L’Art de se connaître soi-même

La bibliothèque libre.


L’Art de se connaître soi-même
ou la recherche des sources de la morale Voir et modifier les données sur Wikidata
.

L’ART
DE SE CONNOITRE
SOY-MEME,
OU LA
RECHERCHE DES SOURCES
DE LA
MORALE
Par JAQUES ABBADIE.
TOME PREMIER.
mdccxv


À MONSEIGNEUR
MONSEIGNEUR
LE
VICONTE
DE
SIDNEY,


Ministre & Secretaire d’Etat de Leurs Majestés Britanniques, Connêtable du Château de Douvre, & Gouverneur des Cinq Ports, &c. Viceroy pour Leurs Majestés du Royaume d’Irlande.


MONSEIGNEUR,

Quoi que l’Art de se Connoître Soy-même soit digne de l’étude & de l’application des hommes les plus illustres glorieusement occupés, ce n’est pas sans quelque scrupule que je prens la liberté, en vous offrant cet Ouvrage, de dérober au public quelqu’un de ces prétieux momens que vous lui consacrez dans les fonctions importantes de vôtre ministere.

On sait MONSEIGNEUR, quelle est vôtre application à servir vôtre Prince & vôtre patrie ; & les obligations que l’Angleterre a à vôtre zéle, & à vôtre fermeté sont encore trop fraiches dans la mémoire des hommes, pour en renouveller le souvenir.

On se souvient des services memorables que vos glorieux Ancestres ont rendu à l’Etat : mais on se souvient encore mieux de ceux, que vous lui avez vous même rendus dans la plus importante occasion qui sera jamais, & de quelle manière vous vous êtes dévoüé, par manière de dire, pour vôtre patrie, en exposant vôtre personne, & vôtre fortune au danger de la plus triste destinée, pour la secourir.

On n’ignore point quel rang vous tenez en toutes manières entre ces Heros de la Grande Bretagne, dont la sainte magnanimité n’a point voulu abandonner leur patrie à un éternel esclavage, à la fureur de la superstition & à ces effroyables calamitez, dont on trouvoit cent mille présages vivans en la personne des François refugiez, & de trop funestes experiences dans l’Irlande et dans l’Angleterre.

Dieu qui avoit marqué certaines bornes à l’affliction des gens de bien, & au triomphe des méchans, & qui préparoit toutes choses pour ce grand ouvrage, vous attacha de bonne heure d’affection & de zéle à ce glorieux liberateur, que la Providence avoit suscité pour la delivrance de cette Nation, & en quelque sorte pour la consolation de toutes les autres, afin qu’une fidelité comme la vôtre répondit à une vocation comme la sienne, & que vous servissiez à ses desseins, comme il servoit lui-même aux desseins du Tout-puissant.

On sait MONSEIGNEUR, quelles preuves vous lui avez données aprés cela de vôtre zéle & de vôtre attachement ; & quelles marques vous avez receu de son affection & de sa confiance, & comment vous avez trouvé le moyen de separer la faveur de l’envie, par la moderation & la sagesse avec laquelle vous la soutenez, & l’usage genereux que vous en faites.

Jugez MONSEIGNEUR, s’il ne me doit pas être bien doux, de pouvoir me flater la pensée d’avoir quelque part à l’honneur de vôtre bienveillance, & de vôtre protection, & si je ne dois pas conserver prétieusement la mémoire de tous les témoignages de vôtre bonté, qui peuvent me confirmer dans cet agreable sentiment.

Je prieray Dieu, MONSEIGNEUR, qu’il vous affermisse par une vie longue & une santé confirmée dans le poste important, où vous continüez de rendre à l’Etat des services si dignes de sa réconnoissance, & du souvenir de la postérité ; & que les grands succés dont Dieu couronne l’heureux regne de leurs Majestez & benit vôtre ministere, ayant aussi peu de bornes qu’en la passion pleine de respect & de zéle avec laquelle je suis,


MONSEIGNEUR,


Vôtre trés humble & trés
obéissant Serviteur.


Abbadie

TABLE
des
CHAPITRES.

OÙ l’on donne une idée generale de la bassesse & de la misere de l’homme, qui sont les premieres de ses qualités qui frapent nôtre esprit. 
13
Où l’on fait des reflexions plus particulieres sur l’homme, & où l’on tâche de decouvrir sa nature, ses perfections & sa fin, pour trouver quelque consolation à ce qu'on a decouvert de sa bassesse et de sa misere.
Où l’on tâche de connoître l’homme, en considerant la nature & l’étenduë de ses devoirs. 
62
Où l’on continuë à faire quelques reflexions sur le Decalogue, le considerant comme l’expression de la loy naturelle accommodé à l’état des Israëlites. 
73
Où l’on continuë à examiner l’étenduë de nos devoirs, en considerant la loy du Decalogue. 
82
Où l’on montre l’étenduë de la loy naturelle, en la considerant dans l’Evangile & par raport à l’homme immortel. 
100
Des forces morales de l’homme, ou des motifs qu’il trouve en luy-même, pour se determiner dans ses actions. 
105
Où l’on explique ce que peut le sentiment de nôtre immortalité sur nôtre cœur. 
113
Où l’on continuë à montrer ce que peut le sentiment de nôtre immortalité sur nôtre cœur. 
131
OÙ l’on recherche la source de nôtre corruption, en traitant de la premiere de nos facultés, qui est l’entendement. 
171
Où l’on continuë à faire voir, que la source de nôtre corruption n’est point dans l’entendement. 
183
Où l’on recherche la maniere dont l’esprit trompe le cœur. 
189
Où l’on considere le commerce d’illusion, qui est entre le cœur & l’esprit, & comment Dieu seul le detruit par sa grace. 
200
Où l’on continuë à chercher les sources de nôtre corruption, en considerant les mouvemens & les penchans de nôtre cœur. 
210
Où l’on examine les defauts de l’amour de nous-mêmes. 
218
Où l’on fait voir que l’amour de nous-mêmes allume toutes nos autres affections, & est le principe general de nos mouvemens. 
228
Où l’on continue à montrer que l’amour de nous-mêmes fait naître tous nos mouvemens. 
240
Où l’on considere les inclinations les plus generales de l’amour de nous-mêmes, & premierement le desir de bonheur. 
266
Où l’on considre les illusions que l’amour propre se fait, pour corriger les defauts qu’il trouve dans le bonheur qu’il recherche. 
284
Où l’on continüe à considerer les inclinations generales de l’amour de nous-mêmes, du desir de la perfection. 
301
Où l’on traite des vices generaux qui coulent de l’amour propre, & premierement de la volupté. 
312
Où l’on continue à considerer les divers caracteres de la volupté. 
322
Où l’on traite des déreglemens generaux de l’amour propre, & particulierement de l’orgueil. 
338
Où l’on examine tous les déreglemens qui entrent dans la composition de l’orgueil. 
346
Où l’on considere le second déreglement de l’orgueil. 
360
Du troisiéme déreglement qui compose nôtre orgueil, qui est la vanité. 
360
Où l’on continüe à examiner les caracteres de la vanité des hommes. 
378
Des deux derniers caracteres de l’orgueil, qui sont l’ambition & le mépris du prochain. 
396
Fin de la table des chapitres.
L’ART
DE SE
CONNOITRE
SOY-MEME,
OU
La Recherche des Sources
De la
MORALE.


L A Morale ou la Science des Moeurs, est L’art de regler son cœur par la vertu & de se rendre heureux en bienvivant.

Cette Science que les Anciens ont appellé du nom de Sageſſe, & que quelqu’un d’entr’eux se vante d’avoir fait descendre du Ciel en Terre, n’a pas toujours esté traitée ni avec la même Methode ni avec le même succés. Car il semble qu’elle ayt pris la teinture des differens prejugez des hommes que chaque temps a fait naître, & des divers estats par lesquels leur esprit a passé.

Le Paganisme en general luy avoit ôté sa force, ses motifs & ses exemples. Il est aisé de concevoir, que les hommes se sentoient peu disposés à bien vivre par les motifs d’une Religion qu’ils consideroient, comme un amas de songes ridicules, & un tissu prodigieux de fictions incroyables au vulgaire même la plus grossier.


Juv.
Sat. 2.


Esse aliquos maneis, & subterranea regna,
Et contum, & stygio ranas in gurgite nigras,
Atque una transire vadum tot millia cymba,
Nec pueri credunt, nisi qui nondum ære lavantur

Les Philosophes qui ont fait profession d’une Doctrine plus épurée ne sont pourtant pas allés bien loin à cet égart. Car les uns n’ont eu aucune veritable idée de la dignité naturelle de l’homme qu’ils ont pris plaisir de confondre avec les bestes, pour pouvoir comme elles se plonger sans scrupule dans la volupté ; les autres ont floté à cet égard dans des incertitudes perpetuelles, qui ne leur ont point permis d’establir leurs beaux preceptes sur des fondemens bien certains.

La Morale même du Portique la plus pure & la plus sublime de toutes, comme l’on s’est imaginé ; n’a pas esté exempte de défaut. Elle a pû élever l’homme : mais elle n’a sceu l’humilier. On peut dire de tous ces Philosophes ce qui a esté dit de quelqu’un qui meprisoit la vanité des autres avec trop d’ostentation. Ils fouloient l’orgueil avec un plus grand orgueil encore. Ils reconnoissoient les défauts de la nature humaine, pour avoir occasion d’encenser a leur propre Sagesse, qui les en avoit affranchis ; & renonçant a vivre comme les autres hommes, ils osoient se préferer au plus grand de leurs Dieux.

La Morale qui naît de la Revelation du Vieux & du Nouveau Testament, a des caracteres tout opposés à ceux que nous venons de remarquer. Elle a des principes certains. Elle suit la lumière de la verité. Elle est soûtenue par des motifs tres puissans & par des exemples parfaits. Elle considere l’homme comme venant de Dieu, retournant à Dieu, & n’ayant pas moins qu’une eternité en veüe. Elle releve l’homme rabaissé par ses passions, avili par la superstition & dégradé par l’infamie de ses attachemens ; & ce qu’il y a d’admirable, elle l’éleve sans l’enorgueiller, & l’abaisse sans lui faire rien perdre de sa dignité, elle lui ôte son orgueil, en lui communiquant la veritable gloire, & elle revele son excellence, en formant son humilité par ce divin commerce de nos ames avec Dieu, que la Religion nous fait connoître, dans lequel Dieu descend jusqu’a nous, sans rien perdre de sa grandeur, & nous montons jusqu’a Dieu, sans rien perdre de l’abaissement, ou nous devons estre devant luy.

Cette Science qui non seulement nous enseigne à bien vivre : mais encore à nous acquerir une Eternité de bonheur en bien vivant, est une partie si importante de la Religion, que Dieu n’a point voulu que nous en peussions prétexter l’ignorance ; & au lieu que la plus part des choses ne nous sont connües que par raison, ou par sentiment, ou par foy, il a voulu que la Morale de son Évangile le fût en toutes ces manieres. La foy nous la fait recevoir, parce que J. Christ & les Apôtres l’ont enseignée & pratiquée. Le sentiment de la conscience nous la fait approuver, parce qu’elle nous satisfait, nous éleve & nous console. La raison luy donne en fin son suffrage, parce qu’il n’y a rien de conforme aux maximes du bon sens ; soit dans les principes sur lesquels elle est establie, soit dans les regles qu’elle nous préscrit.

Dieu en use à peu prés de la même maniere, lorsqu’il faut nourrir nôtre ame, que lorsqu’il s’agit de nourrir nôtre corps. Il ne nous donne pas seulement une raison pour pourvoir à la subsistence de ce dernier, car quoyque cette raison soit necessaire, elle ne suffit point pour nous déterminer à prendre les alimens destinés à nôtre conservation dans cette regularité qui est necessaire pour leur faire produire leur effêt. Il a voulu aîouter le sentiment qui nous fait trouver ces alimens agreables, & la foy que nous avons en ceux qui nous les ont fait prendre, avant que nous fussions capables d’aucun examen. Car l’Auteur de la nature qui a veu quel inconvenient c’estoit, que de renvoier les hommes à manger & a boire, jusqu’a ce qu’ils eussent connu par le raisonnement, de quelle manière les alimens se changent en chyle, le chyle en sang, le sang en chair, os & c. Et comment les pertes de la nature corporelle, qui se font par la transpiration, se reparent par la nouriture, a trouvé bon d’engager les hommes à prendre des alimens par une voye plus abregée, qui est celle du sentiment, à la quelle on peut aîouter la foy qu’ils ont en leur peres & meres, dont l’imitation est pour eux une raison naturelle qui leur épargne la discussion.

On peut dire de même que s’il faloit qu’un homme connût par raison l’immortalité de son ame, sa fin & ses devoirs, qui sont les principes les plus generaux de la Morale, pour pouvoir remplir les devoirs de celle-ci, il faudroit qu’il fût Philosophe, avant qu’il peut estre homme de bien. Dieu qui est l’Auteur de la Religion comme celuy de la nature, nous a donc abregé le chemin encore à cet égard, en nous faisant connoître par la foy les principales verités de la Morale, & en nous les faisant goûter par sentiment. Car la foy que nous avons en Jesus Christ nous dit que nous luy devons estre conformes dans le temps, pour participer à sa gloire dans l’Eternité ? & la conscience nous fait trouver dans la pieté qu’il nous préscrit un sentiment agreable, & un goût divin, qui nous engage a la pratiquer.

Mais comme la raison n’est pas inutile à la conservation du corps dans la nature, elle ne l’est pas aussi à la sanctification de l’ame dans la Religion. Elle soûtient la foy, & elle confirme le sentiment.

Ceux qui voudront connoître la Morale par foy, n’ont qu’a lire l’Évangile. Ceux qui voudront la connoître par sentiment n’ont qu’à la chercher dans leur propre cœur avec le secours de la Revelation que Dieu leur adresse ; & il suffira pour les moins de joindre ces deux methodes, pour avoir tous les principes de la Science de bien-vivre.

Mais il faut esperer qu’on ne blamera point le dessein que nous avons dans cet ecrit, de conduire autant qu’il nous sera possible les hommes par raison, ou la Religion nous conduit par foy, & là ou la conscience nous mene par le sentiment. La raison aussi bien que la foy & la conscience est un present que Dieu nous a fait. Ses lumieres viennent assurement du Pere de lumiere, l’Auteur de tout don excellent ; & je ne sçache point un meilleure usage que nous puissions faire de nôtre esprit que de l’emploier à la consideration de ce qu’il y a pour nous de plus important.

Cette étude n’est point simplement la plus courte pour aprendre ces devoirs : mais elle est extremement propre à nourrir la reconnoissance que nous devons avoir pour l’Auteur de nôtre étre, à confirmer la foy que nous avons en J.C. à ôter aux incredules le préjugé superbe, que nôtre Morale ne soit faite que pour les gens qui n’ont pas assés d’esprit pour s’empêcher d’estre trompés, & enfin à élever nôtre esprit & nôtre cœur en nous montrant les voyes de Dieu dans les inclinations des hommes, & les devoirs de l’homme dans les voyes de Dieu.

On vera par cette meditation les divins raports, qui sont entre la Nature & l’Évangile, & que la raison nous mene sur les confins de la Religion. On apprendra que la lumière naturelle lorsqu’elle est pure & exempte de préjugés, nous conduit elle meme aux devoirs les plus sublimes de l’homme, & nous fait entrevoir ses hautes destinées & la gloire de sa condition.

On tâchera de ne rien dire qui ne se rapporte aux principes de nôtre foy, que l’on montrera estre ceux de la nature dans ce qui concerne la science des mœurs, & si l’on est obligé de s’arrêter d’abord à des verités abstraites, on ne le fera qu’autant qu’elles nous conduisent à des verités de sentiment. En un mot nous chercherons non seulement dans la verité : mais encore de l’utilité de nos découvertes, nous nous souvenant du dessein de la Science dont nous traitons.

En effet, la Morale estant à notre ame ce que la Medecine est à nôtre corps, & ayant pour but de nous guerir de nos maladies spirituelles, elle doit s’appliquer principalement à deux choses ; premierement à connoître le mal, & ensuite à chercher les remedes qui peuvent nous en procurer la guérison. Ces deux desseins partagent la Morale : mais ils sont trop vastes, & nous meneroient trop-loin. Nous nous bornons donc au premier, en attendant que la Providence nous donne les moyens de travailler sur l’autre.

Nous cherchons ici à connoître l’homme, mais non pas comme la Physique, l’Anatomie, la Metaphysique, la Logique, la Medecine, qui le considerent comme un estre corporel, ou simplement comme une substance spirituelle, comme un animal, ou comme un animal raisonnable. Nous le considererons seulement comme une creature capable de vertu & de bonheur ; & qui se trouve dans un estat de corruption & de misere.

Ce n’est pas que cet égard sous lequel la Morale nous oblige à nous considerer nous mêmes, ne nous engage à emprunter de quelques unes de ces autres Sciences, certains principes que l’on prendra de ce qu’elles ont de plus évident. Car pour bien connoître la corruption & le misere de l’homme, il faut necessairement un peu comprendre, quelle est sa nature, sa fin et son excellence. Que si ce qu’on a à dire sur ce sujet paroit en quelques endroits un peu abstrait, éloigné de la portée ordinaire du peuple, on doit se souvenir que nous traitons des sources de la Morale, & si l’on s’apercoit que nous ne nous accommodons point toujours aux opinions du vulgaire, on doit considerer que ce n’est pas ici le lieu de respecter les préjugés, puisqu’on n’ecrit que pour deméler la confusion de nos idées, & pour justifier par raison ce que nous apercevons par sentiment.

Il faut donc partager cet ouvrage en deux parties. Dans la première nous montrerons ce que l’homme est, ce qu’il doit & ce qu’il peut, c’est à dire que nous traiterons de sa nature, de ses perfections, de sa fin, de ses devoirs, & de ses obligations naturelles, de ses forces, des motifs & des objectifs qui peuvent principalement le determiner dans ses actions.

Dans sa seconde nous traiterons de ses déreglemens en general & en particulier ; nous chercherons la source de sa corruption, nous en considererons les ruisseaux, nous verrons la force de ses attachemens, l’étendue de ses passions, le principe de ses vices, & par tout nous montrerons la regle pour faire connoître le deregelement, & nous justifierons la grandeur de nôtre cheute en montrant le degré de nôtre élevation. Dieu qui est le Maître des esprits, veuille purifier le nôtre par sa grace, afin que nous ne disions rien qui ne se rapporte a sa gloire, & qui ne soit conforme aux saintes & éternelles verites de son Évangile ! Amen.