L’Enchaînement des choses/Chapitre 3

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L’Enchaînement des choses
Traduction par Henry Egmont.
Contes fantastiques d’Hoffmann, Texte établi par Perrotin, Perrotintome III et IV (p. 307-344).
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III

Le thé esthétique ; toux suffocante d’un poète tragique. — L’histoire prend un caractère grave, et il est question de batailles sanglantes, de suicide, et d’autres choses de même genre.


Il faut absolument que le bienveillant lecteur consente à suivre nos deux amis Ludwig et Euchar au thé esthétique de madame la présidente consistoriale Veehs. Voici, en effet, une douzaine de dames environ, en grande toilette, assises en demi-cercle au milieu du salon. Celle-là sourit sans penser, celle-ci est absorbée par la contemplation de ses pieds, du bout desquels elle répète avec une scrupuleuse attention les pas de quelque nouvelle contredanse française ; une autre parait endormie d’un doux sommeil et livrée à des rêves plus doux encore ; la quatrième laisse errer les regards provocateurs de ses yeux enflammés sur tous les jeunes hommes présents, car elle ne saurait se borner à un seul ; la cinquième murmure d’une voix étouffée : « Admirable ! — divin ! — sublime ! » Et ces exclamations s’adressent au jeune poète qui débite, avec tout le pathétique possible, une nouvelle tragédie fataliste, dont le ridicule et l’insipidité sont tout à fait appropriés à la circonstance. Ce qui y ajoutait, du reste, un charme singulier, c’était l’accompagnement lointain d’une espèce de grondement comparable au sourd roulement de la foudre, et que produisait la voix bourdonnante du président consistorial occupé à jouer au piquet avec le comte Walther Puck au fond de l’appartement. Ainsi le jeune poète lisait avec l’accent le plus suave possible :

« Un seul moment encore résonne à mon oreille !
Voix ! douce voix ! ô voix de l’abime sans fond !
Souffle mystérieux de l’éther !.................... »

Mais au même moment éclata avec furie la voix tonnante qui bruissait depuis long-temps d’une manière menaçante. « Mille noms d’enfer ! » s’écria le président consistorial avec un tel mugissement, que le salon en retentit, et que tout le monde se leva avec effroi. Le plus joli, c’est que l’auteur, sans se déconcerter le moins du monde, continua :

Souffle mystérieux de « Oui, de sa pure haleine
C’est un soupir plaintif, oh ! je le reconnais,
C’est le son de sa voix aérien et frais ! »

Cependant, une fatalité supérieure à celle qui gouvernait les personnages de la tragédie vint empêcher le poète de terminer sa lecture. Précisément au moment où il voulait forcer sa voix au diapason le plus élevé de l’énergie tragique, pour faire valoir une horrible imprécation mise dans la bouche du héros de la pièce, il lui survint dans le gosier Dieu sait quel empêchement qui provoqua une quinte de toux si atroce et si opiniâtre, qu’on l’emporta hors du salon à demi mort.

La présidente, qui depuis longtemps dissimulait mal son ennui, ne fut que légèrement affectée de cette interruption imprévue. Dès que l’ordre fut rétabli dans la compagnie, elle demanda s’il ne serait pas à propos, non plus de lire, mais de raconter verbalement quelque histoire dramatique, et elle ajouta qu’Euchar était pour ainsi dire dans l’obligation de donner cette satisfaction à la société, lui qui par son habituelle taciturnité, contribuait si peu à l’amusement général.

Euchar déclara avec modestie qu’il était un très mauvais narrateur, et que d’ailleurs le meilleur de ses récits serait sans doute trop sérieux, et peut-être même si excessivement sombre, qu’il doutait qu’on prît plaisir à l’entendre. Mais aussitôt quatre demoiselles fort jeunes s’écrièrent à la fois : « Oh, du sombre ! oh oui, du terrible ! oh, qu’il y a de plaisir à se sentir frémir !… »

Euchar s’assit donc en face des dames, et il commença ainsi :

Nous avons passé par une époque fatale, ouragan furieux qui s’est déchainé sur la terre, et au milieu duquel la nature humaine, ébranlée dans ses plus intimes profondeurs, a produit des monstruosités cachées, de même que la mer soulevée par la tempête lance sur la crête de ses vagues mugissantes les merveilles terribles de ses abimes. Tout ce qu’un courage indompté, une valeur à toute épreuve, tout ce que la haine, la vengeance, la fureur et le désespoir peuvent réaliser au sein d’une lutte à outrance, tout cela s’est vu et produit durant la guerre sanglante de l’indépendance espagnole. Je vais, sauf votre bon plaisir, vous raconter les aventures étranges d’un de mes amis, je l’appellerai Edgar, qui combattit en Espagne sous les ordres de Wellington.

Edgar, dans l’amer et profond chagrin que lui inspirait l’asservissement de l’Allemagne, sa patrie, avait quitté sa ville natale et s’était rendu à Hambourg, où il vivait solitairement dans une petite chambre qu’il avait louée dans un quartier écarté. Il n’était séparé que par une cloison de l’humble demeure d’un vieillard malade et qui ne sortait jamais. C’est tout ce qu’il savait de son voisin, qu’il entendait parfois gémir et proférer des plaintes douces et touchantes sans comprendre le sens de ses paroles. Au bout d’un certain temps, celui-ci marchait souvent dans sa chambre de long en large, ce qui semblait annoncer son retour à une meilleure santé. Un jour enfin il accorda une guitare et se mit à fredonner tout bas des airs qu’Edgar reconnut pour des chansons espagnoles.

L’hôtesse, qu’il pressa de questions plus positives, lui confia que le vieillard était un officier espagnol du corps commandé par le marquis de la Romana, que sa maladie avait forcément retenu à Hambourg, et que sans doute la surveillance secrète de la police l’empêchait aintenant de se montrer publiquement. Au milieu de la nuit suivante, Edgar entendit son voisin pincer de sa guitare avec plus d’énergie qu’à l’ordinaire. Puis il commença à chanter sur une mélodie singulièrement expressive et des plus pittoresques la Prophétie du Pyrénéen, de don Juan Batista de Arriaza. Il en vint à ces strophes :

Y oye que el gran rugido
Es ya trueno en los campos de Castilla,
En las Asturias bèlico alarido,
Voz de venganza en la imperial Sevilla ;
Junto à Valencia es rayo,
Y terremoto horrisono en Moncàyo.

Mira en hares guerreras,
La España toda hieriendo hasta sus fines,
Batir tambores, tremolar banderas,
Estallar bronces, resonar clarines,
Y aun las antiguas lanzas
Salir del polvo à renovar venganzas !

— « Que notre ami, interrompit la présidente, veuille bien avoir la complaisance, avant de poursuivre son récit, de nous répéter en allemand ces vers sonores ; car j’avoue que je partage avec plusieurs de mes estimables hôtes le défaut esthétique de ne pas comprendre l’espagnol.

— La vigueur originale de ces vers, répliqua Ëuchar, ne peut que s’altérer beaucoup dans une traduction ; mais en voici le sens5 :

“Entends ces cris d’exaltation et de rage ébranler les champs de la Castille : les Asturies y répondent par de belliqueuses clameurs, l’impériale Séville n’a qu’une voix pour la vengeance, un tonnerre menaçant gronde dans Valence ; le sol de Monçayo frémit d’une commotion épouvantable !

“Vois, d’une frontière à l’autre, l’Espagne entière, échevelée et sanglante, se ruer aux combats : les tambours retentissent, les étendards se déploient ; le bronze éclate et tonne, les clairons fatiguent les échos, et les antiques lances enfouies sous la poussière cherchent à se dérouiller dans le sang de nouveaux ennemis.” »

Edgar se sentit le cœur embrasé par l’ardent enthousiasme qui respirait dans le chant du vieillard. Un nouveau monde s’ouvrait devant lui. Il comprit alors par quel remède il pouvait guérir sa funeste léthargie en se consacrant à une vie agitée, et, lancé dans d’audacieuses entreprises, donner un libre cours à l’activité dévorante de son âme. « Oui, en Espagne ! en Espagne ! » s’écria-t-il à haute voix : au même instant, l’instrument et la voix du vieillard se turent. Edgar ne put résisterà l’envie de connaître celui qui venait de lui révéler une vie toute nouvelle ; la porte du voisin cède sous la pression de sa main ; mais celui-ci, au premier pas qu’Edgar fait dans la chambre, s’élance hors de son lit un poignard à la main, en s’écriant « traidor ! » traître ! Cependant mon ami parvint, par une adroite manœuvre, à esquiver le coup de la mort, puis il saisit vigoureusement le vieillard débile et sut le maintenir renversé sur son lit. En même temps, il le suppliait avec les expressions les plus touchantes de lui pardonner sa fougueuse incartade, protestant qu’il était loin de songerâ le trahir ; il lui expliqua comment, au contraire, sa chanson patriotique, en réveillant l’amer chagrin qui empoisonnait sa vie, l’avait enflammé d’un saint enthousiasme et rempli d’une ardeur guerrière sans égale ; il déclara enfin qu’il voulait voler en Espagne, heureux d’aller combattre pour la cause de la liberté.

Le vieillard envisagea Edgar avec attention, en disant à demi-voix : « Serait-il possible ! » Et quand Edgar eut encore répété de la manière la plus énergique que rien ne l’empêcherait d’exécuter sa résolution, il le pressa ardemment contre son sein, et jeta en même temps de côté le poignard qu’il tenait encore à la main.

Edgar apprit alors que le vieillard s’appelait Baldassare de Luna, et qu’il descendait d’une des plus nobles familles de l’Espagne. Dénué de tout, sans amis, sans nulle assistance au sein de sa profonde misère, il se voyait, hélas ! réduit à languir loin de sa patrie dans cette déplorable condition. Et Edgar ne pouvait parvenir à consoler cet infortuné, si digne de compassion. Mais lorsqu’à la fin il s’engagea par les serments les plus sacrés à assurer leur double fuite en Angleterre, il sembla qu’un feu nouveau vint l’animer et vivifier les membres engourdis du vieillard. Ce n’était plus un malade affaissé, non, c’était un jeune homme exalté et vigoureux qui déjà défiait hardiment l’impuissant courroux de ses oppresseurs.

Edgar fut fidèle à sa promesse. Il réussit à tromper la vigilance d’une police ombrageuse et à passer en Angleterre avec Baldassare de Luna. Mais le destin ennemi ne laissa pas au vieux et vaillant soldat la satisfaction de revoir sa patrie. Retombé malade de nouveau, il mourut à Londres dans les bras d’Edgar. À ses derniers moments, un esprit prophétique lui fit entrevoir le triomphe prochain de l’Espagne affranchie ; et à la prière suprême que murmuraient péniblement ses lèvres glacées par l’approche de la mort, Edgar l’entendit mêler le mot Vittoria ! tandis que sur ses traits radieux éclatait une pure et céleste béatitude.

Ce fut précisément à l’époque où l’armée victorieuse de Suchet menaçait d’anéantir les derniers soutiens de l’insurrection nationale et d’appesantir pour jamais sur l’Espagne le joug honteux de la domination étrangère, qu’Edgar arriva devant Tarragone avec la brigade du colonel anglais Sterret. On sait que cet officier trouva la place dans une situation trop critique pour risquer un débarquement. Mais le jeune Allemand, avide de chances périlleuses, ne put se résoudre à partager cette inaction. Il quitta les Anglais et parvint à pénétrer dans la ville, défendue par le général espagnol Contreras avec huit mille hommes des meilleures troupes espagnoles. On sait encore que, malgré la plus énergique résistance, les troupes françaises prirent Tarragone d’assaut, et que Contreras lui-même, blessé d’un coup de baïonnette, tomba au pouvoir des ennemis.

Edgar fut témoin, en cette circonstance, des scènes les plus horribles, telles que l’enfer en doit à peine présenter. Fût-ce par une infâme trahison, ou par la négligence inconcevable des chefs, bref, les troupes chargées de la défense des remparts manquèrent bientôt de munitions. Elles résistèrent long-temps à la baïonnette aux ennemis qui se précipitaient par la brèche ouverte ; et lorsqu’enfin elles furent obligées de se soustraire à son feu meurtrier, elles tentèrent dans un désordre extrême de sortir de la ville par une porte opposée. Mais le peu de largeur de cette issue s’opposant au libre passage de leur grand nombre, il fallut rester exposé à un carnage inévitable. Pourtant, quatre mille Espagnols environ, dont faisait partie le régiment d’Almeira, où Edgar était enrôlé, parvinrent à s’échapper. Avec la rage furieuse que donne le désespoir, ils se frayèrent un passage à travers les bataillons ennemis qu’ils rencontrèrent, et poursuivirent leur retraite sur la route de Barcelone. Ils se croyaient enfin hors de péril, lorsque le feu terrible de plusieurs pièces de campagne, mises en batterie par l’ennemi derrière un profond ravin qui coupait la route, vint semer de nouveau dans leurs rangs une mort inévitable. Edgar tomba frappé.

Une violente douleur de tête fut la seule sensation qu’il éprouva en revenant à lui. Il faisait une nuit profonde. Il se sentit frissonner d’une angoisse mortelle en entendant autour de lui des gémissements étouffés et les déchirantes lamentations des agonisants. Il parvint à se lever et à se trainer loin de là. Aux premières lueurs de l’aurore, il se trouva à l’entrée d’un défilé profond, et il commençait à y descendre, lorsqu’il aperçut une troupe de cavaliers ennemis qui le gravissait lentement. Il lui paraissait impossible de se soustraire cette fois à la captivité ; mais tout-à-coup des coups de feu partis de l’épaisseur des buissons, étendent morts quelques-uns des cavaliers, et une troupe armée de guérillas se précipite sur les autres. Edgar appelle à haute voix en espagnol ses libérateurs, et il est accueilli avec joie. Il n’avait reçu qu’une forte éraflure dont il fut promptement guéri, de sorte qu’il put se joindre au corps d’armée de don Joachim Blake, qui, après plusieurs combats successifs, parvint à entrer dans Valence.

Qui ne sait que la plaine arrosée par le Guadalaviar, où Valence élève avec orgueil ses tours superbes, peut s’appeler un vrai paradis terrestre ? La constante sérénité du ciel, le charme divin d’une nature magnifique se reflètent dans les mœurs de ses habitants pour qui la vie est une fête perpétuelle. Et cette belle Valence était alors la place d’armes, le foyer de la guerre dévastatrice ! Au lien des doux refrains d’amour qui troublaient seuls autrefois le silence des nuits, au lieu des langoureux soupirs qui montaient vers les balcons aux jalousies entr’ouvertes, on n’entendait plus que le sourd roulement des canons, des caissons de poudre, les cris farouches des sentinelles, le murmure sinistre des bataillons se croisant dans les rues. Toute idée de plaisir était anéantie, le pressentiment d’une destinée fatale était peint sur tous les visages ; tantôt le découragement et la douleur rendaient la consternation générale, tantôt mille imprécations de fureur contre l’ennemi éclataient de toutes parts.

L’Alameda, la plus délicieuse promenade de Valence, naguère le rendez-vous journalier du beau monde, était alors consacrée aux revues des troupes de la garnison. Ce fut en cet endroit qu’un jour Edgar, appuyé debout contre un arbre, et réfléchissant tristement à la sombre fatalité qui semblait s’appesantir sur l’Espagne, remarqua un homme avancé en âge, d’une taille élevée, d’un aspect fier, qui se promenait à pas lents de long en large, et qui, chaque fois quil passait devant lui, s’arrêtait un moment et fixait un regard pénétrant sur lui.

Edgar, à la fin, s’approcha de lui et lui demanda avec réserve ce qui pouvait le rendre l’objet de cette espéce d’examen. « Je ne me suis donc pas trompé, dit cet homme, et un sombre éclair jaillit sous ses sourcils noirs et touffus, vous n’êtes pas Espagnol, et pourtant, s’il faut s’en rapporter à ce costume, je dois voir en vous un de nos frères d’armes. Mais cela me paraît un peu suspect ! »

Edgar, bien qu’il se sentît blessé assez vivement de cette apostrophe peu courtoise, expliqua néanmoins au vieillard d’un ton poli quelles circonstances l’avaient amené en Espagne. Mais il n’eut pas plutôt prononcé le nom de Baldassare de Luna, que le vieillard s’écria tout haut avec un chaleureux enthousiasme : « Que dites-vous ? Baldassare de Luna ? — Baldassare de Luna, mon digne cousin ! l’intime de mon cœur, le dernier, l’unique ami que le ciel m’ait laissé ici-bas !… »

Edgar acheva de l’instruire de son aventure, et il ne manqua pas de lui apprendre avec quelle espérance consolatrice était mort Baldassare de Luna. Le vieillard joignit les mains, leva vers le ciel ses yeux baignés de larmes, et, les lévres tremblantes, il semblait s’entretenir avec l’ombre de son vieil ami. « Pardonnez-moi, dit-il en se retournant vers Edgar, si une sombre méfiance m’a fait user envers vous de procédés qui ne me sont pas familiers. Depuis quelque temps, le soupçon a couru que les ennemis poussaient l’infamie de la ruse jusqu’à introduire dans nos rangs des officiers étrangers pour nous rendre victimes d’odieuses trahisons. Les événements de Tarragone n’ont donné que trop de poids à cette opinion, et la Junte a déjà résolu de faire sortir de la place tous les officiers étrangers. Don Joachim Blake a pourtant déclaré qu’il ne pouvait se passer de ceux attachés au génie, mais il a pris aussi l’engagement formel de faire fusiller immédiatement le premier sur qui viendrait à planer le moindre soupçon de trahison. Si vous êtes réellement un ami de mon cher Baldassare, vous êtes sans doute un brave et galant homme. En attendant, vous voilà prévenu, et c’est à vous d’agir en conséquence. » À ces mots, le vieillard le quitta.

La fortune des armes paraissait avoir complètement abandonné les Espagnols ; tous les efforts d’un courage désespéré ne pouvaient rien contre les progrès de plus en plus rapides de l’ennemi. Valence fut peu à peu bloquée de toutes parts, et Blake, réduit aux dernières extrémités, résolut de franchir la ligne des assiégeants avec douze mille hommes de troupes d’élite. On sait qu’un très petit nombre seulement put y parvenir, et que le reste fut massacré ou refoulé dans la ville. Ce fut grâce à la résistance opiniâtre qu’Edgar opposa durant plusieurs heures à l’ennemi à la tête du vaillant régiment des chasseurs d’Ovihuela, que cette déroute ne fut pas plus désastreuse encore ; mais, comme à Tarragone, le choc d’une balle le renversa au plus fort du combat.

Edgar, depuis ce moment jusqu’à ce qu’il reprit toute sa connaissance, tomba dans un état qu’il m’a dépeint comme tout à fait étrange et surnaturel. Souvent il lui semblait entendre au sein d’une mêlée furieuse le tonnerre des bouches à feu, les cris de rage des combattants ; il voyait les Espagnols victorieux renverser tous les obstacles : mais lorsqu’enflammé d’une héroïque ardeur il donnait à son bataillon le signal de la charge, soudain un coup terrible venait l’étourdir et le priver de l’usage de ses sens. Puis, il se sentait distinctement couché sur un lit moelleux, on lui donnait à boire une boisson fraîche, il entendait de douces voix converser ensemble, et il ne pouvait pourtant secouer l’engourdissement du rêve. Une fois, s’imaginant encore être au plus épais de la mêlée, il lui sembla que quelqu’un le saisissait rudement par l’épaule, tandis qu’un chasseur ennemi déchargeait son fusil sur lui. Il sentit la balle le frapper à la poitrine et pénétrer lentement dans les chairs au milieu des souffrances les plus aiguës, et puis toute espèce de sentiment l’abandonner et se perdre dans un profond sommeil de mort.

Edgar se réveilla tout d’un coup de cette léthargie avec le plein usage de ses sens. Mais tout ce qui l’entourait lui parut si extraordinaire, qu’il fit de vains efforts pour deviner en quel endroit il se trouvait. Il était couché en effet dans un lit riche et moelleux, garni de couvertures de soie, offrant un singulier contraste avec le petit caveau de pierres brutes dont il formait l’ameublement, et qui ressemblait exactement à un cachot. On n’y distinguait ni portes ni fenêtres, et une lampe sombre l’éclairait seule d’une lueur vacillante. Edgar se souleva avec peine sur le lit, et il aperçut alors un moine franciscain assis sur un fauteuil dans un coin du caveau et qui paraissait dormir.

« Où suis-je ! » s’écria Edgard avec toute la force dont il était capable. Le moine sortit de son assoupissement, il releva la mèche de la lampe, la prit et en éclaira le visage d’Edgar, lui tâta le pouls et murmura quelques paroles qu’Edgar ne comprit pas. Il allait le questionner lui-même, lorsqu’une paroi du mur s’ouvrit sans faire aucun bruit, et un homme entra qu’Edgar reconnut aussitôt pour le vieillard de l’Alameda. Le moine lui dit que la crise était passée, et que désormais tout irait bien. « Dieu soit loué ! » répliqua le vieillard. Et il s’approcha du lit d’Edgar. Celui-ci voulut parler, mais le vieillard lui recommanda le silence, parce que le moindre effort pourrait être dangereux. « Ma rencontre, ajouta-t-il, et votre présence dans un pareil lieu doivent sans doute vous paraître inexplicables ; mais peu de mots suffiront non seulement pour vous tranquilliser entièrement, mais pour vous convaincre de la nécessité qu’il y avait de vous loger dans ce triste réduit. »

Edgar apprit alors tout ce qui s’était passé. Lorsqu’il tomba frappé d’une balle à la poitrine sur le champ de bataille, ses intrépides compagnons l’avaient relevé sous le feu terrible de l’ennemi et l’avaient rapporté dans la ville. Là il arriva qu’au milieu du tumulte et de la foule, don Rafael Marchez (c’était le nom du vieillard) reconnut Edgar blessé qu’on portait à l’hôpital, et le fit conduire dans sa propre maison, voulant entourer de tous les soins possibles l’ami de Baldassare de Luna. La blessure d’Edgar était effectivement assez grave ; mais ce qui rendit surtout sa position critique, ce fut la fièvre nerveuse dont les symptômes s’étaient déjà manifestés, et qui éclata bientôt dans toute son énergie.

On sait que Valence fut bombardée durant trois jours et trois nuits avec le plus déplorable succès. Les terribles résultats du siège remplirent d’horreur et d’épouvante cette ville regorgeant d’habitants ; la même populace qui, exaspérée par la Junte, avait exigé avec d’épouvantables menaces que Blake se défendit à toute outrance, voulait maintenant le contraindre à main armée à une reddition immédiate. Blake, avec le sang-froid d’un héros, fit disperser par la garde Wallone ces furieux ameutés, et capitula ensuite avec Suchet à des conditions honorables.

Don Rafael Marchez voulut empêcher qu’Edgar, en danger de mort, fût fait prisonnier de guerre. Lorsque la capitulation fut conclue, et que les Français furent entrés dans Valence, il le fit transporter dans le caveau secret dont nul étranger ne pouvait découvrir l’accès. « Ami de mon cher Baldassare, dit en finissant don Rafael Marchez, soyez aussi le mien ; chaque goutte de votre sang versé pour ma patrie est tombée brûlante dans mon sein et y a effacé tout soupçon d’une méfiance trop souvent justifiée dans ces temps de malheur. — La même ardeur que nourrit dans un cœur espagnol une haine implacable, éclate et brille dans ses amitiés, et le rend capable de tous les dévouements, de tous les sacrifices pour ceux qui en sont l’objet. Des ennemis sont installés dans ma maison, mais vous êtes en sûreté : car, je le jure ! s’il arrivait quelque malheur, je me laisserais plutôt ensevelir sous les ruines de ces murs que de vous trahir : croyez-moi ! »

Durant le jour, un profond silence régnait tout autour de l’obscure retraite du malade ; mais pendant la nuit, Edgar croyait souvent distinguer, comme renvoyé par un écho souterrain, un bruit de pas, de portes ouvertes et fermées, un murmure de voix sourd et confus, et le cliquetis des armes de guerre. La nuit paraissait être le signal d’une agitation souterraine. Edgar questionna à ce sujet le franciscain, qui ne s’absentait que fort rarement, et qui lui prodiguait les soins les plus infatigables. Il répondit à Edgar que plus tard don Rafael Marchez lui apprendrait sans doute ce qu’il désirait savoir. La prévision ne tarda pas à se réaliser. Quand Edgar fut en effet rétabli de manière à pouvoir se lever, don Rafael vint le trouver une nuit, une torche allumée à la main, et il l’invita à s’habiller et à le suivre avec le père Eusebio ; ainsi s’appelait le franciscain qui lui avait servi de médecin et de garde-malade.

Don Rafael se dirigea par un couloir étroit aboutissant à une porte qui s’ouvrit à un coup frappé par don Rafael.

Quel fut l’étonnement d’Edgar, en entrant dans une salle voûtée spacieuse et bien éclairée, d’y voir une nombreuse réunion d’hommes pour la plupart d’un aspect farouche, inculte et sauvage. Au milieu d’eux était un homme vêtu d’un costume de paysan des plus communs, les cheveux en désordre, et offrant dans toute sa personne, avec les indices d’une vie inquiète, vagabonde, un singulier caractère de fierté et d’audace qui commandait le respect. Dans la noble expression de ses traits, dans son regard de feu surtout éclatait ce courage guerrier qui décèle les héros. Ce fut à ce personnage que don Rafael présenta son ami comme le jeune et vaillant Allemand qu’il avait sauvé des mains de l’ennemi, et qui ne demandait qu’à combattre avec eux pour la grande cause de la liberté espagnole. Ensuite, se tournant vers Edgar, il lui dit : « Vous voyez ici, au cœur même de Valence, sous les pieds de nos ennemis, le foyer mystérieux et inextinguible où s’attise le feu dévorant qui doit consommer la perte de nos infâmes oppresseurs, le jour où, complètement aveuglés par la fortune de leurs armes, et se fiant à un calme trompeur, ils se livreront sans réserve à l’enivrement de l’orgueil et du plaisir. Ces souterrains dépendent du couvent des Franciscains : c’est ici que, par cent routes secrètes et divergentes, se réunissent les chefs de nos braves défenseurs ; c’est d’ici que notre sainte insurrection rayonne pour ainsi dire sur les points les plus éloignés du pays, et prépare la défaite et l’anéantissement du perfide étranger qui n’a dû ses odieuses victoires qu’à la supériorité du nombre. — Don Edgar ! nous voyons en vous un Espagnol, un frère : prenez part à la gloire de notre entreprise ! »

Alors l’Empecinado6, car l’homme au costume de paysan n’était autre que cet illustre chef des guérillas, l’Empecinado, dont l’audacieuse intrépidité tenait réellement du prodige, qui bravait à lui seul tous les efforts de l’armée d’invasion, et qu’on voyait, tel que l’esprit indestructible de la vengeance, au moment même où l’on cherchait en vain les traces de son passage, et quand les ennemis annonçaient hautement la défaite compléte de ses bandes, reparaître tout à coup avec des forces doubles et venir jusqu’aux portes de Madrid glacer de terreur le monarque illégitime ; l’Empecinado donc tendit la main à Edgar et lui adressa une allocution bréve et chaleureuse.

Sur ces entrefaites, on amena dans la salle un jeune homme garotté ; sur ses traits pâles comme la mort se peignait un désespoir inconsolable ; il tremblait et parut sur le point de défaillir quand il se vit en face de l’Empecinado. Celui-ci le perçait de son regard flamboyant ; et après un court moment de silence, il prit la parole avec un calme sinistre et fait pour glacer de terreur.

« Antonio, dit-il, vous êtes entré en intelligence avec l’ennemi, vous vous êtes rendu chez Suchet plusieurs fois à des heures indues, et vous avez ourdi le dessein de livrer le secret de nos retraites dans la province de Cuença.

— J’en conviens ! » dit Antonio avec un douloureux soupir et sans redresser sa tête penchée.

L’Empecinado s’écria alors avec l’accent farouche d’une ardente colére : « Se peut-il bien que tu sois un Espagnol, et que le véritable sang de les aïeux coule dans tes veines ? Ta mère n’était-elle pas la vertu en personne ? Si ce n’était charger sa mémoire d’une flétrissure infâme que de supposer un seul instant qu’elle ait pu faire tache au vieil honneur de sa maison, je croirais que tu es un bâtard, un rejeton impur de la plus ignoble race qui soit au monde ! — Tu as mérité la mort : prépare-toi à la subir. »

Alors Antonio se jeta en gémissant aux pieds de l’Empecinado et s’écria à haute voix : « Mon oncle ! mon oncle ! ne croyez-vous pas que toutes les furies de l’enfer me déchirent la poitrine ? Ayez pitié de moi, je vous en conjure ! Songez combien est grande la puissance fatale du démon. Oui, mon oncle, je suis un Espagnol : laissez-moi le prouver ! accordez-moi cette grâce ! permettez-moi d’effacer dignement le déshonneur, l’opprobre jeté sur moi par les artifices de Satan ; que je puisse me réhabiliter à vos yeux, à ceux de mes frères ! Mon oncle ! vous me comprenez, vous savez la grâce que j’implore de vous ? »

L’Empecinado parut touché des supplications du jeune homme ; il le releva et dit d’un ton presque affectueux : « Tu as raison, la malignité du démon exerce un grand empire. Ton repentir est vrai, il doit l’être : je sais quel est l’objet de tes supplications. Je te pardonne, fils de ma sœur bien-aimée, viens sur mon cœur ! » — L’Empecinado détacha lui-même les liens du jeune homme ; et après l’avoir tendrement serré dans ses bras, il lui tendit le poignard qu’il portait à sa ceinture. « Merci ! » s’écria l’autre. Puis il baisa, les yeux baignés de larmes, la main de son oncle, leva vers le ciel un regard pieux, s’enfonça profondément le poignard dans le cœur et tomba sans proférer un cri.

Cette scène ébranla Edgar encore souffrant à un tel point qu’il faillit s’évanouir. Le père Eusebio le ramena dans son lit.

Au bout de quelques semaines, don Rafael Marchez crut pouvoir sans danger faire sortir Edgar de cette sombre retraite, peu propice à sa parfaite guérison. Au sein de la nuit il le fit monter dans une chambre écartée dont les fenêtres donnaient sur une rue à peu près déserte ; et il lui recommanda sur toutes choses de ne pas franchir le seuil de sa porte, au moins durant le jour, à cause des Français logés dans la maison.

Edgar, sans savoir lui-même à quel propos, eut pourtant un jour la fantaisie de sortir dans le corridor. Mais au même instant où il venait d’ouvrir sa porte, celle qui se trouvait vis à vis s’ouvrit aussi, et un officier français accourut précipitamment vers lui, en s’écriant : « Mon cher Edgar ! quel destin vous a conduit ici ? soyez mille fois le bienvenu ! » À ces mots il embrassa le jeune homme avec effusion. Celui-ci avait, au premier coup d’œil, reconnu le colonel Lacombe, de la garde impériale.

Précisément à l’époque fatale de l’invasion des Français en Allemagne, le hasard avait conduit le colonel dans la maison d’un oncle d’Edgar, chez lequel il s’était retiré après avoir été forcé de déposer les armes. Lacombe était né dans le midi de la France. La parfaite bonté de son caractère, et, ce qui n’est pas précisément la qualité distinctive de ses compatriotes, son extrême délicatesse envers des hôtes irrités et blessés, parvinrent à triompher de l’aversion et même de la haine irréconciliable qu’Edgar portait fortement enracinées dans son âme contre d’arrogants vainqueurs. Bref, plusieurs beaux traits de cet officier qui mirent encore en relief la noblesse et la générosité de ses sentiments, lui concilièrent décidément l’amitié du jeune homme.

On peut se figurer combien celui-ci fut embarrassé, quand le colonel s’écria : « Edgar ! comment te trouves-tu donc ici, à Valence ? » Il était incapable d’ouvrir la bouche. Le colonel le regarda fixement ; puis il dit d’un air sérieux : « Ha ! je sais ce qui t’a conduit ici. C’est un champ ouvert à ta haine : tu as tiré le glaive de la vengeance en faveur des prétendues libertés d’un peuple insensé ; et je ne puis te blâmer de cela. Tu me donnerais le droit de douter de ton amitié, si tu pouvais jamais me supposer capable de te trahir. Non, mon ami ! c’est au contraire à partir d’aujourd’hui que tu commences à être en parfaite sûreté. Écoute-moi : dorénavant tu passeras ici pour le représentant en voyage d’une maison de commerce allemande de Marseille que je connais depuis longtemps, entends-tu bien ! » Et le colonel n’eut point de repos qu’Edgar n’eût quitté sa retraite et ne fût emménagé, quoiqu’à sa grande répugnance, dans la plus belle des chambres que don Rafael Marchez avait mises à sa disposition.

Edgar s’empressa d’instruire le méfiant Espagnol de la manière dont tout s’était passé, et de ses anciennes relations avec Lacombe. Don Rafael se contenta de répliquer gravement et sèchement : « En effet, c’est un singulier hasard ! »

Le colonel appréciait très bien la position d’Edgar ; cependant il ne pouvait pas démentir l’esprit caractéristique de sa nation, chez laquelle la vive agitation et les bruyants plaisirs d’une vie dissipée passent pour un remède infaillible aux plus profondes blessures du cœur. Aussi voyait-on tous les jours le colonel se promener à l’Alameda bras dessus bras dessous avec le prétendu négociant de Marseille, qu’il entrainait dans les joyeuses parties de ses camarades, sans cesse occupés des fantaisies les plus extravagantes.

Edgar avait bien remarqué maintes figures sinistres qui l’obsédaient partout de regards méfiants, et il éprouva un vif saisissement lorsqu’entrant un soir avec le colonel dans une posada, il entendit chuchoter très distinctement derrière lui : Aqui está el traidor ! (Voilà le traître !)

Don Rafael devint de jour en jour plus réservé, plus froid, plus laconique dans ses discours vis à vis d’Edgar, et il finit par éviter absolument sa rencontre, après lui avoir fait dire qu’il pouvait désormais, au lieu de dîner comme d’habitude en tête à tête avec lui seul, prendre ses repas en compagnie du colonel Lacombe.

Un jour que le colonel vaquait à son service et qu’Edgar se trouvait seul dans l’appartement, on frappa doucement à la porte, et le père Eusebio entra. Il s’informa de la santé d’Edgar, et parla ensuite d’une foule de choses indifférentes, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât tout court en regardant fixement Edgar dans les yeux. Puis, d’une voix profondément émue, il dit : « Non ! don Edgar vous n’êtes pas un traître ! C’est une loi de la nature humaine que, dans le délire de la fièvre, dans ces rêves éveillés où l’esprit vital soutient un rude combat contre l’aberration des organes sensitifs, lorsque les fibres du cerveau, de plus en plus violemment tendues, contraignent la pensée bouillonnante à se manifester au-dehors, — oui, c’est une loi de notre nature que nous laissions alors malgré nous lire dans les secrets les plus intimes de notre âme ! Combien de fois, don Edgar, durant les nuits que j’ai passées près de votre lit, combien de fois ne m’avez-vous pas révélé ainsi vos sentiments et vos pensers les plus cachés ? Non ! don Edgar, vous ne pouvez pas être un traître. Mais prenez garde à vous, — prenez garde ! »

Edgar supplia le père Eusebio de lui dire quels soupçons pesaient sur lui, quel danger le menaçait. « Je ne veux pas vous cacher, lui dit Eusebio, que votre commerce avec le colonel Lacombe et ses amis vous a rendu suspect. On craint, même sans vous attribuer de mauvaise intention, que dans les transports du plaisir, à quelque joyeux festin, après avoir bu un peu trop du généreux vin d’Espagne, vous ne courriez le risque de trahir les secrets de cette maison, auxquels don Rafael vous a initié. Vous n’êtes pas, j’en conviens, à l’abri de tout danger ! — Cependant, poursuivit Eusebio, après une pause et les yeux baissés, en voyant qu’Edgar gardait un silence pensif ; cependant il y a un moyen de vous soustraire à cette chance de péril, vous n’avez qu’à vous jeter tout à fait dans les bras des Français : ils vous feront sortir sain et sauf de Valence.

— Que dites-vous ? s’écria Edgar avec impétuosité, vous oubliez que je suis un bon Allemand ! Non ! plutôt mourir en restant irréprochable, que d’assurer mon salut par une insigne lâcheté ! — Don Edgar ! s’écria le moine avec enthousiasme, vous n’êtes pas un traître ! » Puis, il pressa le jeune homme sur son cœur, et quitta la chambre les larmes aux yeux.

Au milieu de la nuit suivante, Edgar resté seul, car le colonel n’était pas revenu, entendit des pas approcher ; et bientôt la voix de don Rafael s’écria : « Ouvrez ! don Edgar ! ouvrez ! » Lorsque Edgar eut ouvert, il vit devant lui don Rafael, une torche à la main, et le père Eusebio. Le premier invita Edgar à le suivre, attendu qu’il devait assister à une importante délibération dans le souterrain du couvent des Franciscains. Ils étaient déjà descendus dans le sombre corridor, et don Rafael marchait quelques pas en avant pour les éclairer, lorsqu’Eusebio souffla ces mots à l’oreille d’Edgar : « Ô Dieu, don Edgar ! vous allez à la mort ! rien ne peut plus vous y soustraire. »

Edgar avait dans maints combats sanglants conservé le sang-froid et la liberté d’esprit que donne l’intrépidité ; mais ici il se sentit frissonner d’angoisse et d’horreur à l’idée de l’assassinat qui l’attendait ; il chancela, et le père Eusebio le soutint avec peine. Pourtant, la longueur du trajet lui permit non seulement de se remettre, mais même de prendre une ferme résolution applicable à cette conjoncture périlleuse. En entrant dans la salle voûtée, Edgar aperçut le terrible l’Empecinado, dont les yeux étincelaieut de fureur et de vengeance. Derrière lui étaient groupés quelques guérillas et plusieurs moines franciscains. Alors tout à fait maître de lui-même, Edgar s’avança vivement et avec assurance vers le chef des guérillas, et dit d’un ton calme et sérieux : « Je ne pouvais être admis devant vous plus à propos qu’aujourd’hui, señor ! j’avais déjà songé à exposer à don Rafael une demande que je me félicite de pouvoir vous adresser en personne. Je suis maintenant complètement rétabli ; le père Eusebio, qui m’a guéri et soigné assidûment, peut en rendre témoignage : je me sens fort et vaillant, et ne puis supporter plus longtemps le morne repos où je vis au milieu d’ennemis que je déteste. Je vous en prie, señor, faites-moi conduire au-dehors par les chemins secrets qui viennent aboutir ici, afin que je me joigne à vos soldats et que je prenne ma part de la gloire et des dangers dont mon âme est avide !…

— Hom ! répliqua l’Empecinado d’un ton presque moqueur, est-ce que vous persistez encore dans le parti de ce peuple insensé, qui préfère mourir plutôt que de rendre hommage à la grande nation ? vos nouveaux amis ne vous ont-ils pas suggéré de meilleur avis ? — Vous connaissez mal le caractère allemand, répliqua Edgar avec dignité, vous ne savez pas que le courage inébranlable qui brûle au fond de nos cœurs aussi pur que la flamme resplendissante du naphte, que notre loyauté morale nous défendent comme une cuirasse impénétrable contre tous les traits empoisonnés de la corruption et de la perfidie. Je vous en prie encore une fois, señor, envoyez-moi au camp, que je puisse, au grand jour, donner de nouveaux gages à la bonne opinion que je crois avoir déjà dignement justifiée. »

L’Empecinado regardait Edgar d’un air surpris, tandis qu’un sourd murmure parcourait l’assemblée. Don Rafael manifesta le désir de parler à l’Empecinado ; mais celui-ci lui fit signe de s’écarter, et, s’approchant d’Edgar, il saisit sa main et lui dit avec émotion : « Peut-être un autre sort vous était-il réservé en ce jour, don Edgar ! Toutefois, songez à votre patrie ! les ennemis qui ont accompli sa ruine honteuse vont se trouver devant vous ; songez que vos frères d’Allemagne lèveront aussi un regard d’espérance vers le phénix qui doit renaître, paré d’un resplendissant plumage, du sein des flammes à la lueur desquelles nous combattons, et que le désespoir sait enfanter des prodiges de courage en inspirant un saint mépris du péril et de la mort.

— J’ai déjà réfléchi à tout cela, répliqua Edgar, avant de quitter ma patrie pour venir verser mon sang dans l’intérêt de votre indépendance. Ce fut quand don Baldassare de Luna gisait mourant entre mes bras que la soif de la vengeance vint embraser tout mon être. — Parlez-vous sérieusement ? s’écria alors l’Empecinado comme dans un subit accès de colère, eh bien, il faut que vous partiez cette nuit même, en cet instant : vous ne devez plus rentrer dans la maison de don Rafael. »

Edgar déclara qu’il n’avait point d’autre désir ; et aussitôt il fut emmené par le père Eusebio et un autre homme appelé Isidore Mirr, qui s’éleva plus tard au rôle de chef de guérillas.

Chemin faisant, le bon Eusebio ne pouvait assez cordialement témoigner à Edgar la part qu’il prenait à sa délivrance. « Le ciel, dit-il, s’est intéressé à votre vertu, et vous a inspiré la courageuse conduite dont le succès peut passer pour un divin miracle. » Beaucoup plus près de Valence qu’il ne le soupçonnait, et que l’ennemi n’eût voulu le croire, Edgar trouva la première bande de guérillas, dans laquelle il fut incorporé.

Je passe sous silence les aventures guerrières d’Edgar, qui pourraient parfois paraître empruntées aux fabuleuses chroniques de la chevalerie, et j’arrive au moment où Edgar rencontra d’une manière tout à fait inopinée don Rafael Marchez parmi les guérillas. « On vous avait réellement mal jugé, don Edgar ! » lui dit don Rafael. Edgar lui tourna le dos.

À l’approche de la nuit, don Rafael tomba dans une inquiétude qui ne fit que s’accroître jusqu’au dernier excès de l’angoisse. Il courait çà et là, gémissant, soupirant, levant au ciel des mains suppliantes. « Qu’est-il donc arrivé au vieillard ! demanda Edgar. — Il est parvenu, répliqua Isidore Mirr, après s’être évadé lui-même de Valence, à sauver le meilleur de son avoir qu’il a fait charger sur des mulets, et il les attend cette nuit ; la crainte de quelque malheur le poursuit sans doute. » Edgar fut surpris d’une avarice qui semblait alors étouffer tout autre sentiment dans le cœur de don Rafael. — Il était minuit, la lune jetait une clarté resplendissante sur la cime des montagnes, lorsqu’on entendit le bruit d’une vive fusillade qui partait du défilé le plus proche. Bientôt, plusieurs guérillas, grièvement blessés, arrivèrent en boitant, et annoncèrent que la troupe chargée de la conduite des mulets de don Rafael avait été attaquée inopinément par des chasseurs français. Presque tous les camarades avaient été tués, et l’ennemi s’était emparé des mulets. « Grand Dieu ! mon enfant ! mon pauvre malheureux enfant ! » s’écria don Rafael. Et il tomba par terre sans connaissance.

« Eh bien, que faisons-nous ici ? cria Edgar à haute voix. Sus, amis ! courons vite au défilé, allons venger la mort de nos frères, et arracher à ces chiens la proie tombée sous leurs dents. — Le brave Allemand a raison ! » s’écria Isidore Mirr. Chacun en dit autant, et la troupe se précipita dans le défilé avec le fracas de l’ouragan.

Il n’y avait plus qu’un petit nombre de guérillas qui tenaient bon et défendaient chèrement leur vie. Avec le cri de Valence ! Edgar se jeta au milieu du groupe d’ennemis le plus épais, et ses camarades l’imitèrent en poussant des hurlements effroyables comme des tigres altérés de sang. La frayeur subite que leur causa cette attaque inopinée désarma pour ainsi dire les ennemis ; et les guérillas leur plongèrent leurs poignards dans la poitrine, ou les assommèrent à coups de crosses de carabines avant qu’ils pussent se reconnaître. Des coups de feu ajustés d’une main sûre frappaient ceux qui cherchaient leur salut dans une prompte fuite. C’étaient les mêmes guérillas valenciens qui surprirent aussi à l’improviste les cuirassiers détachés du corps du général Moncey, les attaquèrent en flanc, les tuèrent presque tous à coups de poignard, et regagnèrent leurs repaires maîtres des armes et des chevaux.

Tout était déjà décidé lorsque Edgar entendit un cri perçant sortir de l’épaisseur du taillis. Il y courut aussitôt, et aperçut un petit homme se débattant contre un Français, sans lâcher les rênes d’un mulet qu’il avait prises entre ses dents. En ce moment même, et avant qu’Edgar fût à portée, le Français renversa le petit en le frappant d’un poignard qu’il lui avait probablement arraché, et il s’efforçait déjà d’entraîner le mulet dans la profondeur du bois. Edgar jette un cri, le Français tire sur lui et le manque ; Edgar se précipite et lui passe sa baïonnette au travers du corps. Le petit homme gémissait pitoyablement ; Edgar le releva, lui fit lâcher non sans peine les rênes qu’il avait mordues convulsivement ; et ce ne fut qu’en voulant le placer sur le mulet, qu’il aperçut assise dessus une figure humaine enveloppée d’un manteau et gémissant faiblement, qui tenait entre ses bras le cou de l’animal. Ce devait être une jeune fille, à en juger à sa voix. Edgar plaça alors le petit homme blessé derrière elle ; il saisit les rênes du mulet, et il regagna ainsi le lieu du campement, où Isidore Mirr était déjà rendu avec ses camarades, n’ayant plus trouvé d’ennemis à combattre.

On descendit de dessus le mulet le petit homme, que la perte de son sang avait fait évanouir, bien que la blessure ne fût pas mortelle, et après lui la jeune fille. Mais tout à coup, don Rafael s’élance hors de lui-même, en criant à haute voix : « Mon enfant !… mon cher enfant ! » Et il voulait serrer dans ses bras la petite fille qui paraissait avoir de huit à dix ans ; mais lorsqu’à la lueur brillante des torches il reconnut la figure d’Edgar, il se précipita à ses genoux en s’écriant : « Ô don Edgar ! don Edgar ! ce genou n’a jamais plié devant aucun mortel, mais vous n’êtes pas un homme, vous êtes un ange envoyé par le ciel pour me sauver d’une affliction mortelle, d’un désespoir inconsolable ! Ô don Edgar, une méfiance maligne avait pris racine dans ce cœur qui méditait votre perte ! Maudite soit mon intention d’avoir voulu vous rendre victime d’une mort ignominieuse, vous, le plus loyal, le plus généreux des hommes, vous, le courage et l’honneur personnifiés ! Tuez-moi, don Edgar, tirez de moi une sanglante vengeance ! Jamais vous ne pourrez me pardonner mon indignité. »

Edgar, dans l’intime conscience de n’avoir rien fait que ce que lui prescrivaient l’honneur et le devoir, se sentit peiné des humbles démonstrations de don Rafael. Il chercha à le calmer par tous les moyens imaginables, et n’y réussit enfin qu’avec beaucoup de peine.

Don Rafael raconta que le colonel Lacombe avait été stupéfait de la disparition d’Edgar, et que, soupçonnant quelque perfidie, il avait été sur le point de faire fouiller toute la maison et de le faire arrêter lui-même, don Rafael. C’est ce qui l’avait déterminé à prendre la fuite ; et grâce aux démarches et aux efforts des Franciscains, il était également parvenu à faire sortir de Valence sa fille, son valet, et maintes choses de première nécessité.

Cependant on avait songé à conduire plus loin le domestique blessé, ainsi que la fille de don Rafael ; celui-ci, trop vieux pour participer aux entreprises hardies des guérillas, dut les accompagner. Quand le triste moment de se séparer d’Edgar fut arrivé, le vieillard lui fit présent d’un certain talisman qui le sauva en effet dans la suite de maint danger pressant.


Ce fut ainsi qu’Euchar termina son récit, qni semblait avoir vivement excité l’intérêt de toute la compagnie. — Le jeune poète, qui s’était remis de sa toux suffocante, et qui était rentré au salon, dit que les aventures d’Edgar en Espagne offraient plus d’un excellent canevas de tragédie ; seulement il y réclamait un supplément convenable d’intrigue amoureuse, ainsi qu’un bon dénouement, un bon assassinat, un coup d’apoplexie, quelque peu de folie, ou autre chose de ce genre. — « Ah oui, de l’amour ! dit une jeune demoiselle en rougissant jusqu’au blanc des yeux, il manque à votre histoire, d’ailleurs fort gentille, quelque jolie aventure d’amour, cher monsieur le baron !

— Mais, ma gracieuse demoiselle, répliqua Euchar en souriant, vous pensez donc que j’ai voulu vous régaler d’un roman ? ne sont-ce pas les propres aventures de mon ami Edgar dont je vous ai fait le récit ? et est-ce ma faute si la rude vie qu’il a menée dans les montagnes sauvages de l’Espagne a été malheureusement tout à fait dépourvue d’aventures de ce genre ? — Je crois, murmura Victorine à demi-voix, je crois connaître cet Edgar, qui est resté malheureux parce qu’il a dédaigné le bien le plus précieux ! » —

Mais personne n’avait fait autant de frais d’enthousiasme que Ludwig. Il criait de toutes ses forces : « Oui, je la connais la fatale Profecia del Pirineo du divin don Juan-Batista de Arriaza ! Oh ! — Elle versa dans mon sein des flammes brûlantes : je voulais voler en Espagne, je me serais jeté dans la lutte ardente… si cela avait seulement été dans l’enchaînement des choses. Ha ! je me mets très bien à la place d’Edgar : comme j’aurais parlé dans ce fatal moment à ce terrible l’Empecinado dans le souterrain des Franciscains ! » Ludwig commença alors un discours si éloquent, si pathétique, que tout le monde en fut stupéfait, et ne pouvait assez admirer le courage et l’héroïque résolution de son auteur.

« Quel malheur que cela ne fût pas dans l’enchaînement des choses ! l’interrompit la présidente. Quoi qu’il en soit, par suite de cet enchaînement fatal sans doute, ou plutôt par une bonne inspiration, j’ai réservé aujourd’hui même à mes chers hôtes un divertissement qui va donner au récit de notre aimable ami une conclusion réjouissante et tout à fait caractéristique. »

Les portes s’ouvrirent, Émanuela entra, et derrière elle le nabot contrefait Biagio Cubas avec sa guitare à la main, et se confondant en bizarres salutations. Pour Émanuela, elle s’avança au milieu du cercle avec cette grâce inimitable que les deux amis Ludwig et Euchar avaient déjà admirée en elle le jour de leur promenade, et, après s’être inclinée, dit d’une voix douce et gracieuse qu’elle allait faire devant la société l’essai d’un talent qui n’avait sans doute d’autre charme que son caractère d’étrangeté.

Depuis le peu de jours que les deux amis l’avaient rencontrée, la jeune fille semblait être devenue plus grande, plus belle, plus ravissante ; elle était même élégamment vêtue, presque avec recherche. « Eh bien ! chuchota Ludwig à l’oreille de son ami, pendant que Cubas disposait les œufs pour le fandango avec cent grimaces des plus bouffonnes, eh bien, Euchar, tu peux maintenant réclamer ta bague à la petite. — Nigaud ! répliqua Euchar, ne la vois-tu pas à mon doigt ? je l’avais retirée par mégarde avec mon gant, dans lequel je l’ai retrouvée le soir même. »

La danse d’Émanuela électrisa tous les spectateurs ; car aucun d’eux n’avait jamais rien vu de semblable. Tandis qu’Euchar, l’air sérieux, considérait attentivement la danseuse, Ludwig éclatait en exclamations bruyantes et des plus emphatiques. Alors Victorine, auprès de qui il était assis, lui souffla à l’oreille : « Hypocrite ! vous osez me parler d’amour, et vous êtes épris de ce petit être arrogant, de cette banquiste espagnole ? ne vous avisez plus de la regarder. » — Ludwig ne fut pas médiocrement embarrassé de cet amour excessif que lui témoignait Victorine, et qui pouvait ainsi à l’improviste, et sans nul motif raisonnable, allumer en elle tant de jalousie. « Je suis très heureux ! murmura-t-il en lui-même, mais c’est gênant. »

Quand la danse fut achevée, Émanuela prit la guitare, et commença à chanter des romances espagnoles d’un caractère gai. Mais Ludwig lui ayant demandé de vouloir bien répéter la jolie chanson qu’elle avait chantée devant son ami Euchar, Émanuela commença aussitôt :

Laurel imortal al gran Palafox, etc.

En chantant, son enthousiasme devenait de plus en plus ardent, sa voix plus sonore, ses accents plus expressifs. Quand enfin elle arriva à la strophe qui proclame la délivrance de la patrie, elle dirigea alors sur Euchar son regard étincelant, un torrent de larmes jaillit de ses yeux, et elle tomba prosternée. La présidente s’élança aussitôt et releva la jeune Mlle. « Assez, assez ! ma douce et charmante enfant ! » lui dit-elle. Et, l’ayant fait asseoir sur le sofa, elle l’embrassa sur le front et lui fit mille caresses.

« Elle est folle ! murmura Victorine à l’oreille de Ludwig ; tu n’aimes pas une folle, n’est ce pas ? — Dis-le moi, oh ! dis-le moi tout de suite, je t’en prie, que tu es incapable d’aimer une folle !… — Ah mon Dieu !… non, non ! » répondit Ludwig tout effrayé, car il ne savait que penser de l’explosion de cet amour subit et effréné de la part de Victorine ?

Pendant que la présidente obligeait Émanuela à prendre du vin doux et des biscuits pour se remettre, elle faisait aussi servir au brave guitariste Biagio Cubas, qu’on entendait sanglotter accroupi dans un coin du salon, un bon verre de véritable Xérès, qu’il vida jusqu’à la dernière goutte, avec un joyeux : Doña, viva vuestra merced mil años !7

On imagine bien que les femmes s’empressèrent alors auprès d’Émanuela, et l’assaillirent de questions sur sa patrie, sa position et le reste. La présidente sentait trop la contrainte pénible où devait se trouver la jeune fille pour ne pas l’en délivrer promptement ; et elle lui fraya un passage à travers le cercle compact formé autour d’elle, où figuraient même les joueurs de piquet. — Le président consistorial trouvait que la jeune Espagnole était un petit être charmant et adorable ; mais sa maudite danse lui avait agacé les nerfs des jambes, et parfois il avait été pris du même vertige que si Satan lui-même l’eût contraint à valser avec lui. Le chant de la jeune fille, au contraire, était quelque chose de réellement prodigieux, et lui avait fait un très grand plaisir.

Le comte Walther Puck émit un avis tout opposé. Il dépréciait le chant d’Émanuela, dépourvu qu’il était de fioritures, et vantait au contraire à l’excès sa danse délicieuse, suivant son expression. Il s’appuyait complaisammeut sur sa compétence en pareille matière ; car autrefois, disait-il, il aurait pu jouter avec le plus habile maître de ballets. « Croirais-tu bien, cher ami, dit-il en s’adressant au président consistorial, que je dansais alors le fiocco avec la vigueur et l’agilité d’un premier sujet ? sais-tu que j’abattais avec la fine pointe du pied un tambour de basque suspendu à neuf pieds plus haut que mon menton ? Et quant au fandango avec les œufs, j’en ai ma foi écrasé bien souvent plus que n’en pourraient pondre sept poules dans un jour.

— Par tous les diables, c’étaient là des tours d’adresse ! cria le président consistorial. — Et comme le bon Cochenille, poursuivit le comte, joue fort agréablement du flageolet, je danse encore quelquefois comme un perdu au son dudit instrument, bien que secrètement et seul dans ma chambre.

— Oh, je le crois bien, cher comte ! » cria le président consistorial avec un gros rire. Pendant ce temps, Émanuela avait disparu avec le vieillard. Lorsque la société fut sur le point de se séparer, la présidente dit : « Mon cher Euchar ! je parie que vous auriez encore bien des choses intéressantes à nous raconter de votre ami Edgar ! votre récit est un fragment qui nous a tous si vivement intrigués, que nous n’en dormirons pas de la nuit. Je ne vous accorde de répit que jusqu’à demain soir pour venir nous tranquilliser. Il faut que nous en apprenions davantage sur don Rafael, sur l’Empecinado, les guérillas ; et s’il était possible que votre Edgar devint amoureux, ne nous le cachez pas surtout. — Oh ! ce serait charmant ! » cria-t-on de toutes parts. Et Euchar dut s’engager à revenir le lendemain pour compléter dignement son récit.

En retournant au logis, Ludwig ne pouvait assez s’appesantir sur les preuves touchantes que lui avait données Victorine de son fol amour pour lui. « Mais, s’écria-t-il, son propre accès de jalousie m’a fait lire clairement dans mon cœur ; j’y ai jeté un regard pénétrant, et j’ai découvert que j’aime inexprimablement Émanuela. — Je la chercherai, je lui ferai l’aveu de ma passion, je la presserai contre mon cœur !… — Oui, fais cela, mon garçon ! » répliqua Euchar tranquillement.

Le lendemain au soir, quand la compagnie de la veille fut réunie chez la présidente, elle annonça avec regret que le baron Euchar lui avait écrit qu’un événement imprévu l’ayant obligé de partir subitement, il se voyait dans la nécessité de renvoyer le complément de son récit à l’époque de son retour.


5. Le texte porte : Cependant ils ont été assez bien rendus en allemand ; et Hoffmann cite les deux strophes de Friedlænder. Mais l’éloge qu’il en fait ne me parait qu’à demi mérité. Je ne crois pas qu’il soit possible de traduire l’original espagnol, n’importe en quelle langue, sans lui faire perdre de sa vigueur et de sa précision. La prose, du moins, reste plus maîtresse du terme convenable.

6. El Empecinado, c’est à dire l’Empoissé, surnom qu’avait reçu ce hardi chef de guérillas, qui vit plus tard, comme on sait, son existence aventureuse se terminer par une mort déplorable.

7. Je souhaite à votre gracieuse seigneurie mille ans de vie !