en ai trouvé deux ce matin dans la boîte au café : deux molaires.

— Eh bien ! alors, riposte te gamin, pourquoi que vous dites des sottises aux gens ? »

À quoi Vénus répond en secouant sa tignasse poudreuse et en clignant ses yeux rouges :

« Ne m’insultez pas dans le vicieux orgueil de votre jeunesse ; ne me frappez pas parce que je suis abattu. Vous n’avez nulle idée du petit volume auquel vous seriez réduit si j’avais préparé votre squelette ? »

Cette dernière considération paraît produire son effet, car le gamin s’esquive précipitamment.

« Hélas ! hélas ! soupire Vénus en mouchant la chandelle, le monde, qui semblait jonché de fleurs, a cessé d’en avoir ! Vous regardez la boutique, mister Wegg ; permettez que je vous l’éclaire. Voici mon établi, celui de mon jeune homme, un étau, les outils, des os de différentes sortes, des crânes variés, un bébé hindou, conservé dans l’alcool ; id., africain ; des bocaux renfermant diverses préparations. Tout ce qui est à portée de la main est parfaitement conservé. Les objets attaqués sont au-dessus ; je ne me rappelle pas exactement ce qu’il y a dans les mannequins placés tout en haut ; mais ce sont différentes pièces du corps de l’homme. Voici des chats, un squelette de bébé anglais, des canards, des chiens, un assortiment d’yeux d’émail ; un oiseau momifié, des épidermes desséchés de différentes sortes. Hélas ! hélas ! Vous n’avez qu’un aperçu des objets qui se trouvent ici, un coup d’œil général. »

Après avoir promené sa chandelle fumeuse devant ces objets hétérogènes, qui, tour à tour, avaient semblé répondre à son appel et s’étaient replongés dans les ténèbres, mister Vénus soupire de nouveaux hélas ! retourne à sa place, et gémissant sous le poids qui l’accable, se verse une nouvelle tasse de thé.

« Et moi, dit Wegg, où suis-je donc ?

— Dans l’arrière boutique, au fond de la cour. Mais, pour être franc, je regrette de vous avoir acheté ; j’aurais mieux fait de vous laisser à l’hôpital.

— Voyons, soyez franc jusqu’au bout : je ne vous ai pas coûté cher.

— Dam ! répond l’autre qui, tout en parlant, souffle son thé, et dont la figure, émergeant des ténèbres, apparaît au-dessus de la tasse fumante comme autrefois son homonyme au-dessus des vagues, cela faisait partie d’un lot d’articles divers ; et je ne sais pas au juste. »

Silas arrive enfin à la question qui l’occupe, et la pose en ces termes :

« Combien en voulez-vous ?

— Dam ! répond Vénus, en soufflant toujours son thé, je n’y ai jamais réfléchi ; et tout de suite, comme cela, je ne saurais trop…

— D’après ce que vous m’avez dit vous-même, reprend Silas d’un ton persuasif, je n’ai pas une grande valeur.

— Au point de vue de l’assortiment, je le reconnais, mister Wegg ; mais vous pourriez acquérir du prix comme… »

Ici Vénus s’administre une gorgée tellement chaude, qu’il en avale de travers et que ses yeux s’emplissent de larmes.

Enfin il ajoute : « Comme monstruosité ; excusez l’expression. »

Mister Wegg dont la figure n’indique pas qu’il soit disposé à l’excuser, réprime un regard indigné, et revient à son affaire. « Vous me connaissez, dit-il, vous savez, mister Vénus, que je ne marchande jamais. »

Vénus avale toujours son thé brûlant  ; il ferme les yeux à chaque gorgée, et les rouvre d’une manière spasmodique, mais il n’affirme rien.

« J’ai la perspective de m’élever, par mon travail, à une assez belle position, continue Wegg. Or, en pareille circonstance, je l’avoue franchement, je n’aimerais pas à être… dispersé : une partie de moi-même ici, une autre en tel endroit ; je voudrais me réunir, comme il convient à un gentleman.

— Si j’ai bien compris, mister Wegg, ça n’est qu’une perspective ; vous n’auriez pas encore beaucoup d’argent à y mettre ? Je vous dirai donc tout ce que je peux faire pour vous : je garderai votre jambe et la tiendrai à vos ordres. Ne craignez pas que j’en dispose ; je suis homme de parole. Comptez-y, mister Wegg ; c’est une promesse sacrée. Hélas ! hélas ! »

Enchanté de la promesse, et voulant flatter son homme, le littérateur regarde soupirer Vénus. Il remplit de nouveau sa tasse, et d’une voix qu’il s’efforce de rendre sympathique :

« Vous paraissez bien triste, dit-il ; est-ce que les affaires ne vont pas ?

— Mieux que jamais, répond Vénus.

— Auriez-vous perdu la main ?

— Jamais elle n’a été plus habile, mister Wegg. Je ne suis pas seulement le premier de ma profession, je suis la profession même. Achetez un squelette où vous voudrez, allez dans le West-End, vous payerez le prix du quartier ; mais ce sera une de mes œuvres. J’ai autant d’ouvrage que j’en peux faire, avec l’aide de mon jeune homme ; et c’est ma joie et mon orgueil. »

Ainsi parle Vénus, la main droite étendue, la soucoupe fumante à la main gauche, et sur le point de fondre en larmes, en dépit de la joie qu’il annonce.

« Rien de tout cela n’est désolant, mister Vénus.

— Je le reconnais, Silas Wegg. Sans parler de mon adresse manuelle, qui est sans égale, j’ai poussé mes connaissances anatomiques jusqu’à pouvoir, à première vue, désigner les moindres pièces. On vous apporterait tout désarticulé, au fond d’un sac, mister Wegg, je nommerais tous vos os, les plus petits comme les plus grands, sans les voir, rien qu’au toucher, aussi vite que je pourrais les sentir ; je les assortirais sans aucune hésitation, et j’établirais vos vertèbres de manière à vous surprendre autant qu’à vous charmer.

— Eh bien ! reprend Silas, d’une voix un peu plus lente, il n’y a dans tout cela rien qui puisse vous attrister.

— Je le reconnais, mister Wegg, je le reconnais ; mais c’est le cœur qui m’abat, mister Wegg, c’est le cœur. Ayez la bonté de prendre cette carte et de vouloir bien en faire la lecture. »

Silas reçoit l’objet que Vénus a trouvé dans le fouillis d’un tiroir ; il met ses lunettes et lit à haute voix :

« Mister Vénus.

— Continuez.

— Empailleur de quadrupèdes et d’oiseaux.

— Oui ; allez toujours.

— Articulateur d’os humains.

— Tout cela est vrai, mister Wegg (profond gémissement) ; tout cela est vrai ! Mais j’ai trente-deux ans, mister Wegg, et je suis célibataire ! Et je l’aime, mister Wegg ! et elle est digne de l’amour d’un monarque. »

Silas est un peu alarmé en voyant Vénus se dresser tout à coup, et dans l’élan de sa flamme, lui mettre la main au collet et le contempler avec des yeux hagards. Toutefois Vénus lui fait promptement ses excuses, et s’asseyant, dit avec le calme du désespoir :

« Ma profession lui déplaît.

— En connaît-elle les profits ?

— Oui, elle en connaît les bénéfices, mais n’apprécie pas l’art, et n’en veut pas. Je ne désire nullement, a-t-elle écrit de sa main, être confondue avec les squelettes, ni envisagée au point de vue de mes os. »

Vénus, dont le regard et l’attitude expriment le plus profond désespoir, se verse une nouvelle tasse de thé.

« Et c’est ainsi qu’un homme arrive au faîte de l’arbre, mister Wegg, pour ne découvrir qu’un désert sans issue. Me voilà ce soir au milieu des charmants trophées de mon art ; à quoi m’ont-ils servi ? à causer ma ruine, à me faire écrire qu’elle ne veut pas être confondue avec des squelettes, ni envisagée au point de vue de ses os. »

L’artiste, après avoir répété ces mots funestes, avale une nouvelle tasse de thé, ce qu’il explique de la manière suivante :

« Cette pensée m’accable. Une fois l’abattement complet, il devient léthargique. En prenant du thé jusqu’à deux heures du matin, je finis par oublier. Je ne vous retiens pas, mister Wegg ; ma compagnie n’a rien d’agréable.

— Ce n’est pas pour cela, dit le littérateur en se levant, mais j’ai un rendez-vous. Je devrais même, à l’heure qu’il est, être à la Prison-d’Harmonie.

— Comment ! en haut du chemin de Battle-Bridge ? » L’autre avoue qu’il a mis le cap sur ce port.

« Si vous êtes ancré dans la maison, vous vous trouvez dans une belle passe. On y remue l’or à la pelle.

— Et dire que vous avez compris à demi-mot, et que vous savez ce qui en est ! C’est merveilleux.

— Rien de plus simple, au contraire : le vieux gentleman aimait à savoir le prix de tout ce qu’il trouvait, et continuellement il m’apportait des os, des plumes, une foule de choses.

— Ah bah !

— Comme je vous le dis. Hélas ! hélas ! il est enterré dans le voisinage, ici près, vous savez ? »

Le littérateur ne sait pas du tout ; mais il a l’air d’être au courant, et fait un signe affirmatif en suivant des yeux le mouvement de tête de Vénus, afin de se renseigner à l’égard de l’ici près.

« La découverte du corps de son fils m’a beaucoup intéressé, dit Vénus. Elle ne m’avait pas encore adressé le refus blessant que je vous ai dit. J’ai là… mais peu importe. »

Vénus a pris la chandelle et en projette la lumière vers l’une des planches qui couvrent la muraille. Au moment où Wegg se retourne pour voir ce qu’il fait, il remet le chandelier sur le comptoir.

« Le vieux gentleman était bien connu dans le quartier, poursuit l’artiste. On disait qu’il avait des trésors et qu’il en cachait dans ses tas d’ordures. Il y a là-dessus une foule d’histoires. Je suppose que ce sont des contes ; mais vous savez ce qui en est, mister Wegg.

— Je puis vous dire que c’est faux, répond Silas, qui n’en sait rien du tout.

— Je ne vous retiens pas, mister Wegg ; bonsoir. »

L’infortuné Vénus lui tend la main en secouant la tête, retombe sur sa chaise, et se verse une nouvelle tasse de thé. Silas Wegg, en tirant la porte, regarde par-dessus son épaule, et remarque avec surprise que la commotion a tellement ébranlé la boutique, et fait jeter à la chandelle un tel éclat provisoire, que les bébés hindou, africain et breton, les os variés, le gentilhomme français, les chats, les canards, les chiens et le reste, ont l’air d’être galvanisés. Il n’est pas jusqu’au petit rouge-gorge, placé près du coude de Vénus, qui ne s’agite sur son flanc innocent.

L’instant d’après, la jambe de bois de mister Wegg, plongeant dans la boue à la clarté du gaz, arpentait le chemin qui conduit au Bower.