L’Anneau d’améthyste/VI

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 156-195).


VI


M. Bergeret n’était pas triste, parce qu’il jouissait de l’indépendance véritable, qui est toute intérieure. Il avait l’âme libre. Il goûtait aussi la douceur profonde de la solitude, après le départ de madame Bergeret, en attendant sa fille Pauline, que devait bientôt lui amener d’Arcachon mademoiselle Bergeret, sa sœur. M. Bergeret se promettait de vivre agréablement avec sa fille, qui lui ressemblait par un certain tour d’esprit et de langage, et qui flattait son amour-propre, parce qu’on lui en faisait des compliments. Il se plaisait à l’idée de revoir sa sœur Zoé, vieille fille qui, n’ayant jamais été jolie, avait gardé sa franchise naturelle, fortifiée par une secrète disposition à déplaire, et qui d’ailleurs ne manquait ni d’esprit ni de cœur.

Pour le présent, M. Bergeret était occupé des soins de son emménagement. Il accrochait aux parois de son cabinet, au-dessus de la bibliothèque, de vieilles vues de Naples et du Vésuve, qui lui venaient d’héritage. Or, de tous les travaux auxquels puisse se livrer un honnête homme, le travail d’enfoncer des clous dans un mur est celui peut-être qui procure les plus tranquilles jouissances. Le comte de Caylus, sensible à bien des sortes de voluptés, mettait au-dessus de toutes les autres celle de déballer des caisses de poteries étrusques. Donc, M. Bergeret accrochait à son mur une vieille gouache représentant le Vésuve, dans la nuit bleue, avec une aigrette de flamme et de fumée. Ce tableau lui rappelait les heures de son enfance étonnée et charmée. Il n’était pas triste. Il n’était pas gai non plus. Il avait des soucis d’argent. Il connaissait les inélégances de la pauvreté. Χρήματ’ ἀνὴρ, l’argent fait l’homme, comme dit Pindare. (Isth. II.)

Il n’était point en sympathie avec ses collègues et avec ses élèves. Il n’était point en sympathie avec les habitants de la ville. Faute de pouvoir sentir et comprendre comme eux, il était retranché de la communion humaine ; et sa singularité le privait de cette douleur sociale qui agit même à travers les murs d’une maison et les portes closes. Par cela seul qu’il pensait, il était un être étrange, inquiétant, suspect à tous. Il troublait même le libraire Paillot. Et le coin des bouquins, son asile et son refuge, ne lui était plus sûr. Pourtant il n’était pas triste. Il rangeait ses livres sur les tablettes de sapin assemblées devant lui par le menuisier et il se divertissait à manier ces petits monuments de sa vie humble et méditative. Il s’emménageait avec zèle. Et, quand il était fatigué d’accrocher des tableaux et de placer des meubles, il s’enfonçait dans quelque livre, doutant encore s’il devait s’y plaire, puisque ce livre était une chose humaine, et s’y plaisant enfin. Il lut quelques pages d’un ouvrage sur « le progrès réalisé par les sociétés modernes ». Et il songea :

« Soyons humbles. Ne nous croyons pas excellents, car nous ne le sommes pas. En nous regardant nous-mêmes, découvrons notre véritable figure qui est rude et violente comme celle de nos pères, et puisque nous avons sur eux l’avantage d’une plus longue tradition, connaissons du moins la suite et la continuité de notre ignorance. »

Ainsi songeait M. Bergeret tandis qu’il s’emménageait. Il n’était pas triste. Il n’était pas gai non plus, pensant qu’il désirerait toujours en vain madame de Gromance, ne sachant pas qu’elle n’était précieuse pour lui que par le désir qu’elle lui inspirait. Mais cette vérité philosophique ne lui apparaissait pas clairement, à cause du trouble de ses sens. Il n’était pas beau, il n’était pas jeune, il n’était pas riche, et il n’était pas triste parce que sa sagesse approchait de la bienheureuse ataraxie, sans toutefois y atteindre. Et il n’était pas gai parce qu’il était sensuel et que son âme n’était point exempte de désirs et d’illusions.

La servante Marie, ayant accompli sa tâche en remplissant la maison de terreur et d’horreur, était congédiée. Il avait fait choix, pour la remplacer, d’une bonne femme de la ville, qu’il nommait Angélique, et qu’on appelait madame Borniche parmi les boutiquiers et les paysans du marché.

Elle avait été abandonnée, jeune encore et laide, par Nicolas Borniche, son mari, cocher habile, mais homme débauché. Elle était devenue servante et avait obéi à des maîtres divers. Il lui restait de sa première condition une certaine fierté, qui ne craignait pas toujours d’être importune, et une ardeur de gouverner. Au reste, herboriste et guérisseuse, un peu sorcière et remplissant la maison d’une bonne odeur d’herbes. Le cœur plein d’un zèle sincère, elle était tourmentée d’un éternel besoin d’aimer et de plaire. Dès le premier jour, elle avait aimé M. Bergeret pour la distinction de son esprit et la douceur de ses manières. Mais elle attendait avec inquiétude la venue de mademoiselle Bergeret. Un pressentiment l’avertissait qu’elle ne plairait point à la sœur d’Arcachon. Elle contentait au contraire M. Bergeret, qui goûtait dans sa maison la paix conquise et l’heureuse délivrance.

Ses livres, naguère méprisés et refoulés, il les avait dressés sur de longues tablettes dans une chambre vaste et claire. C’est là qu’il travaillait en paix à son Virgilius nauticus et qu’il se livrait aux silencieuses orgies de la méditation. Un jeune platane agitait mollement, devant la fenêtre, ses feuilles découpées, et plus loin un noir contrefort de Saint-Exupère dressait son pinacle ébréché, dans lequel croissait un cerisier, don d’un oiseau.

Un matin, comme M. Bergeret, assis devant sa table, près de la fenêtre sur laquelle tremblaient les feuilles du platane, recherchait comment les vaisseaux d’Énée avaient été changés en nymphes, il entendit gratter à la porte et il vit tout aussitôt la vieille servante qui portait sur son ventre, comme une sarigue, un nourrisson dont la tête noire sortait du tablier troussé en manière de poche. Elle resta un moment immobile, avec un air d’inquiétude et d’espérance, puis elle posa le petit être sur le tapis aux pieds du maître.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda M. Bergeret.

C’était un petit chien de race incertaine, qui tenait du terrier, avec une jolie tête bien coiffé, le poil ras, couleur feu très sombre, et un bout de queue de rien du tout. Il avait le corps encore mou des petits, et il allait, flairant sur le tapis.

— Angélique, dit M. Bergeret, portez cette bête à ses maîtres.

— Monsieur, elle n’en a pas, répondit Angélique.

M. Bergeret regarda en silence le petit chien qui était venu sentir ses pantoufles et qui reniflait agréablement. M. Bergeret était philologue. C’est peut-être pourquoi il fit, dans ces conjonctures, cette vaine question :

— Comment s’appelle-t-il ?

— Monsieur, répondit Angélique, il n’a pas de nom.

M. Bergeret parut contrarié de cette réponse. Il regarda le chien d’un air de tristesse et de découragement.

Alors le chien posa ses deux pattes de devant sur la pantoufle de M. Bergeret et, la tenant ainsi embrassée, il en mordilla la pointe avec innocence. M. Bergeret, soudain attendri, prit sur ses genoux le petit être sans nom. Le chien le regarda. Et M. Bergeret fut ému par ce regard confiant.

— Le bel œil ! dit-il.

Il est vrai que ce chien avait de beaux yeux, des prunelles marron avec des lueurs dorées, dans une amande d’un blanc chaud. Et le regard de ces yeux exprimait des idées simples et mystérieuses, qu’on sentait communes aux animaux pensifs et aux hommes simples, qui vivent sur la terre.

Mais fatigué, peut-être, de l’effort intellectuel qu’il venait de faire pour communiquer avec l’homme, il ferma ses beaux yeux et découvrit, dans un large bâillement, sa gueule rose, sa langue en volute et l’armée de ses dents éclatantes.

M. Bergeret lui mit la main dans la gueule. Le petit chien lui lécha la main. Et la vieille Angélique, rassurée, sourit.

— Il y a pas plus affectueux que cette petite bête, dit-elle.

— Le chien, dit M. Bergeret, est un animal religieux. Sauvage, il adore la lune et les clartés flottantes sur les eaux. Ce sont ses dieux et il leur adresse, la nuit, de longs hurlements. Domestique, il se rend favorables, par ses caresses, les génies puissants qui disposent des biens de la vie, les hommes. Il les vénère, il accomplit, pour les honorer, des rites qu’il connaît de science héréditaire ; il leur lèche les mains, se dresse contre leurs jambes, et s’il les voit irrités contre lui, il s’approche d’eux en rampant sur le ventre, en signe d’humilité, pour apaiser leur colère.

— Tous les chiens, dit Angélique, ne sont pas amis de l’homme. Il y en a qui mordent la main qui les nourrit.

— Ce sont des chiens impies et délirants, dit M. Bergeret, des insensés semblables à Ajax, fils de Télamon, qui blessa à la main Aphrodite d’or. Ces sacrilèges périssent de male mort ou bien ils mènent une vie errante et misérable. Il n’en est pas de même de ces chiens qui, associés aux querelles de leur dieu, combattent le dieu voisin, le dieu ennemi. Ceux-ci sont des héros. Tel le chien du boucher Lafolie qui perça d’un croc aigu le mollet du chemineau Pied-d’Alouette. Car il est vrai que les dieux des chiens font la guerre entre eux comme les dieux des hommes. Et Turc à la face camuse sert son dieu Lafolie contre les dieux malandrins, ainsi qu’Israël aidait Iaveh à détruire Chamos et Moloch.

Cependant le petit chien, s’étant assuré que les discours de M. Bergeret n’étaient point intéressants, plia les pattes et allongea le museau pour dormir sur les genoux qui l’avaient reçu.

— Où l’avez-vous trouvé ? demanda M. Bergeret.

— C’est-à-dire, monsieur, que c’est le chef de monsieur Dellion qui me l’a donné.

— En sorte, dit M. Bergeret, que nous avons la charge de cette âme ?

— Quelle âme ? demanda la vieille Angélique.

— Cette âme canine. Un animal, c’est proprement une âme. Je ne dis point une âme immortelle. Pourtant, à considérer la situation que nous occupons dans l’univers, cette pauvre bête et moi, je reconnais à l’une et à l’autre précisément les mêmes droits à l’immortalité.

Après avoir longtemps hésité, la vieille Angélique dit avec un effort douloureux qui retroussait sa lèvre du haut sur les deux dents qui lui restaient :

— Si monsieur ne veut pas du chien, je le rendrai au chef de monsieur Dellion. Mais vous pouvez le garder, je vous assure. Vous ne le verrez ni ne l’entendrez.

À peine avait-elle dit, que la petite bête, au bruit d’un camion qui passait dans la rue, se dressa sur les genoux de M. Bergeret et se mit à pousser des aboiements sonores et prolongés, dont les vitres résonnèrent. M. Bergeret sourit.

— C’est un chien de garde, dit Angélique en manière d’excuse. Il n’y a pas plus fidèle.

— Lui avez-vous donné à manger ? demanda M. Bergeret.

— Bien sûr, répondit Angélique.

— Qu’est-ce qu’il mange ?

— Monsieur sait bien que les chiens mangent de la pâtée.

M. Bergeret, un peu piqué, repartit étourdiment qu’elle avait bien pu, dans sa précipitation, le prendre avant la fin de sa nourriture. Sur quoi on le redressa encore, car il était visible que c’était un chien de six mois.

M. Bergeret le posa sur le tapis, et le regarda avec intérêt.

— Il est joli ! dit la servante.

— Non, il n’est pas joli, dit M. Bergeret. Mais il est sympathique, et il a de beaux yeux. C’est ce qu’on disait de moi, ajouta le professeur, quand j’avais le triple de son âge et pas encore la moitié de son intelligence. Sans doute, j’ai depuis lors jeté sur l’univers une vue qu’il ne jettera jamais. Mais au regard de la vérité absolue, on peut dire que ma connaissance égale la sienne par sa petitesse. C’est, comme la sienne, un point géométrique dans l’infini.

Et s’adressant à la pauvre petite bête qui flairait la corbeille aux papiers :

— Flaire, flaire, lui dit-il, renifle, prends du monde extérieur toutes les connaissances qui peuvent parvenir à ton simple cerveau par le bout de ton nez noir comme une truffe. Et que moi, cependant, j’observe, je compare, j’étudie : nous ne saurons jamais, ni l’un ni l’autre, ce que nous faisons ici et pourquoi nous y sommes. Qu’est-ce que nous faisons au monde, hein ?

Comme il avait parlé un peu fort, la petite bête le regarda avec inquiétude. Et M. Bergeret, revenant à l’idée qui l’avait d’abord occupé, dit à la servante :

— Il faut lui donner un nom.

Elle répondit en riant, les mains sur le ventre, que ce n’était pas difficile.

Sur quoi M. Bergeret fit intérieurement cette réflexion que tout est simple aux simples, mais que les esprits avisés, qui considèrent les choses sous des aspects divers et multiples, invisibles au vulgaire, éprouvent une grande difficulté à se décider même dans les moindres affaires. Et il chercha un nom qui pût convenir à cette petite chose animée qui, dans le moment, mordillait la frange du tapis.

« Tous les noms de chiens, pensa-t-il, conservés dans les traités de nos vieux veneurs, comme du Fouilloux, et dans les vers de nos poètes agrestes, comme La Fontaine, Finaud, Miraut, Briffaut, Ravaud, désignent des chiens de chasse, la noblesse du chenil, la chevalerie de la canaille. Le chien d’Ulysse s’appelait Argos. Il était chasseur aussi. Homère nous l’apprend. « En sa jeunesse, il chassait les petits lièvres d’Ithaque. Mais il était vieux et ne chassait plus. » Il nous faut tout autre chose ici. Les noms que les vieilles demoiselles ont coutume de donner à leur toutou conviendraient mieux, s’ils n’étaient généralement prétentieux et niais. Azor est ridicule. »

Ainsi songeait M. Bergeret et il rappelait dans son esprit beaucoup de noms de chiens sans en trouver un seul qui lui fût plaisant. Il pensa en inventer un, mais il n’avait pas d’imagination.

Enfin :

— En quel jour sommes-nous ? demanda-t-il.

— Le neuf, répondit Angélique, le jeudi neuf.

— Eh bien ! dit M. Bergeret, ne pouvons-nous nommer ce chien Jeudi, comme Robinson appela son nègre Vendredi, pour une raison semblable ?

— Comme il plaira à monsieur, dit Angélique ; mais ce n’est guère joli.

— Alors, dit M. Bergeret, trouvez vous-même un nom à votre créature. Car enfin, c’est vous qui l’avez introduit ici, ce chien.

— Oh ! moi, dit la servante, je ne saurais pas trouver un nom. Je n’ai pas assez d’esprit. Quand je l’ai vu sur la paille, dans la cuisine, je l’ai appelé Riquet ; et il est venu jouer dans mes jupes.

— Vous l’avez appelé Riquet ! s’écria M. Bergeret. Que ne le disiez-vous ! Il est Riquet, il restera Riquet. Voilà une chose assurée. Maintenant, allez-vous-en avec Riquet, et laissez-moi travailler.

— Monsieur, dit Angélique, je vous laisse le chien ; je le reprendrai quand je serai revenue du marché.

— Vous pouvez fort bien l’emmener au marché, répondit M. Bergeret.

— Monsieur, c’est que je vais aussi à l’église.

Il est vrai qu’elle allait à la sacristie de Saint-Exupère demander une messe basse pour le repos de l’âme de son mari. C’est ce qu’elle faisait sans faute une fois l’an ; non qu’elle eût jamais été avisée du décès de Borniche, dont elle n’avait point reçu de nouvelles depuis qu’il l’avait abandonnée. Mais c’était une affaire arrangée dans l’esprit de cette bonne femme que Borniche était mort. De la sorte elle ne craignait point qu’il vînt lui prendre le peu d’argent qu’elle avait, et elle contribuait, selon ses moyens, à le tirer d’affaire dans l’autre monde, tandis qu’il la laissait tranquille dans celui-ci.

— Eh ! dit M. Bergeret, enfermez cette bête dans la cuisine ou en tel autre endroit convenable et ne m’embarrass…

Il n’acheva point, s’étant aperçu qu’Angélique était partie. Et ce n’était pas sans dessein que, faisant mine de ne point entendre, elle laissait Riquet près de son maître. Elle voulait les accoutumer l’un à l’autre et donner un ami à ce pauvre M. Bergeret qui n’en avait pas. Ayant donc tiré la porte sur elle, elle enfila le couloir et descendit les degrés. M. Bergeret se remit à l’ouvrage et s’enfonça la tête la première dans son Virgilius nauticus. Ce travail lui était agréable. C’était le repos de sa pensée, une sorte de jeu à sa convenance, un jeu qu’on joue seul, et qui procure l’agrément de manier des cartes. Car il avait sur sa table, dans des boîtes, un joli jeu de fiches. Or, tandis qu’il mettait la flotte d’Énée bien proprement, par menus morceaux, sur de menus cartons, il sentit comme de petits poings qui lui battaient la jambe. Riquet, dont il ne s’occupait plus, Riquet, dressé tout debout, lui tapotait le genou, à deux pattes, en agitant son petit bout de queue. Quand il fut las, Riquet se laissa glisser tout le long du pantalon ; puis il se dressa de nouveau et recommença ses tapotements. Et M. Bergeret, ayant détourné la tête de toute sa science de papier, vit deux yeux bruns qui le regardaient avec sympathie.

« Ce qui donne une beauté humaine aux regards de ce chien, pensa-t-il, c’est qu’ils sont tour à tour d’une vivacité riante et d’une lenteur grave, et que par eux s’exprime une petite âme muette dont les pensées ne manquent ni de durée ni de profondeur, et qui est une âme attentive. Mon père aimait les chats, et je les aimai sur son exemple. Il professait que les chats sont les meilleurs compagnons du savant, dont ils respectent le travail. Bajazet, son angora, passait quatre heures de la nuit, immobile et superbe, sur un coin de sa table. Je me rappelle les prunelles d’agate de Bajazet ; mais combien ces yeux de pierre précieuse, qui cachent la pensée, combien ce regard de chat-huant était froid, et dur, et perfide ! Et que j’aime mieux le regard mouillé du chien ! »

Cependant Riquet levait éperdument et agitait ses pattes. Et M. Bergeret, soucieux de retourner à ses amusements philologiques, lui dit avec bonté, mais d’un ton bref :

— Riquet, allez vous coucher !

Sur quoi Riquet fut se mettre le museau contre la porte par laquelle Angélique était sortie. Et il demeurait là, jetant par intervalles de petites plaintes très humbles. Puis il piétinait sur place, et ses ongles faisaient sur le parquet un grillotis très doux. Puis la plainte faible recommençait, puis le grillotis. Et M. Bergeret, qu’importunaient ces bruits alternés, dit impérieusement :

— Riquet, tiens-toi tranquille !

Et Riquet le regarda longuement de ses yeux bruns, un peu tristes. Il s’assit sur son derrière, regarda encore M. Bergeret, se releva, se retourna contre la porte, flaira le seuil et fît entendre de nouveau une plainte aiguë et douce.

— Tu veux sortir ? lui demanda M. Bergeret.

Et le maître, posant sa plume, se leva de dessus son fauteuil, et il alla jusqu’à la porte, qu’il entre-bâilla de trois à quatre doigts. Alors, après s’être assuré qu’il ne risquait point d’être heurté au passage, Riquet franchit l’issue qui lui était ouverte et s’éloigna avec une tranquillité qui prenait presque un air d’impolitesse.

M. Bergeret, qui était sensible, en fit la remarque en regagnant sa table. Il songea :

« J’étais près de reprocher à cet animal d’être sorti sans dire ni merci ni adieu, et d’exiger de lui qu’il s’excusât en prenant congé. C’est son beau regard humain qui m’a inspiré cette sottise. Je le considérais comme un de mes semblables. »

Ayant fait cette réflexion, M. Bergeret s’attacha de nouveau à la métamorphose des vaisseaux d’Énée, joli conte populaire, peut-être un peu bien naïf pour être mis en un si noble langage. Mais M. Bergeret n’y voyait point d’inconvénient. Il savait que les contes de nourrice fournissent aux poètes à peu près toute la matière épique, que Virgile avait recueilli pieusement dans son poème les devinettes, les jeux de mots, les fables grossières et les imaginations puériles des aïeux, et qu’Homère, son maître et le maître de tous les chanteurs, n’avait guère fait que conter ce que contaient avant lui, depuis mille ans et plus, les bonnes femmes d’Ionie et les pêcheurs des îles. Au reste, c’était pour lors le moindre de ses soucis. Il s’inquiétait de bien autre chose. Un terme qu’il rencontrait dans le charmant récit de la métamorphose ne lui présentait point à l’esprit un sens suffisamment exact. De là son trouble.

« Bergeret, mon ami, se disait-il, c’est là qu’il faut ouvrir l’œil et montrer de la sagacité. Songe que Virgile s’exprime constamment avec une extrême précision quand il traite de la technique des arts ; rappelle-toi qu’il fit du yachting à Baïes, qu’il était expert en construction navale, et qu’il faut donc qu’il se soit exprimé en cet endroit avec exactitude. »

Et M. Bergeret conféra soigneusement un grand nombre de textes, pour éclaircir le sens du mot qu’il comprenait mal, et qu’il devait expliquer. Il était sur le point d’y voir clair ou du moins il apercevait déjà quelques lueurs quand il se fit à sa porte un bruit de griffes, qui, à la vérité, n’était point terrible. Ce bruit s’accompagna bientôt d’une plainte grêle et claire, et M. Bergeret, tiré hors de la philologie, supposa, sans effort, que ces sons importuns étaient produits par Riquet.

Riquet, en effet, après avoir cherché vainement Angélique dans le logis, avait été saisi du désir de revoir M. Bergeret. La solitude lui était pénible autant que la société de l’homme lui était chère. Pour faire cesser le bruit et aussi par un secret désir de revoir Riquet, M. Bergeret se leva de son fauteuil et alla ouvrir la porte. Riquet entra dans le cabinet avec tranquillité, comme il en était sorti. Mais dès qu’il vit la porte refermée il prit un air triste et il erra dans la pièce comme une âme en peine. Tout à coup il paraissait chercher avec intérêt quelque chose sous les meubles et reniflait bruyamment. Puis il marchait sans but ou s’asseyait dans un coin, bien humblement, à la façon des pauvres qui se tiennent sous le porche des églises. Enfin il aboya au plâtre d’Hermès qui était sur la cheminée.

Et M. Bergeret lui adressa ces paroles pleines de justes reproches :

— Riquet, cette vaine agitation, ces reniflements et ces aboiements seraient plus convenables dans une écurie que dans le cabinet d’un professeur. Il y a apparence que tes ancêtres vivaient avec les chevaux dont ils partageaient la litière. Je ne te le reproche pas, et il est naturel que tu aies hérité leurs mœurs et leurs inclinations avec leur poil ras, leur corps en saucisson et leur museau effilé. Je ne parle pas de tes yeux bruns, car il y a peu d’hommes et même peu de chiens qui en ouvrent d’aussi beaux à la lumière du jour. Mais, pour le reste, tu es un lad, mon garçon, un lad des pieds à la tête, bas sur pattes et les cuisses écartées. Encore une fois, je ne t’en méprise point. Ce que j’en dis est pour que tu saches que, si tu veux vivre avec moi, tu devras quitter tes façons de lad et prendre des manières de scolar, demeurer silencieux et tranquille et respecter le travail, à l’exemple de Bajazet qui, durant quatre heures de nuit, regardait, sans faire un seul mouvement, la plume de mon père courir sur le papier. C’était une secrète et discrète personne. Que ton caractère est différent, mon ami ! Depuis que tu es entré dans cette chambre studieuse, ta voix rauque, tes reniflements incongrus, tes plaintes en sifflet de machine à vapeur, le bruit de billes et de chaînes que font tes ongles, les trépidations de toute ta petite machine troublent sans cesse ma pensée, interrompent mes réflexions. Et voici qu’en aboyant tu me fais perdre le sens d’un endroit capital de Servius sur la poupe du vaisseau d’Énée. Sache donc, Riquet, mon ami, que c’est ici la maison du silence et la demeure de la méditation. Et s’il te plaît d’y demeurer, fais-toi bibliothécaire. Tais-toi !

Ainsi parla M. Bergeret. Riquet, qui avait, écouté ce discours jusqu’au bout avec une muette attention, s’approcha du maître et posa, d’un geste de suppliant, une patte timide sur le genou qu’il semblait ainsi vénérer selon la coutume antique. Et M. Bergeret, dans une pensée bienveillante, le prit par la peau du dos et le mit derrière lui sur le coussin du fauteuil profond. Riquet fit trois tours dans ce petit espace et s’y coucha. Il demeura là tranquille, silencieux. Il était heureux. M. Bergeret lui en savait gré. Et, tout en compulsant Servius, il passait par moments la main sur le pelage ras qui, sans être fin, était lisse et très agréable au toucher. Et Riquet, plongé dans un demi-sommeil, communiquait au maître la bonne chaleur de la vie, le feu subtil et doux des êtres animés. M. Bergeret travailla dès lors avec plus de plaisir que de coutume à son Virgilius nauticus.

Il avait établi dans son cabinet des rayons de sapin qui montaient jusqu’au plafond, portant les livres méthodiquement rangés. Il les embrassait tous d’un regard, et ce qui nous reste de la pensée latine était sous sa main. Les Grecs se pressaient à mi-hauteur. En un coin discret et d’accès facile se tenaient Rabelais, les diseurs excellents des Cent Nouvelles nouvelles, Bonaventure des Périers, Guillaume Bouchet, tous les vieux conteurs français, que M. Bergeret jugeait mieux proportionnés à l’humanité que les auteurs plus sublimes, et qu’il lisait de préférence en ses moments de loisir. Il ne possédait leurs ouvrages qu’en éditions modernes et communes, mais il avait fait couvrir, par un humble relieur de la ville, ses exemplaires avec des feuillets d’antiphonaires, et il prenait quelque plaisir à voir ces francs parleurs ainsi habillés de Requiem et de Miserere. C’était là le seul luxe et l’unique fantaisie de sa bibliothèque austère. Les autres livres étaient ou brochés ou contenus dans des reliures pauvres et fatiguées. L’usage amical et patient qu’en faisait le maître leur donnait pourtant l’aspect agréable des outils rangés dans l’atelier d’un laborieux ouvrier. Les traités d’archéologie et d’art étaient logés sur la plus haute tablette, non certes par mépris, mais comme d’un usage peu fréquent.

Or, tandis que, partageant son fauteuil avec Riquet, M. Bergeret travaillait à son Virgilius nauticus, le hasard voulut que, pour résoudre une difficulté soudaine, il eût besoin de consulter le petit Manuel d’Ottfried Müller, qui se trouvait précisément à un doigt du plafond.

Pour y atteindre, il n’était pas besoin d’une de ces hautes échelles à roulettes, surmontée d’une balustrade et d’une tablette, comme il y en avait dans la bibliothèque de la ville, et comme en eurent tous les grands bibliophiles du xviie siècle, du xviiie et du xixe, desquels plusieurs en tombèrent et ainsi moururent honorablement, de la manière qui est rapportée dans le traité intitulé : Des bibliophiles qui moururent en tombant de leur échelle. Non, certes, il n’en fallait pas tant à M. Bergeret. Un escabeau pliant, à cinq ou six degrés, eût très bien fait son affaire. Il avait vu naguère, dans la boutique de l’ébéniste Clérambaut, sur la rue de Josde, un meuble de ce genre, qui, replié, avait fort bon air, avec un coup de chanfrein aux montants et un trèfle découpé, pour y passer la main. M. Bergeret avait eu grande envie de l’acquérir. Il y avait renoncé, vu l’état de ses affaires qui étaient embarrassées. Personne au monde ne sut mieux que lui que plaies d’argent ne sont point mortelles ; mais il n’avait pas d’escabeau. Il y suppléait par une vieille chaise cannée, dont le dossier, rompu autrefois à sa partie cintrée, n’avait plus présenté que deux cornes ou antennes qui, à l’usage, parurent plus nuisibles qu’utiles. C’est pourquoi on les avait sciées systématiquement à la hauteur du siège, en sorte que la chaise était devenue un tabouret. Ce tabouret convenait mal à l’emploi qu’en faisait M. Bergeret ; cela pour deux raisons. D’abord le treillis de jonc, relâché par un long usage, se creusait au milieu, et le pied n’y était pas assuré. De plus, ce tabouret était trop bas, et quand on avait monté dessus, c’était à peine si, en levant les bras, on pouvait atteindre du bout des doigts la tablette supérieure. Et, le plus souvent, en tâchant d’en tirer un livre, on en faisait choir plusieurs sur le plancher, où, selon qu’ils étaient reliés ou brochés, ils gisaient les coins rompus ou bien ouverts soit en éventail, soit en accordéon.

Or, dans le dessein de prendre le Manuel d’Ottfried Müller, M. Bergeret quitta le fauteuil qu’il partageait avec Riquet. Riquet qui, roulé en boule, la tête contre le ventre, reposait dans une tiède langueur, entr’ouvrit un œil voluptueux, qu’il referma aussitôt. Et M. Bergeret alla tirer le tabouret du coin obscur où il était caché, le plaça à l’endroit qu’il fallait, se hissa dessus et parvint, en se guindant sur la pointe des pieds et en allongeant le bras le plus possible, à toucher d’un doigt, puis de deux doigts, le dos d’un livre qu’il jugea être celui dont il avait besoin. Quant au pouce, il demeurait en deçà du rayon, et n’était d’aucun usage. M. Bergeret, qui en éprouvait de grandes difficultés à tirer le livre à lui, fit cette réflexion que la main humaine est un instrument précieux précisément parce que le pouce y est opposé aux quatre autres doigts et que les hommes ne seraient point artistes s’ils avaient quatre pieds et point de mains.

« C’est à la main, se dit-il, que les hommes doivent d’être constructeurs de machines, peintres, scribes et généralement manipulateurs de toutes substances. S’ils n’avaient point un pouce opposé aux autres doigts, ils se trouveraient aussi empêchés que je suis en ce moment, et ils n’auraient pas changé la figure de la terre. C’est la forme de la main qui, sans doute, a assuré à l’homme l’empire du monde. »

Mais, presque tout aussitôt, M. Bergeret songea que les singes, qui ont quatre mains, n’ont point pour cela créé les arts ni aménagé la terre à leur usage. Et il biffa de son esprit la théorie qu’il venait d’y esquisser. Cependant il travaillait au mieux de ses deux doigts. Il faut savoir que le Manuel d’Ottfried Müller se compose de trois tomes et d’un atlas. C’est du premier tome que M. Bergeret avait besoin. Il tira d’abord le second, ensuite l’atlas, puis le troisième et enfin le premier. Il le tenait. Il n’avait plus qu’à descendre quand le réseau de jonc céda sous son pied qui passa au travers. Il perdit l’équilibre et tomba sur le plancher, non point aussi rudement qu’on pouvait craindre, car il avait ralenti sa chute en se tenant à un des montants de la bibliothèque.

Il était toutefois à terre, étonné, chaussant d’une jambe la chaise crevée, tout le corps envahi et comme lié par une douleur diffuse qui, bientôt, se fit particulièrement sentir au coude et à la hanche gauches, sur lesquels il s’était abattu. Mais, comme sa machine n’était pas gravement endommagée, il rassembla ses esprits ; il songeait déjà à retirer sa jambe droite du tabouret dont elle s’était si malheureusement bottée et à se relever de préférence sur le côté droit, qui n’avait point de mal. Même, il y tâchait, quand il sentit un souffle chaud sur sa joue. Et, tournant ses prunelles que la douleur et l’horreur avaient remontées, il vit contre son visage le visage de Riquet.

Au bruit de la chute, Riquet avait sauté en bas du fauteuil et couru vers son malheureux maître. Près de lui, maintenant, il s’agitait plein de trouble, avançait, reculait. Tour à tour il s’approchait par sympathie et il fuyait de peur d’un danger mystérieux. Il concevait très bien qu’un malheur était arrivé, mais il n’avait pas l’esprit assez réfléchi pour en découvrir les causes : de là son inquiétude. Sa fidélité l’attirait près de l’ami souffrant, sa prudence l’arrêtait au bord de l’endroit funeste. Enfin, encouragé par le calme et le silence qui s’étaient rétablis, de ses deux pattes de devant qui tremblaient, il embrassa M. Bergeret au cou, et le regarda avec des yeux de crainte et d’amour. Et le maître écroulé sourit, et le chien lui lécha le bout du nez. Ce fut un grand réconfort pour M. Bergeret, qui dégagea sa jambe droite, se mit debout et regagna son fauteuil en boitant et en souriant.

Riquet y avait déjà repris sa place. Ses yeux ne luisaient plus que par la fente étroite des paupières rapprochées. Il semblait ne plus songer à l’aventure qui venait de les jeter tous deux dans un si grand émoi. Ce petit être vivait dans le moment présent, sans souci des temps révolus, non qu’il manquât de mémoire, puisqu’il lui souvenait non seulement de son passé, mais du passé profond de ses ancêtres, et que sa tête, grosse comme le poing, était un riche magasin de connaissances utiles ; mais il ne se délectait point à se souvenir et la mémoire n’était pas pour lui, comme pour M. Bergeret, une muse divine.

Et M. Bergeret, passant la main sur le poil court et lisse de son compagnon, dit ces paroles affectueuses :

— Chien, au prix de ton repos, qui doit t’être cher, tu es venu à moi quand j’étais terrassé et consterné. Tu n’as pas ri, comme aurait fait à ta place tout jeune individu de mon espèce. Il est vrai que tu n’as pas le sentiment du ridicule et que, si pour toi la nature a des aspects joyeux et des aspects terribles, elle n’en a point de comiques. Mais par cela même, par ta gravité naïve, tu fais le compagnon le plus sûr que l’on puisse avoir. Je t’ai d’abord inspiré de la confiance et de l’admiration et voici que je t’inspire de la pitié.

» Chien, quand nous nous sommes rencontrés dans la vie, nous venions de deux points de la nature éloignés l’un de l’autre, bien éloignés. Nous appartenons à deux espèces différentes. Ce que j’en dis n’est point pour en prendre avantage, mais au contraire par un sentiment de fraternité universelle. Il y a deux heures à peine que nous nous connaissons. Ma main ne t’a point nourri. Quelle charité obscure a jailli pour moi de ta pauvre petite âme ? Ta sympathie est un charmant mystère. Je ne la repousse point. Dors à la place que tu as choisie, ami !

Ayant ainsi parlé, M. Bergeret feuilleta le Manuel d’Ottfried Müller, que, par un instinct assez merveilleux, il avait gardé dans sa main durant et après sa chute. Il le feuilleta donc et il n’y trouva pas ce qu’il cherchait.

Cependant ses mouvements renouvelaient ses souffrances.

« Je crois, pensa-t-il, que j’ai tout le côté gauche contus et une ecchymose à la hanche. Je soupçonne que ma jambe droite est abondamment éraflée. Et je sens au coude gauche une douleur cuisante. Mais dois-je me plaindre de ce mal qui m’a fait découvrir un ami ? »

Il songeait ainsi, quand la vieille Angélique, suant et soufflant, entra dans le cabinet. Elle ouvrit la porte d’abord, et frappa ensuite. Elle n’entrait jamais sans frapper. Quand elle ne l’avait point fait avant, elle le faisait après ; car elle avait de l’usage et savait à quoi la politesse l’obligeait. Elle entra donc, frappa et dit :

— Monsieur, je viens reprendre le chien.

M. Bergeret entendit cette parole avec un déplaisir sensible. Il n’avait point encore examiné ses droits sur Riquet. Il s’apercevait qu’il n’en avait point, et il était triste à l’idée que madame Borniche pouvait le séparer de cette bête. Car enfin Riquet appartenait à madame Borniche. Il répondit, en affectant l’indifférence :

— Il dort ; laissez-le dormir.

— Je ne le vois seulement pas, dit la vieille Angélique.

— Il est là, dit M. Bergeret, au fond de mon fauteuil.

La vieille Angélique, les mains jointes sur son gros ventre, sourit, et dit d’un ton de douce moquerie :

— Je me demande quel plaisir peut bien avoir cette bête à dormir dans le dos de monsieur.

— Ça, répondit M. Bergeret, c’est son affaire.

Mais, comme il avait l’esprit d’examen, il rechercha aussitôt les raisons de Riquet, et, les ayant trouvées, il les donna avec sa bonne foi coutumière ;

— Je lui tiens chaud et ma présence le rassure. Ce petit compagnon est domestique et frileux.

Et M. Bergeret dit encore :

— Savez-vous, Angélique ?… J’irai tantôt lui acheter un collier.