L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XIV

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 136-144).


CHAPITRE XIV.

RETOUR À MONKBARNS.


Si j’ose en croire les images flatteuses du sommeil, mes rêves présagent l’approche de quelque joyeuse nouvelle. Mon cœur repose plus légèrement dans mon sein ; et tout le jour, animé par les transports d’une gaîté peu ordinaire, je bondis de joie, et touche à peine la terre en marchant.
Shakspeare. Roméo et Juliette


Le récit de la malheureuse entreprise de sir Arthur avait un peu détourné Oldbuck de questionner Lovel sur les motifs de sa résidence à Fairport. Il était cependant décidé à n’en pas laisser échapper l’occasion. « Miss Wardour vient de m’apprendre que vous la connaissiez déjà, monsieur Lovel. »

Lovel répondit « qu’il avait eu le plaisir de la voir chez madame Wilmot dans le comté d’York. »

— Vraiment ! vous ne m’aviez pas parlé de cela, et vous ne l’avez pas abordée chez moi comme une ancienne connaissance ?

— Jusqu’au moment où vous me présentâtes, dit Lovel fort embarrassé, j’ignorais que ce fût la même personne, et mon devoir, en ce cas, était d’attendre qu’elle me reconnût la première.

— Je conçois votre délicatesse. Le chevalier est un vieux fou pointilleux ; mais je vous assure que sa fille est au dessus de tous ces ridicules préjugés. Et maintenant que vous avez rencontré ici de nouveaux amis, puis-je vous demander si vous avez l’intention de quitter Fairport aussitôt que vous vous le proposiez ?

— Que diriez-vous, si je répondais à votre question par une autre, reprit Lovel, et si je vous demandais quelle est votre opinion sur les rêves ?

— Les rêves, jeune fou ! que voulez-vous que j’en pense, si ce n’est que ce sont les écarts de l’imagination, quand la raison a lâché les rênes ? Je ne connais d’autre différence entre eux et les aberrations de la folie. Dans les deux cas, les chevaux, abandonnés à eux-mêmes, emportent la voiture en fuyant ; seulement dans l’un le cocher est ivre, tandis que dans l’autre il ne fait que sommeiller. Si insanorum visis fides non est habenda, cur credatur somnientium visis quæ multo etiam perturbatiora sunt, non intelligo[1].

— Oui, monsieur ; mais Cicéron nous dit aussi que celui qui passe toute la journée à lancer ses dards doit quelquefois atteindre le but, de sorte qu’au milieu du brouillard des rêves nocturnes il s’en peut présenter un en rapport avec les événemens futurs.

— Ce qui veut dire que, dans votre sage opinion, vous avez atteint le but. Mon Dieu, mon Dieu ! qu’il y a de folie dans ce monde ! N’importe, pour une fois je reconnaîtrai la science onirocritique[2] ; je prêterai foi à l’explication des rêves, et je dirai qu’un autre Daniel est apparu pour les interpréter, si vous pouvez me prouver que ce rêve que vous avez fait vous indique une ligne de conduite sage et prudente.

— Dites-moi donc, poursuivit Lovel, pourquoi, au moment où j’hésitais si j’abandonnerais ou non une entreprise commencée, peut-être avec un peu de témérité, il m’arrive de rêver la nuit dernière que je voyais votre aïeul m’indiquer du doigt une devise m’encourageant à la pousser en avant ? Comment aurais-je songé à ces mots, que je ne me rappelle pas avoir entendus auparavant, qui sont dans une langue qui m’est inconnue, et dont la traduction renferme pourtant une leçon si applicable à la circonstance où je me trouve ? »

L’Antiquaire éclata de rire. « Excusez-moi, mon jeune ami, mais c’est ainsi que nous autres pauvres mortels nous aimons à nous abuser en cherchant au dehors des motifs qui ont leur origine dans notre volonté intérieure. Je crois que je puis vous aider à trouver la source de cette vision. Vous étiez si enfoncé dans vos méditations, hier après dîner, que vous ne vous occupâtes de la conversation qui avait lieu entre sir Arthur et moi qu’au moment où elle dégénéra en une dispute sur les Pictes, qui se termina si brusquement. Mais je me rappelle que j’avais montré à sir Arthur un livre imprimé par mon aïeul, et que je lui en avais fait remarquer la devise. Votre esprit était ailleurs, mais votre oreille, machinalement frappée de mes paroles, les avait retenues, et votre active imagination, fermentant par dessus la légende de Grizzel, a introduit dans votre rêve cette devise allemande. Quant à cette sagesse qui, à votre réveil, vous a fait saisir une circonstance si frivole comme une excuse pour persévérer dans un parti que vous ne pouvez justifier par une meilleure raison, c’est précisément un de ces tours de passe-passe que le plus éclairé parmi nous se permet quelquefois pour satisfaire son penchant aux dépens de sa raison.

— J’en conviens, dit Lovel en rougissant beaucoup ; je crois, monsieur Oldbuck, que vous avez raison, et je sens que je dois perdre dans votre estime pour avoir attaché un moment de l’importance à une telle absurdité. Mais je flottais entre des désirs et des résolutions contradictoires, et vous savez que la corde la plus légère peut diriger une barque lorsqu’elle est livrée aux vagues, tandis qu’un câble l’ébranle à peine lorsqu’elle est à sec sur le rivage.

— C’est vrai, c’est vrai, dit l’Antiquaire ; mais que parlez-vous de perdre dans mon opinion ? Il n’en est rien : je ne vous en aime que mieux, mon garçon. À présent nous avons chacun notre histoire, et je serai moins honteux en me rappelant celle de ce maudit prœtorium, quoique je n’en sois pas moins convaincu que le camp d’Agricola a dû être quelque part dans ce voisinage. Et maintenant, Lovel, mon bon ami, soyez franc avec moi : qui vous retient éloigné de Wittenberg ? Pourquoi avez-vous quitté votre pays et les devoirs de votre profession, pour une résidence oisive dans un lieu comme Fairport ? Vous aimez à courir le monde, je crains ?

— Peut-être bien, répondit Lovel se soumettant avec patience à un interrogatoire qu’il ne pouvait guère éviter. D’ailleurs je suis si isolé dans le monde, il y existe si peu d’êtres qui m’intéressent ou qui s’intéressent à moi, que cet état même d’abandon constitue mon indépendance. Celui dont la bonne ou la mauvaise destinée ne touche que lui seul, doit avoir le droit de disposer de sa personne comme il lui plaît.

— Pardonnez-moi, jeune homme, dit Oldbuck en lui posant affectueusement la main sur l’épaule, et en s’arrêtant tout-à-fait ; sufflamina[3], un peu de patience, s’il vous plaît. Je veux bien supposer que vous n’ayez pas d’amis pour partager vos succès dans le monde, et s’en réjouir ; que vous ne puissiez pas jeter un regard en arrière sur ceux à qui vous devez de la reconnaissance, et vers ceux qui auraient droit à votre appui ; en êtes-vous moins obligé de marcher d’un pas ferme dans le sentier du devoir ?… Car ce n’est pas seulement envers la société que vous êtes redevable de l’exercice actif de vos facultés, mais vous l’êtes encore par reconnaissance à l’Être suprême, qui vous en fit membre, et qui vous doua des moyens d’être utile à vous et aux autres.

— Mais je n’ai pas la conscience de posséder de telles facultés, dit Lovel avec un peu d’impatience. Je ne demande rien à la société que la permission de continuer paisiblement ma route dans la vie sans heurter les autres, et sans me laisser heurter moi-même ; je ne dois rien à personne. J’ai les moyens de vivre dans une indépendance complète, et mes désirs sont si modérés dans ce pays, que même ces moyens, tout limités qu’ils sont, les surpassent encore.

— Alors, dit Oldbuck en laissant retomber sa main, et en reprenant sa route, si vous êtes assez philosophe pour vous trouver assez riche, il n’y a rien à dire. Je ne me sens pas le droit de vous conseiller ; vous êtes arrivé au pinacle, au sommet de la perfection. Et comment se fait-il que Fairport ait été choisi pour l’asile d’une philosophie si austère ? C’est comme si un sectateur de la vraie religion avait planté son camp au milieu des hordes idolâtres de la terre d’Égypte. Il n’y a pas un homme à Fairport qui ne soit un adorateur dévoué du veau d’or, du Mammon d’iniquité, et moi-même, mon garçon, attrapant l’épidémie de ce maudit voisinage, je me sens quelquefois enclin à des accès d’idolâtrie.

— La littérature faisant mon amusement principal, dit Lovel, et des circonstances, dans le récit desquelles je ne puis entrer, m’ayant décidé à abandonner, au moins pendant quelque temps, le service militaire, j’ai choisi Fairport comme un lieu où je pouvais me livrer à mes occupations favorites, sans en être détourné par aucune de ces tentations qu’un cercle plus élégant de société aurait pu m’offrir.

— Ah, ah ! répondit Oldbuck d’un air de pénétration, je commence à comprendre l’application de la devise de mon aïeul ; vous êtes un candidat à la faveur publique, quoique d’une manière différente de ce que j’avais d’abord supposé ; vous aspirez à briller dans la carrière littéraire, et vous espérez arriver au succès par le travail et la persévérance. »

Lovel, qui se trouvait serré de près par les questions du vieux gentilhomme, conclut qu’il valait autant le laisser dans l’erreur où il venait de tomber.

« J’ai été quelquefois assez fou, dit-il, pour me livrer à des pensées de ce genre.

— Ah, pauvre garçon ! rien ne peut être plus triste que cela ; à moins pourtant, ce qui arrive quelquefois aux jeunes gens, que vous ne fussiez amoureux de quelque frivole femelle, ce qui vraiment, comme l’a dit si bien Shakspeare, est tout à la fois se servir du fouet et de l’éperon pour courir plus vite à sa perte. »

Il continua ensuite des questions auxquelles il avait quelquefois la complaisance de répondre lui-même ; car le bon vieux gentilhomme, par suite de ses recherches en antiquités, avait contracté le goût de bâtir des conjectures sur des bases qui souvent étaient loin d’offrir la surface nécessaire ; et étant, comme le lecteur a déjà pu le remarquer, passablement entêté, il ne supportait pas facilement d’être redressé, soit sur les faits, soit sur le jugement qu’il en portait, même par ceux qui étaient le plus intéressés aux sujets de ses réflexions. Il poursuivit donc, ébauchant lui-même la carrière littéraire de Lovel.

« Et par où comptez-vous commencer vos débuts d’homme de lettres ? Mais je devine, par la poésie… la poésie… cette aimable séductrice de la jeunesse. Oui, dans la modeste confusion de votre regard et de votre maintien, il y a quelque chose qui m’annonce que j’ai dit juste. Et quel est le genre de vos inspirations ? Êtes-vous disposé à prendre votre essor vers les hautes régions du Parnasse, ou à voltiger seulement autour de la base de la montagne sacrée ?

— Je n’ai encore essayé que quelques morceaux lyriques, dit Lovel.

— Comme je le disais à propos : effleurant les buissons d’un vol modeste. Mais je me flatte que vous prendrez un essor plus hardi. Remarquez cependant que ce n’est pas moi qui voudrais vous encourager à suivre une occupation aussi peu lucrative ; mais ne m’avez-vous pas dit que vous étiez entièrement indépendant des caprices du public ?

— Entièrement, répondit Lovel.

— Et que vous êtes résolu à ne pas adopter un genre de vie plus actif ?

— Telle est en ce moment ma résolution, répondit le jeune homme.

— Alors il ne me reste plus qu’à vous donner les meilleurs avis, et toute l’assistance que je pourrai, sur le genre auquel vous devrez vous livrer. J’ai publié moi-même deux essais dans le Réper'toire d’Antiquités[4], je suis donc auteur par expérience. L’un contenant mes remarques sur l’édition de Hearne, de Robert de Glocester, était signé le Scrutateur, et l’autre, signé l’Indicateur, roulait sur un passage de Tacite. Je pourrais parler aussi d’un article inséré dans le Gentleman’s Magazine[5], qui produisit dans le temps une grande sensation, sur l’inscription d’Ælia Lelia, et que j’avais signé Œdipe. Vous voyez donc que je ne suis pas novice dans le métier d’auteur, et que je dois par conséquent connaître le goût et l’humeur de notre temps. Et maintenant, encore une fois, par où voulez-vous commencer ?

— Je n’ai aucun projet de publication pour le moment.

— Ah ! ce n’est pas ce qu’il faut ! Vous devez, dans toutes vos entreprises, avoir présente à vos yeux la crainte du public. Voyons un peu : un recueil de poésies fugitives… mais non, il y aurait à craindre qu’elles ne restassent chez le libraire. Il faut, à la fois, quelque chose de solide et d’attrayant ; point de vos romans ou anti-classiques nouveautés. Il faut tout de suite choisir un champ vaste. Voyons ; que pensez-vous d’un poème épique ? le vrai, l’ancien poème historique qui embrasse douze ou vingt-quatre chants ? C’est cela ; je vous fournirai un sujet. La bataille entre les Calédoniens et les Romains ; vous lui donnerez le titre de La Calédonie ou l’Invasion repoussée. Il conviendra au goût présent, et vous pourrez y faire quelque allusion à notre siècle.

— Mais l’invasion d’Agricola ne fut pas repoussée.

— Non : mais vous êtes poète ; et comme tel, libre dans votre essor, et aussi peu l’esclave du vrai et du probable que Virgile lui-même ; vous pouvez vaincre les Romains en dépit de Tacite.

— Et placer le camp d’Agricola au Kaim de… comment l’appelez-vous ? dit Lovel, en dépit même d’Édie Ochiltree.

— Épargnez-moi là-dessus ;… et cependant il est possible que, dans ces deux circonstances, vous soyez plus près de la vérité que vous ne pensez, en dépit de la toge de l’historien et de la robe bleue du mendiant.

— Vous me donnez de bons conseils ; je ferai de mon mieux pour en profiter, mais il faudra que votre complaisance vienne à mon secours pour des renseignemens sur les localités.

— Comment donc, mon ami ? mais mon intention est d’écrire les notes historiques et critiques à la suite de chaque chant, et de vous tracer moi-même votre plan tout entier. J’ai aussi quelque prétention au génie poétique, monsieur Lovel ; seulement je n’ai jamais pu faire de vers.

— Il est bien dommage, monsieur, que vous manquiez d’une faculté qui est assez essentielle à cet art !

— Essentielle ! pas du tout : c’est la partie purement mécanique. Un homme peut être poète sans connaître, comme les anciens, la mesure des spondées et des dactyles, ou faire rimer la fin des lignes comme les modernes ; de même qu’on peut être architecte, quoique incapable de travailler comme un maçon. Pensez-vous que Vitruve et Palladio aient jamais porté la hotte ?

— En ce cas, il faudrait donc qu’il y eût deux auteurs pour faire un poème : l’un pour l’invention et le plan, l’autre pour l’exécuter.

— Cela n’irait pas mal ; dans tous les cas, nous en ferons l’épreuve. Ce n’est pas que je me soucie de livrer mon nom au public ; mais dans une préface, après toutes les belles choses que vous jugerez à propos d’y faire entrer, vous pourriez reconnaître qu’un savant ami vous a aidé dans vos travaux ; toutefois, je vous le répète, je suis entièrement étranger à la vanité d’auteur. »

Lovel s’amusa beaucoup intérieurement de cette profession de foi, qui s’accordait mal avec l’empressement que son vieil ami mettait à saisir toutes les occasions de se présenter au public, quoique de manière à ressembler plutôt à celui qui monte derrière un carrosse qu’à celui qui est dedans. L’Antiquaire était en ce moment au comble de la joie ; car, semblable à d’autres individus qui passent leur vie dans des occupations littéraires obscures et ignorées ; il éprouvait l’ambition secrète de se faire imprimer ; ambition que réprimaient de temps en temps des accès de méfiance, la crainte de la critique, et de vieilles habitudes d’indolence qui le faisaient toujours tout remettre au lendemain. « Mais, pensait-il alors, je puis, comme un second Teucer, lancer mes traits à l’ombre du bouclier de mon allié ; et, en supposant qu’il ne soit pas un poète de la première force, je ne suis en aucune façon responsable de la faiblesse de ses vers ; et de bonnes notes peuvent venir à l’appui d’un texte assez médiocre. Néanmoins, ce garçon-là doit faire un bon poète ; on trouve en lui toute la distraction commune aux enfans du Parnasse ; il répond rarement à une question, que vous ne la lui ayez répétée deux fois, avale son thé brûlant, et mange sans savoir ce qu’il a dans la bouche. C’est bien là le véritable œstus, le awen du barde gallois, le divinus afflatus[6], qui transporte le poète hors des limites des choses sublunaires ; ses visions aussi présentent tous les symptômes du délire poétique. Il ne faut pas que j’oublie d’envoyer ce soir Caxon voir s’il a éteint sa chandelle ; les poètes et les visionnaires sont sujets à négliger ces choses-là. » Puis, se tournant vers son compagnon, il continua de lui parler ainsi, mais tout haut :

« Oui, mon cher Lovel, vous ne manquerez pas de notes, et je crois même que nous pourrons introduire tout entier dans l’appendice mon essai sur l’art des anciens campemens. Cela donnera beaucoup de valeur à l’ouvrage. Puis nous ferons revivre ces anciennes et respectables formes si honteusement abandonnées de nos temps. Vous invoquerez la Muse, et certainement elle doit être propice à un auteur qui, dans un siècle d’apostasie, reste attaché, avec la foi d’Abdiel[7], aux antiques cérémonies du culte. Ensuite il nous faut une vision dans laquelle le génie de la Calédonie apparaîtra à Galgacus[8], et fera passer devant lui toute la postérité des véritables monarques écossais ; et dans les notes je décocherai un trait à Boëce. Mais non, il ne faut pas entamer ce sujet-là, à présent que le pauvre sir Arthur est menacé de tant d’autres tourmens et de chagrins ; mais j’anéantirai Ossian, Mac Pherson et Mac Crib.

— Mais il faut réfléchir à ce que coûteront les frais d’impression, dit Lovel, voulant essayer si ce mot ne refroidirait pas un peu la chaleur du zèle qui animait son futur collaborateur.

— Les frais ! dit M. Oldbuck s’arrêtant et mettant machinalement la main à la poche ; c’est vrai : je ferais bien quelque chose… mais votre intention ne serait-elle pas de publier par souscription ?

— Non, certainement !

— Non, non, reprit vivement l’Antiquaire, ce n’est pas honorable. Mais, je vais vous dire, je connais un libraire qui fait quelque cas de mon opinion, et qui ne craindra pas de risquer son impression et son papier ; et je vous en ferai vendre autant d’exemplaires que je pourrai.

— Oh ! je ne suis pas un auteur mercenaire, répondit Lovel ; je désire seulement n’y pas mettre du mien.

— Bon, bon ! nous pourvoirons à cela ; il faut que les éditeurs en courent toutes les chances. Il me tarde de vous voir commencer vos travaux ; vous choisirez sans doute le vers blanc ; c’est le plus noble, le plus majestueux pour un sujet historique, et par intérêt pour vous, mon ami, je crois qu’il est aussi le plus facile. »

Cette conversation les mena jusqu’à Monkbarns, où l’Antiquaire eut un sermon à supporter de sa sœur, qui, bien que n’étant pas philosophe, l’attendait sous le portique pour le haranguer. « Bon Dieu ! Monkbarns, tout n’est-il pas assez cher, sans que vous fassiez encore augmenter le poisson en donnant à cette effrontée Maggie tout ce qu’elle vous demande ?

— Comment donc, Grizzel ! dit le savant un peu déconcerté de cette attaque imprévue ; je croyais avoir fait un si bon marché.

— Un bon marché ! quand vous lui avez donné plus de la moitié de ce qu’elle en demandait ! Si vous voulez faire la ménagère et acheter le poisson vous-même, il ne faut jamais offrir plus d’un quart. Et puis l’impudente n’a-t-elle pas eu le front de venir me demander un petit verre d’eau-de-vie ! mais je vous assure que Jenny et moi l’avons arrangée !…

— Vraiment, dit Oldbuck, en jetant un regard de côté sur son compagnon, je crois que nous devons bénir le sort propice qui nous a fait échapper à l’inconvénient d’entendre cette dispute. Allons, Grizzel, j’ai eu tort une fois dans ma vie : Ultra crepidam[9], j’en conviens franchement ; mais nargue de la dépense. Les soucis tueraient un chat ; nous mangerons le poisson, quel que soit son prix. Et puis, Lovel, il faut que vous sachiez que je vous ai prié de rester aujourd’hui, parce que nous avons un peu meilleure chère que de coutume, hier ayant été un jour de gala. Je préfère le lendemain d’une fête à la fête elle-même. J’aime les analecta, les collectanea[10], si je puis les appeler ainsi, du dîner de la veille qu’on ressert dans ces occasions. Allons, vous voyez que voilà Jenny qui va sonner la cloche. »


  1. Si l’on ne croit pas aux visions des fous, pourquoi ajouter foi à celles des personnes endormies, et qui sont encore bien plus intelligibles ? Voilà ce que je ne comprends pas. a. m.
  2. Du grec ὀνειρκριτικὸς, qui peut interpréter les songes ; mot composé de ὄνειρος, songe, et de κρίτα, le juge. a. m.
  3. De sufflaminare, enrayer, retarder. a. m.
  4. The antiquarian Repository, recueil périodique encore existant. a. m.
  5. Le magasin du Gentleman, c’est-à-dire de l’homme comme il faut, recueil mensuel estimé. a. m.
  6. Æstus, chaleur (αἴθα, brûler) ; awen, de awe, crainte, terreur respectueuse ; divinus afflatus, souffle divin. a. m.
  7. Le séraphin qui refusa de suivre le parti des rebelles, comme le dit Milton dans le Paradis perdu. a. m.
  8. Galgacus, roi des anciens Bretons. a. m.
  9. Ne sutor ultra crepidam, que le cordonnier ne se mêle que de chaussures ; que chacun se mêle de son métier. a. m.
  10. Analecta (d’ἀναλέγειν, recueillir), les restes d’un repas ; collectanea, amassés ou recueillis. a. m.