L’Antiquaire (Scott, trad. Ménard)/Chapitre XXIX

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 7p. 296-302).


CHAPITRE XXIX.

L’ARRESTATION.


Il se mêlait à tous leurs divertissemens : c’était le monarque qui gouvernait cette petite cour ; c’était lui qui courbait l’arc, lui qui façonnait la toupie, la balle légère et le cerf-volant.
Crabbe. Le Village.


Francis Macraw, conformément aux ordres de son maître, accompagna le mendiant, afin de le voir hors de l’enceinte du château sans lui permettre d’échanger une parole avec aucun des domestiques ou des dépendans du comte. Mais, réfléchissant judicieusement que cet ordre ne s’étendait pas jusqu’à lui, qui se trouvait chargé de l’escorte, il employa tous les moyens possibles pour arracher à Édie quelques communications sur la nature de l’entrevue secrète et confidentielle qu’il avait eue avec lord Glenallan. Mais Édie, qui de son temps avait passé par plus d’un interrogatoire, éluda facilement la question de son ancien camarade. Les secrets des grands, pensait-il en lui-même, sont comme les bêtes féroces qu’on garde en cage ; tenez-les-y bien enfermées, et il n’y a pas de danger : mais si vous les laissez une fois sortir, elles se retourneront sur vous pour vous déchirer. Je n’ai pas oublié ce qui arriva à Dugald Dunn pour avoir donné carrière à sa langue au sujet de la femme du major et du capitaine Bandilier.

Francis fut donc sans succès dans ses attaques sur la discrétion du mendiant, et comme un mauvais joueur d’échecs, chaque fois qu’il échouait dans sa marche, il donnait plus de prise sur lui à son adversaire.

« Ainsi vous soutenez que vous n’aviez aucune affaire particulière à communiquer à milord ?

— C’était au sujet de ces brimborions que j’ai apportes du continent, dit Édie ; je sais que vos papistes sont amateurs de ces reliques de saints et d’église qui viennent de loin.

— Par ma foi ! il faudrait que mon maître fût devenu tout-à-fait fou, Édie, pour se mettre dans un émoi semblable à propos de quoi que vous eussiez pu lui apporter.

— Vous n’êtes peut-être pas très éloigné de la vérité, mon camarade ; il se peut faire que le laird ait eu de grands chagrins dans sa jeunesse, et parfois cela suffit pour troubler la raison aux gens.

— Ma foi, Édie, ce que vous dites là est la vérité ; et, puisqu’il est probable que vous ne reviendrez jamais par ici, ou que, si vous y revenez, je n’y serai plus, je vous dirai donc que dans son jeune temps il a eu des peines si violentes que je m’étonne qu’il y ait résisté si long-temps.

— Ah ! vraiment ? dit Ochiltree ; c’était sûrement au sujet d’une femme ?

— Vous l’avez deviné tout juste, répondit Macraw ; c’était une de ses cousines, miss Éveline Neville, comme on l’appelait. Cela fit du bruit alors dans le pays ; mais comme cette affaire regardait des grands, elle fut bientôt assoupie. Il y a plus de vingt ans de cela. Oh ! oui, il doit y avoir vingt-trois ans.

— J’étais en Amérique alors, dit le mendiant, et hors de portée de savoir les histoires du pays.

— On n’en parla pas long-temps, dit Macraw. Il aimait la jeune demoiselle et voulait l’épouser ; mais sa mère le découvrit, et ce fut alors le diable. À la fin la pauvre fille se jeta du haut du rocher de Craigburnsfoot dans la mer, et voilà comment cela finit.

— Oui, pour la pauvre demoiselle, dit le mendiant ; mais non pour le comte, à ce que je suppose.

— Il n’en verra la fin qu’avec celle de sa vie, reprit le naturel du comté d’Aberdeen.

— Mais pourquoi la vieille comtesse empêcha-t-elle ce mariage ? continua le persévérant questionneur.

— Pourquoi ? Elle ne le savait peut-être pas bien elle-même, car il fallait qu’on obéît à sa volonté sans s’informer si elle était juste ou non. Mais on répandit que la jeune demoiselle était notée pour quelqu’une des hérésies du pays ; et puis, je me le rappelle à présent, elle lui était plus proche parente que les règles de notre Église ne le permettent pour se marier. C’est ce qui poussa la demoiselle à cet acte de désespoir ; et depuis, le comte n’a jamais relevé la tête.

— Eh bien ! dit Édie, il est pourtant singulier que je n’aie jamais entendu parler de cette histoire.

— Il est plus singulier que vous l’appreniez à présent, car du diable si aucun des domestiques en eût osé parler pendant que la vieille comtesse était vivante. Ah, mon garçon ! c’était là une maîtresse femme ! Il aurait fallu un habile homme pour cadrer avec elle ; mais elle est dans la tombe, et l’on peut se délier la langue un moment quand on rencontre un ami. Adieu pourtant, Édie, il faut que je m’en retourne pour l’office du soir. Si vous allez à Inverary d’ici à six mois peut-être, n’oubliez pas de vous informer de Francis Macraw. »

Édie promit volontiers de se conformer à cette recommandation amicale, et les deux camarades s’étant ainsi séparés en se donnant les marques d’une bienveillance mutuelle, le domestique de lord Glenallan reprit la route du château de son maître, et laissa Ochiltree recommencer son pèlerinage habituel.

C’était une belle soirée d’été, et le monde, c’est-à-dire le petit cercle qui lui seul est le monde pour l’individu habitué à le parcourir, s’offrait tout entier devant Édie afin qu’il y choisît son gîte pour la nuit. Quand il eut dépassé les terres moins hospitalières de Glenallan, il se vit le maître d’opter pour la nuit entre tant de lieux de refuge différens, qu’il se trouva embarrassé et se montra même difficile sur le choix. L’auberge d’ Ailie Sim était sur le côté de la route environ à un mille de là, mais, à cause du samedi soir, il y trouverait une bande de jeunes gens qui mettraient obstacle à toute conversation raisonnable. D’autres bons hommes et bonnes femmes, suivant le nom qu’on donne en Écosse aux fermiers et aux fermières, s’offrirent aussi à son esprit. Mais l’un était sourd, l’autre sans dents, et il ne pouvait entendre le second, ni se faire entendre du premier ; celui-ci était d’une humeur grondeuse, celui-là avait un chien d’une humeur plus méchante encore. À Monkbarns et à Knockwinnock il pouvait compter sur une réception favorable et hospitalière, mais l’un et l’autre étaient trop éloignés pour qu’il pût commodément y arriver le soir même.

« Je ne sais pas comment cela se fait, dit le vieillard, mais je suis plus délicat sur un gîte pour la nuit que je ne l’ai jamais été de ma vie. Je crois que la vue de toutes ces belles choses là-bas, en reconnaissant qu’on peut être plus heureux sans elles, m’a rendu orgueilleux de mon propre sort. Mais Dieu veuille qu’il ne m’en arrive pas mal, car l’orgueil annonce toujours la ruine de l’homme. En tout cas, la plus mauvaise grange est encore un gîte plus agréable que le château de Glenallan avec toutes ses tentures de velours noir, ses tableaux et toutes les richesses qui lui appartiennent. Ainsi donc il faut en finir, et décidément j’irai demander à coucher à Ailie Sim. »

Au moment où le vieillard descendait la colline qui dominait le petit hameau vers lequel il dirigeait sa course, le coucher du soleil venait de mettre un terme aux travaux des habitans, et les jeunes gens, profitant de cette belle soirée, étaient occupés à jouer aux boules sur un terrain de la commune, tandis que les femmes et les anciens les regardaient. Les cris, les éclats de rire, les exclamations des perdans et des gagnans, formaient un chœur bruyant qui parvint jusqu’au sentier par lequel Ochiltree descendait le coteau, et rappela à sa mémoire ces jours où lui-même avait été compétiteur ardent, et souvent victorieux, dans tous les exercices qui demandent de la force et de l’agilité. Il est rare que des souvenirs de ce genre n’arrachent pas un soupir, même à celui qui, sur le soir de sa vie, contemple un horizon plus brillant que celui de notre vieux pauvre. À cette époque, réfléchissait-il naturellement, je n’aurais pas fait plus d’attention au pauvre vieux pèlerin descendant la colline de Kinblythemont que ces jeunes garçons si éveillés n’en font au vieil Édie.

Il fut pourtant réjoui en voyant que son arrivée était une circonstance plus importante que sa modestie ne l’avait prévu. Une discussion sur un coup s’était élevée parmi les deux troupes des joueurs ; et comme le jaugeur favorisait un parti, et que le maître d’école soutenait l’autre, on pouvait dire que la querelle avait été embrassée par les hautes puissances. Le meunier et le forgeron s’étaient aussi rangés de différens côtés, et en réfléchissant à la vivacité de deux disputeurs semblables, on pouvait craindre que la discussion ne se terminât pas à l’amiable. Mais le premier qui aperçut le mendiant, sécha : « Ah ! voilà le vieil Édie qui connaît les règles de tous les jeux du pays, mieux qu’aucun homme qui ait jamais jeté la boule ou le bâton ; ne nous querellons pas, mes enfans, mais rapportons-nous-en au jugement du vieil Édie. »

Édie fut donc accueilli et installé en qualité d’arbitre, aux acclamations générales ; avec toute la modestie d’un évêque auquel la mitre est offerte, ou d’un nouveau président appelé au fauteuil, le vieillard refusa sa charge et la responsabilité dont on se proposait de l’investir. En retour, pour cet acte de désintéressement et d’humilité, il eut le plaisir de se voir réitérer l’assurance par les jeunes, les vieux et ceux d’un âge mûr, que, dans tous les pays à la ronde, il était l’individu le plus capable de remplir l’emploi d’arbitre. Après de tels encouragemens, il s’occupa gravement de l’exécution de son devoir, et défendant sérieusement toute expression injurieuse de côté ou d’autre, il entendit d’une part le forgeron et le jaugeur, et de l’autre le meunier et le maître d’école, comme un conseil composé de jeunes et d’anciens : Édie cependant avait déjà jugé l’affaire avant qu’on commençât à la plaider, semblable en cela à plus d’un juge qui n’en doit pas moins passer par toutes les formes de la procédure, et qui se voit obligé d’endurer dans toute son étendue l’éloquence et les argumens du barreau. Après que tout eut été dit des deux côtés et même redit plus d’une fois, notre ancien, ayant mûrement et dûment considéré, prononça le jugement modéré et conciliatoire, que le coup contesté était un coup nul, et en conséquence ne compterait pour aucun des deux partis. Cette judicieuse décision rétablit la concorde parmi les joueurs ; ils recommencèrent de nouveau à arranger leurs parties et leurs gageures avec la gaîté bruyante ordinaire à tous les jeux du village, et les plus ardens se dépouillaient déjà de leurs vestes et les remettaient avec leurs mouchoirs de couleur au soin de leurs femmes, de leurs sœurs, ou de leurs maîtresses, quand tout-à-coup leur joie fut étrangement troublée.

En dehors du groupe des joueurs, une rumeur bien différente de celle qu’excitait la gaîté des jeux, commença à se faire entendre. Bientôt on put distinguer confusément cette espèce de soupirs et d’exclamations étouffés que profèrent ceux qui viennent d’apprendre la première nouvelle d’un désastre ou d’un malheur. Au milieu du bourdonnement des femmes on put remarquer ces mots : « Ah, Seigneur ! périr si jeune, et si soudainement ! « Bientôt ce bruit parvint jusqu’aux hommes, et fit taire à l’instant les accens de la gaîté. Chacun comprit que quelque calamité venait d’arriver dans le pays, et chacun en demandait la cause à son voisin, qui n’en était pas plus instruit. Ma fin, la nouvelle parvint plus clairement aux oreilles d’Édie Ochiltree, qui se tenait au centre de l’assemblée. La barque de Mucklebackit, ce pêcheur dont nous avons si souvent parlé, avait été submergée, et quatre hommes avaient péri, affirmait-on, en y comprenant Mucklebackit et son fils. Le bruit public cependant, dans ce cas comme dans tous les autres, allait au delà de la vérité. Le bateau avait effectivement chaviré, mais Stephen, ou, comme on l’appelait, Steenie, était le seul homme qui eût été noyé. Quoique le genre de vie de ce jeune homme et l’endroit qu’il habitait l’éloignassent de la société des autres paysans, ils ne manquèrent pas pourtant d’interrompre leurs jeux champêtres, et de payer à ce malheur inattendu le tribut de compassion et d’intérêt qu’on ne refuse presque jamais à des événemens aussi soudains et aussi rares. Ce fut au vieil Ochiltree surtout que cette nouvelle porta un coup vraiment sensible. Il en fut d’autant plus affligé, qu’il se reprochait d’avoir tout récemment employé l’aide de ce jeune homme pour jouer un tour qui ne pouvait être regardé comme sérieusement coupable, puisqu’ils n’avaient eu le dessein de faire éprouver au chimiste allemand aucune perte, ou même aucune injure grave, mais qui cependant n’était pas la manière la plus édifiante d’employer les dernières heures de sa vie. Un malheur ne vient jamais seul. Tandis qu’appuyé sur son bâton d’un air pensif, Ochiltree joignait ses regrets à ceux des paysans du hameau qui déploraient la mort soudaine du jeune homme, et s’accusait secrètement de l’avoir engagé dans une affaire peu louable, il fut saisi au collet par un officier de paix qui étendit sa baguette de la main droite, en s’écriant : « Au nom du roi[1] ! »

Le jaugeur et le maître d’école employèrent toute leur rhétorique pour prouver au constable et à son assistant qu’ils n’avaient pas le droit d’arrêter un bedesman du roi comme vagabond ; et la muette éloquence du meunier et du serrurier, laquelle se trouvait dans leurs poings fermés, se préparait à donner une caution écossaise à leur arbitre. « Sa robe bleue, disaient-ils, était sa garantie pour voyager dans tout le pays.

— Mais sa robe bleue, répondit l’officier de paix, ne l’autorise pas, je pense, à attaquer, voler et assassiner ; et le mandat que j’ai contre lui est en raison de ces crimes.

— Assassiner ! dit Édie, assassiner ! qui donc ai-je assassiné ?

— Monsieur l’Allemand Dousterswivel, l’agent des mines de Glenwithershins,

— Assassiner Dousterswivel ! laissez donc, il vit, et il se porte aussi bien que vous.

— Ce n’est pas votre faute, pourtant ; il a dû lutter péniblement pour défendre sa vie, si ce qu’il dit est vrai, et vous devez répondre à cette accusation conformément à la loi. »

Les défenseurs du mendiant reculèrent en entendant l’atrocité de l’accusation portée contre lui, mais plus d’une main bienfaisante tendit à Édie de la viande, du pain et des sous pour le soutenir dans la prison où les officiers de paix allaient le conduire.

« Merci, Dieu vous bénisse, mes enfans ; je suis sorti de plus d’un piège, quand je méritais moins qu’à présent ma délivrance ; j’échapperai encore à celui-ci, comme l’oiseau échappe à l’oiseleur. Continuez de jouer, et ne vous occupez pas de moi… J’ai plus de chagrin au sujet du pauvre garçon qui vient de périr, que pour tout ce qu’ils peuvent me faire. »

En conséquence le prisonnier se laissa emmener sans résistance, tandis qu’il acceptait machinalement et emplissait sa besace des aumônes qui lui pleuvaient de tous côtés ; et avant de quitter le hameau, il était aussi chargé qu’un pourvoyeur du gouvernement. Cependant il fut bientôt soulagé de la fatigue que lui causait cette accumulation de fardeau, par l’officier qui se procura une charrette avec un cheval pour transporter le vieillard devant le magistrat, afin d’y être interrogé et mis en prison.

Le malheur, de Steenie et l’arrestation d’Édie mirent un terme aux jeux du village, dont les habitans les plus graves commencèrent à méditer sur les vicissitudes des choses humaines, qui avaient si soudainement mis un de leurs camarades au tombeau, et qui plaçaient l’intendant de leurs jeux dans une position où il courait le risque d’être pendu. Le caractère de Dousterswivel étant assez généralement connu, ce qui veut dire assez généralement détesté, beaucoup de gens conjecturèrent que l’accusation pouvait bien être fausse et malicieuse ; mais tous convinrent que si Édie Ochiltree avait agi de manière à devoir supporter la peine dans cette occasion, il était bien dommage qu’il n’eût pas mieux mérité son son en tuant tout de bon Dousterswivel.


  1. Les officiers de paix ou constables anglais n’ont pour arme qu’une petite baguette, dont il leur suffit de toucher sur l’épaule celui qu’ils doivent arrêter, pour le constituer leur prisonnier. a. m.