L’Avenir de la science/6

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L’Avenir de la science, pensées de 1848
Calmann Lévy (p. 108-118).


VI


Pourquoi donc la science, dont les destinées tiennent de si près à celles de l’esprit humain, est-elle en général si mal comprise ? Pourquoi ne semble-t-elle qu’un passe-temps ou un hors-d’œuvre ? Pourquoi l’érudit est-il en France, je ne dis pas l’objet de la raillerie des esprits légers, ce serait pour lui un titre d’honneur, mais un meuble inutile aux yeux de bien des esprits délicats, quelque chose d’analogue à ces vieux abbés lettrés, qui faisaient partie de l’ameublement d’un château au même titre que la bibliothèque. La littérature en effet est bien mieux comprise. Il n’est personne qui, à un point de vue plus ou moins élevé, n’avoue qu’il est nécessaire qu’il y ait des gens pour faire des pièces de théâtre, des romans et des feuilletons. Bien peu de personnes, il est vrai, conçoivent le côté sérieux de la littérature et de la poésie ; le littérateur n’est, aux yeux de la plupart, qu’un homme chargé de les amuser, et le savant n’ayant pas ce privilège, est par là même déclaré inutile et ennuyeux. On se figure volontiers que c’est parce qu’il ne peut produire, qu’il recherche, édite et commente les œuvres des autres. Il est d’ailleurs si facile de tourner en ridicule ses patientes investigations. Il faudrait avoir l’imagination bien malheureuse pour ne pas trouver quelque fade plaisanterie contre un homme qui passe sa vie à déchiffrer de vieux marbres, à deviner des alphabets inconnus, à interpréter et commenter des textes qui, aux yeux de l’ignorance, ne sont que ridicules et absurdes. Ces plaisanteries ont ce faux air de bon sens si puissant en France, et qui y règle trop souvent l’opinion publique. Un journaliste, un industriel sont des hommes sérieux. Mais le savant ne vaut quelque chose s’il n’est professeur. La science ne doit pas sortir du collège ou de l’école spéciale ; le public n’a rien à faire avec elle. Que le professeur s’en occupe, à la bonne heure, c’est son métier. Mais tout autre qui y consacre sa vie se mêle de ce qui ne le regarde pas, à peu près comme un homme qui apprendrait les procédés d’un métier, sans vouloir jamais l’exercer. De là le discrédit où est tombée toute branche d’études qui ne sert pas directement à l’instruction classique et pédagogique, dont on accepte de confiance la nécessité, sans trop en savoir la raison. Les meilleurs juges reconnaissent que de toutes les branches des études philologiques, l’Orient, l’Inde surtout, peuvent offrir pour l’histoire de l’esprit humain les plus précieuses données. Pourquoi donc cette Californie est-elle si peu exploitée ? Hélas ! disons le mot dans sa dureté prosaïque, c’est qu’il n’y a pas de débouché.

D’où peut venir cette ignoble méprise ? Reconnaissons d’abord que l’enthousiasme de la science est beaucoup plus rare et plus difficile dans un siècle comme le nôtre, où toutes les branches de la connaissance humaine ont fait d’incontestables progrès, qu’à une époque où toutes les sciences étaient en voie de création. La conquête et la découverte supposent un éveil et amènent une exertion de force que ne peuvent connaître ceux qui n’ont qu’à marcher dans une voie déjà tracée. Quel est le philologue de nos jours qui apporte dans ses recherches l’ivresse des premiers humanistes, Pétrarque, Boccace, le Pogge, Ambroise Traversari, ces hommes si puissamment possédés par l’ardeur de savoir, portant jusqu’à la mysticité la plus exaltée le culte des études nouvelles dont ils enrichissaient l’esprit humain, souffrant les persécutions et la faim pour la poursuite de leur objet idéal ? Quel est l’orientaliste qui délire sur son objet comme Guillaume Postel ? Quel est l’astronome capable des extases de Kepler, le physicien capable des transports prophétiques des deux Bacon ? C’était alors l’âge héroïque de la science, quand tel philologue comptait parmi ses Anecdota Homère, tel autre Tite-Live, tel autre Platon. Il est commode de jeter sur ces nobles folies le mot si équivoque de pédantisme ; il est plus facile encore de montrer que ces amants passionnés de la science n’avaient ni le bon goût ni la sévère méthode de notre siècle. Mais ne pourrions-nous pas aussi leur envier leur puissant amour et leur désintéressement ?

Il n’entre pas dans mon plan de rechercher jusqu’à quel point le système d’instruction publique adopté en France est responsable du dépérissement de l’esprit scientifique. Il semble pourtant que le peu d’importance que l’on attache parmi nous à l’enseignement supérieur, le manque total de quelque institution qui corresponde à ce que sont les universités allemandes en soit une des principales causes (47). Ce n’est pas moi qui calomnierai l’enseignement des facultés : l’Allemagne n’a rien à comparer à la Sorbonne ni au Collège de France. Je ne sais s’il existe ailleurs qu’à Paris un établissement où des savants et des penseurs viennent à peu près sans programme entretenir régulièrement un public attiré uniquement par le charme ou l’importance de leurs leçons. Ce sont là deux admirables institutions, éminemment françaises ; mais ce ne sont pas les universités allemandes. Elles les surpassent, mais ne les remplacent pas. À part quelques cours d’un caractère tout spécial, le manque d’un auditoire constant et obligé ne permet pas une exposition d’un caractère bien scientifique. En face d’un public dont la plus grande partie veut être intéressée, il faut des aperçus, des vues ingénieuses, bien plus qu’une discussion savante. Ces aperçus sont, je le reconnais, le but principal qu’il faut se proposer dans la recherche ; mais quelle, que soit l’excellence avec laquelle ils sont proposés, n’est-il pas vrai que les cours qui attirent à juste titre un grand nombre d’auditeurs et qui exercent la plus puissante influence sur la culture des esprits, ne contribuent qu’assez peu à répandre l’esprit scientifique ? Une foule de théories, ne peuvent ainsi trouver place que dans l’enseignement des lycées, où la science ne saurait avoir sa dignité (48). Comment l’opinion publique serait-elle favorable à la science, quand la plupart ne la connaissent que par de vieux souvenirs de collège, qu’on se hâte de laisser tomber et qui ne pourraient d’ailleurs la faire concevoir sous son véritable jour ? Les livres sérieux et les études paraissent ainsi n’avoir de sens qu’en vue de l’éducation, tandis que l’éducation ne devrait être qu’une des moindres applications de la science. Ce ridicule préjugé est une des plus sensibles peines que rencontre celui qui consacre sa vie à la science pure.

Ainsi, par un étrange renversement, la science n’est chez nous que pour l’école, tandis que l’école ne devrait être que pour la science. Sans doute, si l’école était dans les temps modernes ce qu’elle était dans l’antiquité, une réunion d’hommes poussés par le seul désir de connaître et réunis par une méthode commune de philosopher, on permettrait à la science de s’y renfermer. Mais l’école ayant en général chez nous un but pédagogique ou pratique, réduire la science à ces étroites proportions, supposer par exemple que la philologie ne vaut quelque chose que parce qu’elle sert à l’enseignement classique, c’est la plus grande humiliation qui se puisse concevoir et le plus absurde contre-bon sens. Le département de la science et des recherches sérieuses devient ainsi celui de l’instruction publique ; comme si ces choses n’avaient de valeur qu’en tant qu’elles servent à l’enseignement. De là l’idée que, l’éducation finie, on n’a point à s’en occuper et qu’elles ne peuvent regarder que les professeurs. En effet, il serait, je crois, difficile de trouver chez nous un philologue qui n’appartienne de quelque manière à l’enseignement, et un livre philologique qui ne se rapporte à l’usage des classes ou à tout autre but universitaire. Étrange cercle vicieux ; car si ces choses ne sont bonnes qu’à être professées, si ceux-là seuls les étudient qui doivent les enseigner, à quoi bon les enseigner ?

À Dieu ne plaise que nous cherchions à rabaisser ces nobles et utiles fonctions qui préparent des esprits sérieux à toutes les carrières ; mais il convient, ce semble, de distinguer profondément la science de l’instruction, et de donner à la première, en dehors de la seconde, un but religieux et philosophique. Le savant et le professeur diffèrent autant que le fabricant et le débitant. La confusion qu’on en a faite a contribué à jeter une sorte de défaveur sur les branches les plus importantes de la science, sur celles-là même qui, à cause de leur importance, ont mérité d’être choisies pour servir de bases aux études classiques. La mode n’est pas aussi sévère contre des études d’une moindre portée, mais qui n’ont pas l’inconvénient de rappeler autant le collège.

Il faudrait donc s’habituer à considérer l’application que l’on fait de certaines parties de la science, et en particulier de la philologie, aux études classiques comme quelque chose d’accessoire et d’assez secondaire au point de vue de la science. Ce n’est que par rapport à la philosophie positive qui tout a son prix et sa valeur. La légèreté d’esprit, que ne comprend pas la science, le pédantisme, qui la comprend mal et la rabaisse, viennent également de l’absence d’esprit philosophique. Il faut s’accoutumer à chercher le prix du savoir en lui-même, et non dans l’usage qu’on en peut faire pour l’instruction de l’enfance ou de la jeunesse.

Sans doute, par la force des choses, les hommes les plus éminents dans chaque branche de la science seront appelés à les professer, et réciproquement les professeurs auront toujours un don à part. Il est même à remarquer que les noms les plus illustres de la science moderne sont tous ceux de professeurs ; on chercherait en vain parmi les libres amateurs des Heyne, des Bopp, des Sacy, des Burnouf. Ce n’est pas toutefois sans un grave danger que la science deviendrait trop exclusivement une affaire d’écoles. Elle y prendrait des habitudes de pédantisme, qui, en lui donnant une couleur particulière, la tireraient du grand milieu de l’humanité. Plus que personne, nous pensons que la science ne peut exister sans ce qu’on appelle le technique ; moins que personne nous avons de sympathie pour cette science de salon énervée dans sa forme, visant à être intéressante, science de revues demi-scientifiques, demi-mondaines. La vraie science est celle qui n’appartient ni à l’école, ni au salon, mais qui correspond directement à un besoin de l’homme ; celle qui ne porte aucune trace d’institution ou de coutume factice ; celle en un mot qui rappelle de plus près les écoles de la Grèce antique, qui en ceci comme en tout nous a offert le modèle pur du vrai et du sincère. Voyez Aristote ; certes l’appareil scientifique occupe chez lui une plus grande place que chez aucun savant moderne, Kant peut-être excepté. Il est clair que l’esprit humain, enchanté de la découverte de ces casiers réguliers de la pensée que révèle la dialectique, y attacha d’abord trop d’importance, et crut naïvement que toute pensée pouvait avec avantage se mouler dans ces formes. Et pourtant Aristote, si éminemment technique, est-il précisément scolastique ? Non. Comparez sa Rhétorique aux rhétoriques modernes qui n’en sont pourtant au fond que la reproduction affaiblie, vous aurez, d’une part, un ouvrage original, quoique d’une forme bizarre, une analyse vraie, quoique un peu vaine, d’une des faces de l’esprit humain ; de l’autre des livres profondément insignifiants, et parfaitement inutiles en dehors du collège. Comparez les Analytiques aux Logiques scolastiques de la vieille école, vous retrouverez le même contraste.

En défendant à la science les airs d’école, nous ne faisons donc point une concession à l’esprit superficiel, qu’il ne faut jamais ménager. Nous la rappelons à sa grande et belle forme, que l’esprit français sait du reste si bien comprendre. Il y a pour la science, comme pour la littérature, un bon goût, que nos compatriotes ont su parfois saisir avec une délicatesse supérieure. La science allemande n’est pas obligée sous ce rapport à autant de précautions. Elle peut se permettre des airs d’école et s’entourer d’un parfum de scolasticité, qui chez nous passeraient pour scandaleux. Faut-i! l’en féliciter ? Les esprits sérieux excusent volontiers le pédantisme. Ils savent que cette forme du travail intellectuel est souvent nécessaire, toujours excusable. Personne ne s’en offense chez les humanistes de la restauration carlovingienne, ni chez ceux de la Renaissance : il faut que l’esprit humain s’amuse d’abord quelque temps de ses découvertes et des résultats nouveaux qu’il introduit dans la science, qu’il s’en fasse un plaisir, quelquefois même un jouet, avant d’en faire un objet de méditation philosophique. Le même ton devra se retrouver et pareillement s’excuser chez l’érudit exclusif et absorbé, qui creuse sa mine avec passion, surtout si un puissant esprit ne vient pas animer ses patientes recherches, et si la simplicité de sa vie extérieure le réduit à n’être jamais qu’érudit. La haute philosophie, le commerce de la société ou la pratique des affaires peuvent seuls préserver la science du pédantisme. Mais longtemps encore il faudra pardonner aux savants de n’être ni philosophes, ni hommes du monde, ni hommes d’État, même quand ils s’intitulent, comme en Allemagne, conseillers de cour.

Notre susceptibilité à cet égard est peut-être une des causes pour lesquelles la philologie, bien que représentée en France par tant de noms illustres, est toujours retenue par je ne sais quelle pudeur, et n’ose s’avouer franchement elle-même. Nous sommes si timides contre le ridicule, que tout ce qui peut y prêter nous devient suspect ; or les meilleures choses, en changeant légèrement de nom et de nuance, peuvent être prises par ce côté. Le nom de pédantisme, qui, si on ne le définit nettement, peut être si mal appliqué, et qui pour les esprits légers est à peu près synonyme de toute recherche sérieuse et savante, est ainsi devenu un épouvantail pour les esprits fins et délicats, qui ont souvent mieux aimé rester superficiels que de donner prise à cette attaque, la plus sensible pour nous. Ce scrupule a été poussé si loin, qu’on a vu des critiques de l’esprit le plus distingué rendre à dessein leur expression incomplète, plutôt que d’employer le mot de l’école, alors qu’il était le mot propre. Le jargon scolastique, quand il ne cache aucune pensée, ou qu’il ne fait que servir de parade à d’étroits esprits, est fade et ridicule. Mais vouloir bannir le style exact et technique, qui seul peut exprimer certaines nuances délicates ou profondes de la pensée, c’est tomber dans un purisme aussi peu raisonnable. Kant et Hegel, ou même des esprits aussi dégagés de l’école que Herder, Schiller et Goethe, n’échapperaient point à ce prix à notre terrible accusation de pédantisme.

Félicitons nos voisins de n’avoir point ces entraves, qui pourtant, il faut le dire, leur seraient moins nuisibles qu’à nous. Chez eux, l’école et la science se touchent ; chez nous, tout enseignement supérieur qui, par sa manière, sent encore le collège, est déclaré de mauvais ton et insupportable ; on croit faire preuve de finesse en se mettant au dessus de tout ce qui rappelle l’enseignement des classes. Chacun se passe cette petite vanité, et croit prouver par là qu’il a bien dépassé son époque de pédagogie. Croira-t-on que, dans des cérémonies analogues à nos distributions de prix, où les frais d’éloquence sont chez nous de rigueur, les Allemands se bornent à des lectures de dissertations grammaticales du genre le plus sévère et toutes hérissées de mots grecs et latins (49) ? Comprendrions nous des séances solennelles et publiques occupées par les lectures suivantes : Sur la nature de la conjonction. — Sur la période allemande. — Sur les mathématiciens grecs. — Sur la topographie de la bataille de Marathon. — Sur la plaine de Crissa. — Sur les centuries de Servius Tullius. — Sur les vignes de l’Attique. — Classification des prépositions. — Éclaircissement sur les mots difficiles d’Homère. — Commentaire sur le portrait de Thersite dans Homère, etc. (50) ? Cela suppose chez nos voisins un goût merveilleux pour les choses sérieuses, et peut-être aussi quelque courage à s’ennuyer bravement, quand cela est de règle. Madame de Staël dit que les Viennois de son temps s’amusaient méthodiquement et pour l’acquit de leur conscience. Peut-être le public de l’Allemagne est-il aussi plus patient que le nôtre, quand il s’agit de s’ennuyer cérémonieusement et sur convocation officielle. Bientôt ce sera chez nous un acte méritoire d’assister à une séance solennelle de l’Académie des Inscriptions, et cela sans qu’il y ait aucunement de la faute de l’Académie. Notre public est trop difficile ; il exige de l’intérêt et même de l’amusement, là où l’instruction devrait suffire ; et de fait, jusqu’à ce qu’on ait conçu le but élevé et philosophique de la science, tant qu’on n’y verra qu’une curiosité comme une autre, on devra la trouver ennuyeuse et lui faire un reproche de l’ennui qu’elle peut causer. Jeu pour jeu, pourquoi prendre le moins attrayant ?

Montaigne, qui à tant d’égards est le type éminent de l’esprit français, le représente surtout par son horreur pour tout ce qui rappelle le pédantisme. C’est plaisir de le voir faire le brave et le dégagé, l’homme du monde qui n’entend rien aux sciences et sait tout sans avoir jamais rien appris. « Ce ne sont ici, dit-il, que resveries d’homme qui n’a gousté des sciences que la crouste première en son enfance, et n’en a retenu qu’un général et informe visage : un peu de chaque chose, et rien du tout, à la Françoise. Car, en somme, je sçay qu’il y a une médecine, une jurisprudence, quatre parties en la mathématique, et grossièrement ce à quoy elles visent. Et à l’adventure encore sçay-je la prétention des sciences en général, au service de nostre vie mais d’y enfoncer plus avant, de m’estre rongé les ongles à l’estude d’Aristote, monarque de la doctrine moderne, ou opiniastré après quelque science, je ne l’ay jamais faict : ny n’est art de quoy je puisse peindre seulement les premiers linéaments. Et n’est enfant des classes moyennes, qui ne se puisse dire plus savant que moy qui n’ay seulement pas de quoy l’examiner sur sa première leçon. Et s’y l’on m’y force, je suis contraint, assez ineptement, d’en tirer quelque matière de propos universels, sur quoy j’examine son jugement naturel : leçon qui leur est autant incognue, comme à moi la leur. »

Il a bien soin pourtant de montrer qu’il s’y entend aussi bien qu’un autre, et de relever les traits d’érudition qui peuvent faire honneur à son savoir pourvu qu’il soit bien entendu qu’il n’en fait aucun cas, et qu’il est au-dessus de ces pédanteries. Il se vante de n’avoir aucune rétention et d’être excellent en oubliance (je n’ay point de gardoire) ; car c’est par là que brillent les érudits. Enfin, c’est toute une petite manière de faire fi des qualités du savant, pour se relever par celles de l’homme de sens et de l’homme d’esprit, qui caractérise supérieurement l’esprit français, et que madame de Staël a si finement appelé le pédantisme de la légèreté (51).



(47) Comment ne pas exprimer aussi un regret sur cette déplorable nullité à laquelle est condamnée la province, faute de grandes institutions et de mouvement littéraire ! Quand on songe que chaque petite ville d’Italie au xvie siècle avait son grand maître en peinture et en musique, et que chaque ville de 3,000 âmes en Allemagne est un centre littéraire, avec imprimerie savante, bibliothèque et souvent université, on est affligé du peu de spontanéité d’un grand pays, réduit à répéter servilement sa capitale. La distinction du bon goût parisien et du mauvais goût provincial est la conséquence de la même organisation intellectuelle ; or, cette distinction est aussi mauvaise pour la capitale que pour la province ; elle donne à la question de goût une importance exagérée. Tout cela prouve aussi une chose assez triste, c’est que l’art, la science et la littérature ne fleurissent pas chez nous par suite d’un besoin intime et spontané, comme dans l’ancienne Grèce, comme dans l’Italie du xve siècle ; puisque, là où il n’y a pas d’excitation extérieure, rien ne se produit.

(48) Les Allemands qui ont étudié notre système d’instruction publique prétendent que certains cours des lycées, ceux de philosophie, par exemple, rappellent seuls l’enseignement des universités allemandes. Voir L. Hahn, Das Unterrichtswesen in Frankreich, Breslau, 1848, 2e partie.

(49) Voici le programme d’une fête universitaire de Kœnigsberg. « Conditi Prussiarum regni memoriam anniversariam die XVIII jan. MDCCCXL in auditorio maximo celebrandam indicunt, prorector, director, cancellarius et senatus Academiæ Albertinæ. Inest dissertatio de nominum tertiæ declinationis vicissitudine… G.-B. Winer défraya une douzaine de solennités académiques avec une série de dissertations sur l’usage des verbes composés d’une préposition dans le Nouveau Testament.

(50) Voir les actes des Congrès annuels des philologues allemands : Verhandlungen der Versammlungen deutsher Philologen und Schulmænner.

(51) Malebranche, dans son admirable quoique trop sévère chapitre sur Montaigne, l’avait déjà appelé un pédant à la cavalière. Pascal, les Logiciens de Port-Royal et Malebranche avaient saisi très finement cette petite prétention de l’auteur des Essais.