L’Avenir de la science/20

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L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 411-418).


XX


Ce serait bien mal comprendre ma pensée que de croire que, dans ce qui précède, j’aie eu l’intention d’engager la science à descendre de ses hauteurs pour se mettre au niveau du peuple. La science populaire m’est profondément antipathique, parce que la science populaire ne saurait être la vraie science. On lisait sur le fronton de telle école antique : Que nul n’entre ici s’il ne sait la géométrie. L’école philosophique des modernes porterait pour devise : Que nul n’entre ici s’il ne sait l’esprit humain, l’histoire, les littératures, etc. La science perd toute sa dignité quand elle s’abaisse à ces cadres enfantins et à ce langage qui n’est pas le sien. Pour rendre intelligibles au vulgaire les hautes théories philosophiques, on est obligé de les dépouiller de leur forme véritable, de les assujettir à l’étroite mesure du bon sens, de les fausser. Il serait infiniment désirable que la masse du genre humain s’élevât a l’intelligence de la science mais il ne faut pas que la science s’abaisse pour se faire comprendre. Il faut qu’elle reste dans ses hauteurs et qu’elle y attire l’humanité. Je ne suis pas hostile à la littérature ouvrière. Je crois, au contraire, avec M. Michelet, qu’il y a chez le peuple une sève vraie et supérieure en un sens à celle de la plupart des poètes aristocratiques. Les poésies des ouvriers sont peut-être les plus originales depuis que Lamartine et Victor Hugo ne chantent plus. Cela est surtout méritoire, si l’on considère que l’instrument que nous leur mettons entre les mains est tout ce qu’il y a au monde de plus aristocratique, de plus inflexible, de moins analogue à la pensée populaire.

Quant aux écrits sociaux et philosophiques, où la forme est moins exigeante qu’en littérature, les ouvriers y déploient souvent une intelligence supérieure à celle de la plupart des lettrés. L’homme qui n’a que l’instruction primaire est plus près du positivisme, de la négation du surnaturel, que le bourgeois qui a fait ses classes ; car l’éducation classique porte souvent à se contenter des mots. Mais les ouvriers commettent souvent une faute vraiment impardonnable c’est d’abandonner le genre où ils pourraient exceller pour traiter des sujets où ils ne sont pas compétents et qui exigent une toute autre culture que celle des petits livres d’école. M. Agricol Perdiguier était original tant qu’il ne fut qu’ouvrier. On aimait en lui l’expression vraie de la façon de sentir d’une classe de la société, et le naïf effort du demi-lettré pour créer un instrument à sa pensée. Mais un beau jour, M. Agricol Perdiguier s’est mis à vouloir faire une histoire universelle. Une histoire universelle ; grand Dieu mais Bossuet y a échoué, et je ne connais pas un seul homme capable de l’entreprendre. M. Perdiguier a beau nous dire que son histoire est pour les ouvriers que tous ses devanciers ont traité l’histoire en hommes classiques, en pédants de collège ; je ne sache pas qu’il y ait deux histoires, une pour les lettrés, une pour les illettrés ; et je ne connais qu’une seule classe d’hommes capables de l’écrire : ce sont les savants brisés par une longueCulture intellectuelle à toutes les finesses de la critique.

La science et la philosophie doivent conserver leur haute indépendance, c’est-à-dire ne poursuivre que le vrai dans toute son objectivité, sans s’embarrasser d’aucune forme populaire ou mondaine. La science de salon est tout aussi peu la vraie science que la science des petits traités pour le peuple. La science se dégrade, du moment où elle s’abaisse à plaire, à amuser, à intéresser, du moment où elle cesse de correspondre directement, comme la poésie, la musique, la religion, à un besoin désintéressé de la nature humaine. Combien est rare, parmi nous, ce culte pur de toutes les parties de l’âme humaine ? Groupant à part et comme en une gerbe inutile les soins religieux, nous faisons l’essentiel de la vie des intérêts vulgaires. Savoir, dit-on, ne sert point à faire son salut ; savoir ne sert point à faire sa fortune, donc, savoir est inutile (171).

Le grand malheur de la société contemporaine est que la culture intellectuelle n’y est point comprise comme une chose religieuse ; que la poésie, la science, la littérature, y sont envisagées comme un art de luxe qui ne s’adresse guère qu’aux classes privilégiées de la fortune. L’art grec produisait pour la patrie, pour la pensée nationale l’art au xviie siècle produisait pour le roi, ce qui était aussi, en un sens, produire pour la nation. L’art, de nos jours, ne produit guère que sur la commande expresse ou supposée des individus. L’artiste correspond à l’amateur, comme le cuisinier au gastronome. Situation déplorable à une époque surtout où, sauf de rares exceptions, le morcellement de la propriété rend impossible les grandes choses aux particuliers. La Grèce tirait des poèmes, des temples, des statues de son intime spontanéité, pour épuiser sa propre fécondité et satisfaire à un besoin de la nature humaine. Chez nous, on accorde à l’art quelques subventions péniblement marchandées, non par le besoin qu’on éprouve de voir la pensée nationale traduite en grandes œuvres, non par l’impulsion intime qui porte l’homme à réaliser la beauté, mais par une vue réfléchie et critique, parce qu’on reconnaît, on ne sait trop pourquoi, que l’art doit avoir sa place, et qu’on ne veut pas rester en arrière du passé. Mais si l’on n’obéissait qu’à l’amour pur et spontané des belles choses, que ferait-on ? Une des raisons que l’on faisait valoir tout récemment en faveur du projet pour l’achèvement du Louvre, c’est que ce serait un moyen d’occuper les artistes. Je voudrais bien savoir si Périclès fit valoir ce motif aux Athéniens, quand il s’agit de bâtir le Parthénon.

Réfléchissez aux conséquences de ce déplorable régime qui soumet l’art, et plus ou moins la littérature ou la poésie, au goût des individus. Dans l’ordre des productions de l’esprit, comme dans tous les autres, on ne reproduit que sur la demande expresse ou supposée, et par la force des choses il arrive que c’est la richesse qui fait la demande. Celui donc qui songe à vivre de la production intellectuelle doit songer avant tout a deviner la demande du riche pour s’y conformer. Or, que demande le riche en fait de productions intellectuelles ? Est-ce de la littérature sérieuse ? Est-ce de la haute philosophie, ou, dans l’art, des productions pures et sévères, de hautes créations morales ? Nullement. C’est de la littérature amusante ; ce sont des feuilletons, des romans, des pièces spirituelles où l’on flatte ses opinions, des beautés appétissantes. Ainsi, le riche réglant plus ou moins la production littéraire et artistique par son goût suffisamment connu, et ce goût étant généralement (il y a de nobles exceptions) vers la littérature frivole et l’art indigne de ce nom, il devait fatalement arriver qu’un tel état de choses avilit la littérature, l’art et la science. Le goût du riche, en effet, faisant le prix des choses, un jockey, une danseuse qui correspondent à ce goût sont des personnages de plus de valeur que le savant ou le philosophe, dont il ne demande pas les œuvres. Voila pourquoi un fabricant de romans-feuilletons peut faire une brillante fortune et arriver à ce qu’on appelle une position dans le monde, tandis qu’un savant sérieux, eût-il fait d’aussi beaux travaux que Bopp ou Lassen, ne pourrait en aucune manière vivre du produit vénal de ses œuvres.

J’appelle ploutocratie un état de société où la richesse est le nerf principal des choses, où l’on ne peut rien faire sans être riche, où l’objet principal de l’ambition est de devenir riche, où la capacité et la moralité s’évaluent généralement (et avec plus ou moins de justesse) par la fortune, de telle sorte, par exemple, que le meilleur critérium pour prendre l’élite de la nation soit le cens. On ne me contestera pas, je pense, que notre société ne réunisse ces divers caractères. Cela posé, je soutiens que tous les vices de notre développement intellectuel viennent de la ploutocratie, et que c’est par là surtout que nos sociétés modernes sont inférieures à la société grecque. En effet, du moment que la fortune devient le but principal à la vie humaine, ou du moins la condition nécessaire de toutes les autres ambitions, voyons quelle direction vont prendre les intelligences. Que faut-il pour devenir riche ? Être savant, sage, philosophe ? Nullement ; ce sont là bien plutôt des obstacles. Celui qui consacre sa vie à la science peut se tenir assuré de mourir dans la misère, s’il n’a du patrimoine, ou s’il ne peut trouver à utiliser sa science, c’est-à-dire s’il ne peut trouver à vivre en dehors de la science pure. Remarquez, en effet, que quand un homme vit de son travail intellectuel, ce n’est pas généralement sa vraie science qu’il fait valoir, mais ses qualités inférieures. M. Letronne a plus gagné en faisant des livres élémentaires médiocres que par les admirables travaux qui ont illustré son nom. Vico gagnait sa vie en composant des pièces de vers et de prose de la plus détestable rhétorique pour des princes et seigneurs, et ne trouva pas d’éditeur pour sa Science Nouvelle. Tant il est vrai que ce n’est pas la valeur intrinsèque des choses qui en fait le prix, mais le rapport qu’elles ont avec ceux qui tiennent l’argent. Je puis sans orgueil me croire autant de capacité que tel commis ou tel employé. Eh bien le commis peut, en servant des intérêts tout matériels, vivre honorablement. Et moi, qui vais à l’âme, moi, prêtre de la vraie religion, je ne sais en vérité ce qui, l’an prochain, me donnera du pain.

La profonde vérité de l’esprit grec vient, ce me semble, de ce que la richesse ne constituait, dans cette belle civilisation, qu’un mobile à part, mais non une condition nécessaire de toute autre ambition. De là la plus parfaite spontanéité dans le développement des caractères. On était poète ou philosophe, parce que cela est de la nature humaine et qu’on était soi-même spécialement doué dans ce sens. Chez nous, au contraire, il y a une tendance imposée à quiconque veut se faire une place dans la vie extérieure. Les facultés qu’il doit cultiver sont celles qui servent à la richesse, l’esprit industriel, l’intelligence pratique. Or ces facultés sont de très peu de valeur : elles ne rendent ni meilleur, ni plus élevé, ni plus clairvoyant dans les choses divines ; tout au contraire. Un homme sans valeur, sans morale, égoïste, paresseux, fera mieux sa fortune, en jouant à la Bourse, que celui qui s’occupe de choses sérieuses. Cela n’est pas juste ; donc cela disparaîtra.

La ploutocratie est donc peu favorable au légitime développement de l’intelligence. L’Angleterre, le pays de la richesse, est de tous les pays civilisés le plus nul pour le développement philosophique de l’intelligence. Les nobles d’autrefois croyaient forligner en s’occupant de littérature. Les riches ont généralement des goûts grossiers et attachent l’idée de bon ton à des choses ridicules ou de pure convention. Un gentleman rider, fût-il un homme complètement nul, peut passer pour un modèle de fashion. Moi, je dis tout bonnement que c’est un sot.

La ploutocratie, dans un autre ordre d’idées, est la source de tous nos maux, par les mauvais sentiments qu’elle donne à ceux que le sort a faits pauvres. Ceux-ci, en effet, voyant qu’ils ne sont rien parce qu’ils ne possèdent pas, tournent toute leur activité vers ce but unique ; et, comme pour plusieurs cela est lent, difficile ou impossible, alors naissent les abominables pensées jalousie, haine du riche, idée de le spolier. Le remède au mal n’est pas de faire que le pauvre puisse devenir riche, ni d’exciter en lui ce désir, mais de faire en sorte que la richesse soit chose insignifiante et secondaire ; que sans elle on puisse être très heureux, très grand, très noble et très beau ; que sans elle on puisse être influent et considéré dans l’État. Le remède, en un mot, n’est pas d’exciter chez tous un appétit que tous ne pourront satisfaire, mais de détruire cet appétit ou d’en changer l’objet, puisque aussi bien cet objet ne tient pas à l’essence de la nature humaine, qu’au contraire il en entrave le beau développement.



(171) « Nous saurons tout cela dans le paradis. » Réponse spirituelle que faisaient les religieuses hospitalières un peu impatientées, à un toqué scientifique, qui, échoué dans un hospice, assommait les pauvres filles qui le soignaient de ses élucubrations déplacées.