L’Enchaînement des choses/Chapitre 2

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L’Enchaînement des choses
Traduction par Henry Egmont.
Contes fantastiques d’Hoffmann, Texte établi par Perrotin, Perrotintome III et IV (p. 289-305).
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II


Les amis Ludwig et Euchar. — Mauvais rêve touchant la perte d’une jolie paire de jambes au piquet. — Souffrances d’un danseur enthousiaste ; consolation, espérances, et monsieur Cochenille.


Il n’est peut-être pas hors de propos d’en apprendre un peu plus, avant tout, au lecteur bénévole sur le compte des deux amis, afin qu’il sache à ce sujet à quoi s’en tenir et sur quel pied les traiter.

Tous les deux avaient la même condition, ils étaient barons ou suzerains libres, ce qui, à dire vrai, peut passer pour un état chimérique, attendu qu’il n’est donné à aucun mortel d’être libre ici-bas.3 Élevés ensemble, grandis ensemble dans une étroite intimité, ils ne purent rompre cette liaison d’habitude, lors même que l’opposition flagrante de leurs deux caractères, et même de leur extérieur, se fût, avec les années, prononcée de plus en plus vivement. Euchar, dans son enfance, était ce qu’on appelle un gentil petit garçon, de ceux-là qui restent durant des heures entières devant la compagnie, assis à la même place, sans demander rien, sans ouvrir la bouche, etc., et qui plus tard font d’ordinaire autant d’admirables bûches ! Mais quant à Euchar, c’était autre chose. Si on lui adressait la parole, pendant qu’il était sagement assis, comme nous venons de le dire, les yeux baissés et la tête penchée, il tressaillait subitement, il bégayait et pleurait même quelquefois, et semblait être arraché à de secrètes et profondes rêveries. — Quand il était seul, il n’était plus le même. On l’avait surpris parlant alors avec vivacité, comme s’il se fût entretenu avec plusieurs personnes, et pour ainsi dire représentant sous une forme dramatique des actions, des histoires entières qu’il avait lues ou entendu raconter, et où tous les meubles qui l’entouraient, les tables, les chaises, les armoires figuraient pour lui des villes, des villages, des forêts et une foule de personnages. Surtout lorsqu’on lui permettait de courir seul en liberté dans la campagne, une exaltation toute particulière paraissait s’emparer de lui. Il bondissait, il jubilait de plaisir, il étreignait les arbres entre ses bras, baisait les fleurs de la prairie, se roulait dans l’herbe, etc. Ce n’était qu’à contre-cœur qu’il se mêlait aux jeux des enfants de son âge, et il passait pour poltron et apathique parce qu’il refusait toujours de participer avec eux à quelque entreprise hasardeuse, de risquer un saut périlleux ou une hardie escalade. Mais ce qui n’était pas moins remarquable aussi, c’est que, à la fin, quand tous les autres étaient découragés et avaient reculé devant les chances de l’exécution, Euchar restait tranquillement en arrière et faisait tout seul silencieusement ce dont les autres s’étaient vainement vantés à l’avance. S’agissait-il, par exemple, de grimper à un arbre élancé, et tout le monde y avait-il renoncé, on était sûr, le moment d’après, de trouver le petit Euchar juché au sommet, s’il s’était trouvé seul une demi-minute.

Avec des manières froides et les dehors de l’indifférence, l’enfant n’éprouvait que des sentiments passionnés, et il avait cette constance de caractère qui est le propre des âmes fortement trempées. Lorsqu’en de certains moments, ses sensations comprimées se manifestaient par ses actes, c’était avec une énergie et un entraînement irrésistibles, de sorte que chacun s’étonnait de voir cet enfant nourrir en secret une aussi ardente sensibilité. Plusieurs précepteurs, gens fort sensés, y perdirent leur latin ; le dernier seulement assura que son éléve était d’une nature poétique, ce qui effraya à l’excès le père d’Euchar ; car il tremblait qu’un jour l’enfant n’eût l’étrange caractère de sa mère, à qui les cérémonies de cour les plus brillantes ne manquaient pas de donner la migraine et des nausées. Mais l’intime du papa, un chambellan coquet et tiré à quatre épingles, déclara positivement que le susdit précepteur était un âne, qu’un sang noble et des plus purs coulait dans les veines du jeune baron, et que par conséquent sa nature était baronique et non poétique. Cela tranquillisa singulièrement le bonhomme.

On peut se figurer comment ces dispositions premières de l’enfant durent se développer dans le jeune homme. La nature avait imprimé sur le visage d’Euchar le sceau caractéristique dont elle marque ses favoris. Or, ces favoris de la nature sont ceux qui savent jouir de l’amour infini de cette bonne mère, qui la comprennent dans son essence divine ; et ce n’est que par leurs pareils qu’ils peuvent être eux-mêmes appréciés. Aussi Euchar fut-il méconnu de la foule, et taxé de froideur, d’indifférence et de prosaïsme, lui qui ne tombait point en extase sur les tirades d’une tragédie nouvelle. Nombre de belles dames surtout des plus à la mode et des plus compétentes en pareille matière ne pouvaient absolument pas concevoir que ce front d’Apollon, ces sourcils impérieux et superbement arqués, ces yeux étincelants d’un feu sombre, ces lèvres aux élégantes sinuosités ne dussent appartenir qu’à une statue inanimée. Comment supposer pourtant qu’il en fût autrement d’Euchar, en présence de son incapacité notoire à soutenir avec de jolies femmes de vides conversations en langage plus vide encore, et à jouer le rôle sentimental d’un Renaud désespéré.

Ludwig ne ressemblait en rien à ce portrait. Pour lui, il était du nombre de ces enfants fougueux et indisciplinés, sur qui l’on a l’habitude de prophétiser que le monde leur sera un jour trop étroit. Il était constamment à provoquer ses camarades aux tours d’écoliers les plus hasardeux, et l’on se serait naturellement attendu à voir à la fin quelque dénouement fatal payer cet excès d’audace. Mais c’était toujours au contraire lui qui sortait sain et sauf de l’affaire, attendu qu’il savait adroitement, au moment de l’exécution, se poster à la réserve, ou bien s’éclipser complètement.

Il saisissait tout avec enthousiasme et vivacité, mais il y renonçait avec autant de promptitude. Il apprit ainsi beaucoup de choses, sans jamais rien savoir à fond. Devenu jeune homme, il faisait très agréablement de petits vers, jouait passablement de plusieurs instruments, maniait un peu le pinceau, parlait plusieurs langues presque couramment, et passait par conséquent pour un véritable prodige d’érudition. Il ne lui en coûtait rien pour se pâmer d’admiration à tout propos, et exprimer son exaltation dans les termes les plus pompeux. Mais il en était de lui comme d’une timbale, d’autant plus sonore qu’elle est plus creuse.

Le beau, le sublime ne l’impressionnaient guère autrement que le chatouillement qui effleure la peau sans émouvoir les nerfs. Ludwig était de ces gens à qui l’on entend souvent dire : je voudrais ! et chez qui ce principe de volonté ne se manifeste jamais par l’action. Mais comme dans le monde ceux qui s’en vont proclamant partout d’avance ce qu’ils comptent faire, imposent bien autrement à la foule que ceux qui se bornent à agir en suivant tranquillement leur petit bonhomme de chemin, tout le monde s’accordait pour reconnaître à Ludwig une immense capacité ; et, au milieu de l’admiration générale dont il était l’objet, personne ne songeait à s’informer s’il avait réellement fait ce dont il s’était si pompeusement vanté à l’avance. Il y avait bien quelques personnes qui y regardaient de plus prés, et s’enquéraient sérieusement si Ludwig avait accompli tel ou tel projet : et cela le chagrinait d’autant plus que dans certains moments de méditation solitaire, il était forcé de s’avouer à lui-même combien c’était une condition misérable que de faire ainsi éternellement parade d’une volonté stérile et sans résultat. Ce fut dans cette disposition d’esprit qu’il tomba un jour sur un vieux livre oublié, où était développée la doctrine de l’enchaînement mécanique et fatal des choses. Il adopta avec transport un système qui devait, aux yeux d’autrui et même aux siens propres, servir d’excuse à sa conduite et à l’impuissance de sa volonté ; car si ses promesses ou ses desseins ne recevaient pas d’exécution, il n’en pouvait être responsable, mais c’est qu’il dépendait de l’enchaînement des choses que cela ne se réalisât pas. — Du moins, le lecteur conviendra que c’était là un système parfaitement commode.

Or, comme Ludwig était du reste un fort joli garçon, avec de belles et fraîches couleurs, il ne lui eût rien manqué, grâce à ses autres qualités, pour être l’idole des sociétés les plus à la mode, si par malheur sa myopie ne lui avait fait commettre les quiproquo les plus étranges, et attiré maintes fois des scènes désagréables. Il se consolait pourtant de ce genre de disgrâces en songeant complaisamment à l’irrésistible séduction qu’il croyait exercer sur tous les cœurs féminins. Il avait d’ailleurs l’habitude de s’approcher des dames plus près que cela n’était convenable, à cause de sa vue basse, et pour ne pas se méprendre sur la personne à qui il s’adressait, comme cela lui était arrivé plus d’une fois, à son grand déplaisir. Mais cette manière de faire passait chez lui pour la hardiesse ingénue d’un jeune homme naïf.

Le lendemain du bal chez le comte Walther Puck, Euchar reçut de grand matin un billet de son ami ainsi conçu :

« Cher et tendre ami ! je suis désolé, navré, perdu, abimé ! précipité du brillant pinacle des plus belles espérances dans le sombre abime d’un désespoir infini ! Ce qui devait m’assurer la plus suprême félicité fait mon malheur ! — Viens ! hâte-toi, viens me consoler, si cela n’est pas impossible. »

Euchar trouva son ami étendu sur un sopha, la tête enveloppée de serviettes, pâle et fatigué par l’insomnie. « Te voilà, mon noble ami ! lui dit Ludwig d’une voix dolente en étendant les bras vers lui. Oai, ton cœur est sans doute sensible par quelque endroit à ma douleur, à mes souffrances ! Laisse-moi du moins te raconter mon infortune, et prononce ensuite mon arrêt, si tu me crois réellement perdu sans ressource. »

Eachar reprit en souriant : « Les choses ne se sont-elles pas passées au bal, suivant tes prévisions ? » Ludwig poussa un profond soupir.

« La charmante Victorine, poursuivit Euchar, t’aurait-elle donc regardé de travers ? — Ah ! répliqua Ludwig d’un ton de voix tout à fait sépulcral, je l’ai mortellement offensée, sans espoir de rémission !

— Mon Dieu ! s’écria Euchar, comment cela s’est-il fait ? » Ludwig soupira encore d’une manière lamentable, versa quelques larmes et commença lentement, mais avec le pathétique convenable :

« Comme avant le lever du Soleil, son image
Se peint à l’horizon, ainsi certain présage
Nous prépare toujours aux grands événements !
Toujours dans le présent l’avenir est en germe…

» Oui, mon cher Euchar, poursuivit-il tristement, de même que les sons d’une horloge s’annoncent par le mystérieux bourdonnement des rouages, de même les coups de la fatalité sont précédés de circonstances menaçantes. Déjà, dans la nuit de la veille du bal, j’avais fait un rêve affreux, épouvantable ! Il me semblait que j’étais dans le salon du comte, et qu’au moment où je me préparais à danser, il me devenait impossible de bouger mes jambes de place. Une glace se trouvait en face de moi, et juge de quel effroi je suis saisi en m’apercevant, qu’au lieu du piédestal si élégant dont m’a doué la nature, je suis porteur des jambes massives et éléphantines du vieux podagre de président consistorial. Et tandis que je reste, comme par enchantement, cloué au parquet, quel spectacle s’offre à mes regards ? L’infâme président qui valse, léger comme un oiseau, mollement bercé dans les bras de Victorine, et me souriant d’un air malicieux. Bientôt enfin il m’accoste et me soutient impudemment qu’il m’a gagné mes jambes au piquet ! Je me réveillai, cela ne te surprendra pas, baigné d’une sueur d’angoisse !… Encore tout préoccupé de cette vision fatale, je porte à mes lèvres sans précaution ma tasse pleine d’un chocolat fumant, et je me brûle si horriblement, que tu peux encore en voir les traces, malgré l’énorme quantité de pommade dont j’ai fait usage.

» Je sais bien que les souffrances d’autrui ne te touchent que médiocrement : je passe donc sous silence la foule d’accidents déplorables dont le sort jaloux se plut à me harceler durant toute la journée. Je te dirai seulement que lorsqu’enfin le soir arriva, et comme j’étais en train de m’habiller, une maille de mes bas de soie se rompit, et deux boutons de mon gilet sautèrent ; sur le point de monter en voiture, je laisse tomber mon wellington dans le ruisseau, et puis dans la voiture, lorsque je veux assujétir plus solidement sur mes souliers mes boucles-patent4, je suis frappé de terreur en reconnaissant au toucher que le butor de valet de chambre m’avait mis des boucles dépareillées. Je fus obligé de rentrer à l’hôtel, et je m’attardai au moins d’une grande demi-heure.

» Victorine vint à ma rencontre dans tout l’éclat des charmes les plus séducteurs. Je l’invite pour la première valse. Elle commence : j’étais aux cieux ! Mais tout à coup j’éprouvai la malice cruelle de l’infernal destin.

— De l’enchaînement des choses ! l’interrompit Euchar.

— Comme il te plaira, répartit Ludwig, aujourd’hui tout m’est indifférent. Bref, ce fut une fatalité diabolique qui me fit trébucher avant-hier contre cette racine d’arbre ! En dansant, je sentis ma douleur dans le genou se réveiller, et devenir de plus en plus cuisante : mais au moment même, Victorine dit d’une voix assez haute pour être entendue des autres danseurs : “Mais vraiment c’est à s’endormir !” Alors on frappe des mains, on fait signe aux musiciens, et la valse tournoie avec un élan rapide. Je subjugue avec effort le tourment que j’endure, je pirouette élégamment, je fais une mine riante : et pourtant Victorine me répète à chaque instant : “Pourquoi donc si lourd aujourd’hui, cher baron ?Vous n’êtes plus du tout le même danseur que d’habitude.” Autant de coups de poignard qui m’entraient brûlants dans le cœur !

— Pauvre ami ! dit Euchar en souriant, je comprends tout l’excès de ton martyre. — Eh bien, poursuivit Ludwig, tout cela n’était que le prélude de la catastrophe la plus déplorable ! Tu sais, mon ami, combien de temps j’ai consacré à apprendre les passes de la contredanse à seize, tu sais avec quel zèle, pour atteindre à la perfection que je rêvais, je les ai toutes étudiées dans cette chambre même, me livrant aux sauts les plus hardis, et renversant à chaque instant les cristaux et les porcelaines, sans me soucier de les briser. L’une de ces passes surtout est dans ce genre la plus admirable invention de l’esprit humain. Quatre couples se groupent d’une manière pittoresque, et les cavaliers, balançant sur la pointe du pied droit, entourent du bras droit la taille de leurs dames, tandis qu’ils décrivent du bras gauche au-dessus de leurs têtes une courbe gracieuse ; et les autres danseurs font la ronde. Vestris ni Gardel n’ont rien imaginé de comparable. — J’avais fondé sur cette seize l’espoir du plus beau moment de ma vie. Je réservais mon triomphe pour la fête du comte Walther Puck. Dans cette passe délicieuse, tenant ainsi Victorine dans mes bras, je voulais lui murmurer à l’oreille : “Ravissante, divine comtesse ! je vous aime inexprimablement, je vous adore ! soyez à moi, ange de lumière !” — Voilà pourquoi, cher Euchar, je fus transporté d’une si grande joie quand je reçus une invitation formelle de la part du comte, bien que j’eusse lieu de craindre qu’il ne m’oubliât, car il avait paru, quelques jours auparavant, très irrité contre moi, après que je lui eus exposé la doctrine de l’enchaînement des choses, leur dépendance mécanique, le système du macrocosme enfin d’où il tirait la conclusion bizarre que je comparais sa personne à un pendule, allusion malicieuse, disait-il, qu’il ne me pardonnait qu’à cause de ma jeunesse, et sur cela il m’avait tourné le dos.

» Eh bien donc, quand cette valse malencontreuse fui finie, je me tins à l’écart dans une salle voisine, où je ne rencontrai que le bon Cochenille, qui s’empressa de me verser du Champagne. L’effet subit du vin fut de me rendre une nouvelle vigueur ; je ne ressentis plus aucun mal. La seize allait commencer, je rentrai précipitamment dans le salon, je courus près de Victorine, et, saisissant sa main que je baisai avec ardeur, je pris place dans le quadrille. Voici le signal de la figure en question : je me surpasse moi-même, je balance, je voltige, le dieu des ballets m’eût admiré ! j’entoure enfin de mon bras droit la taille svelte de ma danseuse, et, comme je l’avais résolu, je m’écrie tout bas : “Divine, adorable comtesse !…” etc. — L’aveu de l’amour s’est échappé de mes lévres, je cherche une réponse dans les yeux de ma dame… Seigneur du ciel ! ce n’est pas Victorine avec qui j’ai dansé, c’est une autre demoiselle que je ne connais pas du tout, qui ressemble seulement à Victorine de port et de costume !

» Peux-tu t’imaginer quel coup de foudre ce fut pour moi ! Un vertige soudain fit tout vaciller confusément à mes yeux, je cessai d’entendre l’orchestre, et, bondissant comme un forcené à travers les figurants, accueilli à droite et à gauche par mille cris aigus et plaintifs, je ne m’arrêtai court dans un coin reculé du salon, qu’en me sentant saisir par deux bras vigoureux ; c’étaient ceux du maudit président consistorial que j’avais déjà vu en rêve, et qui me cria dans l’oreille d’une voix de Stentor : “Mille tonnerres ! mille dieux, Baron ! je crois que vous avez une légion de diables dans les jambes. À peine en quittant la table de jeu viens-je de paraître ici, que, semblable à un ouragan, vous vous élancez du milieu de la danse et m’écrasez les pieds, de telle sorte qu’il y aurait de quoi mugir de douleur comme un taureau, si je n’étais pas un homme de bonne compagnie. Voyez un peu quelle perturbation vous venez de produire !” En effet, la musique avait cessé, tous les danseurs étaient dispersés, et je remarquai plusieurs hommes qui boitaient, tandis que les dames regagnaient leurs places prêtes à défaillir et réclamant des odeurs. C’était la passe de désespoir que j’avais exécutée sur les pieds des danseurs jusqu’à ce que le massif président eût mis fin à ma course aventureuse.

» Victorine vint à moi : “Très bien ! dit-elle avec des yeux étincelants de colére, une politesse sans pareille, monsieur le baron ! Vous m’engagez à danser, puis, vous offrez la main à une autre dame, et vous troublez en outre tout le bal !…” Tu peux te figurer mes protestations, mais Victorine me répliqua hors d’elle-même : “Ces mystifications sont de votre goût, monsieur le baron, je vous connais, mais je vous prie de ne plus me choisir désormais pour l’objet de votre caustique et mordante ironie.” Là-dessus elle me quitta. Ma danseuse vint à moi, la gentillesse, je pourrais dire la bienveillance en personne ! La pauvre enfant a pris feu, et je ne peux pas lui en vouloir : mais est-ce ma faute ? Ô Victorine ! Victorine ! Ô seize de malheur ! danse infernale qui me livre en proie à toutes les furies !… »

Ludwig ferma les yeux, il soupira, il pleura ; et Euchar fut assez charitable pour ne pas partir d’un bruyant éclat de rire. Il n’ignorait pas d’ailleurs que des accidents du genre de celui dont son pauvre ami avait été victime au bal du comte Walther Puck, font parfois, moralement parlant, l’effet des cantharides sur des hommes même beaucoup moins fats que ne l’était Ludwig.

Celui-ci, après avoir avalé, sans se brûler les lèvres comme la veille, deux ou trois tasses de chocolat, parut retrouver une certaine énergie et supporter plus courageusement son affreuse destinée. « Mais dis-moi donc, mon bon ami, dit-il à Euchar, qui s’était mis à lire, dis-moi, tu étais aussi invite au bal ? — Oui, répondit Euchar avec indifférence et levant à peine les yeux de dessus son livre.

— Et tu n’y es pas venu, et tu ne m’a pas même ouvert la bouche de cette invitation ! — J’étais retenu, répliqua Euchar, par une affaire plus importante pour moi que n’importe quel bal au monde, eût-il même été donné par l’empereur du Japon.

— La comtesse Victorine, reprit Ludwig, s’est informée avec beaucoup d’instances du motif de ton absence. Elle paraissait même si inquiète et tournait du côté de la porte des regards si assidus, qu’en vérité j’aurais pu devenir jaloux, et croire que tu avais enfin pour la première fois réussi à toucher un cœur de femme, si tout ne s’était expliqué naturellement. J’ose à peine te répéter avec combien peu de ménagement la jeune comtesse s’est prononcée sur ton compte. Tu n’étais rien moins, disait-elle, qu’un original insensible et chagrin, dont la présence lui était à charge dans une réunion joyeuse, et toute sa crainte était que tu ne vinsses encore cette fois la troubler au milieu de son plaisir. Aussi a-t-elle été enchantée de ne pas le voir arriver. — À parler franchement, je ne conçois pas du tout, mon cher Euchar, comment toi que le ciel a doué de tant d’avantages moraux et physiques, tu as un malheur aussi décidé auprès des dames, et pourquoi, par exemple, je prévaux toujours sur toi. Homme froid ! homme froid ! Je suis tenté de te croire absolument incapable de ressentir le suprême bonheur de l’amour, et voilà sans doute la cause de ta disgrâce auprès du beau sexe ; tandis que moi !… Vois enfin : cet ardent transport de colère de ma Victorine, quelle en a été la cause, sinon la flamme amoureuse dont elle brûle pour moi, le favori, le mortel bienheureux ? »

La porte s’ouvrit, et un singulier petit homme entra dans la chambre, vêtu d’un habit rouge garni de larges boutons d’acier, d’une veste noire, culotte et bas de soie pareils, frisé en hauteur, et abondamment poudré, avec nu petit cadogan en rosette. « Excellent Cochenille, lui cria Ludwig, excellent monsieur Cochenille ! qu’est-ce qui me procure le rare plaisir ?… »

Euchar allégua des affaires importantes qui l’appelaient ailleurs, et il laissa son ami en tête à tête avec le valet de chambre du comte Walther Puck.

Cochenille, avec un sourire doucereux et les yeux baissés, assura que sa haute seigneurie monsieur le comte était convaincu que le très honorable seigneur baron avait été atteint pendant la seize d’une singulière maladie, dont le nom latin sonnait à peu près comme raptus, et il ajouta que lui monsieur Cochenille venait s’informer de l’état de santé où le très honorable seigneur baron jugeait à propos de se trouver.

« Comment raptus ? s’écria Ludwig, raptus, ô Cochenille ! » Alors il raconta en détail au valet de chambre du comte Walther Puck tout ce qui s’était passé, et il conclut en le priant d’employer sa rare habileté à rétablir autant que possible un bon ordre dans ses affaires.

Ludwig apprit que sa danseuse était une cousine de la comtesse Victorine, venue exprès de la campagne pour la fête du comte, que la comtesse et elle n’avaient qu’un cœur et qu’une âme, et que, suivant un goût naturel aux jeunes femmes qui leur fait révéler l’analogie de leurs caractères par la couleur des étoffes et le choix des fleurs dont elles se parent, les deux amies prenaient souvent plaisir à porter un costume exactement semblable. Cochenille prétendit au reste que le courroux de la comtesse Victorine ne pouvait guère inspirer la crainte de conséquences sérieuses. Car à la fin du bal, et comme elle se trouvait assise à coté de sa cousine, au moment où il leur offrait des glaces, toutes deux riaient à l’envi du meilleur cœur, et il avait surpris en même temps le nom du très honorable seigneur baron, prononcé très distinctement entre elles à plusieurs reprises. Il ajouta encore qu’il savait en effet que la cousine de mademoiselle la comtesse était d’une complexion très amoureuse, et qu’elle exigerait à coup sûr que monsieur le baron continuât ce qu’il avait commencé, et lui fit une cour assidue, jusqu’à ce qu’il prît enfin des gants glacés pour la conduire à l’autel nuptial. Toutefois, monsieur Cochenille promit bien de faire de son côté tout ce qu’il faudrait pour la dissuader d’un pareil espoir. Il se proposait, dès le lendemain, pendant qu’il aurait l’honneur de coiffer sa gracieuse seigneurie monsieur le comte, et au moment où il friserait la deuxième boucle du côté gauche, de lui exposer toute l’affaire, en le priant de faire entendre à la cousine, sous forme de judicieux conseils d’oncle, que la déclaration d’amour de monsieur le baron n’avait point d’autre importance que n’en ont d’ordinaire ces sortes de galanteries, et qu’il n’y fallait voir qu’une agréable plaisanterie, ajoutée comme un gracieux complément à la figure de la contredanse. Il ne devait pas y avoir besoin d’autre remède au mal. Cochenille enfin conseilla au baron de voir Victorine le plus tôt possible, et il lui en indiqua une occasion favorable pour le jour même. La présidente consistoriale Veehs devait, dit-il, donner le soir un thé esthétique du plus suave parfum et qu’elle faisait venir directement de la frontière de Chine par l’ambassade russe, comme le lui avait appris le valet de chambre de l’ambassadeur lui-même. Victorine devait y assister, et là tout pourrait s’arranger au mieux.

Ludwig reconnut qu’une méfiance indigne de lui pouvait seule avoir jeté quelques nuages sur son amour fortuné ; et il résolut de faire preuve au thé esthétique de la présidente consistoriale d’une amabilité si enchanteresse, qu’il ne viendrait pas à l’esprit de Victorine de le bouder un seul moment.


3. Le jeu de mots est plus piquant en allemand où c’est le même mot freiherr qui signifie seigneur libre et baron par extension.

4. Mot anglais inscrit sur les marchandises ou instruments dont le débitant a obtenu un brevet d’invention.