L’Ami commun/III/1

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 44-56).

TROISIÈME PARTIE

LONG DÉTOUR



I

LOGÉS À TRISTE-ENSEIGNE


C’était un jour d’épais brouillard. Le Londres vivant, les yeux rouges, les poumons irrités, la respiration sifflante, clignotait, éternuait et suffoquait. Le Londres inanimé était un spectre fuligineux, qui, partagé entre le désir d’être vu, et celui de rester invisible, n’était complètement ni l’un ni l’autre. Le gaz flambait dans les boutiques d’un air hagard et malheureux, comme un être nocturne qu’on oblige à sortir en plein jour ; et, quand d’aventure, le soleil indiquait sa présence à travers les tourbillons et les remous du brouillard, il paraissait mort, aplati et glacé.

Dans les environs, également, c’était un jour de brume ; mais à la campagne le brouillard était gris, tandis qu’à Londres il était d’un jaune foncé à la lisière, devenait brun un peu plus loin, brunissait encore, et brunissant toujours, finissait par être d’un noir roussâtre au cœur de la Cité, qu’on appelle Sainte-Mary-Axe. De n’importe quel point de la rangée de collines qui se déploie vers le nord, vous auriez pu voir de temps à autre les édifices les plus hauts s’efforcer de lever la tête, et de la sortir de ces flots de brume ; surtout le dôme de Saint-Paul, qui semblait avoir de la peine à mourir ; mais rien de tout cela n’était visible du fond des rues qui se déroulaient au pied de ces monuments, et où la ville entière n’était qu’un amas de vapeurs chargé du bruit étouffé des rues, et enveloppant un catarrhe gigantesque.

Ce jour-là, vers neuf heures du matin, la maison Pubsey et Cie, avec son bec de gaz sanglotant à la fenêtre de la Caisse, et le flot brumeux qui s’introduisait par le trou de la serrure pour venir étouffer ce malheureux lumignon, la maison Pubsey n’était pas l’endroit le plus riant de Sainte-Mary-Axe, qui n’est jamais un lieu très-gai. Tout à coup la lumière s’éteignit, la grande porte fut ouverte, et le vieux juif, ayant un sac sous le bras, sortit de la maison. Du seuil de la porte il passa dans le brouillard, et disparut aux yeux de Sainte-Mary-Axe. Mais, regardant au couchant, les nôtres peuvent le suivre dans Cornhill, Cheapside, Fleet-street ; puis du Strand à Piccadilly.

C’est vers Albany que, le bâton à la main, et drapé jusqu’aux talons, il se dirige de son pas grave et mesuré. Plus d’une tête se retourne pour voir cette vénérable silhouette, déjà perdue dans la brume, et suppose que c’est un homme ordinaire auquel l’imagination et le brouillard ont prêté cet aspect fantastique. Arrivé à la maison où Fledgeby a son appartement, le vieux juif monte l’escalier, et s’arrête au second étage à la porte du maître. Il ne prend la liberté de se servir ni du marteau, ni de la sonnette, et frappe avec son gourdin ; puis il écoute et s’assied tranquillement. Il reste là, soumis et résigné, sur le palier froid et noir, comme ses ancêtres, ou du moins un grand nombre, se sont assis au fond d’un cachot.

Quand il s’est refroidi au point d’en venir à souffler dans ses doigts, il se lève, refrappe avec son bâton, et reprend sa première attitude. Il répète trois fois ce manège avant que son oreille attentive surprenne les mots que le maître lui jette de son lit : « Un peu de patience ! Je vais ouvrir tout de suite. » Mais au lieu de venir, Fascination retombe dans un doux sommeil ; il dort un quart d’heure, peut-être davantage. Le vieillard, pendant ce temps-là, est toujours sur le palier.

La porte s’ouvre enfin et les draperies fuyantes du maître se replongent sous les couvertures. Ayant suivi cette bannière à distance respectueuse, mister Riah passe dans la chambre à coucher, où il y a du feu, ce qui arrive quelquefois.

« À quelle heure de la nuit vous ingérez-vous de venir ? demande Fascination en se roulant dans ses draps, et en présentant au vieillard transi des épaules chaudement enveloppées.

— Il est près de onze heures, monsieur, répond le juif.

— Ah ! diable ! Il faut que le brouillard soit terriblement épais.

— Oui Monsieur.

— Fait-il froid ?

— Un temps glacial, » répond le vieillard ; et tirant son mouchoir, il essuie l’humidité dont sa barbe et ses cheveux sont couverts.

Le maître s’enfonce plus profondément dans son lit avec un sentiment de jouissance. « Pas de neige, de grésil, ou de verglas ? demande-t-il d’une voix satisfaite.

— Non, monsieur ; cela ne va pas jusque-là ; les rues sont assez propres.

— Pas de quoi faire tant d’esbrouffe, dit Fascination, qui regrette que les rues ne soient pas impraticables, afin de mieux apprécier le bien-être dont il jouit dans son lit. Mais il faut, poursuit-il, que vous vous fassiez toujours valoir ; vous aimez à vous donner de l’importance. Avez-vous les livres ?

— Les voilà, monsieur.

— C’est bon. Je vais réfléchir une ou deux minutes ; pendant ce temps-là préparez les comptes, que je n’aie plus qu’à les examiner. » Et, se replongeant sous la couverture, Fledgeby fait un nouveau somme.

Après avoir exécuté les ordres du maître, le vieillard se pose sur le bord d’une chaise, croise les mains, et cédant par degrés à l’influence de la chaleur, il s’endort à son tour. Lorsqu’il rouvre les yeux, Fledgeby, qui l’a réveillé, lui apparaît en babouches turques, en large pantalon rose, également turc ; avec robe de chambre et calotte à l’avenant ; le tout, depuis la calotte jusqu’aux babouches, obtenu à vil prix d’un personnage qui lui-même l’avait escroqué à un autre.

« Allons ! vieux drôle, quelle fourberie manigancez-vous ? demande-t-il d’un air railleur ; car vous ne dormez pas. Vit-on jamais dormir une belette ? un Juif, pas davantage.

— Vraiment, monsieur, j’ai peur d’avoir sommeillé, dit le vieillard.

— À d’autres ! s’écrie Fledgeby en le regardant d’un œil qui voudrait être fin ; cela ne prend pas avec moi ; je suis sur mes gardes. Pas mauvais, néanmoins, d’avoir cette mine indifférente lorsque vous traitez une affaire. Oh ! vous êtes rusé ; nous savons cela. »

Le vieillard secoue doucement la tête pour répudier cette qualification ; il étouffe un soupir, et s’approche de la table où Fledgeby se verse à lui-même une tasse d’un café qui, placé près du feu, a pu acquérir le degré de chaleur voulu. Spectacle édifiant : le jeune homme assis dans un bel et bon fauteuil, et sirotant son breuvage savoureux ; le vieillard, debout et la tête inclinée, attendant le bon plaisir de l’autre.

« Voyons, dit Fledgeby, établissez vos comptes, et prouvez-moi par des chiffres que vous n’avez pas reçu davantage. Mais, d’abord, allumez une bougie. »

Cet ordre exécuté, le vieillard tire un sac qu’il porte sur la poitrine, et, s’en référant pour chaque somme à l’article du livre où elle est mentionnée, il compte l’argent qu’il dépose sur la table. Fledgeby recompte ensuite avec la plus grande attention, et fait sonner chaque souverain.

« Vous n’avez, je suppose, limé aucune de ces pièces, dit-il, en en prenant une qu’il approche de son œil. Les Juifs ont cette habitude ; vous vous entendez, vous autres, à faire ressuer une livre.

— Beaucoup de chrétiens le savent également, répond la vieillard, qui, chacune de ses mains dans la manche opposée, regarde son maître. Puis-je prendre la liberté de vous poser une question ? demande-t-il d’un air de déférence. » Fledgeby lui octroie cette faveur.

« Ne vous arrive-t-il pas, monsieur, oh ! bien certainement sans le vouloir, reprend le vieillard, de confondre la position que j’occupe réellement à votre service, avec le rôle qu’il entre dans vos calculs de me faire jouer ?

— C’est trop fin pour moi, répond froidement Fascination, je ne perds pas mon temps à de pareilles subtilités.

— Par justice, monsieur !

— Au diable la justice ! répond le maître.

— Par générosité alors !

— À propos d’un Juif ! s’écrie Fascination ; le rapprochement est curieux. Donnez les pièces à l’appui de vos comptes, et gardez vos palabres pour un autre. »

Les pièces ayant été produites, elles absorbent pendant une demi-heure le noble esprit du gentleman. Pièces et comptes se trouvant d’une exactitude irréprochable, livres et papiers sont rendus au Juif, qui les remet dans son sac.

« Parlons maintenant, dit Fledgeby, de ce brocantage d’écrits particuliers, notes et autres, la branche de commerce que je préfère. Qu’avez-vous trouvé, en fait de ces drôleries, et combien en veut-on ? Vous en avez la liste ?

— Oui, monsieur, elle est longue, répond le vieillard en tirant un portefeuille où il choisit, parmi beaucoup d’autres, un papier qu’il déplie, et qui devient un grand feuillet tout couvert d’une écriture fine et serrée.

— Fichtre ! siffle Fascination en prenant le papier des mains du Juif. Il paraît que la population est nombreuse à la drôle d’enseigne ; locataires au complet. Comment ce sera-t-il vendu ?

— Comme on voudra, soit en bloc, soit par lots assortis, répond le Juif en suivant du regard la lecture de son maître.

— En bloc, il y en aura la moitié sans valeur aucune, reprend Fledgeby ; on le sait d’avance. L’obtiendrez-vous au prix du papier ? c’est là toute la question. »

Le vieillard secoue la tête. Les petits yeux du gentleman parcourent la liste et commencent à étinceler ; mais Fascination ne s’en est pas plutôt aperçu qu’il jette par-dessus l’épaule un coup d’œil à la figure vénérable du Juif, et s’approche du feu. Prenant la cheminée pour pupitre, il tourne le dos à mister Riah, continue son examen, tout en se chauffant les genoux, et revient souvent à différentes lignes qui semblent lui offrir un intérêt spécial. À chaque fois il regarde dans la glace pour voir si le vieux Juif l’observe, et quelle remarque il paraît faire. Celui-ci n’en fait aucune, du moins il ne le montre pas, et se doutant des soupçons du maître, il a les yeux baissés.

Pendant que Fledgeby est plongé dans cette agréable étude, un pas rapide traverse le carré, puis on entend fermer la porte avec précipitation.

« Encore un de vos actes, gloire d’Israël ! s’écrie le maître ; vous avez laissé la porte ouverte. »

Le pas s’est approché, et la voix de mister Lammle retentit dans la pièce voisine : « Êtes-vous là, Fledgeby ? » demande cette voix.

Après avoir recommandé au vieillard de recevoir la balle telle qu’il la lui enverra, Fascination ouvre la porte de sa chambre. « Me voilà, dit-il ; vous pouvez entrer ; il n’y a chez moi que ce gentleman, Pubsey et Cie, de Sainte-Mary-Axe, avec lequel j’essaye d’arranger les affaires d’un malheureux ami, des billets protestés. Mais cette maison Pubsey est tellement sévère à l’égard de ses débiteurs, tellement difficile à émouvoir, que jusqu’à présent je n’ai rien obtenu. Voyons, mister Riah, ne m’accorderez-vous pas le moindre délai ?

— Je ne suis que le mandataire d’un autre, dit le vieillard d’un ton grave. Ce n’est pas mon argent qui est engagé dans l’affaire, et je n’ai aucun pouvoir. »

Fledgeby se met à rire.

« Ah ! ah ! ah ! qu’en dites-vous Lammle ?

— Ah ! ah ! ah ! répond l’autre ; oui…, certes ; on connaît cela.

— Parfait, n’est-ce pas ? continue Fledgeby que cette plaisanterie amuse énormément.

— Toujours la même chose, toujours, réplique Alfred. Comment appelez-vous ce Juif ?

— Riah-Pubsey et Cie, de Sainte-Mary-Axe, » dit le maître en s’essuyant les yeux ; l’occasion de jouir de cette bouffonnerie est si rare qu’il en profite largement.

« Mister Riah est tenu d’observer les prescriptions qu’on lui impose ! dit Alfred.

— Le mandataire d’un autre ! continue Fledgeby. C’est excellent ! Et pas de capitaux dans l’affaire ! Il est bon, le Juif ! ah ! ah ! ah ! »

Mister Lammle a un nouvel accès de gaieté ; il prend l’air fin d’un homme qui sait à quoi s’en tenir ; et plus ses rires sont bruyants, plus la jouissance que cette bonne charge cause à Fledgeby devient exquise.

« Toutefois, si nous continuons ainsi, dit ce gentleman en s’essuyant de nouveau les yeux, nous aurons l’air de nous moquer de mister Riah, ou de Pubsey, ou de n’importe quel autre personnage, ce qui n’est pas notre intention. Voudriez-vous avoir la bonté, mister Riah, de passer dans la pièce voisine ; j’aurais un mot à dire à mister Lammle. Nous reviendrons ensuite aux billets de mon malheureux ami ; j’essayerai encore de vous attendrir. »

Le vieillard n’a pas levé les yeux pendant toute cette plaisanterie ; il s’incline sans répondre, et passe dans la chambre dont Fledgeby lui ouvre la porte. Ayant refermé cette dernière, le maître du Juif revient auprès de Lammle, qui, debout et le dos au feu, a l’une de ses mains sous le pan de sa redingote, et tous ses favoris dans l’autre.

« Oh ! oh ! s’écrie Fascination, quelque chose va de travers ?

— Comment pouvez-vous le savoir ? demande Alfred.

— Vous le faites assez voir, répond Fledgeby sans se douter de la rime.

— Dans tous les cas, répond mister Lammle, vous avez bien vu. Mais ce n’est pas quelque chose, c’est tout qui va mal.

— Je le prévoyais, dit lentement Fascination. Il s’assied, pose les mains sur ses genoux, et regarde fixement son brillant ami, qui a toujours le dos au feu.

— Oui, répète mister Lammle, en décrivant une ligne avec le bras droit, tout va mal ; la partie est perdue.

— Quelle partie ? demande Fascination avec la même lenteur, et d’un air plus sombre.

— La nôtre ; celle que nous jouions de compte à demi. Lisez-moi cela. »

« À M. Alfred Lammle, Esquire.
« Monsieur,

« Permettez à missis Podsnap, ainsi qu’à moi, de vous remercier des politesses que missis Lammle et vous, monsieur, avez eues pour notre fille Georgiana. Permettez-nous également de les repousser désormais, et de vous exprimer notre désir, bien arrêté, de voir nos deux familles devenir étrangères l’une à l’autre.

« J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

« John Podsnap. »


Fledgeby examine longuement les trois pages blanches de ce billet, en fait une seconde lecture, et interroge du regard mister Lammle, dont le bras droit lui répond en décrivant une nouvelle courbe.

« D’où cela peut-il venir ? demande Fascination.

— Impossible de le deviner, réplique Alfred.

— On leur a peut-être dit du mal de vous, insinue Fledgeby après un instant de réflexion, et d’un air très-vexé.

— Ou de vous-même, » répond Lammle en fronçant les sourcils.

Fascination paraît disposé à la révolte, il va lancer quelque parole blessante ; mais il arrive que mister Lammle se touche le nez, et certain souvenir se rapportant à cet organe, modifie instantanément les dispositions de Fledgeby. Il se prend les narines entre le pouce et l’index, et réfléchit d’un air soucieux, tandis qu’Alfred le regarde à la dérobée.

« En parler, dit-il, ne remédierait à rien. Seulement si nous apprenons jamais qui a fait le coup, nous l’inscrirons sur nos tablettes. Pas un mot de plus, quant à présent ; si ce n’est que vous avez entrepris ce que les circonstances ne vous permettent pas d’achever.

— Et qui aurait pu l’être si vous aviez su profiter de l’occasion, grogne mister Lammle.

— Cela dépend, réplique Fledgeby en plongeant les deux mains dans le pantalon turc.

— Dois-je comprendre, monsieur, riposte Lammle d’un air menaçant, que vous n’êtes pas satisfait de ma conduite dans cette affaire ?

— Très-satisfait, pourvu, dit Fledgeby, que vous ayez dans votre poche le billet que je vous avais signé à ce propos, et que vous me le rendiez tout de suite. «

Mister Lammle remet le billet, non sans répugnance. Fledgeby l’examine, le reconnaît, et le jette au feu, après l’avoir tortillé. Tous deux le regardent s’enflammer, puis s’éteindre, et s’envoler par la cheminée, sous forme de cendre légère.

« Maintenant, monsieur, répète Alfred du même ton que la première fois, dois-je comprendre que vous n’êtes pas satisfait de ma conduite dans cette affaire ?

— Très-content, répond Fledgeby.

— Cette réponse est-elle définitive, et sans aucune restriction ?

— Sans aucune.

— Fledgeby, voici ma main.

— Et si jamais, dit-il, nous apprenons qui a fait le coup nous nous en souviendrons ; c’est une chose entendue. Laissez-moi maintenant vous donner un conseil amical. J’ignore votre position pécuniaire, et ne demande pas à la connaître. Mais la rupture de cette affaire vous cause un certain préjudice ; beaucoup de gens ont des dettes ; il est possible que vous en ayez un jour. Dans tous les cas, mon ami, je vous en conjure, quoi qu’il arrive ne tombez jamais entre les mains de cet homme, qui est là dans la pièce voisine ; jamais, entendez-vous, jamais ! Ces Pubsey et Cie sont inexorables ; des usuriers, des écorcheurs ; oui, très-cher, des écorcheurs, répète Fledgeby avec un sentiment de jouissance. Ils vous dépouilleraient de la tête aux pieds, ils vous réduiraient en poudre, et y prendraient plaisir. Vous avez vu ce Riah ; évitez-le ; faites-y attention ; retenez bien mes paroles.

— Eh ! pourquoi tomberais-je entre les mains de Pubsey ? demande Alfred, qui paraît alarmé de cette adjuration affectueuse.

— C’est qu’à vous parler franchement, réplique Fledgeby d’un air candide, la manière dont ce Juif vous a regardé quand j’ai prononcé votre nom m’inquiète un peu. Ce regard m’a déplu. Je veux croire que c’est une frayeur imaginaire, l’effet d’une affection trop prompte à s’alarmer. Si vous n’avez pris aucun engagement que vous ne soyez en mesure de remplir, souscrit aucun billet qui puisse être exploité par ce Juif, c’est une erreur de ma part. Mais c’est égal, je n’aime pas la manière dont il vous a regardé. »

Sombre et pensif, le malheureux Lammle présente sur son nez palpitant des marques blanches qu’on dirait imprimées par les doigts de quelque tourmenteur infernal ; et Fledgeby, qui le regarde en grimaçant un sourire, a l’air du bourreau dont l’attouchement s’imprime sur le nez de l’autre.

« Mais il ne faut pas, dit-il, que je le fasse trop attendre ; il se vengerait sur mon malheureux ami. Et comment se porte votre aimable et charmante femme ? Sait-elle que tout est rompu ?

— Je lui ai montré le billet.

— Elle a dû en être bien surprise.

— Je crois qu’elle l’aurait été davantage s’il y avait eu chez vous moins de froideur, et que vous eussiez mené la chose plus rondement.

— Elle pense alors que c’est ma faute ?

— Je ne permets pas, monsieur, qu’on dénature mes paroles.

— Calmez-vous, dit humblement Fledgeby ; c’est une simple question. Vous dites donc que missis Lammle ne croit pas que ce soit de ma faute ?

— Non, monsieur.

— Très-bien, répond Fascination qui est intimement persuadé du contraire. Mes compliments, je vous prie, à missis Lammle. Je vous souhaite le bonjour. »

Ils se donnent la main ; Alfred s’éloigne d’un air pensif.

Après l’avoir reconduit jusqu’au brouillard, Fledgeby revient auprès du feu ; il regarde le brasier, écarte les jambières du pantalon rose, et fléchit les genoux d’une façon méditative. « Mon cher Lammle, murmure-t-il, vous avez une paire de favoris que l’argent ne peut pas procurer, et qui m’a toujours déplu. Vos manières sont arrogantes, vos paroles injurieuses ; vous éprouvez le besoin de me tirer le nez. Vous m’avez fourré dans une spéculation qui ne devait pas réussir, et votre aimable femme prétend que c’est moi qui l’ai fait échouer. Vous me payerez tout cela. Je n’ai pas d’usage, pas d’esprit, pas de barbe au menton ; mais je vous roulerai, soyez-en sûr. »

Ayant ainsi soulagé sa grande âme, Fledgeby rapproche les jambières du pantalon rose, se raffermit sur ses genoux, et rappelle le Juif, qui est toujours dans la pièce voisine. À la vue du vieillard, dont la douceur forme un prodigieux contraste avec le caractère qu’il lui prête, Fascination trouve la chose si plaisante, qu’il s’écrie en se remettant à rire : « Oh ! la bonne farce ! la bonne farce ! sur mon âme il n’y en a jamais eu de pareille. Enfin ayant ri tout son content, il reprend son sérieux. Voyons, dit-il, vous m’achèterez tous les lots que je vais pointer : celui-ci, celui-ci, celui-ci, et celui-ci. Je parie deux pence qu’avec cela vous pressurerez les chrétiens en vrai Juif que vous êtes. Puis vous allez me dire que vous avez besoin d’argent, bien que vous ayez des capitaux quelque part ; si l’on pouvait seulement savoir à quel endroit ! mais vous vous laisseriez mettre sur le gril, avec sel et poivre, avant d’en convenir. Enfin puisqu’il le faut je vais vous donner un chèque. »

Il ouvre un tiroir, y prend une clef ; ouvre un autre tiroir, prend une autre clef ; ouvre un troisième tiroir, y prend une quatrième clef qui ouvre enfin le tiroir où est le livre aux chèques. Lorsqu’il a écrit le mandat, remis chaque clé à sa place, refermé chaque tiroir, et qu’il est bien sûr que le livre aux chèques n’a plus rien à craindre, il fait signe au Juif de venir prendre le billet qu’il a plié. « Mais, dit-il pendant que le vieillard met le billet dans son portefeuille, et le portefeuille sur sa poitrine, assez parlé de mes affaires ; occupons-nous de celles des autres : où est-Elle ? » Le Juif, qui en ce moment retire la main de sa houppelande, s’arrête court et tressaille. « Oh ! dit Fascination, je ne m’attendais pas à cela. Où l’avez-vous cachée ? »

Pris au dépourvu, le vieillard regarde le jeune homme d’un air troublé qui amuse singulièrement celui-ci.

« Est-elle à Sainte-Mary-Axe, dans la maison dont je paye les impôts et le loyer ?

— Non, monsieur.

— Dans le jardin que vous avez sur le toit ? continue Fledgeby,

— Non, monsieur.

— Alors où est-elle ? »

Le vieillard baisse la tête et paraît se demander s’il peut répondre à cette question sans manquer à sa parole ; puis il relève lentement les yeux et regarde le maître en silence, comme s’il était résolu à ne rien dire.

« Je ne vous presse pas de répondre, continue Fledgeby ; seulement n’oubliez pas que je veux le savoir, et que je le saurai. Quelle est votre intention ? » Mister Riah fait un geste d’excuse de la tête et des mains : il ne comprend pas ce qu’on lui demande. « Impossible ! reprend le gentleman. À votre âge, et tourné comme vous l’êtes ; vous dont les membres tremblants… Mais vous ne connaissez pas les vers chrétiens ; bref, un ancien patriarche, une vieille quille branlante comme vous. Non ; vous n’êtes pas l’amant de cette fille ?

— Oh ! monsieur, dit le vieillard d’un ton de reproche ; oh ! monsieur ! monsieur ! …

— En ce cas, demande Fledgeby dont la figure se colore légèrement, pourquoi ne pas dire le motif qui vous fait tremper votre cuiller dans la soupe ?

— Vous allez le savoir, monsieur ; toutefois à une condition ; veuillez me le pardonner, si je vous le demande, mais promettez-moi le secret le plus absolu ; il y va de mon honneur et du repos…

— Votre honneur, s’écrie Fascination en faisant une moue railleuse ; l’honneur d’un Juif ! C’est bien ; marchez, je vous écoute.

— Vous promettez le secret, et sur l’honneur ? reprend le vieillard avec fermeté.

— Certainement, sur l’honneur le plus pur, » répond Fledgeby.

Le vieillard, qui n’est pas invité à s’asseoir, pose la main sur le dossier du fauteuil où le jeune homme est allongé, regardant le feu, la figure attentive, et prêt à saisir ce qui pourra échapper au narrateur.

« Allons, dit Fledgeby, votre motif ? 

— Je n’en ai pas eu d’autre, monsieur, que de venir en aide à qui avait besoin d’être secouru. »

Mister Fledgeby ne peut rendre ce qu’il éprouve de cette assertion incroyable que par un reniflement aussi prolongé que dérisoire.

« Vous savez, monsieur, comment j’ai connu cette jeune fille, et combien j’ai pour elle de respect et d’estime ; j’ai eu l’honneur de vous le dire le jour où vous l’avez vue dans mon jardin.

— Vous m’avez dit cela ? demande le maître avec défiance ; c’est possible ; continuez.

— Plus j’ai été à même de la connaître, plus je lui ai porté d’intérêt, poursuit le vieillard. Je l’ai trouvée dernièrement dans une position cruelle : abandonnée par un frère ingrat, assiégée par un homme dont elle ne voulait pas ; circonvenue par un autre, assez puissant pour la faire tomber dans le piège ; et trahie par son propre cœur.

— Elle en était donc éprise ?

— Qu’elle eût du penchant pour lui, c’était bien naturel, monsieur, car il a de grands avantages ; mais il n’est pas de sa condition et ne l’aurait point épousée. Les périls la pressaient de toute part ; le cercle se rétrécissait chaque jour, lorsque me trouvant, comme vous l’avez dit, trop vieux et trop cassé pour que l’on pût me prêter d’autres sentiments que ceux d’un père, je pris le parti d’intervenir, et lui conseillai de s’éloigner. Ma fille, lui ai-je dit, il est de ces moments où la vertu la plus ferme, le courage le plus fort, n’ont d’autre ressource que la fuite. Elle me répondit qu’elle y avait songé, mais qu’elle était sans appui, et ne savait à qui demander asile. Je lui fis comprendre que je pouvais la secourir ; elle accepta mes offres, et partit le jour même.

— Où l’avez-vous envoyée ? demande Fascination en cherchant ses favoris.

— Au loin, répond le vieillard en décrivant une courbe étendue. Elle est chez des Israélites, où elle vit de son travail, et où son repos et son honneur sont assurés. »

Fledgeby, dont les yeux ont suivi le geste du vieillard, pour tâcher d’en saisir la direction, Fledgeby essaye sans le moindre succès de reproduire cette courbe gracieuse, et, secouant la tête, demande si c’est bien de ce côté-là ? Une main sur sa poitrine, l’autre sur le fauteuil du jeune homme, le vieillard ne s’excuse même pas de garder le silence. Quant à renouveler sa question sur ce point réservé, Fledgeby, dont les petits yeux sont beaucoup trop près l’un de l’autre, voit parfaitement que cela ne servirait à rien.

« Lizzie ! reprend-il en regardant le feu, Lizzie ! Et relevant la tête : Vous ne m’avez pas dit son nom de famille ; je serai plus communicatif ; elle s’appelle Hexam. J’ai même dans l’idée que je connais le séduisant compère, celui pour qui elle a du penchant. N’est-ce pas un homme de loi ?

— Je crois qu’il en a le titre.

— Je le crois aussi ; un nommé Lightwood, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur, pas du tout.

— Allons ? vieux drôle, comment s’appelle-t-il ? demande Fledgeby en répondant au regard du Juif par un clignement de ses petits yeux.

— Mister Wrayburn, répond le vieillard.

— Par Jupiter ! s’écrie Fledgeby, j’aurais cru que c’était l’autre ; quant à celui-là, je n’y aurais jamais pensé. Du reste, ils se valent. Vous pouvez choisir et mettre dedans celui qui vous plaira, vieux fourbe, je ne m’y opposerai pas ; ils sont trop contents d’eux pour que cela ne soit pas tout plaisir. Néanmoins, ce Wrayburn est bien l’être le plus impassible que j’aie jamais rencontré. Avec cela, une barbe superbe, et dont il est assez fier ! Vous avez bien fait, vieux drôle, très-bien fait. Continuez, et bonne chance. »

Ravi de cet éloge imprévu, mister Riah demande s’il n’a pas d’autres ordres à recevoir.

« Non, Judas ; vous pouvez partir, et aller à tâtons exécuter ceux qui vous ont été donnés. »

Sur ces aimables paroles, le Juif reprend son gourdin, son large chapeau, et salue son auguste maître en ayant plutôt l’air d’une créature supérieure bénissant avec bonté mister Fledgeby, que d’être sous la domination de cet indigne.

Resté seul, Fascination ferme sa porte, et revient au coin du feu. « Bien joué ! se dit-il à lui-même. Tu vas lentement, Fledgeby, mais tu arrives sûrement. » Et pliant les genoux, écartant les jambières du pantalon turc, il se répète deux ou trois fois cet éloge d’un air de complaisance. « Un joli coup, poursuit-il, je m’en flatte ; et coller un Juif par la même occasion ! J’apprends l’histoire chez Lammle ; un autre aurait couru aussitôt chez Riah ; moi, pas du tout ; j’ai marché à petits pas, et suis arrivé au but. »

Ce qu’il dit là est très-vrai ; il n’a pas l’habitude de sauter, ni de courir, d’avancer franchement vers un objet quelconque, mais de ramper dans la vie, et de se traîner vers tout ce qu’il veut atteindre.

« À ma place, continue Fascination en cherchant ses favoris, un Lightwood, ou un Lammle, aurait bondi sur ce Juif, et lui aurait demandé à brûle-pourpoint s’il était pour quelque chose dans le départ de cette fille. Pour moi, je sais mieux m’y prendre ; je me suis glissé derrière la haie, j’ai placé mon homme en pleine lumière, et l’ai abattu du coup. Il est vrai que j’avais beau jeu ; c’est peu de chose qu’un Juif pour lutter contre moi. »

Une grimace, qui voudrait être un sourire, lui tord de nouveau la figure. « Quant aux chrétiens, continue Fledgeby, ils n’ont qu’à se bien tenir, vous autres surtout qui logez à cette enseigne ; maintenant que j’y ai mis le pied, vous allez en voir de belles. Acquérir sur vous un immense pouvoir, et sans que vous vous en doutiez ; apprendre ce que vous pensez vous-mêmes, vaudrait presque l’argent qu’on y mettrait ; mais en tirer profit par-dessus le marché, voilà qui est magnifique. »

Tout en se livrant à cette apostrophe au sein du brouillard, mister Fledgeby se dépouille de ses vêtements turcs et prend un costume chrétien, après avoir fait ses ablutions quotidiennes et s’être frictionné avec la dernière pommade infaillible pour la production d’une barbe luxuriante ; car les charlatans sont, avec les usuriers, les seuls personnages dont les lumières lui paraissent dignes de foi.

Si le brouillard qui l’enveloppe resserrait son étreinte et l’enfermait pour toujours dans ses plis fuligineux, la perte ne serait point irréparable. La société le remplacerait aisément en puisant dans le stock qu’elle a sous la main.