L’Ami commun/III/10

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 148-160).


X

OÙ EST-ELLE ?


« Ainsi, miss Wren, dit Eugène Wrayburn, je ne peux pas vous décider à m’habiller une poupée ?

— Non, répondit miss Wren d’un ton bref. Si vous voulez une poupée, achetez-la dans une boutique.

— Et la charmante filleule que j’ai dans le Hertfordshire…

— Ou le Blagueshire, interrompit miss Wren.

— En sera réduite, poursuivit Eugène d’un ton plaintif, aux toilettes du commun des martyrs avec un parrain qui est l’ami intime de la couturière de la Cour.

— Si cela peut être agréable à votre charmante filleule, — un fameux parrain qu’on lui a donné là ! dit miss Wren en piquant l’air d’un coup d’aiguille à l’adresse du gentleman, — s’il lui est agréable de savoir que la couturière de la Cour connaît vos ruses et vos allures, vous pouvez le lui écrire par la poste, et lui faire mes compliments. »

Miss Wren travaillait avec ardeur ; Eugène à demi souriant, à demi vexé, debout près de l’établi, et ne sachant plus que dire, suivait du regard les doigts agiles de la petite ouvrière. C’était le soir ; le terrible enfant de miss Wren, arrivé au delirium tremens, était en pénitence dans son coin.

« Bon ! s’écria l’habilleuse de poupées, en entendant l’ivrogne claquer des dents, si elles pouvaient seulement vous étrangler, enfant maudit ! Béé-ée, béé-ée ! mouton noir ! »

À chacun de ces reproches, accentués d’un coup de pied sur le carreau, le misérable répondit par une plainte.

« Donner cinq schellings pour vous ! plus souvent ! continua miss Wren. Savez-vous combien d’heures il me faut pour gagner cinq schellings, mauvais drôle ? Je vous défends de crier, ou je vous jette une poupée à la tête. Cinq schellings d’amende ! Je ne les payerai certainement pas ; je les donnerai au boueur pour qu’il vous emporte dans sa charrette.

— Non ! gémit l’idiote créature.

— N’y a-t-il pas de quoi vous briser le cœur, dit miss Wren en se tournant vers le gentleman. Je voudrais ne pas l’avoir élevé. S’il n’était pas engourdi comme l’eau d’une mare, il serait plus fin qu’une dent de serpent. Regardez-le : un beau coup d’œil pour une mère ! »

Il est certain qu’inférieur aux pourceaux, car les porcs s’engraissent de ce qu’ils avalent et se rendent bons à manger, le fils de la petite habilleuse n’était un beau coup d’œil pour personne.

« Odieux enfant, dégoûtante créature ! propre à rien qu’à être mis en bocal pour servir d’exemple à ses pareils, s’il n’a pas de considération pour lui, il devrait en avoir pour sa mère.

— Oui, — dération. — Oh ! ne le faites pas ! balbutia l’objet de ces reproches irrités.

— Ne le faites pas ! répliqua miss Wren ; c’est tout le contraire qu’il faudrait dire. Vous recommencez bien, vous !

— Ne le ferai pus, — vrai ! mande pardon !

— Vous me faites mal à voir, dit miss Wren en se couvrant les yeux. Allez me chercher mon chapeau et mon châle ; servez au moins à quelque chose et débarrassez-nous de votre présence. »

Le malheureux obéit en chancelant, et Eugène vit des larmes entre les doigts de la pauvre Jenny, dont la main couvrait toujours les yeux. Il avait pitié d’elle ; mais la part qu’il prenait à sa douleur ne lui inspirait pas autre chose que de la tristesse.

« Je vais à l’Opéra essayer mes robes, dit-elle en ricanant pour qu’on ne vît pas qu’elle avait pleuré ; mais avant que je parte il faut me montrer les talons, mister Wrayburn ; tenez-vous-le pour dit : vous n’avez pas besoin de revenir ; du temps perdu que vos visites. Vous n’obtiendrez pas de moi ce que voulez, quand vous prendriez des tenailles pour me l’arracher.

— Vous n’habillerez donc pas la poupée de ma filleule ?

— Ah ! répondit-elle en secouant le menton, je suis si entêtée ! surtout pour ce qui est de mon adresse, ou de celle de mes amies. Allons, partez et n’y songez plus. »

Son ignoble père était derrière elle, lui tendant son châle et son chapeau. Elle se retourna et l’aperçut : « Donnez-moi cela et retournez dans votre coin, vieux garnement ! Non, non, non ; je n’ai pas besoin de votre aide ; dans votre coin, vous dis-je, et tout de suite ! »

Le misérable, se frottant vaguement le dessus de la main gauche, avec le dessus tremblotant de la main droite, alla se remettre en pénitence. Quand il passa près du gentleman il essaya de lui jeter un coup d’œil, et accompagna ce regard d’un geste qui aurait été un coup de coude, si le malheureux avait pu se faire obéir de ses membres. Eugène se recula instinctivement pour échapper à cet odieux contact ; et sans y attacher plus d’importance, demanda la permission d’allumer son cigare ; puis il souhaita le bonsoir, et s’en alla.

« Maintenant, vieux prodigue, asseyez-vous, dit la petite ouvrière en agitant l’index et en hochant la tête, asseyez-vous, et ne bougez pas jusqu’à mon retour. Si vous sortez de votre coin une minute vous aurez affaire à moi ; osez-le, et vous verrez. » Elle souffla la chandelle, prit sa petite canne, fourra sa grosse clé dans sa poche, et se mit en route.

Eugène, le cigare à la bouche, suivait la même direction, mais ne vit pas la petite ouvrière qui marchait de l’autre côté de la rue. Il s’en allait en flânant, suivant son habitude, l’air pensif ou ennuyé. Arrivé à Charing-Cross il s’arrêta, promena sur la foule un regard d’une suprême indifférence, et reprenait sa flânerie quand l’objet le plus imprévu attira son attention : rien moins que l’ignoble enfant de miss Wren, lequel essayait de se décider à traverser la rue. Spectacle à la fois grotesque et douloureux que celui de cet être branlant, faisant quelques pas vers la chaussée, et reculant avec terreur dans la crainte des voitures, alors qu’elles étaient loin, ou même absentes. À maintes reprises, quand la voie était libre, il s’était mis en route, avait fait la moitié du chemin, puis, décrivant une courbe, était revenu sur ses pas. Après chacune de ses tentatives, il s’arrêtait au bord du trottoir ; regardait en haut de la rue, puis en bas, tandis que, heurté par les passants, il voyait ceux-ci traverser la chaussée et poursuivre leur course. À la vue de tant de succès, il faisait une nouvelle sortie, puis un nouveau détour, revenait à l’assaut, n’avait plus qu’un pas à faire pour gagner le but, voyait arriver quelque chose, et retournait en chancelant d’où il était parti. Il restait là, faisant des efforts spasmodiques pour s’élancer, comme s’il avait eu à faire un grand saut, se décidait enfin, juste quand il ne fallait pas, s’attirait des cris furieux de la part des cochers, et plus terrifié que jamais regagnait son trottoir.

« M’est avis, dit froidement Eugène, après l’avoir observé quelque temps, que si le brave homme a un rendez-vous il arrivera trop tard. » Cette remarque faite, le gentleman s’éloigna sans plus songer à l’ivrogne.

Mortimer, qui avait dîné seul, était à la maison quand son ami arriva. Eugène traîna un fauteuil au coin du feu, près duquel buvait Lightwood en lisant le journal du soir, et se versa du vin, simplement pour tenir compagnie à Mortimer.

« Cher ami, lui dit-il, tu m’offres l’image expressive du travail satisfait, se reposant après les vertueux labeurs du jour.

— Et toi, Eugène, tu me parais offrir celle de l’oisiveté mécontente, et qui ne se repose nullement ; d’où viens-tu ?

— De flâner par la ville. Si je rentre c’est avec l’intention de consulter mon très-intelligent et très-honoré solicitor sur l’état de mes affaires.

— Ton dévoué solicitor, mon pauvre Eugène, trouve tes affaires en fort mauvais état.

— Si toutefois, dit Eugène d’un air pensif, on peut, sans manquer d’intelligence, qualifier ainsi les affaires d’un client.

— Te voilà entre les mains des Juifs, mon pauvre Eugène.

— Cher ami, répliqua tranquillement le débiteur en prenant son verre, m’étant trouvé jadis entre les mains de divers chrétiens, je supporte la chose très-philosophiquement.

— Celui que j’ai vu aujourd’hui, reprit Lightwood, me paraît disposé à nous serrer de près ; un véritable Shylock, et en même temps un patriarche : tête et barbe grises, chapeau à larges bords, houppelande, etc., un vieux juif pittoresque.

— C’est impossible, dit Eugène en reposant son verre ; cela ne peut pas être mister Aaron, mon digne ami.

— Non, répondit Mortimer il s’appelle Riah.

— Précisément ; c’est moi qui, dans mon désir de le voir entrer dans notre sainte église, l’ai baptisé de ce nom d’Aaron.

— Tu n’as jamais été plus fou, Eugène ; que veux-tu dire ?

— Tout simplement, cher ami, que j’ai eu le plaisir de rencontrer le Juif que tu viens de pourtraire, et que je l’ai appelé Aaron, ce nom-là me paraissant hébraïque, approprié au sujet, expressif et poli.

— Je ne crois pas qu’il existe un être plus absurde que toi, dit Lightwood en riant.

— C’est une erreur, je t’assure. A-t-il dit qu’il me connaissait ?

— Non ; il a seulement dit qu’il comptait sur son argent.

— Preuve qu’il ne me connaît pas, répondit Eugène. Il faut espérer que ce n’est pas mister Aaron ; car je le crois peu disposé en ma faveur, et je le soupçonne d’être pour beaucoup dans la disparition de Lizzie.

— Fatalité ! s’écria Mortimer avec impatience ; il faut donc que tout nous y ramène ? Tu viens de flâner par la ville, c’est-à-dire au sujet de Lizzie, Eugène.

— Savez-vous, dit Wrayburn, en s’adressant aux meubles, que mon solicitor est un homme d’un rare discernement.

— Me suis-je trompé ?

— Non, certes.

— Et cependant, tu le sais bien, tu ne dois pas songer à elle. »

Eugène se leva, mit les mains dans ses poches, et posant un pied sur le cendrier, se balança nonchalamment en regardant le feu.

« Je ne sais pas cela du tout, reprit-il après un instant de silence, je te prie de n’en pas parler comme d’une chose entendue.

— Si vraiment elle t’intéresse, c’est une raison de plus pour ne pas t’en occuper.

— Je n’en sais rien, expliqua Eugène après un nouveau silence ; mais, dis-moi, un simple renseignement : m’as-tu jamais vu prendre autant de souci d’une chose que de son départ ?

— Hélas ! je le voudrais bien, mon pauvre Eugène.

— Non alors ; cela me confirme dans mon opinion. Il te semble donc qu’elle m’intéresse ?

— C’est moi qui te le demande, reprit Mortimer d’un ton de reproche.

— Cher ami, je l’entends bien ; mais je ne peux pas te répondre. Quelles sont mes intentions ? je voudrais que tu pusses me le dire. Si la peine que je me donne pour la retrouver n’est pas une preuve qu’elle m’intéresse, qu’est-ce que cela signifie ? » Il proféra ces paroles avec gaieté, néanmoins d’un air perplexe et interrogateur, comme une personne qui ne devine pas.

— Mais qu’arrivera-t-il ? commença Lightwood ; prévois un peu…

— Prévoir ! c’est justement ce que je suis incapable de faire, interrompit Eugène. Que tu es habile, cher ami, à trouver mon côté faible ! Au collège, tu t’en souviens, j’apprenais mes leçons au dernier moment, jour par jour, ligne par ligne. Il en est encore de même, je ne sais pas la veille quelle sera la tâche du lendemain. Dans l’affaire qui nous occupe, je ne vois qu’une chose, mon désir de retrouver Lizzie, et ma résolution d’y arriver ; peu m’importe le moyen : honnête ou non, cela m’est égal. Je te demande ce que cela veut dire ? Quand elle sera retrouvée, je te demanderai ce qu’il faudra penser de ce que j’éprouverai alors ; aujourd’hui ce serait une question prématurée ; ce qui n’est pas dans mon caractère. »

L’air d’assurance avec lequel il exposait le fait, comme un homme qui dit une chose toute naturelle, faisait secouer la tête à Mortimer, lorsqu’on entendit marcher pesamment sur le carré ; puis un coup indécis frappé à la porte, comme par une main qui cherche le marteau à tâtons.

« Notre jeune et folâtre voisin, que j’aimerais à jeter du haut de cette fenêtre, a probablement éteint le gaz, dit Eugène. Reste là ; c’est moi qui suis de service ; je vais ouvrir. »

Mortimer avait à peine eu le temps de se rappeler l’énergie avec laquelle son ami avait parlé de retrouver miss Hexam, lorsque Eugène introduisit un spectre immonde, tremblant des pieds à la tête, et vêtu de haillons graisseux et couverts de fange. « Cet intéressant gentleman, dit Wrayburn, est le fils, parfois désagréable, d’une lady de ma connaissance : mister Poupées, mon cher Lightwood. »

Il ignorait le nom de l’ivrogne, celui de la petite ouvrière étant de pure fantaisie, et présentait son personnage sous le nom de Poupées avec autant d’aisance que s’il le lui avait toujours connu. « D’après ce que j’ai cru entendre, poursuivit-il, pendant que Mortimer regardait bouche béante l’ignoble visiteur, mister Poupées aurait quelque chose à me dire. Je lui ai répondu qu’entre nous il n’y avait pas de secrets, et l’ai prié d’entrer pour m’exposer ses vues. »

Le misérable objet de cette présentation se trouvant fort embarrassé du débris de chapeau qu’il tenait à la main, Eugène lança d’un air dégagé ce fragment informe vers la porte, et mit le visiteur sur une chaise. « Je crois, dit-il, qu’il est nécessaire de le remonter avant d’en obtenir une parole qui puisse avoir quelque sens. Voyons, mister Poupées, de l’eau-de-vie, ou bien…

— Trois pen’ d’rhum, » interrompit l’enfant de miss Wren.

Une goutte de rhum lui fut donnée dans un grand verre qu’il porta à ses lèvres, en lui faisant subir toute espèce de détours et de tremblotements sur la route.

« Les nerfs de mister Poupées, dit Eugène à Lightwood, me paraissent détendus ; je pense qu’une fumigation ne peut que lui être avantageuse. »

Il fit tomber des cendres rouges sur la pelle, tira quelques pastilles aromatiques d’une boîte qui était sur la cheminée, les posa sur la cendre, et balança placidement la pelle devant l’ivrogne de manière à le retrancher derrière la vapeur odorante.

« Dieu me bénisse ! on n’est pas plus fou, dit Lightwood en riant ; mais à quel propos cet être-là vient-il te voir ?

— Il va me le dire, répliqua Eugène qui observait attentivement la figure de l’ivrogne. Allons, mister Poupées, n’ayez pas peur, expliquez votre affaire.

— Mist’ Wrayburn ? demanda le visiteur d’une voix épaisse et rauque. C’est-y mist’ Wrayburn ? reprit-il d’un air hébété.

— Oui, regardez-moi ; que voulez-vous ? »

Mister Poupées coula sur sa chaise, et murmura faiblement : « Trois pen’ d’rhum.

— Mortimer, veux-tu me faire la grâce de le remonter de nouveau ; je suis occupé à cette fumigation ; impossible de l’interrompre. »

Une nouvelle goutte de liqueur fut versée à l’ivrogne, qui fit décrire à son verre les mêmes circuits que la première fois. Dès qu’il eut fini de boire, l’ignoble personnage se hâta de s’expliquer, dans la crainte évidente de perdre ce qu’il avait à dire, s’il laissait éteindre l’action efficace du rhum.

« Mist’ Wrayburn, voulais vous pousser l’coude, mais n’avez pas voulu. C’qui vous faut, c’est l’adresse, où c’qu’é demeure. E’ce pas, mist’ Wrayburn ?

— Oui, dit Eugène d’un ton ferme, en jetant un coup d’œil à son ami.

— J’suis l’homme, répondit mister Poupées en essayant de se frapper la poitrine, et en se portant la main à la figure, l’homme, — oui, — qui l’peux, l’homme à l’faire.

— Quoi ? demanda Eugène, toujours avec fermeté.

— Donner c’t’adresse.

— L’avez-vous ? »

Mister Poupées fit de laborieux efforts pour prendre un air digne, hocha la tête de manière à éveiller les plus grandes espérances, et d’un ton joyeux, comme si l’on n’avait rien pu attendre de plus satisfaisant, répondit : « Non. » Épuisé par cet effort intellectuel, le malheureux s’affaissa complètement, et bégaya comme en rêve : « Trois pen’ d’rhum.

— Remonte-le de nouveau, Mortimer, remonte-le, s’écria Wrayburn.

— Eugène, Eugène ! lui reprocha Lightwood à voix basse, comment peux-tu te servir de pareils instruments ?

— Je t’ai dit, répliqua Wrayburn de l’air déterminé qui avait déjà frappé son ami, que j’emploierais n’importe quel moyen, honnête ou non. Celui-ci est ignoble, je te l’accorde ; je m’en servirai pourtant, à moins que je ne cède à l’envie de casser la tête à mister Poupées avec ce fumigateur. Cette adresse, voyons ! pouvez-vous l’avoir ? est-ce là ce que vous voulez dire ? Si vous êtes venu pour vous entendre avec moi, combien demandez-vous ?

— Dix schellings, trois pen’ d’rhum.

— Vous les aurez.

— Quinze schellings, trois pen’ d’rhum, dit mister Poupées en cherchant à se roidir.

— Je vous les donnerai. Comment aurez-vous l’adresse ?

— J’suis l’homme, répondit l’ivrogne avec majesté, l’homme… que j’l’aurai.

— Mais comment l’aurez-vous ?

— Un pauv’veuf, maltraité à la journée, bougonné du matin au soir ; rin qu’des sottises. Elle a d’l’argent pus gros qu’elle, m’sieur ; et n’me donnerait pas seulement trois pen’ d’rhum.

— Continuez, dit Eugène en lui tapotant le crâne avec sa pelle, vous avez autre chose à dire. »

L’ivrogne essaya de se rassembler, mais inutilement, laissant tomber pour ainsi dire une demi-douzaine de lambeaux de lui-même chaque fois qu’il voulait en ramasser un. Puis, balançant la tête d’une épaule à l’autre, il regarda le gentleman, et, croyant sourire d’un air de mépris : « E’me traite comme un enfant, dit-il, comme un simple enfant, m’sieur. Pas un enfant, moi ; j’suis un homme, m’sieur, un homme qu’a du savoir. Elles s’écrivent des lett’, qu’é s’envoient par la poste ; et pour un homme qu’a du savoir, pas pus difficile d’avoir l’adresse d’une lett’ que son adresse à lui.

— Prenez-la, dit Eugène, et apportez-la moi. Brute que vous êtes, ajouta-t-il à voix basse, gagnez promptement vos soixante mesures de trois pence, buvez-les toutes d’un coup, et qu’elles vous tuent le plus vite possible. »

En disant ces mots, il jeta les cendres qu’il avait prises, et remit la pelle à sa place. L’ivrogne s’aperçut alors que Mortimer l’avait insulté ; il fit part de cette découverte, exprima le désir de régler cette affaire d’honneur, et défia le gentleman d’approcher, pariant un souverain contre un demi-penny que le lâche n’avancerait pas. Sur cette assurance qu’il se donnait à lui-même, mister Poupées fondit en larmes et parut vouloir s’endormir. Cette dernière manifestation étant beaucoup plus alarmante que l’autre, en ce sens qu’elle menaçait d’une prolongation de séjour, réclamait une mesure énergique. Eugène se hâta donc de ramasser avec les pincettes le chapeau troué de l’ivrogne, le lui enfonça sur la tête ; et, prenant l’odieux personnage à bras tendu par le collet, il lui fit descendre l’escalier, et le mena jusque dans Fleet-street. Arrivé là, il lui tourna la figure vers le couchant, et revint à la maison. Il trouva Mortimer debout devant la cheminée, ayant l’air rêveur et passablement triste.

« Je vais me laver les mains au sujet de mister Poupées, — physiquement, bien entendu, — et je reviens tout de suite, dit Eugène.

— J’aimerais mieux te les voir laver moralement, répondit Lightwood.

— Moi aussi, répliqua Eugène ; mais, vois-tu, mon bon, cet homme m’est nécessaire, je ne peux rien faire sans lui. »

Deux minutes après, il s’allongeait dans son fauteuil, et avec son aisance habituelle, félicitait Lightwood d’avoir échappé à la bravoure de leur vigoureux visiteur.

« Ne plaisante pas là-dessus, dit Mortimer avec irritation ; tu peux me faire rire de tout, mais pas de cela.

— Oui, dit Eugène, moi-même j’en suis un peu honteux ; changeons de conversation.

— C’est tellement déplorable ! tellement indigne de toi ! Prendre un pareil éclaireur !

— Très-bien, s’écria Eugène, voilà le sujet trouvé ; c’est toi qui l’as fourni. Voyons, n’aie pas l’air d’une statue de la patience mise à l’épreuve au coin de cette cheminée ; assieds-toi, je vais te dire quelque chose qui t’amusera. Prends un cigare ; bon ! regarde le mien : j’allume, j’aspire, la fumée s’échappe ; la vois-tu ? C’est Poupées ; elle a disparu, et me revoilà comme avant.

— Nous devions parler d’éclaireur, dit Mortimer, après avoir tiré de son cigare une bouffée réconfortante.

— Nous y voilà : n’est-il pas drôle, qu’une fois la nuit close, je ne puisse pas sortir sans être suivi d’un espion ? quelquefois il y en a deux. »

Lightwood ôta son cigare de ses lèvres, et regarda son ami de l’air de quelqu’un qui soupçonne un sens caché aux paroles qui lui sont dites, et qui n’en saisit pas le côté plaisant.

« Non, répondit Eugène, c’est à la lettre, parole d’honneur. Je ne sors jamais le soir sans être dans la position ridicule d’un homme observé de loin, et suivi par un ou deux autres.

— En es-tu bien sûr ?

— D’autant plus sûr, mon bon, que ce sont toujours les mêmes.

— Mais il n’y a pas de poursuites contre toi. Ce juif n’a fait que des menaces ; il n’a pas encore agi. Puis, il saurait bien où te prendre ; à quoi bon t’espionner ? d’ailleurs je te représente.

— Voyez-vous l’homme de loi ? dit Eugène en s’adressant aux meubles, d’un air à la fois nonchalant et ravi. Voyez-vous la main du teinturier prenant la couleur de l’œuvre à laquelle il travaille, ou travaillerait si quelqu’un lui fournissait de l’ouvrage ? Respectable solicitor, ce n’est pas le juif, c’est le maître de pension.

— Le maître de pension ?

— Souvent le maître et l’élève. Tu ne comprends pas ? C’est étonnant comme tu es vite rouillé dès que je m’absente. Rappelle-toi ces deux compères qui sont venus un certain soir ; eh bien ! ce sont eux qui me font l’honneur de me suivre dès que la nuit est arrivée.

— Y a-t-il longtemps que cela dure ? demanda Lightwood en opposant un visage sérieux au rire de son ami.

— Depuis le départ d’une certaine personne ; du moins je le présume. Il est probable que je ne m’en suis pas aperçu le premier jour, et cela remonte à peu près à cette époque.

— Crois-tu qu’ils supposent que c’est toi qui l’as fait partir ?

— Mon cher, tu connais la nature absorbante de mes travaux ; je n’ai pas eu le temps de songer à cela.

— Leur as-tu demandé ce qu’ils voulaient ? leur as-tu fait des objections ?

— Pourquoi leur demander ce qu’ils veulent, quand leurs désirs ne m’intéressent nullement ? et comment me plaindrais-je d’une chose qui m’est parfaitement égale ?

— Je ne t’avais pas encore vu tant d’insouciance. Mais c’est une position absurde, tu en conviens toi-même ; et les hommes les plus indifférents ne le sont pas au ridicule.

— Ta pénétration m’enchante, Mortimer ; que tu connais bien mes défauts ! J’ai la faiblesse, en effet, de ne pas accepter le ridicule, et c’est pour cela que je le transfère à mes guetteurs.

— Un peu plus de sérieux, Eugène ; ne serait-ce que par considération pour moi, qui ne suis pas du tout disposé à la plaisanterie.

— Eh ! bien donc, très-sérieusement, je suis en train, cher Mortimer, de pousser le maître d’école vers la folie. Je le rends si ridicule, et le lui fais si bien comprendre, que je vois la rage lui sortir par tous les pores, chaque fois que nous nous croisons. Cette agréable occupation a été mon unique plaisir depuis cette déconvenue qu’il est inutile de rappeler. J’y trouve une satisfaction réelle ; cela me soulage. Voici comment la chose se passe : je sors après la chute du jour, et m’en vais en flânant. Au bout de quelques minutes je m’arrête devant un magasin, et je jette çà et là un regard furtif, pour voir si le maître d’école n’apparaît pas. Tôt ou tard je l’aperçois au guet ; quelquefois avec son élève ; mais le plus souvent il est seul. Quand je suis bien sûr qu’il m’a vu, je pars et l’entraîne dans tous les quartiers de Londres. Un soir je me dirige vers l’orient, le lendemain vers le nord ; et à la fin de la semaine nous avons fait le tour du compas. Quelquefois je vais en voiture, et draine ainsi les poches de mon pédant, que je force à prendre des cabs. Je cherche dans la journée les endroits les plus cachés de la ville ; j’en étudie les détours. Le soir, je me dirige vers ces lieux, en affichant un mystère vénitien ; je m’y introduis par des cours ténébreuses, où j’attire mon pédagogue, et me retournant tout à coup, je le surprends avant qu’il ait pu s’éloigner. Je passe à côté de lui, sans paraître me douter qu’il existe, et il subit d’horribles tourments. Ou bien encore je prends une petite rue, je la descends d’un pas rapide, je tourne le coin ; il me perd de vue ; je fais volte-face, et le vois accourir à toute vapeur. Je repasse auprès de lui, comme s’il n’était pas là, et il resubit d’affreuses tortures. Chaque soir il éprouve une déception poignante ; mais l’espérance est vivace dans les poitrines scholastiques ; et il me suit le lendemain avec une nouvelle ardeur. Je jouis ainsi des plaisirs de la chasse ; et me trouve à merveille de cet exercice salutaire. Quand je ne me donne pas cette récréation, le maître d’école fait le pied de grue toute la nuit à la porte du Temple.

— Singulière histoire ! dit Mortimer qui avait écouté ce récit avec une sérieuse attention. Je n’aime pas cela, ajouta-t-il après une pause.

— Tu arrives à l’hypocondrie, mon bon ; tu es trop sédentaire, dit Wrayburn ; viens à la chasse avec moi.

— Crois-tu donc qu’il est au guet.

— Cela ne fait pas le moindre doute.

— Est-ce que tu l’as vu ce soir.

— J’ai oublié d’y regarder, répondit Eugène avec la plus parfaite indifférence ; mais je suis sûr qu’il est là. Voyons, Mortimer ; un tour de chasse ; cela te fera du bien. »

Lightwood hésita, puis la curiosité l’emportant, il finit par se lever.

« Bravo ! s’écria Eugène, bravo ! chausse-toi en conséquence ; nos bottes vont être mises à une rude épreuve, je t’en avertis. Quand tu seras prêt, je suis à tes ordres. Tayaut ! tayaut ! en avant Chivey, Forward et Tantivy.

— Rien ne te rendra donc sérieux ? dit Lightwood en riant au milieu de sa gravité.

— Je le suis toujours, cher ami ; mais, en ce moment, je me sens excité par ce fait qu’un vent du sud et un temps couvert sont de bon augure pour la chasse. Tu es prêt ? fort bien. J’éteins la lampe, j’ouvre la porte et nous voilà en campagne. »

Au moment où les deux amis débouchaient du Temple sur la voie publique, Eugène demanda, avec la courtoisie d’un homme qui fait les honneurs de ses terres, dans quelle direction Lightwood désirait que la chasse fût conduite.

« Le pays, dit-il, est assez accidenté aux environs de Bethnal-Green, et il y a longtemps que nous ne sommes allés par là. Qu’en penses-tu, Mortimer ? »

Celui-ci ayant donné son approbation, les deux amis tournèrent du côté de l’est.

« Au cimetière Saint-Paul, continua Eugène, nous flânerons habilement, et je te montrerai mon homme. »

Mais ils l’aperçurent plus tôt qu’ils ne pensaient ; il était seul de l’autre côté de la rue, et les suivait en se glissant près de la muraille, à l’ombre des maisons.

« Prends ton haleine, dit Eugène ; car nous allons courir. Si cela dure longtemps, les fils de la joyeuse Angleterre devront nécessairement décheoir au point de vue des études. Il est impossible que ce maître d’école suive à la fois ses élèves et ma personne. Nous partons ! »

Course rapide pour essouffler le malheureux, temps d’arrêts et flâneries pour user sa patience, détours sans nombre, marches et contre-marches ; toutes les ruses que peut fournir un esprit excentrique, furent employées par Eugène pour excéder le maître de pension. Lightwood le remarquait avec surprise, et se demandait comment un homme aussi insoucieux pouvait être aussi avisé ; comment un être aussi paresseux pouvait se donner tant de peine, et s’infliger une pareille fatigue.

Après avoir joui pendant trois heures des plaisirs de cette chasse, et ramené sa proie dans la Cité, Eugène se faufila dans quelques allées obscures, entra dans une petite cour, se retourna brusquement, faillit tomber sur le malheureux Bradley, et dit à Mortimer, comme s’il avait été seul avec lui : « Tu le vois, il subit d’affreuses tortures. »

Le mot n’était pas trop fort. Exténué, les lèvres blanches, l’œil égaré, les cheveux épars, la haine, la jalousie, la colère peintes sur le visage ; exaspéré par la certitude qu’il laissait voir son martyre, et que cette vue faisait la joie de son rival, l’infortuné les suivait dans l’ombre : tête effrayante qui semblait flotter dans l’air, tant la force de son expression éclipsait le reste du corps.

Mortimer n’était pas d’une sensibilité bien grande ; mais cette figure l’avait singulièrement ému. Il en parla à plusieurs reprises pendant la fin de la course, et en reparla plusieurs fois quand ils furent rentrés.

Eugène était couché depuis deux heures lorsqu’il fut à demi réveillé par un bruit de pas qui venait de la chambre voisine ; il s’éveilla tout à fait en voyant Lightwood à côté de son lit.

« Rien de fâcheux, Mortimer ?

— Non.

— Quelle idée, alors, de te promener à pareille heure ?

— Il m’est impossible de dormir.

— Tiens ! et pourquoi ?

— Je vois toujours cette figure ; je ne peux pas me l’ôter des yeux.

— C’est étonnant comme cela m’est facile, » dit Eugène en riant. Il se retourna et se rendormit.