L’Anneau d’améthyste/V

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Calmann-Lévy (p. 149-155).


V


Comme on parlait de l’Affaire chez Paillot, dans le coin des bouquins, M. Bergeret, qui avait l’esprit spéculatif, exprima des idées qui ne correspondaient point au sentiment public.

— Le huis clos, dit-il, est une pratique détestable.

Et comme M. de Terremondre lui objectait la raison d’État, il répliqua :

— Nous n’avons point d’État. Nous avons des administrations. Ce que nous appelons la raison d’État, c’est la raison des bureaux. On nous dit qu’elle est auguste. En fait, elle permet à l’administration de cacher ses fautes et de les aggraver.

M. Mazure dit avec solennité :

— Je suis républicain, jacobin, terroriste… et patriote. J’admets qu’on guillotine les généraux, mais je ne permets pas qu’on discute les décisions de la justice militaire.

— Vous avez raison, dit M. de Terremondre, car si une justice est respectable, c’est bien celle-là. Et je puis vous assurer, connaissant l’armée, qu’il n’y a pas de juges aussi indulgents et aussi capables de pitié que les juges militaires.

— Je suis heureux de vous l’entendre dire, répliqua M. Bergeret. Mais l’armée étant une administration comme l’agriculture, les finances ou l’instruction publique, on ne conçoit pas qu’il existe une justice militaire quand il n’existe ni justice agricole, ni justice financière, ni justice universitaire. Toute justice particulière est en opposition avec les principes du droit moderne. Les prévôtés militaires paraîtront à nos descendants aussi gothiques et barbares que nous paraissent à nous les justices seigneuriales et les officialités.

— Vous plaisantez, dit M. de Terremondre.

— C’est ce qu’on a dit à tous ceux qui ont prévu l’avenir, répondit M. Bergeret.

— Mais si vous touchez aux conseils de guerre, s’écria M. de Terremondre, c’est la fin de l’armée, c’est la fin du pays !

M. Bergeret fit cette réponse :

— Quand les abbés et les seigneurs furent privés du droit de pendre les vilains, on crut aussi que c’était la fin de tout. Mais on vit bientôt naître un nouvel ordre, meilleur que l’ancien. Je vous parle de soumettre le soldat, en temps de paix, au droit commun. Croyez-vous que depuis Charles VII, ou seulement depuis Napoléon, l’armée française n’ait pas subi de plus grands changements que celui-là ?

— Moi, dit M. Mazure, je suis un vieux jacobin, je maintiens les conseils de guerre et je place les généraux sous l’autorité d’un comité de salut public. Il n’y a rien de tel pour les décider à remporter des victoires.

— C’est une autre question, dit M. de Terremondre. Je reviens à ce qui nous occupe, et je demande à monsieur Bergeret s’il croit, de bonne foi, que sept officiers ont pu se tromper.

— Quatorze ! s’écria M. Mazure.

— Quatorze, reprit M. de Terremondre.

— Je le crois, répondit M. Bergeret.

— Quatorze officiers français ! s’écria M. de Terremondre.

— Oh ! dit M. Bergeret, ils auraient été suisses, belges, espagnols, allemands ou néerlandais, qu’ils auraient pu se tromper tout autant.

— Ce n’est pas possible, s’écria M. de Terremondre.

Le libraire Paillot secoua la tête, pour exprimer qu’à son avis aussi, c’était impossible. Et le commis Léon regarda M. Bergeret avec une surprise indignée.

— Je ne sais si vous serez jamais éclairés, fit doucement M. Bergeret. Je ne le pense pas, quoique tout soit possible, même le triomphe de la vérité.

— Vous voulez parler de la revision, dit M. de Terremondre. Cela, jamais ! La revision vous ne l’aurez pas. Ce serait la guerre. Trois ministres et vingt députés me l’ont dit.

— Le poète Bouchor, répondit M. Bergeret, nous enseigne qu’il vaut mieux endurer les maux de la guerre que d’accomplir une action injuste. Mais vous n’êtes point dans cette alternative, messieurs, et l’on vous effraye avec des mensonges.

Au moment où M. Bergeret prononçait ces paroles, un grand tumulte éclata sur la place. C’était une bande de petits garçons qui passaient en criant : « À bas Zola ! mort aux juifs ! » Ils allaient casser des carreaux chez le bottier Meyer qu’on croyait israélite, et les bourgeois de la ville les regardaient avec bienveillance.

— Ces braves petits gosses ! s’écria M. de Terremondre, quand les manifestants furent passés.

M. Bergeret, le nez dans un gros livre, prononça lentement ces mots :

« La liberté n’avait pour elle qu’une infime minorité de gens instruits. Le clergé presque tout entier, les généraux, la plèbe ignare et fanatique voulaient un maître. »

— Qu’est-ce que vous dites ? demanda M. Mazure, agité.

— Rien, répondit M. Bergeret. Je lis un chapitre de l’histoire d’Espagne. Le tableau des mœurs publiques lors de la restauration de Ferdinand VII.

Cependant le bottier Meyer fut à demi assommé. Il ne s’en plaignit point, de peur de l’être tout à fait, et parce que la justice du peuple, associée à celle de l’armée, lui inspirait une muette admiration.