L’Analyze des Échecs/Préface

La bibliothèque libre.
À Londres, l'an MDCCXLIX (p. 14-22).
Préface.


Il ſeroit inutile de dire beaucoup de choſes à la louange du jeu des Échecs, après que tant de célèbres Autheurs Anciens & modernes, en ont fait l’Éloge. Don Pietro Carrera, qui nous a donné l’an 1617, un gros volume ſur l’origine & le progrés de ce jeu, nous donne en même tems une liſte, qui en contient un nombre trop grand pour entrer dans les pages que j’ai deſtinées à cette Préface ; j’en nommerai cependant quelques uns des plus célèbres, & des mieux connus dans le Monde, qui ſelon lui ont parlés à l’avantage de ce noble Jeu : ce ſont, Herodote, Euripide, Sophocle, Philoſtrate, Homere, Virgile, Ariſtote, Sénèque, Platon, Ovide, Horace, Quintilien, Martial, Vida, &c. Ce même Carrera fait voir, & ſoutient par des raiſons qui paroiſſent aſſez convainquantes, que la plupart des ſuſdits Autheurs, & pluſieurs autres, attribüent l’invention de ce jeu à Palamede. Il eſt vrai qu’il s’en trouve un grand nombre d’une opinion contraire : quelques uns veulent qu’il ait éxiſté devant lui, d’autres nous aſſurent que le Philoſophe Serſe, Conſeiller d’Ammolin, Roi de Babilone, l’inventa pour détourner ce Prince de ſon penchant naturel à la cruauté, en l’amuſant avec quelque choſe de nouveau, de divertiſſant, & de ſpéculatif. Il eſt dit que les Égyptiens rangèrent enſuite ce jeu au nombre des Sciences dans un tems même, ou perſonne ne les poſſedoit qu’eux, ce fut apparemment ſur ce principe.


Scientia eſt eorumr, que conſiſtunt in intellectu.


Cependant, comme il ya ſi longtems que ce jeu, où cette Science exiſte, & qu’il eſt moralement impoſſible d’en fixer l’Auteur, il n’eſt pas étonnant de voir tant d’opinions différentes à ſon ſujet ; & qu’il s’en trouve d’aſſez opiniâtres pour ſoutenir, qu’il n’y a pas 300 Ans, que ce jeu eſt inventé. D’autres, pour lui faire grace, veulent bien le reculer un peu plus, ce qu’ils ne ſeroient peut être pas, ſi l’on ne pouvoit les convaincre que dans le Tréſor Royal de l’Abbaye de St. Denis, on y voit encore aujourd’hui les Échecs avec leſquels l’invincible Charlemagne[1] ſe délaſſoit de ſes fatigues.

Euripide dans ſa Tragédie d’Iphigénie en Aulide nous dit, qu’Ajax & Proteſilaus jouoient aux Échecs en préſence de Mérion, d’Uliſſe, & d’autres fameux Grecs. Homere, dans le premier livre de fon Odiſſée, rapporte que les Princes Amants de Pénélope jouoient aux Échecs devant la porte de cette Belle, ce qui donna lieu à la traduction de deux vers grecs de ce grand Poëte, par un excellent Auteur.


Invenit autem Procos Superbos, qui quidem tum

Calculis ante januam animum oblectabant.


Mais ſans s’embaraſſer de toutes ces opinions différentes touchant l’Origine du jeu des Échecs, on ne pourra jamais diſconvenir qu’il n’ait contribué depuis un grand nombre de Siécles à l’amuſement des plus fameux Héros de l’Antiquité, & que la pluſpart de ceux d’aujourd’hui ſe font encore un plaiſir de le pratiquer.

L’hiſtoire nous rapporte que Charles XII. Roi de Suède, étoit un Prince dont la vertu & l’Heroïſme formoient également le Caractère. Il étoit non ſeulement capable de reſiſter à toutes les amorces & tentations du vice ; mais il ſçavoit encore ſe refuſer tout ce que la delicateſſe peut fournir aux plaiſirs de la vie humaine. Il haïſſoit le jeu, & le déffendoit à ſes Trouppes, & à ſes Sujets ; mais celui des Échecs en étoit tellement excepté, que lui même l’encourageoit par le gout, & le plaiſir qu’il paroiſſoit y prendre. Voltaire nous dit que ce Prince, étant à Bender, Jouoit Journellement avec le Général Poniatofſky, ou avec ſon Tréſorier Grothuſen.

Cependant comme toute choſe eſt ſujette au changement, je vois avec regret, que ce noble-jeu n’a pas conſervé partout ſa pureté, ſelon les Régles attribuées à Palamede ; il eſt dit que les Grecs les obſervoient ſi exactement qu’ils n’auroient pû ſouffrir un Échiquier mal tourné. Ils vouloient abſolument (comparant toujours ce jeu à une Bataille) que la Tour de la droite fût placée ſur une caſe blanche, parce que cette couleur étant de bonne augure parmi eux ; chacun des deux Combattans ſe promettoit la Victoire par le moyen de cette caſe blanche à leur droite :

En pluſieurs endroits de l’Allemagne on à défiguré ce jeu à ne le reconnoître que par la forme de l’Échiquier ; & des Pièces ; premièrement on fait jouer deux coups de ſuite en commençant la partie ; cette Méthode doit paraître d’autant plus ridicule, qu’il n’y a aucun jeu où l’on ne joue alternativement chacun à ſon tour, & d’ailleurs pourra-t’on aiſément concevoir qu’entre deux bons joueurs ; celui qui joue le dernier, ait beaucoup de chance pour gagner la partie. En ſecond lieu, on donne au pion le droit de paſſer priſe, ce qui forme non ſeulement un Jeu tout différent du véritable, mais il diminue beaucoup de ſa beauté, parce qu’un ſeul pion pourra paſſer au devant de deux autres, qui avec adreſſe & peine ſe ſeront induſtrieuſement gliſſez à trois caſes de Dames, & qui ſe trouveront arretez par le Roi, ou par un Fou Adverſaire, tandis que ce ſeul pion ira ou faire une Dame, ou vous forcera d’abandonner tous les vôtres avancés, pour venir faire la guerre à ce miſérable qui n’a aucun mérite, & qui n’a rendu aucun ſervice dans le courant de la partie. C’eſt aſſurément tout oppoſé aux maximes de la guerre, où le mérite ſeul peut contribuer à l’avancement d’un ſimple Soldat : de plus, lorſque le Roi roque il a le privilège de pouſſer en même tems le Pion de la Tour, & dans ce cas il joue encore deux fois de fuite. Selon moi toutes ces difformitez ont été introduites par des chicanneurs, qui pour leur avantage auront fait jouer les gens à leur fantaiſie.

Dans ce beau chemin de Critique, il m’eſt impoſſible d’avoir aſſez de complaiſance pour épargner mes compatriotes, qui ont donné dans une erreur auſſi grande que celle des Allemands. Ils ſont d’autant moins pardonnables, qu’il y a parmi eux une quantité de très bons joueurs, & même des plus excellens de l’Europe. Il eſt donc à préſumer qu’ils ſe ſont laiſsez entraîner (comme j’ai fait autrefois) par une mauvaiſe coutume, établie, ſelon toute apparence, par quelqu’ignorant qui aura été l’introducteur de ce jeu dans le Royaume, je me perſuade que c’étoit un joueur de Dames qui ne ſachant, à peu près, que la marche des Échecs, s’imaginoit qu’en allant à Dame, on en pouvoit faire autant que ſur un Damier. Je demande donc (ſans citer Palamede, ou d’autres qui ont limité ce jeu à une ſeule Dame, deux Tours, deux Chevaliers, &c.) ſi cela ne fait pas un bel effet, de voir promener ſur un Échiquier deux Pions plantés ſur une même Caſe, pour marquer une ſeconde Dame ? S’il en vient une 3me (choſe que j’ai vu pluſieurs fois à Paris) cela fait encore une meilleure figure, ſur-tout, lorſque le Cû du Pion, eſt à peu près auſſi large que la Caſe qui en doit contenir deux, je laiſſe donc à juger à préſent ſi cette méthode n’eſt pas des plus ridicules, & d’autant plus blamable, qu’elle ne ſe pratique dans aucun endroit où le jeu des Échecs eſt connu.

Toutefois, ſi malgré mes remontrances, mes compatriotes s’obſtinoient à continuer dans la même erreur, Je veux les exhorter d’avoir au moins la précaution, pour éviter toute chicane, de faire faire dans un jeu d’échecs 3 ou quatre Dames, autant de Tours, Chevaliers, &c. pour les placer au beſoin.

Je reviens à Don Pietro Carrera qui, ſelon toute apparence, à ſervi de modèle au Calabrois & à d’autres Autheurs ; Cependant ni lui, ni aucun d’eux ne nous ont donné, (malgré leur grande prolixité) que des inſtructions imparfaites, & inſuffiſantes pour former un bon joueur. Ils ſe font uniquement appliqués à nous donner des ouvertures de jeux, & enſuite ils nous abandonnent au ſoin d’en étudier les fins ; de ſorte que le joueur reſte à peu près auſi embarraſé que s’il eut été contraint de commencer la Partie ſans inſtruction.

Cunningham, & Bertin nous donnent des Gambits qu’ils font perdre ou gagner en faiſant mal jouer l’adverſaire. Il n’eſt pas douteux qu’ils n’ayent trouvé leur compte dans une méthode ſi facile & ſi peu laborieuſe, mais auſſi, quelle utilité un Amateur peut-il tirer d’une inſtruction ſemblable ? J’ai connu des Joueurs d’échecs qui ſavoient tout le Calabrois & d’autres Autheurs par cœur, & qui, après avoir joué les 4 ou 5 premiers, coups, ne ſavoient plus où donner de la tête, mais j’oſe dire hardiment que celui qui ſaura mettre en uſage les règles que je donne ici ne ſera jamais dans le même cas. Je me ſuis gardé d’imiter ces Autheurs qui ne ſachant comment remplir leurs Feuilles, les ont farcies d’une quantité de jeux rangez (mais plutôt jeux d’enfans, parce que leurs Situations ne ſe rencontreront pas une fois en mille ans) pour montrer des fins de Parties qui n’aboutiſſent à rien : Les Amateurs ſe contenteront j’eſpère de leur avoir donné un Modicum & Bonum, qui eſt utile, inſtructif, & qui peut ſe rencontrer dans toutes les Parties. J’omets même tous les mats excepté celui du Fou & de la Tour, contre une Tour Adverſaire, étant le Mat le plus difficile qu’il y ait ſur l’Échiquier ; Carrera nous dit bien que ce Mat peut ſe forcer, mais, on peut douter, par ſes écrits, qu’il ait ſceu lui même le Coup.

Mon but principal eſt de me rendre recommandable par une nouveauté dont perſonne ne s’eſt aviſé, ou peut-être n’en a été capable ; c’eſt celle de bien jouer les Pions : Ils ſont l’âme des Échecs : Ce font eux uniquement qui forment l’attaque & la defence ; & de leur bon où mauvais arrangement, dépend entièrement le gain ou la perte de la Partie.

Un joueur qui ne ſait pas (même en jouant bien un Pion) la raiſon pour laquelle il le joue, eſt à comparer à un Général qui a beaucoup de pratique & peu de théorie.

Dans mes quatre premières Parties, on verra depuis le commencement juſqu’à la fin, une attaque & une defence régulière de part & d’autre.

On y pourra apprendre, par des Réflexions que je donne ſur les Coups principaux ; & qui paroiſſent les moins intelligibles, la raiſon pour laquelle on eſt contraint de les jouer, & qu’en jouant toute autre choſe, on perd indubitablement la Partie ; c’eſt ce que je fais par des Renvoys, afin qu’en voyant les effets, on puiſſe d’autant mieux en concevoir les raiſons.

On verra dans les Gambits, que ces ſortes de Parties ne décident rien en faveur de celui qui attaque, ni de celui qui les défend ; & lorſqu’on joue bien de part & d’autre, la Partie ſe réduit plutôt à une Remiſe, qu’à un gain aſſeuré d’un coté ou de l’autre. Il eſt vrai, que ſi l’un ou l’autre fait une faute dans les dix où douze premiers Coups, la Partie eſt perdue.

Mes Renvois (qui ſeront plus fréquents, quoique moins inſtructifs, que ceux de mes autres Parties) le feront voir.

Le Gambit de la Dame, entraînant après ſoi, dans ſes premiers Coups, un grand nombre de différentes Parties, a rebuté Juſqu’à préſent tous les Autheurs, d’en entreprendre la Diſſection.

Ils ſe ſont contentés d’en parler, & de nous donner quelques commencements remplis de faux Coups : Je me flatte d’en avoir trouvé la véritable deſſence. Ceux qui font intelligens dans cette Partie, pourront voir ſi j’ai bien réuſſi.

En finiſſant, j’avertis les Amateurs, que dans toutes mes Remarques, Renvoys, &c. pour évier toute Équivoque je traite toujours le Blanc à la ſeconde perſonne, & le Noir à la 3me : Comme par Exemple vous jouez, vous prendrez, vous auriez pris, s’entend toujours le Blanc : Et il joue, il prendra, il auroit pris, s’entend le Noir.

  1. Charlemagne vivoit dans le 8me Siècle.