L’Ami commun/IV/5

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (tome 2p. 271-286).


V

À PROPOS DE LA FEMME DU MENDIANT


L’air sombre avec lequel missis Wilfer accueillit son mari, lorsqu’il revint de Greenwich, produisit sur les jambes du Chérubin un tel effet, que le vacillement physique et moral de ce cher Pa aurait fait naître des soupçons chez une personne moins préoccupée que sa majestueuse épouse. Mais la noble femme, ainsi que Lavinia et l’estimable George, était si absorbée par la nouvelle du mariage, qu’elle n’avait plus d’attention à donner au coupable.

« Wilfer, dit-elle héroïquement de son coin d’honneur, ne demandez pas où est votre fille Bella.

— Il est certain, ma chère, répondit-il avec une innocence très-visiblement feinte, que c’est une omission de ma part. Comment, — c’est-à-dire, où peut être Bella ?

— Pas ici, proclama la dame. »

Rumty balbutia un « vraiment, ma chère ! » complètement avorté.

« Pas ici ! répéta la dame d’une voix rude et retentissante. En un mot, R. Wilfer, vous n’avez plus de fille du nom de Bella.

— Comment ! plus de…

— Non, Wilfer ; votre fille Bella, interrompit la dame avec hauteur comme si elle n’eût jamais participé à cette jeune lady, et que ce fût un objet de luxe que le Chérubin se fût donné malgré elle, votre fille Bella s’est livrée à un mendiant.

— Miséricorde ! balbutia Rumty.

— Lavinia, dit l’héroïque épouse en agitant la main, et de cette voix qui sert à la lecture des actes du Parlement, donnez à votre père la lettre de sa fille Bella. Je suppose qu’il admettra la validité de cette pièce. Il connaît sans doute l’écriture de sa fille ; mais il peut dire que non ; désormais, rien ne m’étonnera.

— Timbrée de Greenwich, et datée de ce matin, dit l’impétueuse Lavvy en présentant la lettre. On espère que Ma ne sera pas fâchée ; mais on est mariée à mister John Rokesmith. On n’en a rien dit pour éviter les observations ; et prière d’en informer ce cher Pa. Je voudrais savoir ce qu’il dirait si c’était une autre de ses filles qui eût agi de la sorte. »

Le Chérubin jeta les yeux sur la lettre, et s’écria d’une voix faible : « Miséricorde !

— Oui, miséricorde ! vous pouvez le dire, » reprit missis Wilfer d’une voix sépulcrale.

Encouragé par cette approbation, il répéta le mot une troisième fois, mais avec peu de succès, car la dame lui fit observer d’un ton méprisant qu’il l’avait déjà dit.

« C’est incroyable ! murmura le Chérubin ; mais, ajouta-t-il en repliant la lettre après un silence déconcertant, je pense, ma chère, que le mieux est d’en prendre son parti. Mister Rokesmith, permettez-moi de vous le dire, n’est pas à la mendicité, du moins que je sache.

— Vraiment ! fit la noble Ma avec une politesse glaciale ; je ne savais pas que mister Rokesmith fût un riche gentleman ; je suis heureuse de vous l’entendre dire.

— Je n’ai pas dit cela, ma chère, reprit humblement le Chérubin.

— Très-reconnaissante ; il paraît que j’en ai menti. Comme vous voudrez : ma fille m’outrage, mon mari m’insulte ; les deux choses se valent ; l’une engendre l’autre ; c’est naturel. » (Dit avec une gaieté funèbre, et suivi d’un frémissement de résignation.)

Mais ici Lavinia s’élança dans le conflit, entraînant le malheureux George qui eût préféré la neutralité. « Ma, s’écria l’impertinente, il serait beaucoup mieux de rester dans la question, et de ne pas faire de phrases à propos d’insultes qui n’existent pas.

— Comment ! fit la mère en fronçant ses noirs sourcils.

— Non ; George le dira comme moi. »

Missis Wilfer, se pétrifiant tout à coup, fixa des yeux indignés sur le malheureux George, qui, placé entre le désir de défendre ses amours, et l’obligation d’appuyer sa future belle-maman, ne soutint personne, pas même lui.

« Le fait est, poursuivit Lavinia, que Bella s’est fort mal conduite à mon égard ; elle pouvait me compromettre vis-à-vis de George et de sa famille, en se sauvant de la maison pour épouser je ne sais qui. Elle aurait dû me confier ses projets, et me dire : « Si tu crois convenable, dans ta position, de régulariser mon mariage par ta présence, je te demande d’y assister, et de n’en rien dire à Pa, ni à Ma ; » ce que j’aurais fait, sans aucun doute.

— Vous l’auriez fait ?

— Naturellement.

— Vipère ! s’écria la noble Ma.

— Sur mon honneur, dit enfin George en secouant la tête d’un air sérieux, vous le savez, madame, ce mot-là (avec tout le respect que je vous dois), ce-mot là, vous le savez, madame, vous ne devez pas… réellement vous ne devez pas… Quand un homme, pourvu de tous les sentiments d’un gentleman, est le fiancé d’une jeune personne, et qu’il arrive à quelqu’un (fût-ce un membre de sa famille) de la traiter de vipère, vous savez, madame… Je ne veux que soumettre la chose à votre sensibilité. »

Cette intervention obligeante valut au malheureux jeune homme un regard d’une telle virulence, que Lavinia fondit en larmes, et sauta au cou de son fiancé pour le défendre. « Mère dénaturée ! s’écria-t-elle, vous voulez sa mort ; mais vous ne me l’arracherez pas ; vous me tuerez la première. »

Des bras de sa fiancée, George s’efforça de hocher la tête, et dit courageusement à la terrible Ma : « Avec tout le respect que je vous dois, madame, le mot vipère ne vous fait réellement pas honneur.

— Elle me tuera d’abord, s’écria Lavvy, et l’exterminera ensuite. Lui ai-je donc fait quitter son heureuse demeure, pour exposer ses jours ! Soyez libre, cher George ; fuyez ces lieux, abandonnez celle qui vous aime à son malheureux sort. Mes amitiés à votre tante ; suppliez-la de ne pas maudire la vipère qui s’est trouvée sur votre passage, et qui a perdu votre existence. »

La jeune miss, à peine arrivée à l’âge des attaques de nerfs, et qui ne s’y était jamais livrée, tomba ici dans une crise, dont l’exécution, très-remarquable pour un début, fut couronnée de succès. Penché au-dessus d’elle, George la contempla avec désespoir, et, dans son égarement, jeta à missis Wilfer ces paroles peu logiques : « Démon ! je vous le dis, madame, avec tout le respect que je vous dois : démon ! regardez votre ouvrage. »

Le Chérubin, sentant son impuissance, se frottait le menton d’un air assez penaud, mais n’était pas éloigné de bénir cet incident, qui, en vertu de ses propriétés absorbantes, pouvait faire disparaître la question principale, ou tout au moins changer le cours des idées ; ce qui se produisit en effet. Lavinia, revenue peu à peu à elle-même, demanda avec une émotion qui tenait encore du délire : « George, êtes-vous en sûreté ? Que s’est-il passé, cher George ? — Et Ma, — où est-elle ? »

Mister Sampson releva la jeune miss, lui dit quelques paroles encourageantes, et la passa à missis Wilfer comme il eût fait d’une assiette. La noble dame accepta sa fille d’un air digne, et la baisa au front comme si elle eût gobé une huître. Miss Lavvy, toute chancelante, retourna près de son fiancé pour lui continuer sa protection, et lui dit : « Cher George, je crois que j’ai été un peu folle ; mais je suis toujours très-faible ; ne me lâchez pas ; la tête me tourne. »

Et, fort agitée, elle en donna la preuve en faisant entendre, au moment où l’on s’y attendait le moins, un bruit qui tenait du sanglot et de l’explosion d’une bouteille de soda, bruit qui sembla déchirer son corsage.

Parmi les effets les plus remarquables de cette crise, nous devons citer une influence morale d’un genre très-élevé, dont le Chérubin, en sa qualité de spectateur, fut naturellement exclu. Miss Lavinia prit l’air modeste d’une personne qui vient de se distinguer ; missis Wilfer eut la sérénité que donnent la clémence et la résignation ; et mister George la figure radieuse d’un néophyte qui se sent purifié par le châtiment. Heureuse influence, qui se montra surtout dans la manière dont on rentra dans la question.

« Cher George, dit Lavinia avec un sourire mélancolique après ce qui s’est passé, je suis sûre que Ma voudra bien dire à Pa qu’il peut dire à Bella que nous serons heureux de les voir, elle et son mari. »

Mister Sampson répondit qu’il n’en doutait pas ; et murmura qu’il avait toujours eu pour missis Wilfer un profond respect ; mais jamais un respect aussi éminent que depuis ce qui s’était passé.

« Loin de moi, proclama la dame du fond de son noble coin, d’aller à l’encontre des sentiments de l’une de mes filles, et de ceux du jeune homme qui est l’objet de sa préférence juvénile. Je peux sentir qu’on a trompé mon attente ; je peux sentir, que dis-je ? je sais qu’on a manqué à tout ce qui m’était dû. Je sais, qu’après avoir triomphé de ma répulsion pour mistress Boffin jusqu’à la recevoir sous le toit qui m’abrite, et à consentir (s’adressant au Chérubin) à ce que votre fille allât résider chez eux, j’aurais pu m’en féliciter si quelque avantage fût résulté, pour votre fille Bella, d’une liaison aussi antipathique et aussi inconvenante. Je peux savoir qu’en s’unissant à mister Rokesmith, votre fille a épousé un être qui, en dépit de tous les sophismes, n’est qu’un mendiant. Je peux sentir qu’en devenant la femme d’un mendiant, votre fille Bella n’a point fait honneur à sa famille ; mais je concentre en moi ce que j’éprouve, et je n’en dis rien.

— C’est là, murmura George, ce qu’on est en droit d’attendre d’une femme qui a toujours été, pour les siens, un modèle, et jamais un opprobre, surtout après ce qui s’est passé. »

À cette conclusion, passablement obscure, mister Sampson ajouta qu’il prenait la liberté de dire que ce qui était vrai de la mère, l’était également de la fille ; et qu’il n’oublierait jamais l’impression qu’il avait ressentie de la conduite de l’une et de l’autre. Enfin il espérait qu’il n’existait pas d’homme, ayant un cœur dans la poitrine, qui fût capable d’une chose… que nous ignorons, Lavvy l’ayant arrêté au moment où sa langue trébuchait.

« C’est pourquoi, reprit la noble épouse en s’adressant à son seigneur et maître, vous pourrez laisser venir votre fille quand bon lui semblera ; elle sera reçue, R. Wilfer ; son mari également, ajouta cette femme héroïque après une pause, en ayant l’air d’avaler une médecine.

— Et je vous supplie, dit Lavinia, de ne pas lui raconter ce que nous avons souffert. Cela ne servirait à rien, et serait pour elle une cause de remords.

— Mais il faut qu’elle le sache ! s’écria mister Sampson.

— Non, George, non ; que ce soit enseveli dans nos cœurs.

— Trop de noblesse, murmura le gentleman.

— Rien n’est trop noble, cher George. Surtout, Pa, ayez soin de ne pas l’entretenir de mon futur mariage ; vous auriez l’air de lui rappeler sa faute. Vous éviterez également de parler devant elle de l’avenir de George, qui devient plus brillant de jour en jour ; elle y verrait une allusion à sa misère. Laissez-moi ne pas oublier qu’elle est mon aînée ; et que je dois lui épargner des contrastes qui la blesseraient profondément. »

D’après mister George, telle devait être la conduite des anges.

« Non, très-cher, répliqua Lavinia d’un ton grave ; je sais trop que je ne suis qu’une créature humaine. »

Brochant sur le tout, les yeux de la noble Ma, rivés sur le Chérubin comme deux points d’interrogation, lançaient des regards qu’on pouvait traduire ainsi : « Méritez-vous les bienfaits dont vous êtes comblé ? La main sur le cœur, vous sentez-vous digne d’avoir une fille aussi vertueuse ? Je ne vous demande pas si vous méritez une pareille épouse ; mais avez-vous conscience de la grandeur morale de cette scène de famille ? En ressentez-vous une gratitude suffisante ? »

Ce regard devenait très-fatigant pour le cher Pa, qui, d’ailleurs, un peu troublé par le vin de l’archevêque de Greenwich, craignait sans cesse de dire un mot qui pût le trahir. Tout bien considéré, la scène touchant à sa fin, il prit le parti de se réfugier dans le sommeil, parti qui blessa profondément sa femme. « Pouvez-vous songer, dit-elle, à votre fille Bella, et vous endormir ?

— Oui, ma chère, parfaitement.

— Alors, reprit la dame avec indignation, je vous conseillerai, s’il vous reste quelque respect humain, d’aller vous mettre au lit.

— Merci, ma chère ; le conseil est bon ; c’est là, en effet que je serai le mieux. »

Et il se retira, enchanté de la permission.

Quelques semaines après, la femme du mendiant et son mari, bras dessus, bras dessous, vinrent prendre le thé à Holloway, par suite d’une invitation que le cher Pa leur avait transmise. La manière dont la jeune femme enleva la position où Lavvy s’était retranchée avec tant de délicatesse, fut un véritable triomphe. Elle entra en courant, et la figure radieuse.

« Que je suis contente de vous voir ! Comment vous portez-vous, chère Ma ? Et cette Lavvy aimée, comment va-t-elle ? Et George Sampson, où en est-il ? Vous mariez-vous bientôt ? Fait-il de bonnes affaires ? Je veux tout savoir. John ! embrassez notre mère, puis notre sœur ; et nous voilà chez nous, tous heureux d’être ensemble. »

Missis Wilfer demeura bouche béante, ainsi que miss Lavinia. Sans plus de cérémonie que de contrition, Bella ôta son chapeau, alla s’asseoir, et se mit à faire le thé.

« Vous le sucrez toutes les deux, je sais cela. Pas de lait pour ce petit père ; autrefois je n’en voulais pas ; j’en prends aujourd’hui, parce que John en prend toujours. Avez-vous embrassé Ma et Lavvy, John ? à merveille, mais je ne l’avais pas vu. Coupez les tartines, voulez-vous ? Oh ! comme il les fait bien ! Ma les aime doubles ; c’est cela. Maintenant, chère Ma, vous allez me dire, et toi aussi, Lavvy : bien vrai, sœur, votre parole d’honneur, n’avez-vous pas pensé (rien qu’un instant), en lisant ma lettre, que j’étais une affreuse petite misérable ? »

Avant que missis Wilfer eût agité ses gants, Bella poursuivait sur le même ton : « Vous m’en avez un peu voulu, chère Ma ? toi aussi, pauvre sœur ? et je le méritais bien. Mais voyez-vous, j’avais été si folle (une créature sans âme), ayant toujours dit que je n’épouserais qu’un homme riche, et me croyant incapable de faire un mariage d’amour. J’ai supposé que vous ne voudriez pas me croire ; vous ne saviez pas tout le bien que j’avais appris de Monsieur. Cela m’a intimidée ; j’avais honte de ce que vous pensiez de moi. Puis j’ai eu peur : on pouvait ne pas s’entendre ; j’ai craint les disputes, les mots qu’on aurait regrettés plus tard ; et j’ai dit à John que s’il voulait me prendre comme cela, je ne demandais pas mieux. Il a bien voulu ; et nous nous sommes mariés à Greenwich, sans autre témoins qu’un personnage qui était là par hasard, et la moitié d’un invalide. N’est-il pas agréable de penser qu’il ne s’est pas dit une parole dont on serait fâché aujourd’hui, et que nous voilà tous les meilleurs amis du monde ? »

Elle se leva pour les embrasser et revint à sa place, après avoir passé le bras autour du cou de son mari, et donné un baiser à John comme aux autres. « Maintenant, reprit-elle, vous voulez savoir comment nous vivons ; c’est trop juste. Eh bien ! nous demeurons à Blackheath ; dans le plus joli cottage : une maison de poupée délicieuse, meublée d’une manière ravissante, avec une petite bonne très-adroite, qui décidément est très-jolie. Et un ordre ! une économie ! cent cinquante livres par an, et nous ne manquons de rien, pas même du superflu. Enfin, si vous voulez savoir ce que je pense de mister Rokesmith, je vous dirai en confidence que je suis tout près de l’aimer.

— Et si vous voulez savoir ce que je pense de ma femme, dit en souriant le mari, qui se trouvait alors derrière elle.

Mais elle se leva et lui mettant la main sur la bouche : « Taisez-vous, monsieur ! Non, John, sérieusement ; avant de parler de moi il faut que je sois autre chose que la poupée de la maisonnette.

— C’est déjà fait, ma chérie.

— Non ; je ne vaux pas la moitié, pas le quart de ce que j’espère valoir un jour. Attendez un revers, une épreuve quelconque ; après cela vous direz ce que vous penserez de moi.

— Certes oui ; je le promets.

— Jusque-là, pas un mot ; voulez-vous ?

— Pas un mot, » dit-il avec ravissement.

Elle posa sa joue rose et riante sur la poitrine de John, et regardant les autres de côté : « Il n’en sait rien, dit-elle, il ne s’en doute pas ; mais je l’aime tout à fait. »

Missis Wilfer, elle-même, se détendit sous l’influence de la jeune femme, et laissa soupçonner que si R. Wilfer en avait été digne, elle aurait pu quitter son piédestal, et condescendre à le charmer. Quant à Lavinia, elle avait des doutes sur la valeur politique de cette façon d’agir, et se demandait si ce ne serait pas gâter George que de l’employer à son égard.

Le Chérubin, lui, se disait tout bonnement qu’il était le père de la plus charmante des femmes, et son gendre le plus heureux des hommes, opinion que celui-ci n’aurait pas contestée.

Les nouveaux mariés se retirèrent de bonne heure afin de gagner tranquillement le bateau de Greenwich. Ils furent d’abord très-gais et parlèrent beaucoup ; mais tout en jasant, Bella crut voir que son mari devenait sérieux, et lui demanda à quoi il pensait.

« À rien de grave, répondit-il.

— Vous ne voulez pas me le dire ? reprit-elle en se penchant pour le regarder en face.

— Si, mon amour. Je me demande si tu n’aimerais pas à me voir riche ?

— Toi, John ! s’écria-t-elle en reculant un peu.

— Oui, très-riche ; comme mister Boffin, par exemple ?

— J’en serais presque effrayée ; la fortune ne rend pas meilleur John ; vois ce qu’elle a fait de mister Boffin ; et ce que, moi-même j’étais devenue.

— Il y a beaucoup de gens riches, qui, pour cela n’en sont pas moins bons.

— Est-ce la plus grande partie ? demanda-t-elle d’un air rêveur.

— Il faut l’espérer, mon ange. Suppose que tu sois riche, tu aurais le pouvoir de faire du bien.

— Oui ; mais penserais-je à en faire usage ? et n’aurais-je pas la faculté de me nuire ?

— Cette faculté-là, reprit John en riant, voudrais-tu l’exercer ?

— J’espère que non, dit-elle d’un air pensif ; mais il est facile de se le figurer quand on est sans fortune.

— Pourquoi ne pas dire quand on est pauvre ? demanda John en l’examinant avec attention.

— Parce que je ne le suis pas. Crois-tu par hasard que nous soyons pauvres ?

— Je le trouve, dit-il.

— Oh ! John !

— Comprends-moi, cher ange ; personnellement je suis l’homme le plus riche de la terre, puisque je te possède ; et ce n’est pas à moi que je pense. Tu portais une robe du genre de celle-ci la première fois que je t’ai vue, tu ne m’en as pas moins charmé ; je ne sais pas de toilette qui pourrait t’embellir à mes yeux. Mais tout à l’heure, tu admirais de riches étoffes ; n’est-il pas naturel que je désire te les donner ?

— Que tu es bon, John ! merci de la manière dont tu dis cela ; j’en pleure de joie ; mais je n’ai pas envie de ces belles robes.

— Nous marchons là dans ces vilaines rues, poursuivit-il ; je souffre de voir la boue toucher la semelle de tes souliers, tes jolis petits pieds me sont si chers ! n’est-il pas tout simple que je veuille te donner une voiture ?

— Il est bien doux, dit-elle en regardant les petits pieds en question, de savoir que tu les aimes tant ; et puisque tu les admires, je suis fâchée que ces bottines soient beaucoup trop larges ; mais je n’ai pas besoin de voiture ; crois-le bien.

— Tu ne serais pas contente d’en avoir une ?

— Bien moins que d’un pareil désir ; tes vœux sont pour moi comme ceux des contes de fées : dès que tu les formes, ils s’accomplissent. Désire pour moi tout ce que tu peux souhaiter à celle que tu aimes, et j’en serai plus contente que si on me le donnait. »

Jasant de la sorte, aussi heureux qu’ils pouvaient l’être, ils gagnèrent à pied leur maisonnette, qui ne leur en parut pas moins riante.

Bella montrait pour les affaires domestiques un génie qui se développait rapidement. Au dire de John les amours et les grâces s’étaient mis à son service, et l’aidaient à rendre son intérieur le plus charmant du monde. Sa vie glissait calme et douce. Tous les jours, après un déjeuner pris de bonne heure, son mari partait pour la Cité, et ne rentrait que le soir. Il travaillait dans une maison d’articles de Chine, disait-il à Bella, qui n’en demandait pas davantage, et se représentait la chose en bloc, sous forme de riz, de thé, de vieux laque, de boîtes aux fines sculptures, de soieries d’une odeur étrange, de personnages aux yeux bridés, à longue queue tombant dans le dos, à chaussures pourvues d’une quantité de semelles, et peints sur de la porcelaine transparente.

Le matin elle conduisait John au chemin de fer ; le soir elle allait à sa rencontre ; plus réservée qu’autrefois, mais pas beaucoup, et la toilette, bien que très-simple, aussi soignée que si elle ne s’occupait pas d’autre chose. Rentrée à la maison, elle se déshabillait, remplaçait la robe de ville par un joli petit peignoir, mettait son tablier, prenait ses cheveux à deux mains, comme les actrices qui vont jouer une scène de folie, les rejetait en arrière, puis commençait le travail du jour. Et la voilà mesurant, pesant, hachant, faisant poudding ou pâté ; essuyant, nettoyant, balayant ou repassant ; coupant les fleurs fanées, pinçant, repiquant, jardinant ; cousant, raccommodant, ou rangeant ; surtout se livrant à des études profondes ; en ce sens que miss Wilfer, n’ayant jamais fait tout cela, obligeait missis Rokesmith à recourir continuellement à un certain ouvrage intitulé la Parfaite ménagère anglaise, petit volume que Bella consultait les coudes sur la table, et le front dans les mains, comme une sorcière embarrassée, méditant sur la magie noire ; car la parfaite ménagère, si bonne anglaise qu’elle puisse être de cœur et d’âme, s’exprime en un anglais fort obscur, et pourrait parfois employer le kamstchadale sans plus d’inconvénient.

« Sotte créature, que voulez-vous dire ? s’écriait alors Bella ; il faut que vous ayez bu ! » Et la parenthèse fermée, elle se replongeait dans son livre, toutes ses fossettes rivées par une attention profonde. Cette parfaite ménagère avait en outre une sécheresse impérieuse vraiment exaspérante. Prenez un four de campagne, vous disait-elle de la façon dont un général commanderait à un de ses hommes d’empoigner un insolent. Ou bien elle vous ordonnait de jeter ici ou là une poignée de quelque chose d’impossible à trouver.

« Stupide ! s’écriait Bella en fermant le livre, et en en frappant la table ; vieille sotte ! où voulez-vous que je prenne cela ? »

Une autre étude réclamait encore son attention, et faisait partie de la tâche quotidienne ; c’était celle du journal, afin de pouvoir causer avec John des questions à l’ordre du jour. Dans son désir d’être sa compagne en toute chose, elle aurait étudié la géométrie ou l’algèbre, s’il eût partagé son âme entre elle et l’une ou l’autre de ces sciences. Rien de merveilleux comme la manière dont elle s’appropriait les nouvelles de la Cité, et les communiquait à John dans la causerie du soir, mentionnant, par parenthèse, que telle ou telle marchandise prenait faveur, que le cours de telle autre avait baissé ; combien la banque avait reçu d’or. Tout cela d’un air grave et compétent, jusqu’à ce qu’elle se mît à rire d’elle-même, et dît en l’embrassant avec effusion : « C’est parce que je t’aime, John chéri. »

Pour un homme de la Cité, le cher John s’inquiétait fort peu du cours des marchandises, du taux de l’escompte, ou de l’encaisse de la banque ; mais il s’intéressait au delà de toute expression à sa femme adorée, qui valait pour lui tout l’or du monde, et qui chaque jour était en hausse ; car, inspirée par sa tendresse, et d’une vive intelligence, elle faisait des progrès surprenants dans tous les arts domestiques. Bref, elle devenait de plus en plus précieuse, sinon plus séduisante, ce qui, au dire de John, était depuis longtemps impossible.

« Un esprit si joyeux ! s’écria-t-il avec amour. Tu es un rayon de soleil, la maison en est tout éclairée.

— Bien vrai, John ?

— Certainement ; et mieux encore.

— Sais-tu, John, dit-elle en le prenant par un bouton de son habit, sais-tu que dans certains moments — il ne faut pas rire, je t’en prie. (Rien au monde n’aurait fait rire John, quand elle le défendait.) Eh ! bien, il me semble, par instants, que je deviens sérieuse.

— T’ennuierais-tu d’être seule ?

— Oh ! non ; le temps passe si vite que je n’ai pas une minute de reste.

— Pourquoi, alors, es-tu sérieuse ?

— Je ne sais pas.

— Quand cela te prend-il ?

— C’est quand je ris, dit-elle en appuyant sa tête sur l’épaule de John. Ainsi maintenant, tu ne le croirais pas, mais je suis très-sérieuse. »

Elle se remit à rire et ses yeux devinrent humides.

« Tu voudrais être riche ? dit-il d’une voix caressante.

— Moi ! peux-tu faire de pareilles questions ?

— Regrettes-tu quelque chose ?

— Rien au monde, affirma-t-elle avec confiance ; puis changeant tout à coup, et moitié souriant, moitié pleurant, oh ! si, dit-elle, je regrette missis Boffin.

— Moi également ; cette rupture m’a fait beaucoup souffrir ; mais ce n’est peut-être que provisoire ; il est possible que nous la revoyions ; qui sait ce qui arrivera ? »

Bella, qui, en tout autre moment, eût relevé ces paroles avec ardeur, ne parut pas y attacher d’importance ; elle tenait toujours le bouton du paletot de John, et l’examinait d’un air distrait, lorsque entra le cher Pa, qui venait passer la soirée. Le Chérubin avait là son fauteuil, son petit coin, toujours prêt à le recevoir ; et, sans médire de ses joies domestiques, il se trouvait, dans ce coin-là, plus heureux que partout ailleurs.

En toute circonstance, il était plaisant de voir ensemble le père et la fille ; mais le soir dont nous parlons, il sembla à John que Bella mettait plus de fantaisie que jamais dans ses relations filiales. « C’est très-bien de venir dès que vous sortez de l’école, dit-elle à son père ; vous êtes un bon petit garçon. Et qu’avons-nous fait en classe, avons-nous bien travaillé ?

— Mignonne, répondit le Chérubin en se frottant les mains, tandis qu’il s’asseyait à sa place, j’ai deux écoles : la maison Chicksey et Cie, et l’académie de ta mère ; de laquelle veux-tu parler ?

— Des deux, répondit-elle.

— Eh ! bien, pour être franc, elles m’ont un peu fatigué l’une et l’autre ; mais c’est une chose à laquelle il faut s’attendre ; il n’y a pas de route royale dans la science ; et qu’est-ce que la vie, si ce n’est une longue étude ?

— Mais quand vous saurez voire leçon par cœur ? que ferez-vous ?

— Il est probable que je mourrai, dit le Chérubin.

— Très-mal ! un méchant enfant ; il est défendu de se laisse abattre.

— Je ne suis pas abattu, ma belle, au contraire ; je suis gai comme une alouette. » Et sa figure confirma ses paroles.

« Si ce n’est pas vous qui êtes triste, il paraît que c’est moi, dit Bella, et je ne veux pas l’être plus longtemps. John, il faut donner à souper à notre écolier, n’est-ce pas ?

— Naturellement, chérie.

— Et il a tant pioché, dit-elle avec un petit coup sur les doigts du Chérubin, qu’il n’est pas présentable ; oh ! le petit piocheur, il a donc gratté la terre avec ses ongles ?

— J’ouvrais la bouche pour te demander à me laver les mains vrai, mon enfant ; mais tu as parlé plus vite que moi.

— Venez, monsieur, venez, dit-elle en le prenant par l’habit, vous ne pouvez pas vous laver les doigts tout seul. »

Le Chérubin, à son grand amusement, fut conduit dans un petit cabinet de toilette, où Bella lui savonna la figure et les mains ; et après l’avoir frotté, inondé et rincé, l’essuya jusqu’à ce qu’il fût rouge comme une betterave. « À présent, il faut vous peigner et vous brosser. Tenez la lampe, John ; et vous, cher bambin, fermez les yeux ; laissez-moi prendre ce menton, et soyez sage ; faites ce qu’on vous dit. »

Le cher Pa, tout disposé à obéir, eut les cheveux étendus avec la brosse, séparés avec le peigne, puis dressés, puis rabattus, puis enroulés sur le doigt de la coiffeuse, qui reculant sans cesse pour juger de l’effet, tombait sur John, était reçue par le bras que celui-ci avait de libre, et se retournait plus ou moins longtemps, pendant que le Chérubin attendait avec patience l’achèvement de sa toilette.

« Là ! dit-elle en donnant la dernière touche ; nous sommes maintenant comme un fils de bonne maison ; remettez votre habit ; et venez souper. »

Le Chérubin prit son paletot, et regagna son fauteuil. Bella approcha de lui une petite table, y mit la nappe et alla chercher le souper. « Un instant, dit-elle, il ne faut pas nous salir. »

Après lui avoir noué sa serviette derrière le cou, elle se mit à côté de lui, le regarda manger, lui disant comment il fallait tenir sa fourchette, lui versant à boire, et lui coupant sa viande.

Si habitué que fût John à lui voir prendre pour jouet son excellent père, toujours heureux de se prêter à ses enfantillages, il lui sembla qu’il y avait quelque chose de nouveau dans sa manière d’agir ; non pas qu’elle eût moins de naturel ou d’entrain qu’à l’ordinaire ; mais à travers toute cette folie, apparaissait de temps en temps comme un fond de gravité. Ainsi, lorsqu’elle eut allumé la pipe du Chérubin, et lui eut préparé son grog, elle vint s’asseoir sur un petit tabouret entre son père et son mari, mit son bras sur ce dernier, et resta tranquille ; au point que lorsque son père se leva pour partir elle tressaillit comme si elle avait oublié sa présence.

« Vous allez reconduire Pa jusqu’au bateau, John.

— Oui, cher ange ; viens-tu ?

— Non ; je n’ai pas écrit à Lizzie depuis que je lui ai annoncé que j’avais un galant pour de bon ; j’ai souvent regretté qu’elle ne sût pas combien elle avait eu raison en faisant semblant de voir dans la braise que je me jetterais dans le feu pour lui. Ce soir, je me sens d’humeur à le lui dire, et je vais rester pour cela.

— Tu es fatiguée ?

— Pas du tout ; je suis en train d’écrire à Lizzie. Bonsoir, cher Pa, si bon, si doux, si excellent. »

Elle écrivit à Lizzie une lettre fort longue, et venait de la terminer lorsque rentra son mari. « Vous arrivez bien, lui dit-elle ; je vais vous donner votre première leçon dès que ma lettre sera cachetée ; vous allez être mené sévèrement, je vous en réponds. »

La lettre cachetée, l’adresse mise, la plume essuyée, le pupitre fermé à clef et remis à sa place ; tout cela fait avec une gravité qu’aurait pu avoir la Parfaite ménagère, mais dont elle ne serait pas sortie assurément par un éclat de rire aussi musical, Bella fit asseoir son mari dans le fauteuil qu’il avait adopté, et s’assit elle-même sur son petit tabouret.

« Maintenant, monsieur, comment vous appelez-vous ? »

Pas de question allant plus droit au secret dont il lui faisait mystère. Il cacha néanmoins sa surprise, et répondit tranquillement : « John Rokesmith, cher ange.

— Très-bien. Qui vous a nommé comme cela ? »

Est-ce que je me suis trahi sans le savoir ? pensa John, qui répondit par une autre question. « Ne seraient-ce pas, cher trésor, mes parrains et marraines ?

— Pas très-bien, vous avez hésité ; je vois cependant que vous savez votre catéchisme, et je passe à autre chose. Pourquoi m’avez-vous redemandé ce soir si je voudrais être riche ? »

Encore son secret ! Il abaissa les yeux vers elle, qui, les mains croisées sur son genou à lui, le regardait en souriant. Jamais confidence ne fut plus près des lèvres ; et, ne trouvant pas de réponse, il lui donna un baiser.

« Bref, cher John, le texte de mon sermon est que je ne désire rien au monde, et que j’ai besoin que tu en sois convaincu.

— En ce cas le sermon est fini, car je te crois sur parole.

— Mais ce n’est que le premier point ; il y en a un second, puis un affreux troisième, comme je disais en moi-même quand j’étais petite, et qu’il fallait avaler le prêche.

— Voyons ces derniers points, mon ange.

— Êtes-vous bien sûr, John chéri, sûr et certain au plus profond de votre cœur…

— Qui ne m’appartient plus, interrompit John.

— Non, mais vous en avez la clef. Êtes-vous bien sûr, au fond de ce cœur que vous m’avez donné, comme je vous ai donné le mien, positivement sûr d’avoir oublié le passé ?

— Au contraire, je veux me le rappeler toujours, dit-il en posant ses lèvres sur celles de l’adorée. Si j’en avais perdu le souvenir, pourrais-je, en t’écoutant, me rappeler que ta voix m’a défendu ? penserais-je à ce que tu m’as sacrifié ? ne serait-ce pas effacer de ma vie les plus beaux jours ? Mais ce n’est pas là ce qui te rend sérieuse ?

— Non, ce n’est pas cela ; encore moins missis Boffin, bien que je l’aime de tout mon cœur. Attends un peu, je continue mon sermon. Elle inclina la tête, et dit en souriant : C’est que vois-tu, John, c’est si bon de pleurer de joie ! Mais c’est fini ; j’arrive au troisième point.

— Voyons, dit John, qu’est-ce que c’est ?

— Je crois, poursuivit-elle, que je crois, que tu crois…

— Chère enfant, que de croyances.

— N’est-ce pas ? dit-elle en riant ; jamais je n’en ai tant vu : une pensionnaire qui conjugue un verbe ; mais je ne peux pas faire autrement ; cependant je vais essayer : je crois donc que tu crois que je crois que nous sommes assez riches, puisqu’il ne nous manque rien.

— C’est vrai.

— Mais si notre argent allait diminuer d’une manière quelconque, s’il fallait, par exemple, restreindre un peu nos dépenses, aurais-tu la même confiance dans ma satisfaction ? la croirais-tu pleine et entière ?

— Oui, mon ange.

— Merci, John ; merci mille fois. Tu n’en serais pas moins heureux ; je peux y compter, n’est-ce pas ? (Sa voix tremblait légèrement). Oui, je le sais bien, puisque je serais tout aussi contente ; à plus forte raison un homme qui est bien plus raisonnable, plus ferme, plus généreux.

— Chut ! dit-il ; je n’entends pas de cette oreille-là ; tu es aussi raisonnable que moi sur ce chapitre, et autant qu’il faut l’être sur tous les autres. D’ailleurs, j’aurais dû te le dire plus tôt, j’ai de bonnes raisons pour croire que notre petit revenu est sur le point d’augmenter. »

Elle aurait pu prendre un intérêt plus vif à ces paroles ; mais elle était replongée dans l’examen du bouton, qui déjà l’avait absorbée, et c’est à peine si elle prit garde à ce qu’il disait.

« Ainsi, voilà le fin mot, dit-il en riant ; nous savons maintenant ce qui nous rend si grave.

— Non, dit-elle en tortillant le bouton et en secouant la tête ; ce n’est pas cela.

— Un quatrième point ! s’écria John ; quelle petite sermonneuse !

— Le second et le troisième me tracassaient bien un peu, dit Bella, toujours occupée du bouton ; mais ce n’est pas cela, ou plutôt c’est un autre genre : un sérieux plus calme et bien autrement profond, John chéri. »

Comme il se penchait pour la regarder, elle lui posa sa petite main sur les yeux, et dit tout bas : « Te rappelles-tu ce que disait Pa, au dîner de Greenwich, à propos des navires qui viennent des pays inconnus ?

— Parfaitement.

— Eh bien ! je crois que dans le nombre il y en a un… qui nous apporte… un petit bébé, John. »