L’Avenir de la science/22

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L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 433-459).


XXII


Je demande pardon au lecteur pour mille aperçus partiellement exagérés qu’il ne manquera pas de découvrir dans ce qui précède, et je le supplie de juger ce livre, non par une page isolée, mais par l’esprit général. Un esprit ne peut s’exprimer que par l’esquisse successive de points de vue divers, dont chacun n’est vrai que dans l’ensemble. Une page est nécessairement fausse car elle ne dit qu’une chose, et la vérité n’est que le compromis entre une infinité de choses (174). Or ce que j’ai voulu inculquer avant tout en ce livre, c’est la foi à la raison, la foi à la nature humaine. « Je voudrais qu’il servît à combattre l’espèce d’affaissement moral qui est la maladie de la génération nouvelle ; qu’il pût ramener dans le droit chemin de la vie quelqu’une de ces âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi, qui ne savent où se prendre et vont cherchant partout sans le rencontrer nulle part un objet de culte et de dévouement. Pourquoi se dire avec tant d’amertume que dans le monde constitué comme il est, il n’y a pas d’air pour toutes les poitrines, pas d’emploi pour toutes les intelligences ? L’étude sérieuse et calme n’est-elle pas là ? et n’y a-t-il pas en elle un refuge, une espérance, une carrière à la portée de chacun de nous ? Avec elle, on traverse les mauvais jours, sans en sentir le poids, on se fait à soi-même sa destinée, on use noblement sa vie (175) ». « Voilà ce que j’ai fait, ajoutait le noble martyr de la science à qui j’emprunte cette page, et ce que je ferais encore ; si j’avais à recommencer ma route, je prendrais celle qui m’a conduit où je suis. Aveugle et souffrant sans espoir, presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage, qui de ma part ne sera pas suspect il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé même, c’est le dévouement à la science. »

Je sais qu’aux yeux de plusieurs, cette foi à la science et à l’esprit humain semblera un bien lourd béotisme, et qu’elle n’aura pas l’avantage de plaire à ceux qui, trop fins pour croire au vrai, trouvent le scepticisme lui-même beaucoup trop doctrinaire, et, sans plus insister sur ces pesantes catégories de vérité et d’erreur, bornent le sérieux de la vie aux jouissances de l’égoïsme et aux calculs de l’intrigue. On se raille de ceux qui s’enquièrent encore de la réalité des choses, et qui, pour se former une opinion sur la morale, la religion, les questions sociales et philosophiques, ont la bonhomie de réfléchir sur les raisons objectives, au lieu de s’adresser au criterium plus facile des intérêts et du bon ton (176). Le tour d’esprit est seul prisé ; la considération intrinsèque des choses est tenue pour inutile et de mauvais genre ; on fait le dégoûté, l’homme supérieur, qui ne se laisse pas prendre à ces pédanteries ; ou bien, si l’on trouve qu’il est distingué de faire le croyant, on accepte un système tout fait, dont on voit très bien les absurdités, précisément par ce qu’on trouve plaisant d’admettre des absurdités, comme pour faire enrager la raison. Ainsi, l’on devient d’autant plus lourd dans l’objet de la croyance qu’on a été plus sceptique et plus léger quant aux motifs de l’accepter. Il serait de mauvais ton de se demander un instant si c’est vrai ; on l’accepte comme on accepte telle forme d’habits ou de chapeaux ; on se fait à plaisir superstitieux, parce qu’on est sceptique, que dis-je, léger et frivole. Le grand scepticisme a toujours été peu caractérisé en France ; à commencer par Montaigne et Pascal, nos sceptiques ont été ou des gens d’esprit ou des croyants, deux scepticismes très voisins l’un de l’autre, et qui s’appuient réciproquement. Pascal voulait emprunter à Montaigne ses arguments sceptiques et leur donner une place de premier ordre dans son apologétique. « On ne peut voir sans joie, dit-il, dans cet auteur, la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes... et on aimerait de tout son cœur le ministre d’une si grande vengeance, si... (177). »

Quand le scepticisme est devenu de mode, il ne suppose ni pénétration d’esprit ni finesse de critique, mais bien plutôt hébétude et incapacité de comprendre le vrai. « Il est commode, dit Fichte, de couvrir du nom ronflant de scepticisme le manque d’intelligence. Il est agréable de faire passer aux yeux des hommes ce manque d’intelligence qui nous empêche de saisir la vérité pour une pénétration merveilleuse d’esprit, qui nous révèle des motifs de doute inconnus et inaccessibles au reste des hommes (178). » En se posant au delà de tout dogme, on peut à bon marché jouer l’homme avancé, qui a dépassé son siècle, et les sots, qui ne craignent rien tant que de paraître dupes, renchérissent sur ce ton facile. De même qu’au xviiie siècle il était de mode de ne pas croire à l’honneur des femmes, de même il n’est pas de provincial quelque peu leste qui, de nos jours, ne se fasse un genre de n’avoir aucune foi politique et de ne pas se laisser prendre à la probité des gouvernants. C’est une manière de prendre sa revanche, et aussi de faire croire qu’il est initié aux hauts secrets.

L’honneur de la philosophie est d’avoir eu toujours pour ennemis les hommes frivoles et immoraux, qui, ne trouvant point en eux l’instinct des belles choses, déclarent hardiment que la nature humaine est laide et mauvaise, et embrassent avec une sorte de frénésie toute doctrine qui humilie l’homme et le tient fortement sous la dépendance. Là est le secret de la foi de cette jeunesse catholique dorée, profondément sceptique, dure et méprisante, qui trouve plaisant de se dire catholique, car c’est une manière de plus d’insulter les idées modernes. Cela dispense de sentir noblement ; à force de se dire que la nature humaine est sale et corrompue, on finit par s’y résigner et par prendre la chose de bonne grâce (179). L’Église aura des indulgences pour les égarements du cœur, et puis il est si commode à la fatuité aristocratique de croire que la masse du genre humain est absurde et méchante, et d’avoir sous la main une lourde autorité pour couper court aux raisonnements de ces impertinents philosophes, qui osent croire à la vérité et à la beauté. O vilaines âmes, qu’il fait nuit en vous, que vous aimez peu de choses Et on nous appellera les impies, et on vous appellera les croyants ! Cela n’est pas tolérable.

Dieu me garde d’insulter jamais ceux qui, dénués de sens critique et dominés par des besoins religieux très puissants, s’attachent à un des grands systèmes de croyance établis. J’aime la foi simple du paysan, la conviction sérieuse du prêtre. Je suis convaincu, pour l’honneur de la nature humaine, que le christianisme n’est chez l’immense majorité de ceux qui le professent qu’une noble forme de vie. Mais je ne puis m’empêcher de dire que, pour une grande partie de la jeunesse aristocratique, le catholicisme n’est qu’une forme du scepticisme et de la frivolité. La première base de ce catholicisme-là, c’est le mépris, la malédiction, l’ironie malédiction contre tout ce qui a fait marcher l’esprit humain et brisé la vieille chaîne. Obligés de haïr tout ce qui a aidé l’esprit moderne à sortir du catholicisme, ces frénétiques s’engagent à haïr toute chose : Louis XIV, qui, en constituant l’unité centrale de la France, travaillait si efficacement au triomphe de l’esprit moderne, comme Luther, la science comme l’esprit industriel, l’humanité en un mot. Ils croient faire l’apologie du christianisme en riant de tout ce qui est sérieux et philosophique.

Il m’est impossible d’exprimer l’effet physiologique et psychologique que produit sur moi ce genre de parodie niaise devenu si fort à la mode en province depuis quelques années. C’est l’agacement, c’est l’irritation, c’est l’enfer. Il est si facile de tourner ainsi toute chose sérieuse et originale. Ah ! barbares, oubliez-vous que nous avons eu Voltaire, et que nous pourrions encore vous jeter à la face le père Nicodème, Abraham Chaumeix, Sabathier et Nonotte ? Nous ne le faisons pas car vous nous avez dit que c’était déloyal. Mais pourquoi donc employer contre nous une arme que vous nous avez reprochée ? Croyez-vous que si nous voulions nous moquer des théologiens, nous n’aurions pas aussi beau jeu que vous, quand, pour amuser les badauds, vous faites plaisamment déraisonner les philosophes ? Il m’est tombé par hasard sous la main une brochure, contre l’éclectisme, où Descartes est présenté comme un imbécile qui, pour tout problème philosophique, s’est demandé « si la raison n’est pas une chose qui déraisonne, » Kant comme un sot qui ne sait pas s’il existe, ni si le monde existe, Fichte comme un impertinent qui prétend « que lui, Fichte, est à la fois Dieu, la nature et l’humanité, » tous les philosophes, enfin, comme des fous pires que les magiciens, les alchimistes et les astrologues. Je pense au rire délicat qu’aura excité dans quelque coterie de province la lecture de ces jolies choses. Voilà un homme qui ne peut manquer de faire fortune, mieux que nous autres lourdauds qui avons la sottise de prendre les choses au sérieux...

Il est temps que tous les partis qui ont à cœur la vérité renoncent à ce moyen si peu scientifique. Il y a, je le sais, un rire philosophique, qui ne saurait être banni sans porter atteinte à la nature humaine ; c’est le rire des Grecs, qui aimaient à pleurer et à rire sur le même sujet, à voir la comédie après la tragédie, et souvent la parodie de la pièce même à laquelle ils venaient d’assister. Mais la plaisanterie, en matière scientifique, est toujours fausse car elle est l’exclusion de la haute critique. Rien n’est ridicule parmi les œuvres de l’humanité pour donner ce tour aux choses sérieuses, il faut les prendre par un côté étroit et négliger ce qu’il y a en elles de majestueux et de vrai. Voltaire se moque de la Bible ; par ce qu’il n’a pas le sens des œuvres primitives de l’esprit humain. Il se serait moqué de même des Védas, et aurait dû se moquer d’Homère. La plaisanterie oblige à n’envisager les choses que par leur grossière apparence ; elle s’interdit les nuances délicates. Le premier pas dans la carrière philosophique est de se cuirasser contre le ridicule. Si l’on s’assujettit à la tyrannie des rieurs vulgaires, si l’on tient compte de leurs fadaises, l’on se défend toute beauté morale, toute haute aspiration, toute élévation de caractère ; car tout cela peut être ridiculisé. Le rieur a l’immense avantage d’être dispensé de fournir ses preuves : il peut, selon son humeur, déverser le ridicule sur ce qui lui plaît, et cela sans appel, dans les pays du moins où, comme en France, sa tyrannie est acceptée pour une autorité légitime. Les seules choses qui échappent au ridicule sont les choses médiocres et vulgaires, en sorte que celui qui a la faiblesse de s’interdire tout ce qui peut y prêter s’interdit par là même tout ce qui est élevé. Les siècles de réflexion sont exposés à voir les plus nobles sentiments et les états les plus sublimes de l’âme contrefaits par de sots plagiaires, dont le ridicule retombe parfois sur les types qu’ils prétendent imiter. Il faut un certain courage pour résister à la réaction que ces fats provoquent chez les esprits droits. C’est trop de condescendance que de se résigner à la vulgarité bourgeoise, parce qu’en poursuivant un type élevé, on risque de ressembler aux grands hommes manqués et aux aspirants malheureux du génie. On peut regretter le temps où le grand homme se formait sans y penser et sans se regarder lui-même ; mais les déportements ridicules de quelques faibles têtes ne sauraient faire condamner la volonté réfléchie et délibérée de viser à quelque chose de grand et de beau. Les faux René et les faux Werther ne doivent pas faire condamner les Werther et les René sincères. Combien d’âmes timides et pudiques la crainte de leur ressembler a reculées du beau ! Vive le penseur olympien qui, poursuivant en toute chose la vérité critique, n’a pas besoin de se faire rêveur pour échapper à la platitude de la vie bourgeoise, ni de se faire bourgeois pour éviter le ridicule des rêveurs.

Je regrette parfois que Molière, en stigmatisant les ridicules issus de l’hôtel de Rambouillet, ait semblé proposer pour modèles des types inférieurs par un côté à ceux qu’il ridiculise. L’amour pur d’Armande et de Bélise dans les Femmes savantes, celui même de Cathos et de Madelon dans les Précieuses ridicules n’ont d’autre défaut que d’être affectés et de couvrir le néant sous un pathos ridicule. S’il était vrai, il serait préférable à l’amour ordinaire de Clitandre et d’Henriette. J’aime mieux l’affectation de l’élevé que le banal. Boileau se moque de Clélie, « cette admirable fille, qui vivait de façon qu’elle n’avait pas un amant qui ne fût obligé de se cacher sous le nom d’ami ; car autrement, ils eussent été chassés de chez elle. » Certes la subtilité n’est pas le vrai : mieux vaut pourtant être ridicule que vulgaire, et c’est un moyen trop commode pour échapper au ridicule que de se réfugier dans la banalité. Il serait trop exorbitant que des rieurs superficiels eussent le pouvoir de rendre suspect, suivant leur caprice, tout ce qu’il y a de noble, de pur et d’élevé, de traiter l’enthousiasme d’extravagance et la morale de duperie. Une seule chose ne prête point à rire ; c’est l’atroce. Parcourez l’échelle des caractères moraux : on a pu rire de Socrate, de Platon, de Jésus-Christ, de Dieu. On peut se moquer des savants, des poètes, des philosophes, des hommes religieux, des politiques, des plébéiens, des nobles, des riches bourgeois. On ne se moquera jamais de Néron, ni de Robespierre. Le rire ne saurait donc être un criterium. L’action parait à plusieurs un moyen d’éviter la duperie où la frivolité suppose que se laissent tomber les hommes de pensée et de sentiment. Il semble que l’homme de guerre, le politique, l’homme de finances soient plus inattaquables que le philosophe ou le poète. Mais c’est une erreur. Tout est également risible, tout porte également sur une appréciation, et s’il y a quelque chose de sérieux, c’est le penseur critique, qui se pose dans l’objectivité des choses car les choses sont sérieuses. Qui n’a senti, en face d’une fleur qui s’épanouit, d’un ruisseau qui murmure, d’un oiseau qui veille sur sa couvée, d’un rocher au milieu de la mer, que cela est sincère et vrai ? Qui n’a senti, à certains moments de calme, que les doutes qu’on élève sur la moralité humaine ne sont que façons de s’agacer soi-même, de chercher au delà de la raison ce qui est en deçà, et de se placer dans une fausse hypothèse, pour le plaisir de se torturer ? Le scepticisme seul a le droit de rire, car il n’a pas à craindre les représailles. Par quoi le prendrait-on, puisqu’il rit le premier de toutes choses ? Mais comment un croyant qui se moque d’un autre croyant ne voit-il pas qu’il s’expose, par ce qu’il croit, au même ridicule ? Laissons donc à la négation et à la frivolité le triste privilège d’être inattaquable, et glorifions-nous de prêter, par notre conviction et notre sérieux, au rire des sceptiques.

L’extrême réflexion amène ainsi fatalement une sorte d’affadissement et de scepticisme léger, qui serait la mort de l’humanité, si elle y trempait tout entière. De tous les états intellectuels, c’est le plus dangereux et le plus incurable. Ceux qui en sont atteints n’ont qu’à mourir. Comment en sortiraient-ils, en effet, ces misérables qui doutent du sérieux, et qui, a chaque effort qu’ils feraient pour sortir de cette paralysie intellectuelle, seraient arrêtés par l’arrière-pensée qu’eux aussi vont se mettre au nombre de ces badauds dont ils ont ri jadis ? On ne guérit pas du raffinement. Mais l’humanité a des procédés de rajeunissement et d’oubli impossibles aux individus. Des générations jeunes et vives, et parfois des races nouvelles viennent sans cesse lui donner de la sève, et d’ailleurs ce mal, par sa nature même, ne saurait durer plus de quelques années comme mal social. Car, son essence étant de prendre les choses par des points de vue tout arbitraires, ceux qui viennent les seconds ne se croient pas obligés par les vues des premiers ; au contraire, tout ce qui est conventionnel provoque une réaction en sens contraire : il est impossible qu’une mode soit durable. Le sérieux et le frivole vont ainsi s’étageant dans les fastes de la mode ; la frivolité ne tarde pas à devenir niaise, et le ridicule est pliable à tous sens. On ne tardera donc pas à rire de ces rieurs et à retrouver le goût de la vie sérieuse. Alors viendra un siècle dogmatique par la science ; on recommencera à croire au certain et à poser à deux pieds sur les choses, quand on saura qu’on est sur le solide.

La religion, la philosophie, la morale, la politique, trouvent de nombreux sceptiques ; les sciences physiques n’en trouvent pas (au moins quant à leur partie définitivement acquise et quant à leur méthode). La méthode de ces sciences est ainsi devenue le criterium de certitude pratique des modernes ; cela leur paraît certain et scientifique, qui est acquis d’une manière analogue aux résultats des sciences physiques, et si les sciences morales leur paraissent fournir des résultats moins positifs, c’est qu’elles ne répondent pas à ce modèle de certitude scientifique qu’ils se sont formé. C’est là la planche de salut qui sauvera le siècle du scepticisme : on admet la certitude scientifique ; on trouve seulement que l’on possède cette certitude sur trop peu de sujets. L’effort doit tendre à élargir ce cercle ; mais enfin l’instrument est admis, on croit à la possibilité de croire. Ma conviction est qu’on arrivera, dans les sciences morales, à des résultats tout aussi définitifs, bien que formulés autrement et acquis par des procédés différents. Il y a des natures qui aiment à se torturer à plaisir et à se proposer l’insoluble. La morale et le sérieux de la vie n’ont pas d’autre preuve que notre nature. Chercher au delà et douter des bases de la nature humaine, c’est s’agacer à dessein, c’est s’irriter la fibre sensible pour le plaisir équivoque qu’on trouve à se gratter. Mauvais jeu que celui-là !

Les rieurs ne régneront jamais. Le jour n’est pas loin où tous ces prétendus délicats se trouveront si nuls devant l’immensité des événements, si incapables de produire, qu’ils tomberont comme une bourse vide. L’éternel seul a du prix ; or ces frivoles ne s’attachent qu’aux floraisons successives, sachant bien qu’ils passeront comme elles. Semblables aux estomacs usés qui se dégoûtent vite et pour lesquels il faut tenter sans cesse de nouvelles combinaisons culinaires, ils attachent tout leur intérêt à la succession des manières qui toutes les dix années se supplantent les unes les autres. Littérature d’épicuriens, bien faite pour plaire à une classe riche et sans idéal, mais qui ne sera jamais celle du peuple car le peuple est franc, fort et vrai ; littérature au petit pied, renonçant de gaieté de cœur à la grande manière de traiter la nature humaine, où tout consiste en un certain mirage de pensées et d’arrière-pensées : nulle assise, un miroitement continuel. Il ne s’agit plus de vérité, mais de bon goût et de bon ton. Il ne s’agit plus de dire ce qui est, mais ce qu’il convient de dire. « Qui ne croit rien ne vaut rien », a dit M. de Maistre. La vieille foi est impossible : reste donc la foi par la science, la foi critique.

La critique n’est pas le scepticisme, encore moins la légèreté. La critique est fine et délicate, subtile et ailée, sans être frivole. L’Allemagne a été durant un siècle le pays de la critique, et pourtant étaient-ce des hommes frivoles que Lessing, Kant, Hegel ? En France, on a peine à concevoir un milieu entre la lourde érudition du. xvii et la spirituelle et sceptique manière des critiques modernes (180). Quand on parle de sérieux, on se reporte au bon petit esprit de Rollin, qui n’est certainement pas ce qu’il nous faut. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas la bonhomie qui excite la défiance, parce qu’elle suppose courte vue. C’est la critique complète, à la fois élevée et savante, indulgente et impitoyable. Le bon esprit étroit est en France très dangereux, par le soupçon qu’il fait naître, et qu’on ne manque pas d’étendre à tout ce qui est dogmatique et moral. Ce dont on a le plus horreur en France, c’est d’être dupe. On aime mieux passer pour leste et dégagé que pour un honnête nigaud, et, du moment que l’on associe à la morale quelque idée de pesanteur d’esprit, c’est assez pour qu’on la tienne en suspicion. De là l’extrême rabais où est tombé le titre de bon esprit. Ce titre, qui devrait être le plus beau des éloges est devenu presque synonyme d’esprit faible, et est accordé avec une étrange libéralité ; on accorde, en effet, volontiers aux autres les qualités auxquelles on ne tient pas pour soi-même, et on pense qu’en accordant aux autres le bon esprit, on fera entendre qu’on est soi-même un grand ou brillant esprit. Nous craignons tant de nous laisser jouer que nous suspectons partout des attrapes, et nous sommes portés à croire que, si nos pères avaient été plus fins, ils n’eussent pas été si sérieux ni si honnêtes. Et pourtant, si la morale n’était qu’une illusion, oh qu’il serait beau de s’être laissé duper par elle ! Domine, si error est, a te decepti sumus. O toi qui t’es joué de ma simplicité, je te remercie encore de m’avoir volé la vertu.

Nous rejetons également le scepticisme frivole et le dogmatisme scolastique : nous sommes dogmatiques critiques. Nous croyons à la vérité, bien que nous ne prétendions pas posséder la vérité absolue. Nous ne voulons pas enfermer à jamais l’humanité dans nos formules ; mais nous sommes religieux, en ce sens que nous nous attachons fermement à la croyance du présent et que nous sommes prêts à souffrir pour elle en vue de l’avenir. L’enthousiasme et la critique sont loin de s’exclure. Nous ne nous imposons pas à l’avenir, pas plus que nous n’acceptons sans contrôle l’héritage du passé. Nous aspirons à cette haute impartialité philosophique, qui ne s’attache exclusivement à aucun parti, non parce qu’elle leur est indifférente, mais parce qu’elle voit dans chacun d’eux une part de vérité à côté d’une part d’erreur ; qui n’a pour personne ni exclusion, ni haine, parce qu’elle voit la nécessité de tous ces groupements divers et le droit qu’a chacun d’eux, en vertu de la vérité qu’il possède de faire son apparition dans le monde. L’erreur n’est pas sympathique à l’homme ; une erreur dangereuse est une contradiction comme une vérité dangereuse. Le raisonnement de Gamaliel (181) est invincible. Si une doctrine est vraie, il ne faut pas la craindre ; si elle est fausse, encore moins, car elle tombera d’elle-même. Ceux qui parlent de doctrines dangereuses devraient toujours ajouter dangereuse pour moi. Cabet n’a, j’en suis sûr, provoqué la colère de personne. L’erreur pure ne provoquerait dans la nature humaine, qui après tout est bien faite, que le dégoût ou le sentiment du ridicule.

Ce qui fait le prosélytisme, ce qui entraîne le monde, ce sont des vérités incomplètes. La vérité complète serait si quintessenciée, si pondérée qu’elle n’exciterait pas assez les passions, et ressemblerait au scepticisme. Cette largeur d’esprit, qui éliminerait dans son affirmation toute limite et toute exclusion, paraîtrait folie. La tête tourne quand on s’approche trop de l’identité ; l’esprit humain ne s’exerce qu’à la condition d’un cadre fini et de la négation antithétique. La passion, en même temps qu’elle adore son objet, a besoin de haïr son contraire. La France serait-elle si bien la France, si elle n’avait pour exalter sa personnalité l’antithèse de l’Angleterre ? On se serre, on se concentre en soi-même contre le dehors. La passion suppose exclusion, antagonisme, partialité. Toute doctrine, comme toute institution, porte en elle le germe de vie et le germe de mort. Appelée à vivre par sa vérité, elle développe parallèlement un principe de mort qui devient avec le temps intolérable et la tue. Le fruit, dès ses premiers jours, porte en lui le principe de sa pourriture ; étouffé d’abord durant la période de croissance par les forces organisatrices, ce principe se démasque à la maturité et prend dès lors le dessus, jusqu’à l’entière décomposition. Ce qu’un système affirme, c’est sa part de vérité, ce qu’il nie, c’est sa part d’erreur. Il n’erre que parce qu’il exclut tout ce qui n’est pas lui, parce qu’il participe de la faiblesse humaine, qui ne peut tout embrasser à la fois et crée la science d’une façon analytique et successive. Le critique est celui qui prend toutes les affirmations, et aperçoit la raison de toute chose. Le critique, parcourt tous les systèmes, non comme le sceptique, pour les trouver faux, mais pour les trouver vrais à quelques égards. Et c’est pour cela que le critique est peu fait pour le prosélytisme. Car ce qui est partiel est plus fort ; les hommes ne se passionnent que pour ce qui est incomplet, ou, pour mieux dire, la passion, les attachant exclusivement à un objet, leur ferme les yeux sur tout le reste. C’est l’éternelle duperie de l’amour qui ne voit au monde que son objet. Amour exclusif est parallèle de haine et d’anathème. Le critique voit trop bien les nuances pour être énergique dans l’action. Lors même qu’il adopte un parti, il sait que ses adversaires n’ont pas tout à fait tort. Or, pour agir avec vigueur, il faut être un peu brutal, croire qu’on a absolument raison, et que ceux qu’on a en tête sont des aveugles ou des méchants. Si M. Cavaignac ou M. Changarnier eussent été aussi critiques que moi, ils ne nous eussent pas rendu le service de nous sauver en Juin car j’avoue que, depuis Février, la question ne s’est jamais posée assez nettement à mes yeux pour que j’eusse voulu me hasarder d’un côté ou de l’autre. Car, disais-je, peut-être mon frère est-il de ce côté ; peut-être serai-je tué par celui qui veut ce que je veux.

Le scepticisme s’échelonne ainsi aux divers degrés de l’intelligence humaine, alternant avec le dogmatisme selon le développement plus ou moins grand des facultés intellectuelles. Au plus humble degré, est le dogmatisme absolu des ignorants et des simples, qui affirment et croient par nature et n’ont pas aperçu les motifs de douter. Quand l’esprit, longtemps bercé dans cette foi naïve, commence à découvrir qu’il a pu être le jouet de sa croyance, il entre en suspicion, et s’imagine que le plus sûr moyen pour ne pas être trompé, c’est de rejeter toute chose : premier scepticisme qui a aussi sa naïveté (sophistes, Montaigne, etc.). Un savoir plus étendu, prenant la nature humaine par son milieu, sans s’inquiéter des problèmes radicaux, essaie ensuite de fonder sur le bon sens un dogmatisme raisonnable, mais sans profondeur (Socrate, Th. Reid). — Plus de vigueur d’esprit montre bientôt le peu de fondement de cette nouvelle tentative ; on s’attaque à l’instrument même : de là un grand, terrible, sublime scepticisme (Kant, Jouffroy, Pascal). Enfin, la vue complète de l’esprit humain, la considération de l’humanité aspirant au vrai et s’enrichissant indéfiniment par l’élimination de l’erreur, amène le dogmatisme critique, qui ne redoute plus le scepticisme, car il l’a traversé, il sait ce qu’il vaut, et, bien différent du dogmatisme des premiers âges, qui n’avait pas entrevu les motifs du doute, il est assez fort pour vivre face à face avec son ennemi. Comme tous les enfants du siècle, j’ai eu mes accès de scepticisme autant que Sténio j’ai aimé Lélia ; mais par la critique j’ai touché la terre, et, lors même que telle croyance ne paraît pas aussi scientifique qu’on pourrait le désirer, je dis encore sans hésiter il y a là du vrai, bien que je ne possède pas la formule pour l’extraire. Aux yeux des scolastiques, Gœthe est un sceptique mais celui qui se passionne pour toutes les fleurs qu’il trouve sur son chemin et les prend pour vraies et bonnes à leur manière, ne saurait être confondu avec celui qui passe dédaigneux sans se pencher vers elles. Gœthe embrasse l’univers dans la vaste auirmation de l’amour : le sceptique n’a pour toute chose que l’étroite négation.

En faisant au scepticisme moral la plus large part, — en supposant que la vie et l’univers ne soient qu’une série de phénomènes de même ordre, et dont on ne puisse dire autre chose, sinon qu’il en est ainsi ; — en accordant que pensée, sentiment, passion, beauté, vertu, ne soient que des faits, excitant en nous des sentiments divers, comme les fleurs diverses d’un jardin ou les arbres d’une forêt (d’où il résulterait, comme Gœthe et Byron le pensaient, que tout est poétique) ; — en admettant que, parvenu à l’atome final, on puisse, librement et à son choix, rire ou adorer, en sorte que l’option dépende du caractère individuel de chacun, — même à ce point de vue, dis-je, où la morale n’a plus de sens, la science en aurait encore. Car ce qu’il y a de certain, c’est que ces phénomènes sont curieux ; c’est que ce monde de mouvements divers nous intéresse et nous sollicite. La morale est aussi absente du monde d’insectes qui s’agite dans une pièce d’eau, et pourtant quel ravissant intérêt à voir ces gyrins dorés, qui tournent au soleil, ces salamandres qui courent au fond, ces petits vers qui s’enfoncent dans la vase pour y chercher leur proie. C’est la vie, toujours la vie (182). Ceci explique comment la science formait une partie essentielle du système intellectuel de Gcethe. Chercher, discuter, regarder, spéculer, en un mot, aura toujours été la plus douce chose, quoi qu’il en soit de la réalité (183). Quelque Werther qu’on puisse être, il y a tant de plaisir à décrire tout cela que la vie en redevient colorée ! Goethe, j’en suis sûr, n’a jamais été tenté de se tirer un coup de pistolet. Il n’est pas impossible que l’humanité finisse, et qu’un jour nous n’ayons travaillé que pour la mer ou les volcans, pour les glaces ou les flammes. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que la connaissance et la réalisation du beau auront eu leur prix, et que la science, comme la vertu, pose dans le monde des faits d’une indiscutable valeur.

Les mystiques chrétiens ont développé sous toutes les formes ce thème favori que Marie, symbole de la contemplation, a dès ce monde la meilleure part, et que celui qui a embrassé la vie parfaite trouve ici-bas une récompense suffisante. Cela est vrai à la lettre de la science. Une des plus nobles âmes des temps modernes, Fichte, nous assure qu’il était arrivé au bonheur parfait et que par moments il goûtait de telles jouissances, qu’il en avait presque peur (184). Le pauvre homme ! en même temps il mourait de misère. Que de fois, dans ma pauvre chambre, au milieu de mes livres, j’ai goûté la plénitude du bonheur, et j’ai défié le monde entier de procurer à qui que ce soit des joies plus pures que celles que je trouvais dans l’exercice calme et désintéressé de ma pensée ! Que de fois, laissant tomber ma plume, et abandonnant mon âme à ces mille sentiments qui, en se croisant, produisent un soulèvement instantané de tout notre être, j’ai dit au ciel : Donne-moi seulement la vie, je me charge du reste !

Plût à Dieu que toutes les âmes vives et pures fussent convaincues que la question de l’avenir de l’humanité est tout entière une question de doctrine et de croyance, et que la philosophie seule, c’est-à-dire la recherche rationnelle, est compétente pour la résoudre ! La révolution réellement efficace, celle qui donnera la forme à l’avenir, ne sera pas une révolution politique, ce sera une révolution religieuse et morale ; La politique a fourni tout ce qu’elle pouvait fournir ; c’est désormais un champ aride et épuisé, une lutte de passions et d’intrigues, fort indifférente pour l’humanité, intéressantes seulement pour ceux qui y prennent une action. Il y a des époques où toute la question est dans la politique : ainsi, par exemple, à la limite du moyen âge et des temps modernes, à l’époque de Philippe le Bel, de Louis XI, les docteurs et les penseurs étaient peu de chose, ou n’avaient de valeur réelle qu’en tant qu’ils servaient la politique. Il en a été de même au commencement de ce siècle. La politique alors a mené le train du monde ; les gens d’esprit qui aspiraient à autre chose qu’à amuser leurs contemporains, devaient se faire hommes d’État, pour exercer sur leur époque leur légitime part d’influence. Un penseur sous l’Empire n’avait qu’à se taire. Ce n’est pas une blâmable ambition qui a entraîné dans ce tourbillon toutes les sommités intellectuelles de la première moitié de ce siècle ; ces hommes éminents ont fait ce qu’ils devaient faire pour servir la société de leur temps. Mais cet âge touche à son terme ; le rôle principal va de plus en plus, ce me semble, passer aux hommes de la pensée. A côté des siècles où la politique a occupé le centre du, mouvement de l’humanité, il en est d’autres où elle s’est vue acculée dans le petit monde de l’intrigue, et où le grand intérêt s’est porté sur les hommes de l’esprit. Soit, par exemple, le xviiie siècle ; qui a tenu la haute main de l'humanité durant ce grand siècle ? Quels sont les noms qui frappent à la première vue jetée sur l’histoire de cette époque ? Est-ce Choiseul ? est-ce Richelieu ? est-ce Maupeou ? est-ce Fleury ? Non ; c’est Voltaire, c’est Rousseau, c’est Montesquieu, c’est toute une grande école de penseurs qui tient puissamment le siècle, le façonne et crée l’avenir. Que sont la guerre de la Succession d’Autriche, la guerre de Sept ans, le pacte de famille, comparés comme événements au Contrat social ou à l’Esprit des Lois ? Les affaires étaient entre les mains d’un roi incapable, de courtisans oubliés, de grands seigneurs sans vues ni portée. Les vrais personnages historiques du temps sont des écrivains, des philosophes, des hommes d’esprit, ou de génie. Et ces penseurs se mettent-ils activement aux affaires d’État, comme le fera plus tard la première génération du xixe siècle ? Nullement ; ils restent écrivains, philosophes, moralistes, et c’est par là qu’ils agissent sur le monde. J’imagine de même que ceux qui nous rendront la grande originalité ne seront pas des politiques, mais des penseurs. Ils grandiront en dehors du monde officiel, ne songeant même pas à lui faire opposition, le laissant mourir dans son cercle épuisé  (185).

Dans les maigres pâturages des îles de la Bretagne, chaque brebis du troupeau, attachée à un pieu central, ne peut brouter une herbe rare que dans l’étroit rayon de la corde qui la retient. Telle me paraît la condition actuelle de la politique ; elle a épuisé les ressources pour résoudre le problème de l’humanité. La morale, la philosophie, la vraie religion ne sont pas à sa portée ; elle tourne dans une fatale impuissance. De bonne foi, si le salut du siècle présent devait venir de l’habileté, espérons-nous trouver des hommes plus habiles que M. Guizot, que M. Thiers ? Qui ne hausserait les épaules en voyant la naïve inexpérience prétendre mieux faire du premier coup que de tels hommes ? Non, on ne les dépassera pas en faisant comme eux, mais en faisant autrement qu’eux. Si de tels hommes ont été frappés d’incapacité, est-ce leur faute ? ou ne serait-ce pas plutôt qu’aucune habileté n’est égale à la situation ?

Prenons encore les trois premiers siècles de l’ère chrétienne. Où se passaient alors les grandes choses ? Où se fondait l’avenir ? Quels étaient les noms désignés aux respects des générations futures ? Étaient-ce Tibère et Séjan ? Etaient-ce Galba, Othon, Vitellius, qui occupaient vraiment le centre de l’humanité, comme on le croyait sans doute de leur temps ? Le centre du monde, c’était le coin de terre le plus méprisé de l’Orient. Les grands hommes marques pour l’apothéose étaient des croyants enthousiastes fort étrangers aux secrets de la grande politique. Cinq siècles plus tard, on ne nommera entre les hommes illustres de ce siècle que Pierre, Paul, Jean, Matthieu, pauvres gens qui, assurément, faisaient peu figure. Qu’aurait dit Tacite, si on lui eût annoncé que tous ces personnages qu’il fait jouer si savamment seraient alors complètement effacés devant les chefs de ces chrétiens qu’il traite avec tant de mépris ; que le nom d’Auguste ne serait sauvé de l’oubli que parce qu’en tête des fastes de l’année chrétienne on lirait : Imperante Cœsare Augusto, Christus natus est in Bethlehem Juda ; qu’on ne se souviendrait de Néron que parce que, sous son règne, souffrirent, dit-on, Pierre et Paul, maîtres futurs de Rome ; que le nom de Trajan se retrouverait encore dans quelques légendes, non pour avoir vaincu les Daces et poussé jusqu’au Tigre les limites de l’empire, mais parce qu’un crédule évêque de Rome du vie siècle, eut un jour la fantaisie de prier pour lui ? Voilà donc un immense développement, sourdement préparé durant trois siècles en dehors de la politique, grandissant parallèlement à la société officielle, persécuté par elle, et qui, à un certain jour, étouffe la politique, ou plutôt reste vivant et fort, quand le monde officiel se meurt d’épuisement. Si saint Ambroise fût resté gouverneur de Ligurie, en supposant même qu’il eût eu de l’avancement, et fût devenu, comme son père, préfet des Gaules, il serait maintenant parfaitement oublié. Il a bien mieux fait de devenir évêque. Dites donc encore qu’il n’y a moyen de servir l’humanité qu’en se jetant dans la mêlée. Je dis, moi, au contraire, que celui qui embrasse de toute âme cet humiliant labeur, prouve par là même qu’il n’est pas appelé à la grande œuvre. Qu’est-ce que la politique de nos jours ? Une agitation sans principe et sans loi, un combat d’ambitions rivales, un vaste théâtre de cabales, de luttes toutes personnelles. Que faut-il pour y réussir, pour être possible, comme l’on dit ? une vive originalité ? une pensée ardente et forte ? une conviction impétueuse ? Ce sont là au succès d’invincibles obstacles ; il faut ne pas penser ou ne pas dire sa pensée ; il faut user tellement sa personnalité qu’on n’existe plus ; songer toujours à dire, non pas ce qui est, mais ce qu’il convient de dire ; s’enfermer en un mot dans un cercle mort de conventions et de mensonges officiels. Et vous croyez que ce sera de là que sortira ce dont nous avons besoin, une sève originale, une nouvelle manière de sentir, un dogme capable de passionner de nouveau l’humanité ? Autant vaudrait espérer que le scepticisme engendrera la foi, et qu’une religion nouvelle sortira des bureaux d’un ministère ou des couloirs d’une assemblée.

La plus haute question de la politique est celle-ci : Qui sera ministre ? Mais l’humanité sera-t-elle plus avancée, je vous prie, si c’est M.** ou M.*** qui tient le portefeuille ? Je vous affirme que M.*** sait tout aussi peu que M.** le fin mot des choses, que le problème ne sera pas plus près de sa solution qu’il ne l’était auparavant, que tout cela est aussi insignifiant que quand on se demandait à Rome si ce serait Didius Julien ou Flavius Sulpicianus qui l’emporterait à l’enchère, et que les sept cent cinquante personnes intelligentes qui sont là attentives autour de cette arène, saisissant avidement toutes les péripéties du combat, perdent leur temps et leur peine. Là n’est pas le lieu des grandes choses. Ce qu’il faut à l’humanité, c’est une morale et une foi ; ce sera des profondeurs de la nature humaine qu’elle sortira, et non des chemins battus et inféconds du monde officiel.

Considérez combien est humiliant, aux époques comme la nôtre, le rôle de l’homme politique. Banni des hautes régions de la pensée, déshérité de l’idéal, il passe sa vie à des labeurs ingrats et sans fruit, soucis d’administration, complications bureaucratiques, mines et contremines d’intrigues. Est-ce la place d’un philosophe ? Le politique est le goujat de l’humanité et non son inspirateur. Quel est l’homme amoureux de sa perfection qui voudra s’engager dans cet étouffoir ?

M. de Chateaubriand a, je crois, soutenu quelque part que l’intrusion des hommes de lettres dans la politique active signale l’affaiblissement de l’esprit politique chez une nation. C’est une erreur ; cela prouve un affaiblissement de l’esprit philosophique, de la spéculation, de la littérature ; cela prouve que l’on ne comprend plus la valeur et la dignité de l’intelligence, puisqu’elle ne suffit plus à occuper les esprits distingués : cela prouve enfin que le règne a passé de l’esprit et de la doctrine à l’intrigue et à la petite activité. Mais cette activité ne tardera pas à se proclamer elle-même impuissante, et l’on comprendra alors que la grande révolution ne viendra pas des hommes d’action, mais des hommes de pensée et de sentiment, et on laissera ce vulgaire labeur aux esprits inquiets, et toutes les âmes nobles et élevées, abandonnant la terre à ceux qui en ont le goût, tenant pour choses indifférentes les formes de gouvernement, les noms des gouvernants et leurs actes, se réfugieront sur les hauteurs de la nature humaine, et, brûlant de l’enthousiasme du beau et du vrai, créeront cette force nouvelle qui, descendant bientôt sur la terre, renversera les frêles abris de la politique, et deviendra à son tour la loi de l’humanité. Il ne faut pas demander aux gouvernements plus qu’ils ne peuvent donner. Ce n’est pas à eux de révéler à l’humanité la loi qu’elle cherche. Tout ce qu’on peut leur demander, aux époques comme la nôtre, c’est de maintenir tant bien que mal les conditions de la vie extérieure, de manière qu’elle soit tolérable. Il faut souhaiter aussi, sans l’espérer, qu’ils ne persécutent pas trop les efforts dans le sens nouveau. L’humanité fera le reste, sans demander permission à personne.

Nu ! ne peut dire de quel point du ciel apparaîtra l’astre de cette rédemption nouvelle. Ce qu’il y a de sûr, c’est que les bergers et les mages l’apercevront encore les premiers, c’est que le germe est déjà posé, et que, si nous savions voir le présent avec les yeux de l’avenir, nous démêlerions dans la complication de l’actuel la fibre imperceptible qui portera la vie à l’avenir. C’est au sein de la putréfaction que se développe le germe de la vie future, et personne n’a droit de dire : Celle-ci est une pierre réprouvée ; car peut-être sera-ce la pierre angulaire de l’édifice futur. Un sage des premiers siècles eût-il jamais pu croire que l’avenir était à cette secte méprisée, insociable, convaincue de la haine du genre humain, qui ne se présentait à l’imagination qu’avec de nocturnes mystères et d’odieuses orgies ? Nos beaux esprits eussent eu contre la doctrine nouvelle toute l’antipathie qu’ils ont contre les novateurs de nos jours. Ces chrétiens leur eussent semblé une plèbe vile, ignorante et superstitieuse. Il est certain que plusieurs sectes chrétiennes justifiaient les calomnies des païens. La ligne que depuis on a tirée entre l’Église orthodoxe et les sectes gnostiques était alors bien indécise ; tout cela faisait corps, et il y avait solidarité des uns aux autres. Dans la secte orthodoxe elle-même, que de taches à nos yeux. Les médecins ont un nom pour désigner ceux qui croient posséder le don des langues, de prédication, de prophétie. Que dire de ceux qui attendent tous les jours la fin du monde et la venue d’un corps humain qui descendra du ciel pour régner ? Les extravagances de nos fous du phalanstère ne sont rien auprès de celles de ces premiers enthousiastes. Jean Journet, de nos jours, a été mis à Bicêtre ; or Jean Journet ne croit pas faire de miracles, parler des langues qu’il n’a pas apprises, avoir été au troisième ciel, etc. Notre Journal des Débats eût fait gorge chaude de ces gens-là, et cependant ils ont vaincu, et quatre siècles après, les plus beaux génies se sont fait gloire d’être leurs disciples, et, au xixe siècle encore, des intelligences distinguées les tiennent pour des inspirés. La mauvaise couleur d’un mouvement n’est jamais un argument décisif. Je verrais un mouvement populaire du plus odieux caractère, une vraie jacquerie, l’égoïsme disant à l’égoïsme : La bourse ou la vie, que je m’écrierais : Vive l’humanité ! voilà de belles choses qui se fondent pour l’avenir. Les grandes apparitions sont toujours accompagnées d’extravagances ; elles n’arrivent à une grande puissance que quand des esprits philosophiques leur ont donné la forme. Qui sait si le phalanstère n’aura pas été la gnose, l’aberration folle du mouvement nouveau ? Il est indubitable au moins que la région est suffisamment désignée, et que, pour savoir d’où viendra la religion de l’avenir, il faut toujours regarder du côté de Liberté, égalité, fraternité.

C’est donc à l’âme, à la pensée, qu’il faut revenir. Or la pensée désormais ne pourra sérieusement s’exercer que sous la forme de science rationnelle. Il semble, au premier coup d’œil, que la science a peu influé jusqu’ici sur le développement des choses. Faites le tableau des hommes d’intelligence qui ont puissamment poussé à la roue, vous aurez des penseurs et des écrivains, comme Luther, Voltaire, Rousseau, Chateaubriand, Lamartine, mais très peu de savants ou de philosophes techniques. Les quatre mots que Voltaire savait de Locke ont fait plus pour la direction de l’esprit humain que le livre de Locke. Les quelques bribes de philosophie allemande qui ont passé le Rhin, combinées d’une façon claire et superficielle, ont fait une meilleure fortune que les doctrines elles-mêmes. Telle est la manière française ; on prend trois ou quatre mots d’un système, suffisants pour indiquer un esprit ; on devine le reste, et cela va son chemin. L’humanité, il faut le reconnaître, n’a pas marché jusqu’ici d’une manière assez savante, et bien des choses ont été (passez-moi le mot) bâclées, dans la marche de l’esprit humain. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que si le genre humain était sérieux comme il devrait l’être, la raison éclairée et compétente en chaque ordre de choses gouvernerait le monde. Or, la raison éclairée et spécialement compétente, qu’est-ce autre chose que la science ? En supposant même que l’érudit ne dût jamais figurer dans la grande histoire de l’humanité, son travail et ses résultats, assimilés par d’autres et élevés à leur seconde puissance, y trouveront leur place par cette influence secrète et cette intime infiltration qui fait qu’aucune partie de l’humanité n’est fermée pour l’autre.

L’Allemagne contemporaine nous offre un des rares exemples des effets directs de la science sur la marche des événements politiques. L’idée de l’unité allemande est venue par la science et la littérature. Ce peuple semblait résigné a la mort, il avait perdu toute conscience et ne comptait plus comme individualité dans le monde, quand un groupe incomparable de génies, Goethe, Schiller, Kant, Beethoven sont venus le révéler à lui-même. Ce sont là les vrais fondateurs de l’unité allemande du moment où toutes les parties de ce beau pays se sont retrouvées dans la langue, la gloire et le génie de ces grands hommes, elles ont senti le lien qui les unissait, et elles ont dû tendre à le réaliser politiquement. De là vient un fait caractéristique, la couleur savante, poétique, littéraire de ce mouvement, depuis Arndt, Kleist, Sand, jusqu’à cette assemblée de docteurs, dont la maladresse et la gaucherie ont pu faire sourire l’Europe et compromettre, mais non perdre, une idée désormais fondée.



(174) « Quand il croit avoir avancé quelque chose d’exagéré, dit Goethe en parlant d’Albert, de trop général ou de douteux, il ne cesse de limiter, de modifier, d’ajouter ou de retrancher jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sa proposition. » Plusieurs fausseront sans doute ma pensée, parce que je n’ai pas suivi cette sotte manière-là.

(175) Augustin Thierry, Dix années d’études historiques, préf.

(176) Étudier les personnages de Polus et de Calliclès dans le Gorgias de Platon.

(177) Voir la curieuse conversation avec Le Maistre de Sacy conservée par Fontaine.

(178) Méthode pour arriver à la vie bienheureuse, dern. leçon. Toute cette leçon est admirable. Jamais la sainte colère des âmes honnêtes contre le scepticisme ne s’est exprimée avec plus d’éloquence.

(179) Un des traits caractéristique des hommes dont je parle est d’affecter un profond mépris pour l’art idéal, la passion noble et pure. Ils s’en moquent et diraient volontiers avec Byron : « O Platon, tu n’étais qu’un entremetteur ! » Ils traitent l’idéalisme de niaiserie, et déclarent préférer de beaucoup l’épicuréisme franchement avoué.

(180) Ou bien encore l’érudition spirituelle de Barthélémy, qui, pour être d’un ordre plus élevé, n’est pourtant pas encore la grande manière philosophique et scientifique.

(181) Actes des Apôtres, v, 38-39.

(182) Je vis un jour dans un bois un essaim de vilains petits insectes, qui avaient entouré de leurs filets une jeune plante et suçaient ses pousses vertes avec un si laid caractère de parasitisme, que cela faisait répugnance. J’eus un instant l’idée de les détruire. Puis je me dis Ce n’est pas leur faute s’ils sont laids ; c'est une façon de vivre. Il est d’un petit esprit, me disais-je, de moraliser la nature et de lui imposer nos jugements. Mais maintenant je vois que j’eus tort ; j’aurais dû les tuer ; car la mission de l’homme dans la nature c’est de réformer le laid et l’immoral.

(183) La science la plus vide d’objet, les mathématiques, est précisément celle qui passionne le plus, non pas tant par sa vérité que par le jeu des facultés et la force de combinaison qu’elle suppose. La jouissance que procurent les mathématiques est de même ordre que celle du jeu d’échecs. Aucune n’est plus tyrannique. Quand Archimède était appliqué à son tableau de démonstration, il fallait que ses esclaves l’en arrachassent pour le frotter d’huile ; mais lui, il traçait des figures géométriques sur son corps ainsi frotté.

(184) Méthode pour arriver à la vie bienheureuse, dernière leçon.

(185) « Aucuns, voyants la place du gouvernement politique saisie par des hommes incapables, s’en sont reculés. Et celuy qui demanda à Cràtès jusques à quand il faudrait philosopher, en receut cette response : Jusques à tant que ce ne soient plus des asniers qui conduisent nos armées. » (Montaigne, livre I, c. xxiv.)