L’Avenir de la science/14

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L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 251-257).


XIV


Je sortirais de mon plan si je hasardais ici quelques idées d’une application pratique. Au surplus, ma complète ignorance de la vie réelle m’y rendrait tout à fait incompétent. L’organisation, exigeant l’expérience et le balancement des principes par les faits existants, ne saurait en aucune façon être l’œuvre d’un jeune homme. Je ne ferai donc que poser les principes.

Que l'État ait le devoir de patronner la science, comme l’art, c’est ce qui ne saurait être contesté. L’État en effet représente la société et doit suppléer les individus pour toutes les œuvres où les efforts isolés seraient insuffisants.

Le but de la société est la réalisation large et complète de toutes les faces de la vie humaine. Or il est quelques-unes de ces faces qui ne peuvent être réalisées que par la fortune collective. Les individus ne peuvent se bâtir des observatoires, se créer des bibliothèques, fonder de grands établissements scientifiques. L’État doit donc à la science des observatoires, des bibliothèques, des établissements scientifiques. Les individus ne pourraient seuls entreprendre et publier certains travaux. L’état leur doit des subventions. Certaines branches de la science (et ce sont les plus importantes) ne sauraient procurer à ceux qui les cultivent le nécessaire de la vie : l'État doit sous une forme ou sous une autre offrir aux travailleurs méritants les moyens nécessaires pour tinuer paisiblement leurs travaux à l’abri du besoin importun.

Je dis que c’est là un devoir pour l’État, et je le dis sans aucune restriction (107). L’État n’est pas à mes yeux une simple institution de police et de bon ordre. C’est la société elle-même, c’est-à-dire l’homme dans son état normal. Il a par conséquent les mêmes devoirs que l’individu, en ce qui touche aux choses religieuses. Il ne doit pas seulement laisser faire ; il doit fournir à l’homme les conditions de son perfectionnement. C’est une puissance plastique et bien réellement directrice. Car la société n’est pas la réunion atomistique des individus, formée par la répétition de l’unité ; elle est une unité constituée ; elle est primitive.

L’Angleterre, je le sais, comme autrefois a quelques égards l’ancienne France, suffit à presque tout par des fondations particulières, et je conçois que, dans un pays où les fondations sont si respectées, on puisse se passer d’un ministre de l’instruction publique. L’État, je le répète, ne doit que suppléer à ce que ne peuvent faire ou ne font pas les individus ; il a donc un moindre rôle dans un pays où les particuliers peuvent et font beaucoup. L’Angleterre d’ailleurs ne réalise ces grandes choses que par l’association, c’est-à-dire par de petites sociétés dans la grande, et je trouve pour ma part l’organisation française, issue de notre révolution, bien plus conforme à l’esprit moderne.

C’est surtout sous la forme religieuse que l’État a veillé jusqu’ici aux intérêts suprasensibles de l’humanité. Mais du moment où la religiosité de l’homme en sera venue à s’exercer sous la forme purement scientifique et rationnelle, tout ce que l’État accordait autrefois à l’exercice religieux reviendra de droit à la science, seule religion définitive. Il n’y aura plus de budget des cultes, il y aura budget de)a science, budget des arts. L’État doit subvenir à la science comme à la religion, puisque la science comme la religion est de la nature humaine. Il le doit même à un titre plus élevé ; car la religion, bien qu’éternelle dans sa base psychologique, a dans sa forme quelque chose de transitoire ; elle n’est pas comme la science tout entière de la nature humaine.

La science n’existant qu’à la condition de la plus parfaite liberté, le patronage que lui doit l’État ne confère à l’État aucun droit de la contrôler ou de la réglementer, pas plus que la subvention accordée aux cultes ne donne droit à l’État de faire des articles de foi. L’État peut même moins, en un sens, sur la science que sur les religions car à celles-ci il peut du moins imposer quelques règlements de police ; au lieu qu’il ne peut rien, absolument rien, sur la science. La science, en effet, se conduisant par la considération intrinsèque et objective des choses, n’est pas libre elle-même d’obéir a qui veut bien lui commander ; si elle était libre dans ses opinions, on pourrait peut-être lui demander telle ou telle opinion. Mais elle ne l’est pas ; rien de plus fatal que la raison et par conséquent que la science. Lui donner une direction, lui demander d’arriver à tel ou tel résultat, c’est une flagrante contradiction c’est supposer qu’elle est flexible à tous les sens, c’est supposer qu’elle n’est pas la science.

Certains ordres religieux qui appliquaient à l’étude cette tranquillité d’esprit, l’un des meilleurs fruits de la vie monastique, réalisaient autrefois ces grands ateliers de travail scientifique, dont la disparition est profondément à regretter. Sans doute il eût été bien préférable que ces travailleurs eussent été indépendants (108) ; ils n’eussent pas porté dans leur œuvre autant de patience et d’abnégation ; mais ils y eussent certainement porté plus de critique. Quoi qu’il en soit, on ne peut nier que l’abolition des ordres religieux qui se livraient à l’étude, et celle des parlements, qui fournissaient à tant d’hommes lettres de studieux loisirs, n’aient porté un coup fatal aux recherches savantes. Cette lacune ne sera réparée que quand l’État aura institué, sous une forme ou sous une autre, des chapitres laïcs, des bénéfices laïcs, où les grands travaux d’érudition seront repris par des bénédictins profanes et critiques. A côté de l’œuvre savante de l’architecte, il y a dans la science l’œuvre pénible du manœuvre, qui exige une obscure patience et des labeurs réunis. Dom Mabillon, dom Ruinard, dom Hivet, Montfaucon n’eussent point accompli leurs œuvres gigantesques, s’ils n’eussent eu sous leurs ordres toute une communauté de laborieux travailleurs, qui dégrossissaient l’œuvre à laquelle ils mettaient ensuite la dernière main. La science ne fera de rapides conquêtes que quand des bénédictins laïcs s’attelleront de nouveau au joug des recherches savantes, et consacreront de laborieuses existences à l’élucidation du passé. La récompense de ces modestes travailleurs ne sera pas la gloire ; mais il est des natures douces et calmes, peu agitées de passions et de désirs, peu tourmentées de besoins philosophiques (gardez-vous de croire qu’elles soient pour cela froides et sèches ; au contraire elles ont souvent une grande concentration et une sensibilité très délicate), qui se contenteraient de cette paisible vie, et qui, au sein d’une honnête aisance et d’une heureuse famille, trouveraient l’atmosphère qu’il faut pour tes modestes travaux. A vrai dire, la forme la plus naturelle de patronner ainsi la science est celle des sinécures. Les sinécures sont indispensables dans la science ; elles sont la forme la plus digne et la plus convenable de pensionner le savant, outre qu’elles ont l’avantage de grouper autour des établissements scientifiques des noms illustres et de hautes capacités. Il n’y a que des barbares ou des gens à courte vue qui puissent se laisser prendre à des objections superficielles comme celles que fait naitre au premier coup d’œil la multiplicité des emplois scientifiques. Il est parfaitement évident que le service de telle bibliothèque, qui compte dix ou douze employés, pourrait se faire tout aussi bien avec deux ou trois personnes (et de fait il n’y a sur le nombre que deux ou trois employés qui fassent quelque chose). Certaines gens en concluraient qu’il faut supprimer tous les autres. Sans doute, si on ne se proposait que de satisfaire aux besoins matériels du service. Chose singulière ! La science, la chose du monde la plus vraiment libérale, n’est largement patronnée qu’en Russie !

Certes il est regrettable qu’il faille descendre à de telles considérations. Mais, dans l’état actuel de l’humanité, l’argent est une puissance intellectuelle, et mérite à ce titre quoique considération. Un million vaut un ou deux hommes de génie, en ce sens qu’avec un million bien employé on peut faire autant pour le progrès de l’esprit humain que feraient un ou deux hommes de premier ordre, réduits aux seules forces de l’esprit. Avec un million, je ferais pénétrer plus profondément les idées modernes dans la masse que ne ferait une génération de penseurs pauvres et sans influence. Avec un million, je ferais traduire le Talmud, publier les Védas, le Nyaya avec ses commentaires, et accomplir une foule de travaux qui contribueraient plus au progrès de la science qu’un siècle de réflexion métaphysique. Quelle rage de songer qu’avec les sommes que la sotte opulence prodigue selon son caprice, on pourrait remuer le ciel et la terre ! Il ne faut pas espérer que le savant puisse sortir de la condition commune et se passer du pain matériel. Il faut encore moins espérer que les riches, qui sont exempts de ce souci, puissent jamais suffire aux besoins de la science. Les grands instincts scientifiques se développent presque toujours chez des jeunes gens instruits, mais pauvres. Les riches portent toujours dans la science un ton d’amateur superficiel, d’assez mauvais aloi (109). On n’a jamais reproché la religion d’avoir des ministres soumis comme les autres hommes aux besoins matériels et réclamant l’assistance de l’État. Quant à ceux qui ne voient dans la science que l’argent qu’elle procure, nous n’avons rien à en dire : ce sont des industriels, comme tant d’autres, mais non des savants. Quiconque a pu arrêter un instant sa pensée sur l’espoir de devenir riche, quiconque a considéré les besoins extérieurs autrement que comme une chaîne lourde et fatale, a laquelle il faut malheureusement se résigner, ne mérite pas le nom de philosophe. Les grands traitements scientifiques et surtout le cumul auraient sous ce rapport un grave inconvénient, le même que les grandes richesses ont eu pour le clergé ce serait d’attirer des âmes vénales, qui ne voient dans la science qu’un moyen comme un autre de faire fortune ; honteux simoniaques qui portent dans les choses saintes leurs grossières habitudes et leurs vues terrestres. Il faudrait qu’en embrassant la carrière scientifique, on fût assuré de rester pauvre toute sa vie, mais aussi d’y trouver le strict nécessaire ; il n’y aurait alors que les belles âmes, poussées par un instinct puissant et irrésistible, qui s’y consacreraient, et la tourbe des intrigants porterait ailleurs ses prétentions. La première condition est déjà remplie ? Pourquoi n’en est-il pas de même pour la seconde ?



(107) Les charges qu’on impose au contribuable pour ces fins spiritualistes sont au fond un service qu’on lui rend. Il bénéficie d’un emploi de ses écus qu’il n’était pas assez éclairé pour vouloir directement. On fournit ainsi au contribuable, souvent matérialiste endurci, l’occasion, rare en sa vie, de faire un acte idéaliste. Le jour où il paie ses contributions est le meilleur de sa vie. Cela expie son égoïsme et sanctifie son bien souvent mal acquis et dont il fait mauvais usage. En général, l’impôt est la partie la mieux employée de la fortune du laïque, et elle sanctifie le reste. C’est l’analogue de ce qu’était dans les mœurs antiques, la libation, acte de haut idéalisme, prélèvement touchant fait pour l’invisible, l’inutile, l’inconnu, et qui d’un acte vulgaire fait un acte idéal. L’impôt presque tout employé à des fins civilisatrices, est, de la sorte, par sa signification suprasensible, ce qui légitime la fortune du paysan et du bourgeois ; c’en est, en tout cas, la partie la mieux employée. De profane qu’elle est, la richesse devient ainsi quelque chose de sacré. L’impôt est de notre temps ce qu’était, dans les anciens usages, la part que chacun faisait « pour sa pauvre âme » à l’Église et aux œuvres pies. Il faut, pour le bien même du contribuable, tâcher de faire cette part aussi grosse que possible, mais non en donnant au contribuable les vraies raisons qu’il ne comprendrait pas.

(108) Il faut dire qu’alors ils n’eussent pas existé. L’homme spirituel ne vit jamais de l’esprit. Copernic ne vécut pas de ses découvertes ; il vécut de son exactitude au chœur comme chanoine de Thorn. Les bénédictins du xviie siècle vécurent d’anciennes fondations n’ayant en vue que les pratiques monacales. De nos jours, le penseur et le savant vivent de l’enseignement, emploi social qui n’a presque rien de commun avec la science.

(109) Le type de cette science de grand seigneur à coups de cravache, est M. de Maistre. On ferait une collection des amusantes bévues qu’il débite avec son infaillibité de gentilhomme. Oratio, nous apprend-il, vient de os et ratio (raison de la bouche, ce qui lui paraît d’une admirable profondeur), coecutire, coecus ut ire ; sortir, schorstir ; maison est un mot celtique ; sopha vient de l’hébreu, de la racine schafat, laquelle, dit-il, signifie élever, d’où vient le mot safetim, juge, les éleveurs des peuples (encore un sens profond) Le malheur est que la racine saphan n’est connue d’aucun hébraïsant et que la racine schafat, d’où vient le nom des juges ne signifie en aucune façon élever. Mais c’est égal ; cela fait des éclairs de génie.