L’Art de se connaître soi-même/01/01

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CHAP. I.

Où l’on donne une idée generale de la bassesse & de la misere de l’homme, qui sont les premieres de ses qualites, qui frapent nôtre esprit.


I L est certain que l’homme paroit estre peu de chose, lorsqu’on juge de luy par les prejugés des sens. Peu s’en faut qu’on le ne trouve incapable de vertu, lorsqu’on considere son abaissement, & incapable de bonheur, lorsqu’on reflechit sur sa misere.

La petitesse de son corps est la premiere qui se presente aux yeux. L’Écriture nous la marque en nous disant que l’homme a son fondement dans la poudre, qu’il habite dans un tabernacle d’argile, & qu’il est consumé à la rencontre d’un vermisseau. Et la nature nous la fait d’ailleurs si bien connoître, qu’il est impossible à nôtre orgueil de la contester. Il est vray que comme nous sommes accoûtumés à mesurer tout par rapport à nous mêmes, nous sommes en possession de nous regarder comme le centre de perfection, & de trouver trop grands, ou trop petits les corps qui nous environnent, selon qu’ils s’approchent, ou qu’ils s’éloignent de la grandeur du nôtre : Mais vous n’aves qu’à changer d’estat, ou voir les choses par d’autres yeux que les vôtres, ou les considerer dans un sens d’opposition pour vous desabuser à cet égard. Montés sur une montagne, & dites moy ce que c’est que la grandeur des hommes, qui paroissent dans la plaine. Supposés que les corps celestes fûssent animés d’un esprit comme le vôtre, & qu’ils eussent des yeux pour vous régarder ; & dites moy ce que vôtre corps leur paroîtroit ; ou comparés les dimensions de ce corps à ces vastes spheres dont vous estes environné, à ces mondes mobiles & lumineux que la main du Createur semble avoir semé autour de vous, pour mieux vous convaincre de la petitesse de ce tabernacle de poussiere, ou vous habités. La foiblesse de l’homme est proportionnée à sa petitesse & sa bassesse l’est à sa foiblesse ; & l’une et l’autre estoit dans l’esprit du Prophete lorsqu’il s’écrie parlant à Dieu, montreras tu ta force contre une feüille que le vent emporte, ou dans l’esprit du Psalmiste, lorsqu’il disoit par une espece d’hyperbole remplie de sens & de verité, que si l’on pesoit l’homme avec le neant, on trouveroit que le neant pese plus que l’homme.

On peut dire en effêt que le neant environne l’homme de tous costés. Par le passé il n’est plus, par l’avenir il n’est pas encore, & par le present en partie est & en partie il n’est point. En vain il tache de fixer le passé par le souvenir, & d’anticiper sur l’avenir par l’esperance, pour pouvoir se faire un present plus étendu, c’est une fleur que le matin voit éclorre, qui flétrit sur le mydi, & qui seche sur le soir. L’homme consideré dans ses divers estats est une creature constamment miserable, qui trouve, comme dit fort bien un Ancien, le peché dans sa conception, le travail dans sa naissance, la peine dans sa vie & le désespoir d’une inevitable necessité dans sa mort.

Tous ses âges luy apportent quelque foiblesse ou quelque misere particuliere. L’enfance n’est qu’un oubli & une ignorance de soymême ; la jeunesse qu’un emportement durable, qu’une longue fureur ; & la vieillesse qu’une mort languissante sous les apparences de la vie, tant elle est suivie d’infirmités.

Il y a peu de choses qui l’environnent, qui ne luy annoncent sa fin ; il trouve les principes de cette mort qu’il redoute par dessus toutes choses, & dans l’air qu’il respire, & dans les alimens qu’il reçoit, & dans les sources de sa vie qui se consume elle même ; & telle est sa destinée qu’aprés avoir évité les plus grans perils, les embrasemens, les naufrages, les maladies, il trouve enfin toutes ces prétendües délivrances terminées par la mort. Son corps est le centre des infirmités, son esprit est rempli d’erreurs & son cœur d’affections peu reglées. Il souffre & par la consideration du passé qui ne peut estre rappellé, & par celle de l’avenir qui est inevitable. En vain il voudroit s’arréter pour avoir le loisir de goûter quelques douceurs qui se presentent sur son chemin, le temps est comme un tourbillon qui l’emporte, inexorable à ses regrets & à ses plaintes. Seuls nous ne saurions soûtenir la veüe de nous mêmes & de la necessité, qui est imposée aux agréemens du monde de passer dans un instant. Unis avec les autres par la societé nous ne faisons pour ainsi dire que nous multiplier en d’autres nous-mêmes, pour participer d’avantage à la commune misere du genre humain.

C’est une chose bien douloureuse à une creature qui s’ayme tant elle même, de se voir mourir continuellement, & de ne sentir la vie qu’à mesure qu’elle la perd. L’enfance est morte pour la junesse, celle-ci pour la maturité de l’âge, cette derniere pour l’âge avancé & celui-cy pour l’extreme vieillesse, nous sommes morts à l’egard de tant de personnes bien-aymées que nous avons perdües, à l’egard de plusieurs agréemens & de plusieurs advantages, qui suivant la distinée du monde se consument par leur propre usage ; sans qu’il nous en reste qu’un leger souvenir incapable de nous satisfaire & très propre à nous tourmenter.

Quand la vie de l’homme seroit bien longue, le bonheur attaché à cette vie ne seroit pas considerable, & quand la felicité que nous trouvons ici bas seroit aussi pleine qu’elle est defectueuse, elle seroit peu de chose, devant étre enfin terminée par la mort. Que sera ce donc lorsqu’on est convaincu & du peu de realité de ces advantages & de la briefveté de la vie, qui est telle que si nous voulons dire les choses comme elles sont, a peine suffit elle pour nous donner le loisir de regler nos affaires, de prendre congé les uns des autres & de faire comme il faut nôtre testament.

L’homme qui est naturellement convaincu de ces verités, cherche le moyen de se consoler de ces malheurs auxquels la qualité d’homme l’expose. Il évite dans ce dessein de se représenter à luy-même, ou de se faire valoir aux autres sous cette qualité. Il ne veut estre regardé que comme estant révetu de quelques advantages exterieurs, qui font la difference des conditions, & la distinction des personnes. Mais s’il y a autant de dignité dans l’homme que la Religion nous fait entrevoir, il y auroit plus de fondement mille fois à se faire valoir par les qualités qui nous sont communes, que par celles qui nous distinguent. Et si au contraire il y a autant d’honneur à posseder ces advantages exterieurs que le monde voudroit nous le persuader, il faut que l’homme en luy même soit tres peu de chose ; ce que nous ne pouvons penser sans trahir non seulement l’honneur de nôtre nature : mais encore les sentimens de nôtre vanité.

On pourroit ce me semble definir l’homme du monde, qui pour se guerir, ou se consoler de sa pauvreté & de sa misere naturelle ayme à se révetir de biens imaginaires, un fantôme qui se promene parmi les choses qui n’ont que l’apparence. J’appelle un fantôme, non l’homme de la nature composé d’un corps & d’une ame, que Dieu à formés : mais l’homme de la cupidité, composé de songes & de fictions de son amour propre. J’appelle les choses qui n’ont que l’apparence (& cela aprés le Psalmiste,) les advantages que le monde recherche avec tant de passion, ces grans-vuides remplis de nôtre propre vanité, ou plutôt de ces grans-riens qui occupent un si grand espace dans nôtre imagination déreglée.

Lorsque nous tâchons de faire disparoitre ce fantôme d’orgueil & de cupidité que nous trouvions dans l’homme, nôtre dessein n’est point de souscrire à l’arrest éternel de nôtre misere & de nôtre abaissement.

Penetrons bien dans ces apparences, qui nous avoient d’abord paru si tristes, & nous trouverons que nous avons sujet de nous consoler : mais pour trouver ce que nous desirons, il faut chercher l’homme dans l’homme & non dans ces différences exterieures que le cupidité récherche avec tant de passion. Car ce n’est pas le dessein de Dieu d’élever un homme ou un certain ordre d’hommes à un bonheur qui luy soit propre. La cupidité vous trompe dans le premier pas qu’elle vous fait faire dans la recherche du bien supreme ; vous cherchez un bonheur particulier, une gloire distinguée. Tant-pis pour vous, si vous le trouvés, puisque le veritable bien auquel vous devés aspirer est une felicité commune, & qui doit estre participée par une infinité de creaures, qui doivent composer la famille de Dieu.

Mais si l’homme du monde est composé de biens & de perfections imaginaires, où est-ce qu’on trouvera sa dignité reëlle & ses veritables advantages ? C’est ce qu’il faut voir presentement, pour cet effet il me semble que nous ne ferons point mal de continüer à regarder l’homme comme un fantome, & de considerer sous cette idée non seulement cet homme de la cupidité, qui s’est fait luy-même : mais encore cet homme de la nature que nous avons consideré jusqu’-ici, comme l’ouvrage de Dieu, & que nous regarderons desormais comme n’ayant point d’origine, ni de principe qui nous soient bien connus.