L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XIII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 125-135).


CHAPITRE XIII.

L’AMANT REPOUSSÉ.


Il fut un temps où je te haïssais, et ce n’est pas encore à présent que je t’aime. Je supporterai pourtant désormais ta présence, qui jadis m’était odieuse ; mais n’espère pas une autre récompense.
Shakspeare. Comme il vous plaira.


Le teint de miss Isabelle Wardour était extrêmement animé quand, après le délai nécessaire à l’arrangement de ses idées, elle se présenta dans le salon.

« Je suis bien aise que vous soyez venue, ma belle ennemie, lui dit l’Antiquaire en la saluant avec un air plein d’affection, car j’avais ici dans mon jeune ami un auditeur des plus réfractaires, ou du moins des moins attentifs, tandis que j’essayais de lui faire connaître l’histoire du château de Knockwinnock. Je crois que les dangers de la nuit dernière ont troublé la tête du pauvre garçon. Mais quant à vous, miss Isabelle, on dirait à vous voir que vous fussiez là dans votre élément naturel. Votre teint est même meilleur que lorsque vous honorâtes mon hospitium hier. Et sir Arthur ? comment se porte mon bon vieil ami ?

— Bien doucement, monsieur Oldbuck, et pas assez bien, je crains, pour recevoir vos félicitations, et offrir à M. Lovel les remercîmens qui lui sont dus pour ses incroyables efforts.

— Je le crois bien ; il a besoin d’un bon coussin de plume pour reposer sa tête après avoir été si rudement couché sur le maudit Tablier de Bessy.

— Je n’avais pas l’intention, dit Lovel (les yeux fixés sur la terre, tandis qu’il parlait en hésitant et avec une émotion contenue), je n’avais pas l’intention d’importuner sir Arthur ou miss Wardour par ma présence qui, je le sens, ne peut que leur être pénible ; je veux dire, que leur rappeler de fâcheux souvenirs.

— Ne croyez pas mon père si ingrat et si injuste, dit miss Wardour. Je ne doute pas, continua-t-elle, partageant l’embarras de Lovel, qu’il ne se trouve heureux de vous témoigner sa reconnaissance par tous les moyens possibles, c’est-à-dire par tous les moyens que M. Lovel jugera à propos de lui indiquer.

— Comment diable ! s’écria Oldbuck en l’interrompant, quelle espèce de réticence est-ce là ? Par ma foi, vous me rappelez notre ministre qui, comme un vieux fat cérémonieux qu’il est, ayant voulu boire un jour à l’accomplissement des désirs de ma sœur, crut nécessaire d’ajouter cette clause restrictive : pourvu, madame, qu’ils soient vertueux. Allons, laissons tous ces complimens. J’aime à croire qu’un de ces jours sir Arthur nous recevra lui-même ; en attendant, quelles nouvelles avons-nous des royaumes des ténèbres souterraines et des espérances fugitives ? Quel oracle a rendu l’esprit ténébreux des mines ? Sir Arthur a-t-il eu quelque bonne nouvelle des dernières recherches dans le Glen-Withershins[1] ? »

Miss Wardour secoua la tête. « D’assez mauvaises, je crains, monsieur Oldbuck, mais voici là quelques échantillons qui ont été envoyés.

— Ah ! mes pauvres cent livres sterlings que sir Arthur me persuada d’échanger contre une action dans cette séduisante entreprise ! il y aurait eu de quoi acheter avec elles la charge d’un homme en échantillons minéralogiques. »

En parlant ainsi, il s’assit, dans l’enfoncement du salon, devant une table où les productions minérales étaient posées, et se mit à les examiner, murmurant et faisant des exclamations de mépris toutes les fois qu’il en prenait une et la remettait à sa place.

Pendant ce temps, Lovel que cette occupation d’Oldbuck laissait dans une espèce de tête-à-tête avec miss Wardour, saisit cette occasion de lui adresser ces paroles d’une voix basse et interrompue : « J’espère que miss Wardour voudra bien attribuer à des circonstances presque irrésistibles la présence d’une personne qui a lieu de croire que sa visite est si peu agréable ici.

— Monsieur Lovel, répondit miss Wardour sur le même ton de précaution, j’espère que vous n’abuserez pas,… je vous crois même incapable d’abuser des avantages que vous donnent les services que vous venez de nous rendre, services qui, en ce qu’ils concernent mon père, ne peuvent jamais être assez reconnus, assez payés… Si monsieur Lovel pouvait me voir sans que le repos de sa vie en fût troublé, s’il pouvait me regarder comme une amie, comme une sœur, personne ne serait et, d’après tout ce que j’ai entendu dire de monsieur Lovel, n’aurait droit à être reçu avec plus de plaisir ici. Mais… »

Lovel répéta intérieurement les anathèmes d’Oldbuck contre la maudite conjonction mais. « Pardonnez-moi si je vous interromps, miss Wardour ; vous ne devez pas craindre que je vous importune de nouveau en vous parlant d’un sujet sur lequel j’ai déjà été si sévèrement rebuté ; mais contentez-vous de repousser mes sentimens sans vouloir ajouter à tant de rigueur en exigeant que je les désavoue…

— Vous m’embarrassez cruellement, monsieur Lovel, par votre… comment dirai-je ? je ne voudrais pas employer un mot qui vous blessât… par votre persévérance romanesque et sans espoir… C’est pour vous-même que je plaide en ce moment, pour que, réfléchissant que votre pays réclame vos services et vos talens, vous cessiez d’abandonner votre imagination aux illusions dangereuses d’un attachement mal placé, et de perdre un temps qui, désormais mieux employé, doit vous conduire à l’avancement et à des distinctions prochaines. Permettez-moi d’ajouter que vous prendriez une digne résolution…

— C’est assez, miss Wardour ; je ne vous entends que trop.

— M. Lovel, vous êtes blessé ; et croyez que je souffre de la peine que je vous cause. Mais puis-je donc pour moi, pour vous-même, en agir autrement ? Sans le consentement de mon père je n’encouragerai jamais les espérances de personne, et vous comprenez vous-même à quel point il est impossible qu’il approuve jamais les sentimens dont vous m’honorez, et même…

— Non, miss Wardour, dit Lovel en l’interrompant avec un ton suppliant et passionné, n’en dites pas davantage ; ne vous suffit-il pas d’anéantir toute espérance dans notre position actuelle ? ne portez pas plus loin la cruauté ; à quoi bon me dire quelle serait votre conduite dans le cas où les obstacles seraient levés du côté de sir Arthur ?

— C’est en effet inutile, dit miss Wardour, puisqu’il est impossible qu’ils le soient jamais : je dois seulement, comme votre amie, et comme une personne qui vous doit la vie et celle de son père, vous supplier de vaincre ce malheureux attachement, de quitter un pays qui n’offre pas d’espace assez vaste à vos talens, et de rentrer dans la carrière honorable que vous semblez avoir abandonnée,

— Eh bien, miss Wardour, vos vœux seront exaucés. Ayez patience seulement encore un mois, et si pendant ce court espace je ne puis parvenir à vous faire approuver les motifs de ma prolongation de séjour à Fairport, je dirai adieu à ce pays ainsi qu’à toutes mes espérances de bonheur.

— Non, M. Lovel, il n’en sera pas ainsi. Un grand nombre d’années d’un bonheur mérité, et fondé sur des bases plus raisonnables que celles sur lesquelles reposent maintenant vos vœux, vous sont réservées, je l’espère. Mais cette conversation n’a déjà que trop duré. Je ne puis interdire l’entrée de la maison de mon père à celui qui sauva sa vie et la mienne. Cependant, plus monsieur Lovel pourra se résigner promptement à la perte d’espérances si légèrement formées, plus il gagnera dans mon estime. En attendant, et dans son intérêt comme dans le mien, il ne m’en voudra pas de lui interdire dorénavant un sujet de conversation aussi pénible. »

Un domestique vint alors annoncer que sir Arthur désirait parler à M. Oldbuck dans son appartement.

« Permettez-moi de vous y conduire, » dit miss Wardour qui semblait craindre la continuation de son tête-à-tête avec Lovel. Elle accompagna donc l’Antiquaire à l’appartement de son père.

Sir Arthur était étendu sur un canapé, ses jambes enveloppées dans de la flanelle. « Bonjour, monsieur Oldbuck, dit-il ; j’espère que vous vous êtes mieux tiré que moi de ce terrible temps d’hier soir.

— Mais aussi, sir Arthur, je n’y ai pas été autant exposé. Je me mis en terrâ firmâ[2], tandis que vous avez été livré à l’air humide et froid de la nuit de la manière la plus complète. Mais de telles aventures conviennent mieux à un brave chevalier comme vous qu’à un humble écuyer comme moi. S’élever dans les régions de l’air ! pénétrer dans les entrailles de la terre ! Mais à propos, quelles nouvelles de nos espérances souterraines de la terra incognita[3], de Withershins ?

— Encore rien de bon, dit le baron en se retournant brusquement comme s’il eût ressenti l’aiguillon d’une douleur de goutte. Mais Dousterswivel ne désespère pas.

— Il n’en désespère pas ? dit Oldbuck. Eh bien ! moi, sous son bon plaisir, j’en désespère ; savez-vous que le docteur H… m’a dit lorsque j’ai été à Édimbourg, que, d’après les échantillons que je lui montrais, nous ne trouverions jamais assez de cuivre pour une paire de boucles de six sous ; et je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de différence dans la qualité de ceux que j’ai vus sur la table en bas.

— Le savant docteur n’est pas infaillible peut-être.

— Non, mais c’est un de nos premiers chimistes, et j’ai une idée que votre philosophe, ce Dousterswivel, est un de ces habiles aventuriers dont Kircher dit : Artem habent sine arte, partent sine parte y quorum medium est mentiri, vita eorum mendicatum ire ; c’est-à-dire[4], miss Wardour…

— Il est inutile de traduire ces paroles, reprit miss Wardour, je comprends parfaitement ce que vous voulez dire ; mais j’espère que M. Dousterswivel ce montrera moins indigne de notre confiance.

— J’en doute fort, dit l’Antiquaire, et nous sommes en mauvais chemin s’il ne découvre enfin cet infernal filon qu’il nous prédit depuis deux ans.

— Vous n’avez qu’un fort petit intérêt dans cette affaire, M. Oldbuck, dit le baronnet.

— C’est déjà beaucoup trop, sir Arthur. Cependant, pour l’amour de ma belle ennemie que voilà, je consentirais volontiers à tout perdre, pourvu que vous n’y en eussiez pas un plus considérable. «

Il y eut un moment de silence pénible, car sir Arthur avait trop d’amour-propre pour convenir qu’il voyait se dissiper ses songes dorés, quoiqu’il ne lui fût plus possible de se cacher à lui-même que tel devait être le dénoûment de l’aventure. « J’ai appris, dit-il à la fin, que le jeune homme au courage et à la présence d’esprit duquel nous avons été si redevables hier au soir, m’a favorisé d’une visite. Je regrette de n’être pas en état de recevoir en ce moment toute autre personne qu’un vieil ami comme M. Oldbuck. »

— Un mouvement de côté de la roide épine dorsale de l’Antiquaire servit de remercîment à cette marque de distinction.

« Vous avez sans doute fait la connaissance de ce jeune homme à Édimbourg ? »

Oldbuck raconta de quelle manière ils s’étaient rencontrés.

« Alors, dit le baronnet, ma fille est une plus ancienne connaissance que vous de M. Lovel.

— Vraiment ? je ne savais pas cela, répondit l’Antiquaire un peu surpris.

— J’ai rencontré M. Lovel, dit Isabelle en rougissant un peu, chez ma tante mistriss Wilmot, où j’ai passé quelques jours le printemps dernier.

— Dans le comté d’York ? Et quelle était sa réputation ? quelle profession suivait-il ? dit Oldbuck, et comment se fait-il que vous ne l’ayez pas reconnu lorsque je vous l’ai présenté ?

Isabelle se contenta de répondre à ce qu’il y avait de moins embarrassant dans ces questions. « Il avait un grade dans l’armée, et il servait, je crois, avec distinction ; il était généralement estimé comme un jeune homme bien élevé et qui donnait les meilleures espérances.

— Et cela étant, reprit l’Antiquaire qui n’était pas disposé à se contenter d’une seule réponse pour ses deux différentes questions, dites-moi, je vous prie, pourquoi vous ne lui avez pas parlé quand vous l’avez retrouvé chez moi ; en vérité, miss Wardour, je vous croyais au dessus de ce misérable orgueil féminin.

— Ma fille avait une raison pour cela, dit sir Arthur avec dignité ; vous connaissez les opinions, selon vous peut-être les préjugés, de notre maison sur la pureté de la naissance ; le jeune homme est, à ce qu’il paraît, le fils illégitime d’un homme riche, et ma fille n’a pas jugé à propos de renouveler connaissance avec lui avant de savoir si j’approuverais une telle liaison.

— S’il eût été question de sa mère, dit Oldbuck avec la liberté caustique qui lui était habituelle, j’aurais pu trouver vos motifs excellens. Ah, pauvre garçon ! voilà donc pourquoi il avait l’air si distrait et si troublé pendant que je lui expliquais la cause de la barre de bâtardise qui se trouve sur l’écusson d’une des tourelles du château.

— Il est vrai, dit le baronnet avec complaisance ; c’est l’écusson de Malcolm, surnommé l’Usurpateur. La tour qu’il bâtit est appelée, d’après lui, la tour de Malcolm, et plus fréquemment la tour de Misticot, qui n’est sans doute qu’une corruption de Misbegot[5]. Dans la généalogie latine de notre famille il a la dénomination de Milcolumbus Nothus ; et l’envahissement temporaire de nos biens, ainsi que ses injustes tentatives pour établir sa branche illégitime sur les terres de Knockwinnock, causèrent tant de divisions et de malheurs dans la famille, que de là sans doute naquirent cette antipathie et cette horreur que nous avons toujours eues pour l’illégitimité et les mésalliances, sentimens qui m’ont été transmis par mes ancêtres.

— Je connais cette histoire, dit Oldbuck, et je la racontais à Lovel il n’y a qu’un moment, en y ajoutant l’influence qu’elle avait eue sur les opinions de votre famille, et les sages maximes qui en étaient le résultat. Le pauvre garçon ! il doit avoir été bien blessé ; et moi qui avais pris son air distrait pour un manque d’attention, dont j’étais un peu piqué, tandis que c’était une preuve de trop de sensibilité ! J’espère cependant, sir Arthur, que vous n’attacherez pas moins de prix à la vie parce que c’est lui qui vous l’a conservée.

— Ne croyez pas non plus que mon libérateur en soit moins bien vu de moi ! Il aura désormais l’entrée de ma maison et la liberté de s’asseoir à ma table comme s’il fût descendu du plus pur lignage.

— Allons, j’en suis bien aise : il saura donc où trouver à dîner quand il en aura besoin. Mais quelles peuvent être ses vues dans ce voisinage ? Il faut que je l’entreprenne à ce sujet ; et s’il a besoin de mes conseils, ou même s’il n’en a pus besoin, je ne les lui épargnerai pas. » En faisant cette promesse libérale, l’Antiquaire prit congé de miss Wardour et de son père, impatient de commencer ses opérations sur Lovel. il l’informa brièvement que miss Wardour lui faisait ses complimens, et restait auprès de son père, et, le prenant par le bras, il l’emmena hors du château.

Knockwinnock conservait encore en grande partie les attributs extérieurs d’une résidence baroniale. Il avait ses ponts-levis, quoiqu’ils ne fussent jamais levés, et ses fossés, à sec il est vrai, mais dont les bords étaient plantés d’arbrisseaux toujours verts : au dessus deux s’élevait le vieux bâtiment, fondé en partie sur un rocher granitique dont la pente s’étendait jusqu’au rivage de la mer, et en partie sur un monticule de gazon qui servait de rebord aux fossés. Outre les arbres de l’avenue dont nous avons déjà parlé, il s’en élevait un grand nombre autour du château, dont la beauté et la grosseur semblaient réfuter ce préjugé que le voisinage de l’Océan nuit à la force de la végétation. Nos promeneurs s’arrêtèrent et se retournèrent pour regarder le château lorsqu’ils furent arrivés à la hauteur d’un monticule traversé par le chemin qui devait les conduire à Monkbarns ; car on supposera facilement qu’ils ne se hasardèrent pas à courir le risque de la marée en retournant par les sables. L’édifice projetait son ombre majestueuse sur le feuillage touffu des arbrisseaux dont il était entouré, tandis que les croisées étincelaient des rayons du soleil qui en frappaient la façade. Chacun d’eux contemplait ce spectacle avec des impressions bien différentes. Lovel, avec l’ardeur avide d’une passion qui s’alimente de bagatelles, de même que le caméléon vit, dit-on, de l’air ou des insectes invisibles qu’il contient ; Lovel s’efforçait de deviner laquelle de ces nombreuses croisées appartenait à l’appartement qu’embellissait alors la présence de miss Wardour. Les méditations de l’Antiquaire avaient une teinte plus sombre, et furent en partie indiquées par l’exclamation de cito peritura[6] ! qu’il fit en se retournant. Lovel, sortant de sa rêverie, le regarda comme pour lui demander l’explication de ces mots sinistres. Le vieux savant secoua la tête : « Oui, mon jeune ami, dit-il, je soupçonne, et mon cœur saigne à cette pensée, que cette ancienne famille est bien près de sa ruine.

— En vérité ! s’écria Lovel ; vous m’étonnez extrêmement.

— C’est en vain que nous cherchons à nous endurcir, dit l’Antiquaire poursuivant le cours de ses pensées et de ses sensations, pour contempler avec l’indifférence qu’elles méritent les vicissitudes de ce monde, où tout est précaire et changeant. Nous cherchons en vain à arriver à cet état d’invulnérabilité d’un être qui se suffit à lui-même, le teres atque rotundus[7] du poète : mais cette indifférence stoïque, avec laquelle la philosophie prétend nous enseigner à supporter les peines et les revers de la vie, est aussi imaginaire que cet état de quiétisme mystique et de perfection morale auquel d’extravagans enthousiastes ont visé.

— Que le ciel nous préserve d’un état semblable ! s’écria Lovel avec chaleur ; qu’il nous garantisse de cette froide philosophie dont l’effet serait de dessécher et d’endurcir nos cœurs au point de les rendre insensibles à tout ce qui ne toucherait pas directement nos intérêts personnels. Je ne puis pas plus envier le triste stoïcisme qui transformerait mon cœur en un morceau de marbre, que je ne voudrais voir se paralyser ma main afin d’éviter la coupure qui peut de temps à autre la blesser. »

L’Antiquaire regarda son jeune compagnon avec un mélange de compassion et d’intérêt, et haussa les épaules en lui répondant : « Attendez, jeune homme, que votre barque ait été battue pendant soixante années par les orages qui agitent la vie humaine, vous saurez alors diriger vos voiles et les faire obéir au gouvernail, ou, pour parler le langage du monde, vous aurez assez de vicissitudes et de chagrins pour exercer votre sensibilité sans vous mêler du sort des autres plus qu’il n’est absolument nécessaire.

— Eh bien, monsieur Oldbuck, cela est possible ; mais jusqu’à présent je vous ressemble encore plus en pratique qu’en théorie, car je ne puis m’empêcher de prendre le plus vif intérêt au sort de la famille que nous venons de quitter.

— Et elle y a droit en ce moment, répondit Oldbuck, car les embarras de sir Arthur sont devenus si nombreux et si pressans, que je m’étonne que vous n’en ayez pas entendu parler. Et puis, ces opérations absurdes et ruineuses que dirige cet aventurier allemand, ce Dousterswivel… !

— Je crois avoir vu ce personnage, lorsqu’une fois par hasard il m’est arrivé d’entrer dans le café de Fairport : c’est un homme grand, lourdement bâti, avec des sourcils épais et rapprochés, qui s’est mis à entamer des sujets scientifiques avec plus d’assurance que de savoir, du moins d’après ce que, moi ignorant, j’en ai pu juger ; il m’a paru présenter son opinion d’une manière tranchante et absolue, et mêler des termes de science à un jargon bizarre et mystique. Un jeune homme qui était là eut la simplicité de me dire à l’oreille que c’était un illuminé, et qu’il entretenait des relations avec le monde invisible.

— Oh ! c’est bien lui, c’est lui-même : il a assez de connaissances pratiques pour parler savamment et judicieusement à ceux dont il redoute la pénétration ; et, pour dire la vérité, cette faculté jointe à son extrême impudence m’a abusé moi-même quelque temps sur son compte lorsque je commençai à le connaître. Mais j’ai entendu dire depuis, que, quand il est au milieu d’ignorans et de femmes, il se montre un véritable charlatan, parle du magisterium, des sympathies et des antipathies, de la cabale, de la baguette divinatoire, enfin de toutes les niaiseries à l’aide desquelles les rose-croix ont abusé des siècles moins éclairés, et qui, à notre honte éternelle, ont repris quelque faveur dans le nôtre. Mon ami Heavy-Sterne a connu cet homme sur le continent ; et sans le vouloir, car il font que vous sachiez qu’il est lui-même une espèce de croyant, il m’a aidé à deviner une grande partie de ce caractère. Ah ! si j’étais calife pendant un seul jour, comme le souhaitait l’honnête Abou-Hassan, je ferais chasser ces jongleurs du royaume à coups de fouet. Ils séduisent l’esprit des gens ignorans et crédules par leurs billevesées mystiques, aussi réellement que s’ils avaient étourdi leurs cervelles avec du genièvre, et profitent de leur aveuglement pour les dépouiller avec la même facilité. Et c’est ainsi que ce charlatan vagabond vient de mettre la dernière main à la ruine d’une ancienne et noble famille.

— Mais comment a-t-il pu abuser sir Arthur assez long-temps pour le conduire à sa ruine ?

— Que sais-je ? sir Arthur est un brave et honorable gentilhomme ; mais, comme vous avez pu en juger d’après ses idées décousues au sujet du langage des Pictes, il n’est pas trop fort en facultés intellectuelles. Ses biens sont frappés de substitution ou mis en majorât, et il a toujours été fort embarrassé dans ses affaires. Cet intrigant lui a promis des monts d’or, et on a trouvé une compagnie anglaise qui a avancé de grosses sommes d’argent, et, je le crains, sur la garantie de sir Arthur ; quelques particuliers, et j’ai été assez sot pour me mettre du nombre, ont pris de petits intérêts dans cette affaire ; sir Arthur lui-même a fait de grandes dépenses. Nous avons été entraînés par des apparences plausibles, par des mensonges plus plausibles encore, et maintenant nous ouvrons les yeux, et, comme John Bunyan[8], nous croyons que ce n’est qu’un rêve.

— Je suis surpris que vous, monsieur Oldbuck, vous ayez encouragé sir Arthur par votre exemple.

— Que voulez-vous ? dit Oldbuck en baissant ses larges sourcils gris et touffus, vous m’en voyez surpris et presque honteux moi-même ; assurément ce n’était pas l’avidité du gain, car, quoique homme rangé, personne n’attache moins de prix que moi à l’argent : mais je croyais pouvoir risquer cette petite somme. On s’attend dans le monde, quoique en vérité je n’en sache pas la raison, que je donnerai quelque chose à celui qui voudra bien me débarrasser de cette petite fille, Marie Mac Intyre, ma nièce. Peut-être croit-on aussi que je doive faire quelque chose pour l’avancement de son mauvais sujet de frère qui est dans l’armée ; et si j’avais pu tripler la somme que je risquais, cela m’aurait aidé dans ces deux circonstances. D’ailleurs, j’avais quelque idée que les Phéniciens avaient autrefois exploité une mine de cuivre dans ce même lieu. Cet adroit coquin de Dousterswivel, que le ciel le confonde ! a trouvé mon côté faible, et a su fabriquer de si étranges histoires de débris de flèches trouvés, et de vestiges de fouilles faites d’une manière toute différente des temps modernes, que… enfin j’ai fait une sottise ; voilà le fait. Ma perte ne vaut guère la peine qu’on en parle, mais les engagemens de sir Arthur sont, dit-on, très considérables, et j’en ai l’âme réellement navrée pour lui, et surtout pour l’intéressante jeune personne qui doit partager son malheur. »

Ici la conversation fut interrompue, et nous en reprendrons la suite dans le chapitre suivant.


  1. Glen signifie vallon, et withershins, à rebours. Ce dernier mot est écossais, pour backward motions, ou backwards. Ainsi nous aurions pu traduire par vallon du chemin contraire, ou vallon à rebours, l’expression de glen-withershins, qui n’est pas un nom de lieu et n’a de réalité que dans le cerveau de l’auteur. a. m.
  2. Terre ferme. a. m.
  3. Terre inconnue. a. m.
  4. Ils ont l’art sans art, une partie sans partie ; leur ressource est le mensonge ; leur sort est de mendier. a. m.
  5. Mot qui signifie mal conçu, mal né. a. m.
  6. Qui doit bientôt périr. a. m.
  7. Ramassé en lui-même, expression d’Horace. a. m.
  8. Auteur du Voyage du Pèlerin. a. m.